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Bénéficiant des avancées scientifiques dans le champ de la prévention, en particulier d’outils de dépistage et d’intervention préventive efficaces, les sociétés modernes se laissent séduire par les promesses de bénéfices majeurs en termes de prévention de déviances, de comportements ou d’habitudes de vie à risque. L’intervention précoce est effectivement une avenue logique, et souvent efficace, pour améliorer la santé, physique, mentale et sociale, en particulier celle des populations vulnérables. Et ce, surtout si l’on souhaite ne pas être confrontés à la simple gestion coûteuse des dommages liés à la consolidation de ces comportements déviants par rapport aux normes. Tout en reposant sur des justifications éthiques solides (devoir d’aide aux vulnérables, bienfaisance, justice sociale, responsabilité paternaliste de l’État, solidarité sociale, etc.), ces programmes de prévention et d’intervention précoce ne sont toutefois pas à l’abri de possibles abus et dérapages. Tel semble tout au moins être le cas, pour les programmes de dépistage précoce, chez les jeunes enfants (et leur famille), d’éventuelles difficultés d’adaptation sociale pouvant consacrer une carrière de délinquance, de violence, voire de criminalité. Le collectif Pasde0deconduite a depuis une dizaine d’années dénoncé les dérapages associés avec certaines de ces initiatives préventives en France et ailleurs. Dans le présent texte, je proposerai quelques lignes de réflexion critiques sur les dangers et les limites de cette forme de prévention, mais aussi sur les lacunes des discours critiques qui lui sont adressés.

Le Québec est très actif dans le champ du soutien aux parents et aux enfants dans une perspective de prévention précoce. Un exemple en est le programme Avenir d’enfants financé conjointement par la Fondation Chagnon et le ministère de la Santé et des Services sociaux. Ses objectifs sont de soutenir et de financer des activités, des projets et des initiatives qui visent à :

  • encourager le plus tôt possible le développement global des enfants sur tous les plans (physique, psychologique, cognitif, langagier social et affectif), tout en reconnaissant le rôle prépondérant des parents ;

  • appuyer les parents, dès le début de la grossesse, en leur procurant les outils les plus à même de contribuer à ce développement ;

  • promouvoir l’innovation ainsi que l’acquisition et le transfert de connaissances dans ces domaines[1].

Tout comme le Programme de services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance (PSIPPE) à l’intention des familles vivant en contexte de vulnérabilité[2] (qui fait suite au programme Naître égaux – Grandir en santé et qui intègre le Programme de soutien aux jeunes parents), ces programmes s’inscrivent dans une approche dite écologique, qui repose sur l’accompagnement régulier des familles (p. ex. : visites à domicile régulières par des professionnels dès la naissance), la mobilisation des communautés locales, mais aussi sur diverses interventions visant le développement des « compétences sociales », cognitives et langagières, des habiletés de communication ou de l’attachement parents-enfants. L’un des objectifs majeurs est la promotion de l’« adaptation sociale » des enfants. Le document officiel présentant le programme demeure toutefois totalement silencieux quant à la nature des « mal adaptations » qu’il faudrait prévenir (délinquance, violence, vol). Il comporte des activités interactives de stimulation précoce des enfants de moins de cinq ans visant à prévenir les retards de développement pouvant entraver l’intégration sociale et scolaire des enfants. Ces programmes, s’inscrivant dans une approche écologique, globale et intégrée, n’oublient pas l’importance de favoriser le développement de conditions de vie favorables à l’épanouissement des compétences cognitives et sociales des enfants. Toutefois, plusieurs interventions ciblent très directement les « compétences » des mères et des enfants en mettant l’accent sur les déterminants individuels et familiaux au risque de minimiser l’influence des conditions générales d’existence. À l’image du mot d’ordre qui prévaut en psychologie sociale, le mot d’ordre demeure la promotion de l’empowerment des parents et des enfants, soit la possibilité pour ces personnes de contrôler leur vie et de devenir des agents propres de leur destinée. Se posent alors des questions comme celles-ci : de quelles compétences parle-t-on ? compétences définies par qui ? pour quelles finalités ? Or, dans plusieurs cas, la prévention d’adoption d’habitudes de vie et de comportements « déviants » chez les parents et les futurs adolescents semble être la principale motivation. La prévention dès le plus jeune âge de comportements aberrants menaçant l’ordre social apparaît, dans les travaux théoriques qui fondent ces approches de dépistage et d’intervention préventive, comme un but ultime. La situation semble encore plus claire en France où l’on propose des programmes clairement voués à la prévention de la « délinquance » dès le plus jeune âge. Pour ce faire, la recherche visant l’identification de marqueurs et de prédicteurs des tels comportements déviants, et de là, l’élaboration d’outils standardisés de dépistage des cas à risque, prend une grande importance. Les enjeux en termes d’usage de programme de soutien à des fins de normalisation des comportements sociaux et sanitaires pointent de façon explicite. Ainsi, n’y a-t-il pas un risque de faire porter le fardeau du risque de déviance sur le dos des seuls très jeunes enfants et de leurs parents (principalement les jeunes mères, immigrantes, pauvres ou monoparentales) ? La prévention de l’exclusion sociale est-elle une finalité prétexte ou cache-t-elle un simple transfert des responsabilités sociales vers les responsabilités individuelles ? Globalement, ces programmes, par leur approche globale et visant des objectifs aussi nobles, sont tout à fait défendables et pertinents. Il n’en demeure pas moins certains risques de dérapages, en particulier pour les interventions visant le développement cognitif et la compétence sociale des très jeunes enfants. C’est à l’identification de certains de ces risques de dérives que je m’attarderai dans le présent texte.

Sans du tout être expert dans les contenus de ces programmes de dépistage et de soutien aux familles, je fus invité par les organisateurs de la soirée d’échanges et de débats « La prévention précoce en question : Regards croisés France-Québec » tenue à Montréal en octobre 2010, à commenter les présentations faites par des chercheurs du collectif Pasde0deconduite sur ces problématiques. Le reste du texte constitue alors moins une analyse critique structurée qu’une liste de remarques concernant les risques de dérives éthiques associés à ces programmes de dépistage précoce de la mésadaptation sociale et de promotion de l’empowerment des familles et des jeunes enfants. Dans un second temps, me faisant l’avocat du diable, je signalerai certaines limites des discours qui s’y opposent.

Réflexions critiques sur les programmes de soutien aux familles et de prévention précoce

Le dépistage préventif et la prévention prédictive en question : le paradoxe de la prévention

Les interventions de dépistage précoce, de prévention des comportements à risque et de promotion de saines habitudes de vie s’inscrivent dans le cadre d’une intolérance de nos sociétés modernes à l’égard de ce que la santé publique considère comme étant des « risques évitables ». Dans la quête d’un idéal de bien-être physique et mental et d’harmonie des rapports sociaux, les programmes de soutien aux jeunes parents et de dépistage précoce des enfants déviants deviennent les outils privilégiés par les professionnels de la santé, les intervenants sociaux et les institutions publiques qui les mandatent pour repousser les limites de l’évitable.

Pour certains, nous sommes ici face à un paradoxe de la prévention. Alors que nous vivons dans des sociétés dans lesquelles les citoyens ont atteint un niveau de sécurité exceptionnel depuis l’origine de l’humanité (accès à la biomédecine et à une panoplie de médecines complémentaires, à des médicaments de plus en plus efficaces, à des technologies de dépistage, de chirurgie, voire à une pharmacogénétique…), ces citoyens souffrent plus que jamais dans l’histoire d’un sentiment d’insécurité paralysant, tout au moins hyper-culpabilisant. Plus le niveau de santé et de bien-être est historiquement élevé, moins les risques sont menaçants, plus le besoin de prévention semble prendre de l’importance et alimente un sentiment de culpabilité. C’est la culpabilité des fumeurs, celle des mères qui n’arrivent pas à allaiter leur enfant, celle des parents qui ne se reconnaissent pas les compétences parentales requises pour favoriser le plein développement de leurs enfants, celle bref d’une société qui ne sent pas avoir les moyens de ses idéaux sanitaires. La vie devient une entreprise de gestion de l’évitable. La santé n’est pas un donné mais un capital qu’il faut faire fructifier par l’investissement de toutes les ressources individuelles et collectives. La critique des programmes de prévention précoce chez les enfants de populations vulnérables, c’est aussi celle de cette santé utopique, convoitée, qui passe par le contrôle de soi et la gestion de ses comportements et habitudes de vie.

Il faut être prudent toutefois ici face aux excès d’une telle réflexion critique. Il serait totalement indéfendable, tant sur un plan social, que politique ou éthique, que des sociétés qui possèdent les moyens économiques, techniques et professionnels pour intervenir dans cette quête du bien-être des enfants gardent les bras croisés. La raison d’être de ces interventions n’est pas à démontrer. Les questionnements viennent plutôt des limites à ces interventions. Plus précisément, ils sont alimentés par une apparente absence de prise de conscience des risques de dérapages associés à une idéologie de scientificité qui a) laisse miroiter l’existence d’une grande efficacité des grilles de dépistage et des interventions planifiées ; b) accueille sans recul critique le culte des « variables explicatives » intégrées dans des modèles multivariés souvent très peu performants ; et c) voue un culte aux devis d’évaluations quasi expérimentaux de tels programmes d’intervention, devis pourtant inaptes à bien saisir la contribution spécifique de telle ou telle intervention préventive ponctuelle (Massé, 1993). Ce sont principalement les postulats positivistes (Parazelli et Dessureault, 2010) de cette idéologie de la scientificité, portée par une certaine forme de psychologie sociale, qui sont ici à remettre en question plus que les objectifs mêmes de ces programmes.

Une manifestation du paternalisme en santé publique

Cette entreprise normative de gestion des risques évitables, ici les risques de « fabrication » d’enfants déviants ou d’échecs évitables dans le plein développement de leurs habiletés, est susceptible d’alimenter une certaine forme de paternalisme dans l’attitude de ceux, professionnels et institutions, qui interviennent dans la définition du contenu du « bien » des enfants (Sheriff, 2000) et de la nature des moyens à mettre en oeuvre. Dans le champ de la prévention précoce chez les enfants, comme dans la grande majorité des interventions en prévention (p. ex. : vaccination, réglementations sur le tabagisme, accès au fast food dans les écoles) ou en promotion de saines habitudes de vie (p. ex. : promotion de l’activité physique, d’une sexualité sécuritaire), la santé publique ne peut éviter les impacts en termes de limitation de l’autonomie de la personne. Ces empiètements sur la liberté prennent diverses formes. Ils peuvent être directs, comme dans le cas de réglementations rendant obligatoires certains comportements, ou indirects, par le sentiment de culpabilité qui accompagnera invariablement, pour les « récalcitrants », tout travail d’éducation à la gestion des risques évitables et au développement des compétences désormais promues au rang de normes, voire de vertus. De façon inhérente à son mandat, la santé publique n’a d’autres choix que d’assumer et de composer avec un certain paternalisme. On entend généralement par paternalisme en éthique de la santé publique « l’interférence avec la liberté d’action d’une personne, justifiée par des raisons référant exclusivement au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux intérêts ou aux valeurs d’une personne subissant la coercition » (Dworkin, 1999 : p. 115). Le paternalisme implique le recours à des interventions invasives pour atteindre des objectifs normatifs qui ne sont pas nécessairement partagés par les personnes dont on veut le bien.

Parmi les arguments qui militent en faveur d’un tel paternalisme, on peut invoquer que le citoyen ne disposerait pas nécessairement de tous les outils qui l’habiliteraient à porter des jugements éclairés sur diverses situations à risque pour leur santé, et ce, soit par manque d’information, soit pour des considérations psychologiques et émotives (p. ex. : hédonisme) ou par dépendance toxicologique (cas des dépendances aux drogues, à l’alcool ou au tabac). Se trouve alors justifié un « paternalisme faible » dans la mesure où des individus se trouvent forcés d’adopter des comportements (p. ex. : port de la ceinture de sécurité) dont ils sont convaincus des bienfaits, mais qu’ils n’arrivent pas à adopter sans aide extérieure, cette aide fût-elle la coercition (Massé, 2003). Le consensus est, par contre, moins large sur un « paternalisme fort » qui interdit des comportements volontairement et consciemment assumés par des individus sains et éclairés. Le cas des programmes dont il est question dans le présent texte renvoie à un paternalisme faible, d’autant plus que la participation aux activités est généralement acquise sur une base volontaire. En ce sens, ces programmes seraient éthiquement acceptables selon ce principe de respect de l’autonomie des parents.

Toutefois, ce critère du respect de l’autonomie du parent (ici, l’autonomie de très jeunes enfants ne peut être un critère) ne va pas sans soulever certaines questions. Ainsi, dans le discours de certains, le paternalisme faible serait éthiquement justifié s’il passe par un renforcement des compétences personnelles habilitant l’individu à gérer ses risques par lui-même. Or, on pourra toujours d’abord invoquer que les contenus du programme éducatif destiné aux parents vulnérables ou la nature des « incompétences » dépistées chez les enfants sont toujours définis et imposés de l’extérieur, en fonction de normes étrangères aux familles ciblées, même si ces familles sont « volontaires » pour participer. Deuxièmement, comme le rappellent Duncan et Cribb (1996), le respect du volontarisme ne pourra pas agir, à lui seul, comme un « agent de nettoyage éthique » des interventions. Accepter volontairement de participer à ces interventions ne suffit pas pour justifier l’économie d’un débat sur la pertinence de leurs finalités et sur celle des moyens utilisés pour les atteindre.

Les risques associés aux approches d’empowerment

Soutenir les parents et les enfants par le biais de programmes visant la maximalisation des potentialités et compétences personnelles (et communautaires) suffit-il à rendre ces interventions (p. ex. : ateliers destinés aux moins de cinq ans) acceptables ? La réponse à cette question est plutôt mitigée. En fait, les interventions de soutien constituent une condition nécessaire, mais non suffisante pour éviter les risques de dérapage. Pour certains, c’est toujours la santé publique ou les services sociaux qui définissent, en dernière instance, les pratiques saines, qui « manipulent » les préférences individuelles et qui, implicitement, imposent l’hégémonie des valeurs santé, performance, compétence ou prévention de la déviance. La finalité ultime est-elle alors le bien de l’individu ou le bien commun ? (Duncan et Cribb, 1996.)

Sur un autre plan, comme le souligne Parazelli et al. (2003), au sujet des programmes de prévention précoce de la violence et de la délinquance, cette promotion de l’empowerment repose sur une logique uniquement scientiste au service de la seule amélioration des compétences « techniques » des parents. S’en trouvent marginalisées les interventions de nature plus politiques et socioéconomiques qui modifieraient les conditions de vie des sous-populations « vulnérables ». Bref, développer les compétences individuelles de qui et pour qui ? N’y a-t-il pas risque de réduire les parents des familles vulnérables et leurs enfants à de simples « objets dysfonctionnels » (Parazelli et al., 2003 : p. 83) qu’il faut réhabiliter, même si cela est fait en collaboration avec les ressources communautaires ? Ces interventions n’alimentent-elles pas une sur-responsabilisation de l’individu tout en remettant en question son autonomie sociale ? Cette réflexion critique rappelle celle faite par Quirion et Bellerose à propos des programmes d’empowerment destinés aux toxicomanes. Ces auteurs y voient un désengagement social qui suppose un « délestage important des activités de prise en charge entre les mains des acteurs de la sphère privée » (2007 : p. 48). Le fait qu’une partie de ces programmes soient financés par les fonds publics ne change que partiellement la donne si l’on ramène le « privé » à la sphère de l’unité domestique.

En fait, les problèmes éthiques apparaissent lorsque les promoteurs de cette approche cessent de voir l’empowerment comme une finalité (celle de l’autonomisation de l’individu, de la famille) pour le réduire à un moyen d’atteindre des objectifs normatifs définis à l’extérieur de la famille par une sur-responsabilisation de l’individu pour la gestion de sa propre démarche clinique ou préventive. Rappelons que les normes visées par ces objectifs sont construites (par un savoir savant) à partir de données empiriques (sur les facteurs de risques, les mesures d’efficacité des programmes), face auxquelles les promoteurs des programmes de dépistage précoce n’ont pas de véritable recul critique.

Les efforts entrepris pour dépister les enfants présentant des lacunes dans leur développement cognitif et social et pour offrir des interventions de soutien sont largement justifiés et compatibles avec un paternalisme faible. Toutefois, les enjeux éthiques émergent rapidement lorsque l’on souhaite passer à une phase plus insistante. Face au plafonnement des retombées des compétences et des efforts « naturels » des parents, les institutions publiques de la santé et des services sociaux passent progressivement à une phase plus intensive. C’est ici qu’émergent les enjeux éthiques liés aux limites acceptables entre informer et soutenir versus convaincre et contraindre.

Étiquetage social

Du même coup, les promoteurs de ces programmes, tout absorbés par le souci d’en défendre la pertinence et la performance scientifique, oublient de questionner les fondements normatifs de leur pertinence sociale, les limites de leur efficacité ou les enjeux éthiques impliqués. Notons sur ce dernier point l’absence de questionnement sur une dimension de justice, soit celle associée à la stigmatisation sociale des enfants et des familles socialement étiquetés, voire marqués au fer rouge, comme déviants et potentiellement socialement inadaptés. Rappelons que dans le Programme de services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance, ce sont les familles jugées à risque qui sont visées, et principalement les mères ayant moins de 20 ans, celles ayant plus de 20 ans, mais n’ayant pas complété leurs études secondaires et vivant sous le seuil de faible revenu et celles étant d’immigration récente et ayant cumulé diverses difficultés liées à l’expérience migratoire. Comme dans tout programme visant des clientèles spécifiques, les intervenants doivent être prudents pour éviter un étiquetage social négatif, et de là une stigmatisation sociale des parents de ces populations ciblées. Les risques existent bel et bien d’une certaine essentialisation de ces mères dès lors considérées comme étant « par nature » incompétentes et à risque. Comme le soulignent Gagnier et Asselin (2008), en se référant aux énoncés et aux classifications issues des efforts de précision diagnostique :

Au-delà de leurs plus belles prétentions, les dispositifs institutionnels traduisant les difficultés et les conduites des adolescents et de leurs parents en catégories cliniques, administratives et juridiques peuvent entraîner des effets particulièrement aliénants. Ainsi, le diagnostic posé sur l’adolescent modifie la conception qu’il a de lui-même, influence ses relations familiales et sociales tout en alimentant la logique de la structuration et de la gestion de l’offre de services

Gagnier et Asselin, 2008 : p. 169

J’ai, pour ma part (Massé, 2003 : 243-262), rappelé les risques d’étiquetage social négatif des diverses « populations à risque » définies comme telles, parfois rapidement, en fonction de marqueurs contenus dans une liste limitée de variables décontextualisées tirés d’études épidémiologiques insensibles aux conditions concrètes d’existence. Il peut en résulter une approche par « procuration » qui consiste à faire porter sur un groupe désigné le poids d’une responsabilité partiellement collective et à les mandater pour corriger le risque qu’ils (ici les mères vulnérables et leurs enfants) font peser sur la collectivité.

Quelques limites dans les critiques adressées à la prévention précoce des enfants déviants

Le travail de critique des dérapages éthiques de ces programmes de dépistage et de soutien en termes d’étiquetage social négatif, de paternalisme ou de sur-culpabilisation des familles vulnérables est une contribution sociale fondamentale. Il faut garder un oeil critique sur tout programme qui vise le bien des parents et des enfants sans trace significative d’une réflexivité minimale face aux fondements, objectifs et moyens employés. Mais pour être efficace, ce discours critique doit lui aussi éviter les ornières de l’idéalisme ou de l’idéologique.

On reproche fréquemment à ces programmes leur « normativité ». En fait, dans plusieurs discours critiques en sciences sociales, le normatif semble constituer une sorte de critique ultime, voire d’insulte suprême. Or, la normativité n’est pas un mal en soi ; c’est l’insistance et l’ampleur des moyens que l’on y consacre qui posent problème. Ce ne sont pas les normes en soi qui sont injustifiables, mais les moyens que l’on y consacre, l’intolérance face aux écarts à ces normes et le dogmatisme qui peut en découler. En fait, la prévention est par définition normative. On dépiste en fonction de normes établissant les seuils de risque. On propose des interventions qui, tout en souhaitant tenir compte des spécificités de chacun des cas, se doivent d’être relativement homogènes pour ne pas créer d’injustices ou ne pas stigmatiser certaines sous-populations cibles. Et on évalue l’efficacité de ces interventions en fonction de certaines normes liées à la nature et à l’ampleur des retombées. La critique de la normativité doit donc être outillée pour cibler les véritables enjeux soulevés par ces normes.

Les auteurs critiques font souvent l’économie d’une analyse et d’une description approfondies de la nature des approches de dépistage, des fondements empiriques dans l’identification des facteurs de risques, des intentions implicites et explicites de ces programmes. On reproche aux programmes destinés à la formation et au développement des compétences des enfants leur propension à acquérir, par « dressage » et manipulations diverses et outils pédagogiques formatés rigides, des habiletés sociales plutôt que de développer une posture comme « êtres socialisés ». Acquérir des habiletés en termes d’actions conditionnées plutôt qu’« être » habile de façon réfléchie. Bien qu’étant fondées, ces critiques des stratégies pédagogiques mobilisées ne doivent pas mettre de côté la critique des limites de ces stratégies et les enjeux éthiques fondamentaux. Jusqu’où peut-on développer la réflexion chez de très jeunes enfants ? Quel en est le poids si les autres composantes de l’univers de vie quotidien de l’enfant et de ses parents ne sont pas modifiées significativement ? Le débat doit être entretenu sur les stratégies de conditionnement, individualisées ou collectivisées. Mais il faudra aussi examiner par des recherches empiriques les méfaits associés aux interventions de dépistage et de formation standardisées, à prétention universelle, présentant un faible niveau d’adaptation à la réalité vécue par chaque enfant. Des défis tout à fait particuliers émergent dans le cas d’enfants et de mères de communautés ethnoculturelles minoritaires qui véhiculent des valeurs parentales, des attentes face à la performance des enfants ou des conceptions de la compétence parentales parfois radicalement différentes.

On ne semble pas non plus insister suffisamment sur l’importance de débats de fond portant sur l’hypothèse voulant qu’une fois passé un certain âge, une fois certaines pratiques sociales et certaines habitudes bien intégrées par l’enfant, il est beaucoup plus difficile d’intervenir de façon efficace. La promotion de la santé mentale doit débuter à quel âge ? Quelles sont les supposées évidences scientifiques sur lesquelles repose le postulat voulant qu’intervenir après l’âge de cinq ans soit inefficace ? Quelles sont les limites des études empiristes invoquées ? Qu’entend-on réellement par données probantes dans ce champ de la psychologie sociale ? Or, si les autorités publiques et les fondations privées qui financent ces programmes semblent accepter ces « évidences » sans réel recul critique, ceux qui questionnent la pertinence de ces dépistages et interventions de soutien aux familles ne peuvent faire l’économie d’une véritable relecture critique des données de base. Or, au-delà de l’acte de foi que certains chercheurs font face aux outils de mesure, aux modélisations multivariées, au traitement de facteurs psychosociaux complexes réduits à des scores obtenus sur des échelles de mesures « validées » ou face aux devis quasi expérimentaux utilisés pour mesurer les impacts des programmes, un important champ de questionnement s’ouvre aux chercheurs qui sont tout à fait conscients des limites de ces recherches. Bien sûr, ces recherches ne sont pas à rejeter du revers de la main sous les seuls prétextes qu’elles sont « quantitatives », « empiristes », « positivistes » ou « décontextualisées » (caractérisations disqualifiantes par nature pour certains). Elles mettent certainement en évidence une certaine pertinence de la prévention précoce. Toutefois, l’ampleur de leur prétention à la généralisation, l’absence d’humilité dans la portée des conclusions, la position hégémonique qu’elles revendiquent sur l’échiquier des stratégies préventives rendent ces recherches fortement vulnérables à la critique de chercheurs avertis.