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En France, depuis 1945, les politiques et les pratiques de prévention précoce dans le champ de la famille et de la petite enfance s’incarnent notamment dans le dispositif de protection maternelle et infantile. À partir de cette longue et riche expérience, questionner la nature de la prévention ainsi mise en oeuvre permet d’illustrer plusieurs enjeux soulevés par les « programmes de prévention précoce en santé mentale » promus actuellement par les instances officielles. Il s’agit ici de comprendre en quoi la déviation prédictive de la prévention psychologique et l’approche déterministe du développement psychique des jeunes enfants, dans un climat politique visant au contrôle social des populations, recèlent les germes d’une intrusion préventive potentiellement féroce, contre-productive pour la santé des enfants et de leur famille… Et d’examiner, a contrario, les conditions de pratiques fondées sur le principe d’une attention préventive subtilement précoce, ouverte aux effets de rencontre et à la surprise.

Bref aperçu sur la pratique des services de protection maternelle et infantile (PMI)

Le fondement du dispositif français de protection maternelle et infantile repose sur un accès universel à des services de prévention santé, gratuits et ouverts aux enfants et adolescents, aux femmes, aux familles de tout milieu social (Bellas-Cabane et Suesser, 2009).

L’implantation des services de PMI entend favoriser un lien de proximité entre les professionnels, d’une part, les enfants, les familles et les adolescents, d’autre part. Cette proximité offre un socle à l’attention préventive des professionnels qui peut entrer en écho et en soutien avec la propre attention des parents pour le développement et la santé de leur enfant, comme en atteste la pratique quotidienne. Cela concerne tous les parents puisque l’attente d’un enfant, puis sa naissance constituent pour tous un moment de profond remaniement qui peut venir révéler ou renforcer certaines fragilités mais aussi la créativité, et bien souvent les deux combinées. Le souci de la bonne santé de l’enfant, les soins à lui apporter sont, pour chacun, des leviers très puissants du « devenir parent ».

Le positionnement des professionnels de PMI s’ancre dès lors dans une approche préventive centrée, dès la grossesse, sur le processus long du développement de l’enfant, de la parentalité qui prend en compte l’environnement social. Cette approche intégrée de la prévention s’appuie largement sur les préoccupations des femmes enceintes, des parents : il s’agit de promotion de la santé au sens de porter vers l’avant, vers l’avenir, l’enfant qui a tant besoin pour grandir de parents confiants en leur capacité d’y contribuer.

C’est ainsi que le dialogue institué dès la période prénatale et qui se poursuit dans les premières semaines de vie de l’enfant permettra l’expression des préoccupations parentales sur les aspects somatiques, psychologiques, sur les déterminants sociaux et environnementaux, sur l’accueil socialisé de l’enfant. Les questions sur la santé somatique constituent le plus souvent le souci qui vient en premier du côté des parents et qui permet, en s’y appuyant, d’aborder l’ensemble des dimensions, et ce, dans la durée.

Cette prise en compte de la santé prend place lors de consultations ou de visites à domicile, mais aussi à l’occasion d’accueils parents-enfants ou d’interventions dans les modes d’accueil. Elle conjugue notamment l’approche médicale au sens large et l’approche relationnelle du soin.

Cette prévention apporte des réponses individualisées, respectueuses des histoires et des choix de vie des familles. Elle prend, comme Giampino et Vidal (2009) l’ont décrit, tour à tour la forme de l’accompagnement de la vie quotidienne (par exemple, lors de la mise en route d’un allaitement maternel), du soutien dans ses aléas ordinaires (par exemple, lors de réaménagements familiaux suivant la naissance d’un puîné), de l’aide pour faire face aux accidents de la vie (par exemple, quand un membre de la fratrie est atteint d’une maladie chronique).

En résumé, on peut dire que l’approche préventive en PMI :

  • s’inscrit dans le registre du développement global de l’enfant et des interrelations avec sa famille, son entourage ;

  • s’appuie sur les potentialités et les ressources de l’enfant et de la famille pour pouvoir aborder les difficultés, les obstacles, etc. ;

  • cherche à resituer les problèmes dans l’histoire familiale et ne se contente pas d’une observation de surface des phénomènes ;

  • consiste en un accompagnement, un soutien, un étayage de la relation bébé-parents ;

  • traduit une approche non déterministe du développement, non prédictive, ouverte aux effets de rencontre et d’aide apportée.

Prévention en santé familiale et infantile : un champ d’action en questions

Prévention, anticipation, prédiction

La prévention, en particulier dans sa dimension primaire, est une pratique qui se situe en équilibre plus ou moins stable entre des attitudes anticipatoires et des postures prédictives, tant pour les soignants que pour les parents. On laissera de côté les champs spécifiques où la dimension prédictive de la prévention est inhérente au problème posé : c’est le cas, par exemple, d’affections somatiques bien identifiées, classiquement la phénylcétonurie ou l’hypothyroïdie néonatale, où l’absence de mesure préventive spécifique conduit immanquablement à l’installation de la maladie. Dans ce cas, l’anticipation par le dépistage et la prédiction par la connaissance de l’histoire naturelle de la maladie fondent légitimement la dynamique de prévention.

Mais dans le champ du développement global de l’enfant, associant les dimensions somatique, cognitive, affective, sociale, culturelle, etc., la nature d’anticipation ou de prédiction de la prévention se pose dans d’autres termes. Car comme l’exprime Sylvain Missonnier : « Face à l’incertitude de l’avenir […], deux positions contrastées sont possibles : l’anticipation et la prédiction. » Or, là où « la prédiction risque de coloniser l’avenir, l’anticipation mesurée le négocie » (2009, p. 62).

Cette consciente distinction entre anticipation et prédiction est donc essentielle pour gérer au mieux les écueils qui guettent les pratiques préventives dès lors qu’elles touchent au développement global de l’enfant, notamment psychorelationnel. La prédiction inscrit la prévention dans une dynamique déterministe qui corsète le regard et l’action des acteurs vers un aboutissement prédéfini. A contrario, la prévention, conçue comme une pratique prudente d’anticipation appuyée pas à pas sur la mémoire et le vécu des enfants et de leur famille, favorise le tracé de voies et de bifurcations par lesquelles ils pourront cheminer.

Prévention généraliste ou ciblée, facteurs de risque et vulnérabilité

De nombreux domaines de la santé et du développement de l’enfant justifient que les actions de prévention s’inscrivent dans une pratique s’adressant à tous (par exemple, des difficultés d’ajustement relationnel entre mère et bébé susceptibles de survenir dans toute famille). Mais aussi, l’épidémiologie, la santé publique, l’approche socioanthropologique (par exemple, des situations de migration) permettent de cerner certaines situations spécifiques où un groupe de populations, une tranche d’âge, etc., sont soumis à une difficulté ou un risque particuliers pour leur santé. On étudie en épidémiologie des « facteurs de risque ». L’exposition de populations d’enfants à un facteur de risque (par exemple, la présence de peintures au plomb dégradées dans les logements construits avant 1948) justifie de prendre des mesures de prévention ciblées à leur égard (travaux palliatifs ou soustraction au risque dans le cas cité).

On retrouve de telles situations spécifiques dans le champ psychologique, où des enfants sont exposés à une difficulté particulière pour leur développement et requièrent des mesures de prévention ciblées (par exemple, des enfants dont les parents présentent une pathologie mentale, une priorité pourra être accordée à leur socialisation précoce dans un mode d’accueil collectif).

La prévention auprès du jeune enfant et de sa famille campe ainsi sur deux axes d’intervention dont aucun ne doit être sacrifié au profit de l’autre : la prévention généraliste pour tous combinée à une démarche de prévention ciblée en fonction de l’exposition à certains risques ou difficultés.

Le concept de « vulnérabilité » doit pour sa part être discuté : il est très utilisé dans le domaine de la santé familiale, laissant entendre que certaines populations de familles sont en soi vulnérables sur le plan psychique, souvent à partir de critères sociaux défavorables. La pratique démontre pourtant que nul ne peut être réduit à la vulnérabilité d’un moment, encore moins aux facteurs de risque qui l’affectent, et des études confirment que les périodes ou situations de vulnérabilité – la grossesse et les premiers mois après la naissance en sont un exemple – peuvent toucher des personnes de toutes catégories sociales[1]. La pertinence relative du concept de « vulnérabilité » dans le champ de la prévention ainsi que la prudence quant aux effets de stigmatisation possibles incitent à utiliser plutôt les notions de périodes ou situations de vulnérabilité que celles de personnes ou groupes vulnérables.

La pratique de la santé publique en PMI conduit aussi à mettre en garde contre une approche simpliste de l’épidémiologie qui réduirait les phénomènes à leur simple expression observable et mesurable – par exemple le comportement agressif – sans chercher à leur donner sens et à les inscrire dans la globalité du développement et dans l’histoire de l’enfant : la primauté est alors donnée à l’observation et au quantitatif (sur le modèle de l’evidence-based medicine ou des données dites « probantes ») sur la compréhension et le qualitatif (place de la clinique et des sciences sociales dans la recherche). Il y a là un risque pour les praticiens de prévention d’adopter un regard réducteur qui ne s’intéresse qu’à un type de phénomène en considérant que l’enfant est réduit à un seul « symptôme », ici d’agression. Or les recherches du professeur H. Montagner (ancien directeur de recherche à l’INSERM, unité « Enfance inadaptée ») ont notamment montré que, pour un même enfant, on peut observer une alternance de comportements agressifs et de comportements dits « affiliatifs » (sourires, offrandes, sollicitations, coopérations, entraides…), selon les événements et le climat variable et évolutif que traverse l’enfant (Montagner, 2009), ce que les professionnels de santé et de l’éducation peuvent constater quotidiennement dans leur pratique.

Prévention, dépistage et « repérage »

Les pratiques de dépistage sont indispensables dans de nombreux domaines de la pédiatrie, ce qui inclut la dimension psychique. Dans ce sens, des outils contribuant à la mise en alerte sur des signes précurseurs de psychose ont toute leur place dès lors qu’ils sont utilisés par des professionnels de santé formés et qu’ils contribuent, de façon contextualisée, au diagnostic d’affections identifiées.

Tout autre, le « repérage » de difficultés d’un enfant par un parent ou un enseignant, s’il peut contribuer à leur prise en compte, ne devrait pas être réalisé à l’aide d’outils standardisés.

Ainsi, l’utilisation d’échelles d’évaluation du comportement des enfants par les enseignants (voir l’annexe I), qui ont été proposées lors de bilans de santé à l’école pour des enfants de 3-4 ans, présente plusieurs risques :

  • on confond dès lors le repérage de difficultés par l’entourage de l’enfant avec un dépistage médicalisé à l’aide d’outils pour lesquels l’enseignant ou les parents ne disposent pas de la compétence nécessaire ;

  • la pertinence diagnostique des items est contestable, car ils sont de simples signes pris hors de tout contexte (« pleure ou rit trop, facilement triste », « suce son pouce, se sépare difficilement d’un objet familier », « accuse les autres, ne reconnaît pas ses erreurs », « pense qu’il ne pourra pas réussir »…) ;

  • l’échelle ne vise pas uniquement à repérer des difficultés, mais à les coter pour chaque item et donc à évaluer d’une manière mécanique, voire arbitraire, le degré de difficulté supposé de l’enfant, en le traduisant par une mesure quantifiée ;

  • le sens que prend tel ou tel comportement pour l’enfant est totalement évacué ;

  • l’outil risque de figer le regard de l’enseignant sur l’enfant, à cause de l’illusion de mesure « scientifique » attachée à la forme de ce repérage.

L’enfant peut se trouver in fine encore plus enfermé dans ses « symptômes ». L’avis du Comité consultatif national d’éthique concernant l’expertise INSERM sur « le trouble des conduites chez l’enfant » confirme cette analyse : « La réduction d’une personne à des paramètres fragmentaires comporte toujours des risques d’interprétation arbitraire et d’exclusion » (CCNE, 2007 : p. 9).

Les enfants turbulents sont-ils des « graines de délinquants »[2] ?

Les écueils

Les recherches sur le trouble des conduites retenues par l’expertise INSERM de 2005 comportent plusieurs écueils majeurs :

  • Un abord des difficultés de comportement de certains enfants à partir d’une pure description de surface et sous un angle exclusivement médical et psychiatrique au mépris des approches sociales, éducatives, juridiques, culturelles : il s’agit d’une médicalisation à outrance de phénomènes qui relèvent bien souvent du social ou de l’éducatif.

  • Une confusion entre corrélation et causalité des phénomènes, en l’occurrence entre les risques auxquels est exposé un enfant et une relation de cause à effet qu’il y aurait avec une évolution vers la délinquance : il s’agit d’une vision déterministe et prédictive du développement humain, appuyée sur des usages réducteurs de la biologie, de la génétique et des statistiques, que bien des spécialistes de ces disciplines réfutent.

Cette vision de la prévention-prédiction repose sur une méconnaissance fondamentale du développement psychique et affectif de l’enfant :

  • Les préconisations de l’expertise collective publiée par l’INSERM (2005) incitaient les professionnels à dépister à 3 ans la « froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’index de moralité affective bas » (343-344) ; elles préconisaient d’inscrire au même âge dans le carnet de santé : « n’a pas de remords, ne change pas sa conduite » (373). Cela ferait passer d’un registre médical ou psychologique à celui d’une évaluation morale et normative, hors de propos à cet âge.

Mais surtout, ces notions en viennent à accréditer une nature « antisociale » structurelle des jeunes enfants ainsi repérés. Et de cette naturalisation pseudo-scientifique de difficultés de comportement de l’enfant découle la déviation prédictive de la prévention qu’une telle approche prétend imposer.

Les risques

Les professionnels de santé ou de l’éducation se trouvent dès lors exposés à une tentative d’instrumentalisation vers des missions de surveillance et de contrôle social :

  • ainsi le carnet de santé, document médical couvert par le secret professionnel, risquerait d’être dévoyé en un carnet de comportement, document de surveillance qui confine au casier médico-judiciaire (mesure envisagée par le ministre de l’Intérieur en 2006 puis abandonnée) ;

  • les professionnels seraient entraînés dans un processus suspicieux de dépistage de masse des enfants à partir de tel ou tel comportement ou du ciblage de telle ou telle population.

C’est risquer l’écueil de la confusion des rôles entre les sphères de la santé et de l’éducation et celles de la police et de la justice, et la perte de confiance des familles dans les diverses institutions.

Quels autres risques découlent de cette focalisation prédictive sur les enfants turbulents ?

  • L’approche déterministe et linéaire du développement et des comportements humains, dans un contexte d’explication biologique et génétique de leur genèse, débouche sur une conception de la prévention essentiellement médicamenteuse et/ou basée sur des techniques de rééducation et de conditionnement.

  • L’effet « Pygmalion » : en établissant une relation de cause à effet entre des difficultés de comportement chez l’enfant de 3 ou 4 ans et son évolution vers la délinquance, on le soumet à une véritable épée de Damoclès : or, aucun enfant ne peut vivre des années avec la prédiction « tu vas devenir délinquant » sans risquer de se conformer à cette obnubilation inquiète de l’adulte ; c’est l’effet de prophétie autoréalisatrice bien connu des pédagogues et des psychologues.

  • La sous-estimation d’autres formes de souffrance psychique : celles d’enfants déprimés ou en retrait qui ne présentent pas de symptômes bruyants, qui ne seront pas « dépistés », donc pas soutenus et pris en charge.

Le contexte d’un climat sécuritaire en termes de politiques sociales

Rappelons ici que les tout-petits sont soumis à toujours plus de surstimulation précoce dans des sociétés de la performance. Les décideurs politiques créent les conditions pour l’agitation des tout-petits – par exemple, des mesures gouvernementales ont été adoptées qui réduisent la qualité d’accueil en crèche, au risque de rendre les bébés de plus en plus agités ; et ces mêmes décideurs, parallèlement, incitent au dépistage de cette turbulence abusivement assimilée aux prémices de la délinquance pour ensuite enfermer les enfants dans des carcans pharmaceutiques ou rééducatifs. Autrement dit, selon les propos de Meirieu, des décideurs qui décrètent « toute licence pour les marchands d’excitants et le bâton pour les excités ![3] ».

Plus globalement, le discours officiel et l’action publique mettent depuis plusieurs années l’accent sur la responsabilité exclusive des individus et des familles quant à leurs propres difficultés, exonérant toute responsabilité sociale et politique dans l’émergence de ces difficultés. Il s’agit d’un discours sécuritaire qui s’empare de toutes les sphères de la vie sociale pour réduire, chaque fois que possible, toute expression de crise à une forme de délinquance dans les relations sociales.

Le contrôle social en lieu et place de la prévention

Il y a eu en France en 2006 la tentative d’inscrire dans la loi le dépistage dès 3 ans des enfants turbulents au prétexte de prévenir la délinquance, le mouvement Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans s’y est opposé avec succès[4]. L’approche coercitive persiste encore, dans un discours récent du président de la République qui a identifié l’instabilité matérielle et affective dans laquelle se débattent certains parents en difficulté à la figure supposément inquiétante de populations « nomades » qu’il faudrait pister. La même logique sévit lorsque notre parlement vote la suspension des allocations familiales pour les parents d’enfants absentéistes scolaires. S’y ajoute la levée du secret professionnel inscrite dans la loi de prévention de la délinquance et incitant les professionnels de santé ou de l’action sociale à informer le maire de difficultés sociales ou éducatives dans les familles. Sans oublier un récent rapport du secrétaire d’État à la justice sur la prévention de la délinquance des jeunes où ressurgit l’idée de « la mise en place d’un repérage précoce des enfants en souffrance » (Bockel, 2010 : p. 44) dès 2-3 ans, recyclant la proposition déjà émise en 2006 par le ministre de l’Intérieur de l’époque. Enfin, le député J. A. Bénisti invite, dans un rapport rendu public début 2011, à « Faire de la politique de prévention de la délinquance le carrefour de toutes les autres politiques : sociales, ville, judiciaire, protection de l’enfance, scolaire » (Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration, 2010 : p. 65).

L’inversion consiste encore et toujours à placer du côté d’enfants ou de parents en situation de fragilité le danger pour la société. Ces mesures révèlent une volonté d’assigner aux professionnels de la petite enfance et de la famille, de la santé, de l’action sociale et de l’éducation, une mission de pistage et de contrôle qui dévoie la pratique et l’éthique de leurs métiers.

Sans oublier les enjeux économiques

Un double marché exerce une forte pression pour légitimer l’approche prédictive de la prévention : celui des médicaments psychotropes et celui de la commercialisation d’outils en application de programmes de rééducation comportementale.

Un récent éditorial de Nature neuroscience[5] relève pourtant l’opacité des liens financiers entre l’industrie pharmaceutique et certains chercheurs dans le domaine des psychotropes en pédopsychiatrie, et incite à la plus grande vigilance, appelant à une nouvelle éthique de la recherche dans ce domaine.

Il faut aussi évoquer les inquiétudes soulevées quant aux effets à long terme de la prescription de psychotropes à de jeunes enfants.

Quant aux programmes d’apprentissages précoces de conduites adaptatives, qui proposent de former les enseignants en deux à quatre jours à des séances de conditionnement comportemental des enfants, l’enjeu économique est aussi patent : les kits de formation pour les programmes dits de « développement des habiletés sociales et de régulation des émotions » (par exemple, Brindami et Fluppy) sont vendus 45 dollars canadiens le kit Brindami ou 190 dollars canadiens le kit Fluppy préscolaire, et la journée de formation (pour des enfants de 2-4 ans ou 3-5 ans) est facturée 900 à 1 250 dollars canadiens[6].

Et la prévention précoce dans tout cela ?

Contenu des programmes de prévention précoce : une confusion entre conditionnement adaptatif, éducation et prévention psychologique

Les outils proposés dans le cadre des programmes de promotion de la santé mentale, à la crèche ou à l’école, ont beaucoup de points communs avec certains enseignements d’éducation civique ou de morale et avec le « bon conseil »[7]. Ainsi la présentation du programme Les amis de Zippy indique : « Les amis de Zippy ne dit pas aux enfants ce qu’il faut faire. Il ne leur dit pas “cette solution est bonne, cette solution est mauvaise”. » Pourtant ce programme propose des exercices où les parents sont en réalité encouragés à faire passer à l’enfant des messages comme : « C’est bien qu’il exprime des émotions négatives mais ce n’est pas bien de ne pas être respectueux. Par exemple,  “je n’aime pas Marie parce qu’elle ne joue pas avec moi” est acceptable, tandis que “Marie est stupide parce qu’elle ne veut pas jouer avec moi” n’est pas acceptable[8]. »

Or, la morale, le conseil font certes partie des nécessités du développement social et de l’éducation des enfants, mais ne constituent pas une réponse ou un soin pour les enfants en réelle difficulté psychique. Pourquoi ?

Parce qu’un problème de cet ordre s’inscrit dans un contexte singulier pour chaque enfant. Par exemple, il peut s’agir de conflits entre ce que l’enfant voudrait être et ce qu’il peut être, à un moment donné de son existence. Il peut s’agir aussi de la façon dont l’enfant s’est inscrit dans l’histoire familiale et dont il a été désiré par ses parents. Qu’est-ce qui a présidé à ce désir ? Quelles relations l’enfant noue-t-il avec ses parents et ceux qui l’entourent ? À quelles conditions de vie l’enfant est-il confronté ?

Tout particulièrement, les programmes d’acquisition de conduites adaptatives dits de « promotion d’habiletés sociales[9] » proposés précocement, entre l’âge de 2 et 4 ans, produisent des effets de conditionnement opératoire en shuntant une période où l’enfant est en cours d’individuation. Le forçage adaptatif précoce court-circuite les processus de pensée qui conduiront l’enfant à intérioriser certaines limites et à accepter les frustrations qui lui permettront d’accéder à un stade de maturation plus avancé. Si les méthodes de conditionnement peuvent paraître efficaces dans un premier temps, elles n’apportent aux enfants en véritable souffrance psychique que des aménagements comportementaux superficiels. En revanche, elles laissent à demeure dans leur psychisme des bombes à retardement, prêtes à exploser dès qu’ils seront confrontés à des situations conflictuelles qui déborderont les mécanismes adaptatifs de surface auxquels on les aura entraînés. On est bien loin, avec ces programmes d’acquisition de conduites adaptatives, de l’accompagnement des jeunes enfants vers la socialisation qui nécessite le respect du développement psychique singulier de chacun et un ajustement compréhensif lors des moments de « crises » qui émaillent inévitablement ce développement. L’alternative est dès lors clairement posée entre des procédures de conditionnement réduites à l’installation d’un « radar comportemental » ou une perspective d’éducation qui vise à « l’intériorisation par l’enfant de processus de limitation » (Delion, 2008 : p. 169).

Intrusion préventive féroce ou attention préventive précoce : l’exemple de l’entretien prénatal précoce

La médicalisation croissante de la grossesse et la multiplication des intervenants de santé impliqués dans son suivi peuvent avoir un caractère quasi iatrogène en induisant du stress. Le plan périnatalité 2005-2007 a dès lors prévu d’instituer un entretien prénatal précoce au 4e mois de la grossesse. L’idée est d’offrir la possibilité à toutes les femmes enceintes ou aux couples qui le souhaitent d’aborder en début de grossesse leurs questionnements à propos de l’enfant à venir, dans une rencontre attentive avec un soignant. Il s’agit de prévenir des complications obstétrico-pédiatriques corrélées à des facteurs de stress (menace d’accouchement prématuré, retard de croissance intra-utérin, dépression), de prévenir certaines difficultés émotionnelles, de favoriser l’instauration future du lien mère-bébé et de prévenir ainsi la survenue de troubles du développement.

Cet entretien a été initialement pensé :

  • non comme un examen médical classique mais comme un temps d’échange sous le sceau de la disponibilité ;

  • non comme un dépistage systématique et exhaustif de facteurs de risques, mais comme l’occasion ouverte d’exprimer des questionnements, des doutes ;

  • non comme un catalogue de conseils, mais comme le temps d’une information et d’un dialogue individualisants basés sur une écoute bienveillante selon les besoins exprimés ou repérés.

Une circulaire de 2005 sur les collaborations médico-psychologiques émettait dans ce sens d’utiles rappels sur l’« accord général […] quant au peu d’intérêt des grilles de facteurs de risques concernant la sécurité affective des futures mères, c’est-à-dire leur intimité. Leur maniement peut aboutir à stigmatiser les personnes par le négatif et augmenter leur sentiment de dévalorisation » (Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins et Direction générale de la santé, 2005 : p. 3).

Mais les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS), parues quelques mois plus tard, vont à l’encontre d’une telle approche. L’HAS propose d’évaluer dès quatre mois de grossesse l’« amélioration des connaissances et pratiques parentales » (2006 : p. 19) ; les recommandations prévoient également une synthèse écrite de l’entretien prénatal, mentionnant les « compétences parentales à développer » (2006 : p. 7), à adresser aux autres professionnels de préparation à la naissance… censés procéder à des « évaluations successives de la situation à chaque étape de la préparation » (2006 : p. 12). Il est donc ici question d’acquérir de véritables compétences éducatives parentales (notion de développement de « connaissances », « pratiques » et « compétences » parentales énoncées de façon itérative) (2006 : 7, 19, 22, 24, 41). Comme si devenir parent était le fruit d’un simple entraînement !… Les outils élaborés à cet effet procèdent en réalité d’une illusoire maîtrise sur ce devenir parent.

Des grilles d’entretiens ont pu être ainsi proposées (voir l’annexe II), visant à classer les réponses des futurs parents à un catalogue de questions précises en trois catégories : forces, vulnérabilité, risques. Par exemple, le professionnel peut qualifier un critère intitulé « capacité parentale auto-estimée » de « confiance » et le classer comme une « force », ou bien « doute de ses capacités parentales » et le considérer comme une « vulnérabilité » ou encore « se perçoit comme un mauvais parent actuel ou potentiel » et le classer comme un « risque »…

Ici la parole complexe et subjective recueillie auprès de la femme enceinte donne lieu à une représentation objectivante réductrice. De telles pratiques, du fait du caractère systématique de l’exploration et du risque de classement très arbitraire des propos, ainsi que du renvoi à un modèle de la bonne parentalité, peuvent être très déstabilisantes en ce temps de la grossesse, marqué par « une plasticité importante des représentations mentales », comme le précise Bernard Golse qui poursuit : « La grossesse inaugure l’expérience d’une rencontre intime avec soi-même » (2010 : 62-63). Elle est donc l’occasion de remaniements psychiques qu’il faut savoir accompagner et respecter. L’intervention précoce questionne ainsi également le temps de la prévention, ce temps des professionnels qui n’est pas forcément celui des femmes alors que l’enfant réel n’est encore parfois qu’en filigrane dans leur psyché.

Entre une forme de mise aux normes standardisée et l’idée initiale d’un entretien prénatal construit en alliance et en délicatesse entre familles et professionnels, on mesure le défi que posent les pratiques de prévention précoce : nous prémunir contre une intrusion préventive potentiellement féroce et nous tenir solidement à une attention préventive subtilement précoce.

Ce faire attention et ce prendre attention conjugués peuvent nous aider à dessiner les contours d’une prévention précoce prévenante, qui laisse toute sa place à l’inattendu et à la rencontre (Lenoble, 2008).