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Des débats récurrents

La Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Commission) était sans doute une nécessité, compte tenu de la grogne populaire qui entourait les accommodements raisonnables pour des raisons religieuses. Toutefois, elle ne semble pas avoir réglé grand-chose. En effet, près de deux ans après le dépôt du rapport de la Commission, intitulé « Fonder l’avenir : le temps de la conciliation », on semble toujours en être au point de départ. D’une part, la notion d’accommodement raisonnable n’est toujours pas bien saisie et, d’autre part, elle laisse toujours place à la controverse. Seuls les rares cas nourrissant cette controverse, ou polémiques, semblent faire les manchettes.

Quoi qu’il en soit, les débats sur les accommodements raisonnables ont repris de plus belle, entre autres dans l’arène médiatique et l’arène politique, particulièrement après la publication en janvier 2009 d’un document rédigé par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) et intitulé Commentaires sur la politique d’accommodement appliquée par la Société de l’assurance automobile du Québec lors de l’évaluation de conduite. Ces commentaires répondaient à une demande soumise par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) à la CDPDJ d’examiner sa politique en matière d’accommodement raisonnable, plus précisément lors d’un examen de conduite. Cela s’inscrivait dans un contexte où des médias avaient rapporté que la SAAQ avait répondu positivement à des demandes basées sur des motifs religieux, pour que l’évaluateur soit une personne du même sexe que celui du client (Carpentier, 2009).

D’entrée de jeu, le document de la CDPDJ précise les balises de l’accommodement raisonnable déterminées par la SAAQ. La notion de contrainte excessive y est clairement soulignée dans le cas d’une demande « de ne pas se trouver seul en présence d’une personne du sexe opposé fondée sur un motif religieux lors d’un examen pratique d’évaluation de conduite » (Ibid. : 1). Pour la SAAQ, un accommodement raisonnable ne peut être accordé « lorsque la demande vient contredire un autre droit, par exemple le droit à l’égalité des sexes, l’atteinte à l’ordre public ou à la sécurité des lieux et des personnes » (Ibid. : 1).

Une raison invoquée et basée sur des motifs religieux est qu’une personne ne peut se trouver seule avec une autre du sexe opposé dans un lieu fermé, sauf en présence de son conjoint ou d’une personne de sa famille immédiate. Cependant, pour des raisons de sécurité lors d’un examen de conduite, une personne qui présenterait une telle demande se la verrait refuser. Cela s’applique à toutes les personnes dans cette situation d’évaluation : seuls l’évaluateur et l’évalué doivent se trouver dans le véhicule lors de l’examen de conduite. Toutefois, si un évaluateur du même sexe que la personne voulant passer l’examen était disponible dans un tel cas, la SAAQ pourrait concéder un accommodement, ou un ajustement concerté si l’on préfère[2], en mettant à la disposition de l’évalué un évaluateur du même sexe.

La SAAQ n’a cependant pas à répondre instantanément à ce genre de demande. La personne devant passer l’examen pourrait devoir prendre un rendez-vous ultérieurement avec un évaluateur du même sexe qu’elle, si aucun n’était alors disponible. Signalons que ces demandes ne sont pas adressées directement aux évaluateurs par la clientèle ; elles ne compromettent donc pas le droit à l’égalité des personnes évaluatrices de la SAAQ.

Dans le cas d’un centre d’évaluation visité par la CDPDJ, celle-ci observait que sur une période de six mois et sur près de 24 000 évaluations[3], il y aurait eu deux demandes pour un évaluateur masculin (communauté juive hassidique) et quatre demandes pour une évaluatrice pour des raisons religieuses (femmes musulmanes). Comme l’indique la CDPDJ, étant donné que le centre d’évaluation en question est situé au centre nord de Montréal et qu’il traite les demandes de reconnaissance des permis de conduire étrangers, le nombre de demandes est très faible, d’autant plus que le centre reçoit une clientèle importante de nouveaux arrivants. Cela n’empêche pas que pour d’autres, un seul cas est déjà trop et inacceptable[4].

Bien que la politique de la SAAQ en matière d’accommodement raisonnable soit conforme à la Charte des droits et libertés de la personne, il reste que, selon la CDPDJ, elle demanderait certaines précisions. Entre autres, des consignes plus claires seraient nécessaires pour éviter qu’une personne fasse une demande d’accommodement au moment d’un examen d’évaluation, alors qu’elle constaterait que pour des raisons religieuses, elle voudrait le passer avec une personne du même sexe qu’elle. En fait, cela ne se serait jamais produit puisque les demandes sont acheminées à la personne en charge de la répartition des dossiers, mais pour la CDPDJ, on ne saurait être trop clair.

La notion d’accommodement raisonnable

Comme le soulignait le Conseil des relations interculturelles (CRI) dans un avis sur la prise en compte et la gestion de la diversité ethnoculturelle (Rouzier, Jézéquel, Montejo, Therrien et collab., 2007), l’accommodement raisonnable fait partie des outils de gestion de la diversité ethnoculturelle. De plus en plus, la diversité des pratiques religieuses est une réalité. Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la notion d’accommodement raisonnable constitue une :

[…] obligation juridique, applicable dans une situation de discrimination, et consistant à aménager une norme ou une pratique de portée universelle dans les limites du raisonnable, en accordant un traitement différentiel à une personne qui, autrement, serait pénalisée par l’application d’une telle norme. […] L’obligation d’accommodement raisonnable comporte également certaines obligations qu’on peut qualifier d’accessoires ou de procédurales, dont celle de faire des efforts « significatifs, sérieux et sincères » en vue de trouver un accommodement et celle, pour la partie qui réclame l’accommodement, de donner à l’autre partie le temps nécessaire pour ce faire

Bosset, 2007 : 4

Cette définition demande certaines précisions. Elle laisse entendre que les parties en cause dans le cadre d’une demande d’accommodement peuvent s’entendre sans avoir recours aux tribunaux. C’est dans ce sens que l’on peut parler d’un outil de gestion de la diversité ethnoculturelle. Il s’agit donc d’une adaptation circonstancielle, comme le soulignait le CRI dans un document soumis à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliés aux pratiques culturelles (Therrien, 2007). C’est en quelque sorte le côté « mou » de l’accommodement raisonnable, contrairement à son côté « dur », qui consiste à laisser un juge imposer la nature de l’accommodement, s’il estime toutefois qu’il est justifié. D’où le risque, par la suite, de renforcer le côté dur de l’accommodement et uniquement son aspect conflictuel ainsi que la nécessité de recourir à la jurisprudence pour savoir ce qui est ou non matière à accommodement.

En milieu de travail, les mesures d’accommodement doivent toujours respecter un certain équilibre entre le droit d’un employé à un traitement égal et le droit de l’employeur à oeuvrer pour faire de son entreprise un milieu productif. Il s’agit donc de concilier les intérêts de chacune des parties. Le traitement d’un accommodement ne doit pas interférer avec le fonctionnement démocratique des institutions dans un contexte de neutralité religieuse de l’État. L’obligation d’adaptation se limite aux mesures nécessaires pour répondre à un besoin. L’accommodement ne peut exister que dans les limites du raisonnable sans aller jusqu’à la contrainte excessive. Ce qui constitue une contrainte excessive dépend, par exemple, de la capacité d’un employeur ou d’une institution à assumer le poids ou les inconvénients liés à l’application d’une mesure d’accommodement. Le seuil de la contrainte excessive est à évaluer relativement aux caractéristiques de l’organisation et par rapport au contexte donné. Trois critères rendent compte de cette contrainte :

  • la limite des ressources (p. ex., coûts démesurés) ;

  • le bon fonctionnement de l’organisation (p. ex., la durée et l’étendue de l’accommodement) ;

  • l’atteinte aux droits des autres (p. ex., risque pour la santé et la sécurité).

L’accommodement raisonnable découle notamment de la Charte des droits et libertés de la personne, plus particulièrement de son article 10. Ce dernier précise que :

Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.

Lorsque ce droit à la reconnaissance et à l’exercice des droits et libertés de la personne est remis en cause pour les motifs évoqués, dont la religion, il y a discrimination. La jurisprudence a établi que le traitement différentiel eu égard à une norme universelle peut s’avérer nécessaire lorsqu’un droit fondamental est menacé. Par exemple, dans un milieu de travail, « l’obligation d’accommodement a pour objet d’empêcher que des personnes par ailleurs aptes ne soient injustement exclues, alors que les conditions de travail pourraient être adaptées sans créer de contrainte excessive » (Tribunal des droits de la personne, 2009).

Cela avait été établi par la Cour suprême du Canada dans la cause de la Commission ontarienne des droits de la personne et O’Malley c. Simpsons-Sears, en 1985. Une employée appartenant à l’Église adventiste du septième jour, constituée de chrétiens, considérait que l’obligation de travailler le samedi l’empêchait de pratiquer sa religion. Cette dernière réclame le respect du sabbat. La Cour estimait que comparer aux autres employés, le fait de ne pas permettre à l’employée de prendre congé le samedi constituait une discrimination indirecte, étant donné que son droit fondamental de pratiquer sa religion était compromis. L’employeur aurait alors dû aménager son horaire de travail et non pas lui offrir un emploi à temps partiel, comme il l’avait fait. À la suite de ce jugement, il a donc dû se plier à la décision de la Cour et réintégrer l’employé à temps plein en lui permettant de ne pas travailler le samedi[5].

L’accommodement raisonnable est un outil qu’il est préférable d’utiliser de manière négociée. La raison est simple : il faut éviter dans la mesure du possible de se retrouver devant les tribunaux où il y a souvent un gagnant et un perdant. L’accommodement nécessite des concessions des deux parties, c’est-à-dire que la négociation exige des efforts des deux parties dans la recherche de solution. Ainsi, un employeur doit faire des efforts pour accommoder. Mais lorsque les mesures proposées de bonne foi ne satisfont pas la personne qui demande l’accommodement, ce pourrait être à elle de quitter l’emploi si elle ne les acceptait pas.

L’accommodement raisonnable ne concerne pas uniquement les questions religieuses, comme nous l’avons vu lorsque nous avons évoqué l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne. En font foi les exemples suivants[6] démontrant une diversité de situations et la nécessité de s’entendre avant de se retrouver devant les tribunaux. C’est dans ces sens que nous évoquions la notion d’ajustement concerté ou d’adaptation circonstancielle.

CDPDJ c. la Commission scolaire de Jean-Rivard (1995)

La partie demanderesse alléguait que la partie défenderesse n’avait pas accordé un contrat à une enseignante en raison de sa grossesse. La Commission scolaire avait embauché une autre enseignante dont les compétences étaient moindres. De plus, le directeur de la polyvalente où le poste était vacant aurait indiqué à un membre du personnel qu’il ne voulait pas embaucher la plaignante parce qu’elle était enceinte. Malgré l’apparence de discrimination directe, la Commission scolaire devait prouver qu’engager une enseignante enceinte qui allait s’absenter en début d’année scolaire constituait une situation pour laquelle aucun accommodement n’était possible sans engendrer une contrainte excessive. Comme elle n’y parvint pas, outre un dédommagement matériel, le Tribunal ordonna à la Commission scolaire de reconnaître à la plaignante « tous les droits et privilèges afférents aux contrats d’enseignement, aux postes ou aux emplois auxquels elle aurait eu accès, n’eût été la discrimination fondée sur sa grossesse, y compris le droit d’être inscrite sur la liste de priorité d’emploi prévue à la convention collective ».

Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. la Régie du logement (1996)

La partie demanderesse demandait que la Régie du logement fournisse et défraie le coût des services d’un interprète en langue des signes à la communauté sourde gestuelle du Québec lors du déroulement d’une audience. Cela faisait suite à une cause d’éviction et de recouvrement de loyer d’une personne sourde à qui la Régie refusait de fournir gratuitement un interprète en langue québécoise des signes. L’accès au service était donc compromis en raison d’un handicap, d’où la nécessité d’un accommodement raisonnable. Il a donc été ordonné à la Régie du logement « de fournir et de défrayer le coût des services d’interprète en langue des signes à la communauté sourde gestuelle du Québec pour tous les services judiciaires qu’elle offre ordinairement au public ».

CDPDJ c. Garderie du couvent inc. et sa directrice (1997)

La partie demanderesse, pour le compte d’une mère et de son enfant, alléguait que la défenderesse avait refusé d’accepter un enfant accompagné d’une agente de réadaptation visuelle. La question était de savoir si la garderie et sa directrice avaient refusé d’accepter l’enfant et de lui fournir des services ordinairement offerts au public en raison d’un handicap ou de l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. À sa décharge, la partie défenderesse disait ne pas avoir refusé l’enfant, mais l’agente de réadaptation. Pourtant, la Charte des droits et libertés de la personne interdit non seulement la discrimination fondée sur le handicap, mais également la discrimination fondée sur l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. L’agente de réadaptation était donc le lien avec l’accommodement raisonnable. La garderie et sa directrice furent donc condamnées à payer une indemnité à la plaignante.

CDPDJ c. emballage Graham du Canada Limitée (1999)

La partie demanderesse réclamait de la défenderesse, pour le compte d’un inspecteur-emballeur, un dédommagement à la suite d’un congé forcé, d’un peu plus d’une année, fondé sur le handicap lié à l’épilepsie. Le juge se demandait si l’employeur avait refusé d’accorder un accommodement raisonnable, empêchant l’employé d’accomplir ses fonctions sans contraintes excessives pour l’employeur. Le Tribunal des droits de la personne concluait que la décision de l’employeur constituait une discrimination fondée sur un handicap et l’utilisation de moyens pour pallier le handicap. L’employeur avait la possibilité d’adapter le poste de travail de l’employé de façon à respecter les restrictions médicales. L’employeur fut donc condamné à verser à la CDPDJ, à l’acquit de l’employé, une somme d’argent.

CDPDJ c. Collège Montmorency (2004)

La partie demanderesse alléguait que la partie défenderesse avait compromis le droit d’un individu né au Salvador de bénéficier de services offerts au public, sans discrimination fondée sur l’origine, et compromis son droit à la sauvegarde de sa dignité, sans distinction ou exclusion fondée sur l’origine. La candidature de l’individu n’avait pas été acceptée pour une formation (multimédia), car il n’avait pas fourni son diplôme d’études secondaires (DÉS) ou son équivalence. Il avait pourtant complété un baccalauréat au Québec en communication. Or jamais un détenteur d’un diplôme québécois de niveau baccalauréat n’avait demandé une équivalence pour un DÉS. De plus, deux places dans le cours étaient encore disponibles. Le juge a conclu que le plaignant avait fait l’objet d’une exclusion fondée sur son origine, compromettant ainsi son droit à la pleine égalité dans l’accès à des services sans avoir pu bénéficier d’aucun accommodement raisonnable. Par conséquent, le tribunal avait condamné le Collège Montmorency à payer à l’individu une somme d’argent.

Syndicat des travailleurs et travailleuses Intragaz (CSN) c. Pierre A. Fortin (arbitre de griefs) (2006)

Le syndicat demandait la permission d’en appeler d’un jugement de la Cour supérieure du Québec qui avait rejeté une demande de révision judiciaire d’une sentence arbitrale. L’employeur pouvait, en raison de la convention collective, mettre fin à l’ancienneté de l’employé qui était absent du travail depuis deux ans à cause d’une dépression majeure. L’employeur avait pourtant manifesté son intention de faire évaluer la condition médicale du salarié dans le but de trouver un accommodement, ce qu’avait refusé le syndicat. La demande d’appel avait donc été rejetée, car le syndicat avait empêché toute mesure d’accommodement par son refus de collaborer à un examen médical pour connaître la capacité du salarié à réintégrer son emploi.

CDPDJ c. Commission scolaire des Phares (2009)

La partie demanderesse alléguait que la Commission scolaire des Phares avait porté atteinte au droit d’un élève de recevoir des services éducatifs dans le cadre ordinaire d’enseignement avec l’adaptation requise, ainsi qu’à la reconnaissance et à l’exercice de son droit à l’instruction publique gratuite sans discrimination fondée sur le handicap. La politique de la Commission scolaire des Phares n’envisageait pas véritablement des mesures d’adaptation pouvant favoriser l’intégration de l’élève en classe ordinaire, compte tenu de ses besoins et de ses capacités. Outre des dommages matériels, le tribunal ordonna à la Commission scolaire des Phares, lors du processus décisionnel menant au classement de tous les élèves « présentant une déficience intellectuelle ou un handicap, d’envisager toutes les mesures d’adaptation susceptibles de favoriser l’intégration en classe ordinaire ». Elle était donc invitée à revoir sa politique sur l’organisation des services aux élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage.

Devant cette disparité de cas relatif aux accommodements, la question qui se pose est la suivante : si la société québécoise décidait d’écarter la religion de l’article 10 de sa charte (sans compter la Charte canadienne des droits et libertés qui considère que la liberté de conscience et de religion fait partie des droits fondamentaux) afin de rendre caduque la notion d’accommodement raisonnable pour ce motif, la porte serait-elle ouverte pour exclure d’autres motifs tels que le handicap ou la grossesse ? Si certains sont embêtés par cette notion d’accommodement pour des raisons religieuses, pourquoi d’autres ne pourraient-ils pas l’être pour d’autres motifs ?

Les débats… mais quels débats au juste ?

Les accommodements raisonnables pour des questions religieuses constituent un symptôme de plusieurs maux ; du moins, la nature des débats les entourant le laisse penser. Y sont rattachés de près ou de loin une bonne partie des immigrants, voire de leurs descendants nés au Québec ou ailleurs au Canada, le multiculturalisme, l’interculturalisme, l’enseignement culturel et religieux, l’enseignement de l’histoire, la laïcité, l’identité québécoise, l’islamisation du Québec, les signes religieux ostentatoires dans l’administration publique, voire dans les espaces publics, les valeurs québécoises, etc. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les accommodements raisonnables pour des questions religieuses ont le dos large.

Dans un document de réflexion adressée à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, en 2007 (Therrien, 2007), le Conseil des relations interculturelles (CRI) soulignait que les préoccupations entourant les accommodements raisonnables devaient être exprimées. Cependant, il fallait s’assurer qu’elles n’occupent pas tout l’espace au détriment d’autres préoccupations tout aussi légitimes (p. ex : la protection des droits des personnes vulnérables ou l’insertion en emploi des personnes immigrantes) et surtout qu’elles n’entraînent pas de comportements négatifs à l’égard des Québécois issus des minorités ethniques ou religieuses.

Ces questions entourant la diversité préoccupent d’autres nations, comme on le sait, qui font aussi appel à l’immigration pour résoudre des problèmes d’ordre démographique et économique. Toutefois, les transformations sociales liées au pluralisme apparaissent pour plusieurs comme une réalité, voire un « mal », qui vient de l’extérieur. Ces perceptions sont propices à l’éclosion de discours porteurs d’exclusion et ciblant l’« Autre », différent, comme bouc émissaire.

Par ailleurs, la diversification des bassins de recrutement a amené l’arrivée en plus grand nombre de personnes pratiquant des religions qui impliquent le port de vêtements ou de symboles religieux (hidjab, kirpan, etc.). Cette présence accrue appelle des efforts particuliers pour faciliter la cohabitation dans un même espace de personnes ayant des normes de comportements très différentes les unes des autres. De plus, cette visibilité accrue des religions minoritaires peut contribuer à rendre les personnes qui les pratiquent plus vulnérables à la discrimination, surtout depuis les événements du 11 septembre 2001. Les musulmans, mais aussi les personnes d’origine arabe qui ne sont pas nécessairement pratiquantes ni croyantes, sont souvent pointées du doigt.

Quoi qu’il en soit, la diversification des modes de vie et des systèmes de référence fait partie de la réalité des sociétés pluralistes. Sans pour autant en être le seul moteur, l’immigration accélère ce processus et le rend plus visible, plus perceptible, cette diversification traversant aussi les générations. Dans cette perspective, la prise en compte et la gestion de la diversité s’inscrivent dans la continuité du processus d’immigration et d’intégration. Il ne s’agit pas d’une réalité coupée du reste, mais bien d’une responsabilité qui découle de nos choix de société.

Le Québec se transforme donc au contact de cette diversité. Il s’agit de chercher à maîtriser ces transformations de manière harmonieuse en reconstruisant son identité découlant, entre autres, de son statut de nation francophone minoritaire en Amérique, mais majoritaire sur son territoire. Cette identité souvent difficile à définir est en fait à construire constamment, et cela passe notamment par le politique. À cet égard, le Québec n’est pas nécessairement différent de bien d’autres nations qui cherchent aussi à définir leur identité au regard de la diversité croissante. Il ne faut pas tout laisser au juridique.

Il faut aussi être sensible aux impacts de la surmédiatisation des accommodements entourant le religieux sur les groupes ou les individus visés. Cela peut se traduire par une exclusion sociale et économique plus grande pour certains d’entre eux, comme des taux de chômage élevés le démontrent, par un nombre de plaintes plus grand pour discrimination dans les organisations ou commissions des droits de la personne, etc. Il y a donc des coûts sociaux importants qui peuvent y être associés.

Des débats ailleurs

Disons-le, les débats sur les accommodements raisonnables semblent plutôt avoir « mauvaise presse » aussi à l’extérieur du Québec et du Canada. En fait foi le rapport sur la pratique du port du voile intégral en France (Assemblée nationale, 2010). Notamment, on peut y lire ce qui suit :

Dans des pays tels que le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni, on observe de véritables surenchères constitutives de dérives communautaristes.

Il s’avère, en effet, que des groupes musulmans radicaux et intégristes instrumentalisent les systèmes juridiques très favorables aux libertés et protecteurs des droits fondamentaux des individus pour obtenir la consécration de droits spécifiquement applicables aux habitants de confession ou d’origine musulmane

Ibid. : 81

Au Canada, en raison du multiculturalisme et du différentialisme, toujours selon ce rapport, prévaudraient des droits individuels et communautaires qui auraient préséance sur l’intérêt général. Le débat qui domine en France, et dont fait état ce rapport, est celui du port du voile intégral dans l’espace public, comme nous l’avons mentionné. Entre autres, il demande que l’Assemblée nationale « Proclame que c’est toute la France qui dit non au voile intégral et demande que cette pratique soit prohibée sur le territoire de la République » (Ibid. : 210).

En fait, ce débat sur le voile intégral est devenu un débat sur l’identité nationale et le recul des valeurs républicaines face au religieux. Non seulement les immigrants en font les frais, et plus particulièrement les personnes d’origine arabo-musulmane, mais aussi d’autres qui portent ces mêmes origines et qui sont nées en France et qui peuvent n’être aucunement croyants ou pratiquants comme plusieurs immigrants arabes d’ailleurs. À force de faire sentir à un Français qu’il ne l’est pas vraiment, voire pas du tout, on finit par créer un problème[7]. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la France, bien que sa laïcité soit inscrite dans une loi, a aussi signé des lois européennes et internationales protégeant la liberté de religion et de conscience.

Ce genre de débat sur le voile intégral a aussi eu lieu au Québec et ailleurs au Canada. Pendant que le ministre fédéral de l’Immigration, excluait « de légiférer sur les vêtements que portent les Canadiens au motif qu’il s’agit d’une question de liberté personnelle » (Beauchemin, 2010), le Congrès musulman canadien estimait que le multiculturalisme canadien était allé trop loin, permettant les traditions islamiques extrémistes (Radio-Canada.ca, 2010). Selon le Congrès, aucun motif religieux ne justifie le port du voile intégral, ni même de cacher la chevelure d’ailleurs. Il demandait de bannir le port du voile intégral en public (Hassan, 2007).

On le constate, le lien avec les accommodements raisonnables n’est pas nécessairement évident, sauf lorsqu’on se souvient des élections générales au Québec en 2007. Le directeur général des élections avait dû modifier la Loi électorale après avoir déclaré : « Toute personne qui se présente à un bureau de vote ou à la table de vérification de l’identité des électeurs doit avoir le visage découvert, pour pouvoir exercer son droit de vote[8]. » En fait, selon la Loi électorale, seules les personnes ayant le visage couvert pour des raisons de santé physique peuvent voter ainsi.

Cette modification faisait suite à la polémique entourant la possibilité que des femmes exercent leur droit de vote en portant le voile intégral, ce qu’aucune femme n’avait par ailleurs demandé. Devant la crainte que d’autres électeurs se présentent sans que l’on puisse identifier leur visage, le DGEQ avait fait marche arrière après avoir dit que les femmes portant un tel voile pourraient voter ainsi en s’identifiant autrement. Notons qu’il s’agit bien d’une interdiction de porter le voile intégral dans un espace public. Une personne pourrait-elle contester cette décision sous prétexte que la Loi électorale entre en contradiction avec sa pratique religieuse et l’empêche d’exercer son droit de vote ? Élections Canada permet aux femmes qui portent le voile intégral de voter ainsi sans être obligées d’avoir le visage découvert.

Gérer la diversité religieuse

La présence des minorités religieuses ne serait pas près de disparaître, bien qu’au Québec la diversité religieuse ne soit pas si grande. En effet, la majorité de la population est catholique puisque près de 85 % des individus déclaraient l’être lors du Recensement de 2001. À titre indicatif, en 2001, les personnes de confession musulmane représentaient 1,5 % de la population québécoise et les personnes de confession juive, 1,3 %[9]. La question sur la religion sera posée à nouveau lors du recensement en 2011, puisqu’elle est posée aux 10 ans. Ces données démontrent tout de même que les débats ont pris une proportion relativement démesurée face à une nation menacée dans son identité par la diversité religieuse. Et encore, c’est parce que l’on mélange extrémisme religieux, terrorisme ou mainmise de l’Église dans les affaires de l’État, avec la foi et la pratique personnelle de sa religion.

Quoi qu’il en soit, « [l’]identité religieuse est centrale dans la vie de nombreuses personnes, et l’intensité de même que la manifestation publique de ces identités prennent de l’ampleur dans de nombreux pays. Même les sociétés principalement laïques doivent relever les défis liés à la diversité religieuse croissante », comme nous l’avons vu dans le cas de la France, mais cela concerne aussi les États-Unis et le Royaume-Uni (Direction générale du multiculturalisme – Citoyenneté et Immigration Canada, 2009). Dans ce dernier cas, le multiculturalisme est accusé d’avoir engendré le communautarisme qui met en cause la cohésion sociale[10].

Si elle est mal gérée, voire pas gérée du tout, la diversité religieuse peut amener le développement « d’un climat de méfiance mutuelle, d’hostilité et de conflits » (Bhargava, 2007 : 48). Et c’est bien sûr ce qu’il faut éviter. L’État doit-il alors restreindre les pratiques religieuses dans l’espace public et les confiner à l’espace privé ? On le sait, il existe des lois qui protègent la liberté de religion et cela n’est pas que le cas du Québec. Au Canada, dans la Loi constitutionnelle de 1982 que le Québec n’a pas signée, il est inscrit : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. » Aux États-Unis, par exemple, le premier amendement à la Constitution se lit ainsi :

Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre[11].

Le premier alinéa de l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne indique ceci :

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites[12].

D’autres pays n’ont pas la même vision des choses. Au Brunei, par exemple, une loi exige que tous les membres d’une religion autre que le chaféisme s’enregistrent auprès du gouvernement. Une personne voulant se convertir à une religion autre que l’Islam (ce qui est interdit en Afghanistan) doit en faire la demande auprès du ministère des Affaires religieuses.

En Grèce, seules les organisations chrétiennes orthodoxes, juives et musulmanes peuvent posséder, léguer ou hériter d’une propriété, et peuvent avoir une identité religieuse légale. Les autres religions s’en trouvent donc désavantagées.

Au Royaume-Uni, bien que la liberté de religion soit plus grande que dans les deux cas précédents, une cour de justice a accordé le droit à des employeurs d’exiger que leurs employés de foi chrétienne n’affichent pas de signes religieux au travail, ce qui n’était pas exigé des employés d’autres confessions religieuses (Pew Forum on religion & Public Life, 2009).

La question demeure : quel modèle adopter ? Le modèle républicain défendant la nation, le modèle libéral défendant les droits individuels ou le modèle totalitaire interdisant en tout ou en partie les pratiques religieuses ? Le débat demeure entier, étant donné que le CRI ne peut évidemment à lui seul répondre à cette question. Une chose apparaît certaine, c’est que plus il y a de restrictions gouvernementales en matière de libertés religieuses, plus il y a d’hostilités sociales autour des religions, comme le montre le graphique suivant qui fait état de cette situation entre 2006 et 2008.

Graphique 1

Restrictions religieuses dans les 50 pays les plus peuplés

Restrictions religieuses dans les 50 pays les plus peuplés
Source : Pew Forum on religion & Public Life, op. cit., 2009, p. 28

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Conclusion : des outils à développer

Il est nécessaire de développer des outils de gestion de la diversité religieuse. Attention, le CRI n’est pas en train de dire qu’il faut ériger la notion d’accommodement raisonnable en absolu. La diversité religieuse est une réalité dont on ne peut faire fi ! Il faut vivre avec et non contre. Bien sûr, il y a des limites, qu’il s’agisse de l’égalité entre les femmes et les hommes ou du respect des lois, limites qui doivent être bien balisées dans le respect des valeurs communes. Toutefois, on ne peut pas empêcher des individus de vivre leur foi dans ces limites sans se faire accuser de faire preuve d’intolérance. Rappelons-le : la religion fait partie des droits fondamentaux, et cela, pas uniquement au Québec ni au Canada.

Côté intolérance, il y a une trentaine d’années, était-ce concevable au Québec que des couples homosexuels adoptent des enfants ? Est-ce que cela s’inscrivait dans l’identité québécoise et faisait partie de ses valeurs ? Pour plusieurs sans doute que ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui, mais personne ne va venir faire le procès de ces parents sur la place publique pour en faire un débat de société. Tout le monde n’est pas devenu homosexuel parce que le mariage entre personnes du même sexe a été autorisé ; et tout le monde ne deviendra pas musulman parce que des femmes portent le voile ou parce que d’autres personnes demandent une période d’arrêt pour la prière, etc.

Il faut un dialogue de part et d’autre : le rejet et le repli ne mèneront à rien. C’est pourquoi tant les organisations publiques que privées doivent être équipées pour agir avec cette diversité, mais aussi les individus qu’ils soient porteurs ou non de croyances religieuses.

Aussi, est-il nécessaire de développer des outils pour gérer la diversité dans son sens large, y compris la diversité religieuse. Comme nous l’avons souligné plus haut, il est important d’éviter le recours au juridique. Il faut développer un espace où l’ajustement concerté ou l’adaptation circonstancielle soit possible.

Les outils de gestion de la diversité sont donc à développer afin de faciliter la concertation entourant les demandes d’accommodements raisonnables. On a beau dire que c’est du cas par cas, mais les individus font des demandes dans des organisations qui impliquent d’autres personnes qui interagissent avec eux. Il faut minimalement développer des outils de sensibilisation et d’éducation destinés aux employeurs, aux gestionnaires, aux employés, aux représentants syndicaux, etc.

Graphique 2

Les formes de l’accommodement raisonnable

Les formes de l’accommodement raisonnable

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Sans doute faut-il aller un peu plus loin. À cet égard, il serait opportun de créer un groupe de travail sur la question, qui aurait pour mandat de développer des outils adaptés aux réalités du Québec et à celles des organisations. À cet égard, en ce qui concerne les milieux de travail, car il faut bien débuter quelque part, le CRI serait ouvert à en discuter avec la CSN.

Le MICC pourrait aussi être interpellé et contribuer au développement de tels outils avec un ensemble de partenaires, outre le CRI et la CSN : spécialistes des religions, spécialistes des relations interculturelles, employeurs, autres syndicats, personnes susceptibles de présenter une demande d’accommodement, la CDPDJ, etc. L’outil devrait être simple à utiliser, par exemple sous la forme de fiches ; il devrait définir clairement le cadre des demandes d’accommodement pour des questions religieuses incluant les droits, obligations et responsabilités de chacun, y compris des personnes croyantes ; il devrait expliquer et justifier ce qui amène les demandes, etc.

Il n’est aucunement question de développer un ou des outils de gestion de la diversité religieuse faisant la promotion d’une religion ou d’une autre, mais des outils permettant d’en arriver à une gestion des rapports sociaux entourant cette diversité qui, encore une fois, ne peut être occultée. Elle peut encore moins être occultée dans les milieux de travail, du moins là où cette diversité existe et là où peut-être il y a des problèmes. S’il n’y a aucun problème, il ne s’agit pas d’en créer non plus. L’idée est plutôt de prévenir les situations où la concertation ne serait plus possible.

De toute manière, les personnes immigrantes s’établissent au Québec avec leur culture. Elles ne la rangent pas dans une valise à leur arrivée. Le temps est nécessaire pour saisir les éléments d’une autre culture. Il n’est pas si simple de comprendre et d’expliquer sa propre culture : imaginez pour les nouveaux arrivants ! La « cohésion sociale, la paix et l’harmonie doivent avoir pour assises le respect de l’autre, de l’altérité, de la différence et de la diversité, sur la base d’une éthique partagée de l’humanité, à savoir la même dignité pour tous les êtres humains » (Leuprecht, 2009 : 44).