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Dans le présent numéro, notre lectorat ne sera pas en reste avec un dossier thématique substantiel sur l’intervention sociale territoriale ainsi que deux articles dans les rubriques Perspectives. Cette fois-ci, l’entrevue est menée par Sylvie Jochems (UQÀM) avec Geneviève Bouchard et concerne sa pratique d’intervention sur les problèmes d’intimidation dans les médias sociaux chez les jeunes. Et finalement, dans la rubrique Écho de pratique, des intervenantes de l’organisme communautaire Action Autonomie, Pilar Barbal i Rodoreda et Denise Blais, nous livrent leurs réflexions dans un article décrivant une expérience d’intervention originale auprès des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale, en collaboration avec le Musée des Beaux-Arts. Dans ce numéro, l’ancienneté et la nouveauté des pratiques se retrouvent confondues en raison des contextes différents dans lesquels elles se manifestent et le moment où elles apparaissent.

Dossier thématique

Le dossier thématique que nous vous offrons dans le présent numéro traite des questions entourant Les enjeux de l’intervention sociale territoriale. Il a été coordonné par Jacques Caillouette (Université de Sherbrooke), Jean-François Roos (Réseau québécois des intervenantes et intervenants en action communautaire) et Jean-François Aubin (Réseau québécois de revitalisation intégrée). Il comporte 11 articles dont le contenu est mis en perspective dans un texte de présentation rédigé par les responsables de ce dossier thématique. Cette thématique met en discussion certains enjeux démocratiques de l’intervention sociale, et ce de façon ambivalente quant aux orientations idéologiques des promoteurs de la territorialisation de l’intervention publique. Rappelons-nous l’expérience marquante du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) du début des années 1960, alors que la planification scientifique des technocrates de l’État avait pour but de corriger les inégalités socioéconomiques en mobilisant la participation des populations concernées à l’aménagement du territoire (Mayer, 1994). Il en résulta la fermeture de 96 communautés et la relocalisation de 64 400 personnes. Ceci donna lieu au regroupement de citoyens de 65 villages pour organiser ce que les citoyens mobilisés ont appelé les « Opérations Dignité », au début des années 1970, en opposition à ce type de planification autoritaire, réussissant ainsi à faire reculer le gouvernement quant à son plan de relocalisation[1].

Dans ce sens, l’intervention sociale territoriale n’est pas une nouvelle pratique, mais un enjeu politique dans l’établissement d’un certain type de relations de pouvoir médiatisé par une structuration géographique. L’espace territorial étant utilisé ici comme un contenant de représentations sociales idéologiques. Au-delà des promesses associées aux modèles idéalisés circulant dans ce type d’approche, l’enjeu global qui semblerait se dessiner ici aussi est la possibilité de définir ou de redéfinir les règles normatives de la socialisation à la vie collective. Chacun à leur manière, plusieurs des auteurs d’articles de ce dossier tentent d’examiner comment et en quoi les destinataires de l’intervention sociale, ainsi que les intervenants sociaux eux-mêmes, sont partie prenante de la définition des logiques territoriales de l’intervention sociale étudiées. De quel(s) territoire(s) s’agit-il? Celui vécu et pratiqué par les destinataires de l’intervention, celui contrôlé administrativement par les institutions, la municipalité, ou celui régulé par le marché? Mais, empiriquement, la vie sociale est inégalement traversée par toutes ces représentations différentielles des pratiques territoriales. Il devient donc nécessaire de voir comment les processus de désignation sociale, de responsabilisation et d’activation sociale résultant d’une certaine pratique d’intervention territoriale, peuvent être en tension avec des pratiques spatiales d’appropriation collective d’actes sociaux et d’appartenance impliquant au premier chef les destinataires.

L’entrevue

L’entrevue de ce numéro a été réalisée par Sylvie Jochems, professeure à l’École de travail social de l’UQÀM. Intitulée PraTIC d’une Maison de Jeunes. L’Escalier et la cyberintimidation chez les jeunes, cette entrevue a été réalisée avec madame Geneviève Bouchard, travailleuse de milieu à cette maison de jeunes de Lachine. Celle-ci nous décrit le contexte d’un projet de formation de 25 semaines sur l’intimidation qu’elle a réalisé auprès des jeunes de sixième année, entre 2009 et 2010. Par la médiation du théâtre et de la vidéo, les élèves étaient appelés à concevoir une activité de sensibilisation, l’objectif étant de faciliter la prise de parole sur ce sujet et de favoriser l’entraide chez les jeunes. De plus, madame Bouchard nous explique que cette première formation a rapidement conduit les formatrices à s’ouvrir aux pratiques d’intimidation sur les réseaux sociaux comme Facebook et à aider les écoles à se doter d’un code d’éthique à ce sujet. Ici aussi, d’anciennes pratiques adoptent de nouveaux visages…

Articles en perspectives

Dans ce numéro, nous présentons un article dans la rubrique Perspectives étatiques et un autre dans la rubrique Perspectives communautaires.

Perspectives étatiques

Le premier article de cette rubrique s’intitule L’écologie politique de la ville. Vers un revenu suffisant garanti. Il est signé par Jonathan Durand-Folco, doctorant en philosophie de l’Université Laval. Aussi appelé « revenu minimum garanti » (Groulx, 2005), « revenu de base » (November et Standing, 2003), « revenu de citoyenneté » (Massot, 2002) ou « allocation universelle inconditionnelle » (Guibet Lafaye, 2006), le « revenu suffisant garanti » nous est présenté par l’auteur comme une autre manière d’envisager collectivement les rapports économiques des sociétés capitalistes actuelles. Selon lui, il ne faudrait pas confondre le sens et les implications de toutes ces appellations, certaines pouvant même renforcer les inégalités socioéconomiques par l’établissement d’un montant de subsistance insuffisant. Ce type d’orientation politique s’inscrit justement dans une critique de la tendance étatique actuelle visant à responsabiliser les individus sans emploi. Pour l’auteur, le revenu suffisant garanti s’inscrirait dans une perspective de justice distributive non seulement sur le plan matériel, mais aussi du temps disponible à consacrer à ce qu’il appelle la « sphère autonome ». La sphère autonome serait composée d’activités auto-organisées en dehors du marché et de l’État et encouragerait les pratiques démocratiques de proximité en renforçant la participation démocratique des personnes dans plusieurs sphères sociales de la vie quotidienne.

S’inspirant de l’écologie politique proposée par l’écosocialiste André Gorz (1991), l’auteur propose une sortie progressive du capitalisme et de la société du travail salarié vers une « société de multiactivité ». Il s’agit de sortir du « précariat » qui se développerait actuellement en augmentant l’hétéronomie des individus. En assurant à la base les capacités d’actions des personnes, d’autres valeurs et priorités sociales pour la réalisation de soi que celles de l’hyper-productivité économique pourraient émerger, et ainsi réduire les situations actuelles de marginalisation et de stigmatisation sociale résultant notamment de la responsabilisation individuelle néolibérale. Loin de constituer un idéal impossible à expérimenter, plusieurs pays en Amérique latine, en Europe, en Afrique et en Amérique du Nord ont déjà manifesté leur intérêt à ce sujet et engagé des discussions sur cette option politique afin d’en évaluer la faisabilité. Depuis la crise financière de 2008, ce type de politique sociale suscite un regain d’intérêt dans ces pays, dont le Québec, où le parti politique Québec solidaire a intégré à son programme une version du revenu minimum garanti (Laplante et Côté, 2012 : 99).

Perspectives communautaires

Le deuxième article a été rédigé par Anne Plourde, doctorante en science politique de l’UQÀM. Son article s’intitule Démocratisation des institutions et des pratiques en santé. L’exemple historique des cliniques populaires. L’auteure nous présente une analyse documentaire entourant le modèle de gestion démocratique de la clinique communautaire de Pointe-St-Charles, modèle qui a inspiré le projet des CLSC sans toutefois en respecter les pratiques et les principes. Par cet article, l’auteure s’est donné comme objectif de mettre en perspectives les conceptions de la santé, le type de pratiques et de modèle de gestion qui avaient cours à la fin des années 1960 avec le contexte actuel du système de soins. Par sa description du fonctionnement interne de la Clinique, elle montre que la plus grande force de celle-ci fut la démocratisation non seulement de son mode d’organisation, mais aussi de ses pratiques médicales, dont le souci était de lier la santé et la maladie aux rapports sociaux et aux conditions de vie des personnes du quartier. Démédicaliser les problèmes sociaux, déprofessionnaliser la médecine en développant une médecine communautaire, là était le défi politique de ce type de pratiques qui rencontra plusieurs oppositions de la part de la médecine libérale traditionnelle de l’époque, dont le monopole du savoir médical se voyait menacé. D’autant plus que les médecins de la clinique étaient payés sous la forme d’un salaire et non à l’acte, la qualité de la relation avec les personnes pouvant s’en trouver grandement améliorée. L’auteure rend compte aussi de la vie associative prise en charge par les citoyens selon des modalités démocratiques et participatives bien vivantes. La recherche documentaire montre aussi comment la clinique Pointe-St-Charles a été confrontée à quatre reprises aux pressions d’intégration au réseau des CLSC. L’intérêt de cette analyse est d’attirer notre attention non pas sur les excès bureaucratiques des services sociaux d’aujourd’hui comme cause des problèmes, mais sur leur déficit démocratique.

Écho de pratique

Par cet écho de pratique, Pilar Barbal i Rodoreda (conseillère en défense des droits) et Denise Blais (artiste), deux intervenantes impliquées dans la défense des droits en santé mentale, rendent compte d’une démarche collective avec 15 personnes membres de l’organisme communautaire Action Autonomie, en partenariat avec le Musée des Beaux-Arts de Montréal. Afin d’accompagner des personnes ayant subi des mesures de contrôle et de contention en milieu psychiatrique, l’organisme communautaire s’est engagé dans une démarche de conscientisation à travers l’expression et la création artistique en impliquant étroitement ces personnes à la démarche. Préférant le principe d’appropriation du pouvoir individuel et collectif à celui de rétablissement, les auteures nous expliquent comment les personnes impliquées dans le projet ont participé à chacune des sept étapes du projet. Le but de ce projet était de sensibiliser toutes les personnes touchées par la santé mentale à l’importance du respect des personnes vivant des problèmes de santé mentale.

Partant de l’expérience de ces 15 personnes, des thèmes ont été retenus en fonction de cinq droits (droit à la dignité, au respect, à la liberté, à la sécurité et au consentement libre et éclairé). Concrètement, l’une des activités a consisté en une visite guidée organisée par l’animatrice du Musée des Beaux-Arts, qui a alors choisi certaines oeuvres pour en discuter en fonction des droits retenus et à explorer. On a par la suite invité les 15 personnes du groupe à créer une oeuvre collective pour l’utiliser comme un outil de sensibilisation à transporter auprès de publics divers. Ce médium a permis aux participants de mettre en discussion plusieurs problèmes entourant la santé mentale tels que les préjugés, la stigmatisation, la marginalisation, la pauvreté, les enjeux autour des médicaments, etc. Ce type de projet favorise la reconnaissance des situations difficiles avec lesquelles les personnes vivant des problèmes de santé mentale sont aux prises; une étape importante pouvant mener vers des actions collectives de défense de droits, selon les auteures.

Bonne lecture!