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Trouvant ses fondements dans les écrits classiques d’économistes allant de Adam Smith à Ricardo, et appuyée par différentes institutions contemporaines internationales dont l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), la mondialisation est le résultat de l’effondrement des barrières nationales au profit d’une libéralisation de l’économie de tous les pays. En son fondement, la mondialisation est l’extension de l’activité économique répartie par les différents acteurs, que ce soient les compagnies privées ou les États, par la différenciation de la production en fonction des avantages comparatifs. Brièvement, un pays qui possède une meilleure expertise dans sa production de vin aurait avantage à échanger et établir des routes commerciales avec un pays qui possède une autre expertise, comme la production de produits laitiers. À long terme, ceux-ci doivent se spécialiser afin d’accroître leur production nationale de biens échangeables (vin pour le pays A et produits laitiers pour le pays B). Libérés de leur production inefficace, les pays délaisseront donc les activités économiques dans lesquelles ils sont moins aptes. Cette spécialisation amène, théoriquement, la création de la richesse : les deux pays créeront ainsi plus de richesse au moyen de la spécialisation. Étant plus riches, ces nations auront donc plus de ressources à distribuer en leur sein, produisant ainsi un cercle vertueux de bien-être et de croissance tant économique que sociale.

Carole Yerochewski, au moyen de son oeuvre Quand travailler enferme dans la pauvreté et la précarité : Travailleuses et travailleurs pauvres au Québec et dans le monde, soulève toutefois qu’il y a eu une évolution de la question sociale dont les travailleurs écopent les frais face à ce contexte de mondialisation. Pour le démontrer, elle remet en question les constructions statistiques établies par les différentes institutions dominantes afin de faire soulever des situations de vie bien réelles, mais plus facilement dissimulées derrière les chiffres officiels. Elle le démontre d’ailleurs d’une façon brillante avec l’exemple d’une côtelette de porc : une femme qui reçoit chez elle le lecteur et qui lui offre un repas succulent, c’est-à-dire un morceau de jambon qu’elle a préparé et cuisiné toute la journée. Selon les indicateurs économiques actuels, le bien-être rapporté par ce repas pour les invités n’est pas calculé dans le grand schème de l’activité nationale. Toutefois, la préparation de ce repas a néanmoins nécessité du travail. L’auteure a d’ailleurs raison : en économie, le travail est un entrant indispensable à la création de richesse, reconnu par Adam Smith comme la « valeur travail ». Ainsi, un morceau de bois peut procurer une certaine utilité ou bien-être, mais à travers de son travail, c’est le menuisier qui vient augmenter la valeur de cette ressource naturelle en la transformant en meuble. Il s’agit ici d’un autre exemple qui supporte l’idée que le travail est indispensable à la création de la valeur ajoutée. À travers l’exemple de la côtelette de porc, l’auteure nous invite à réfléchir sur le travail invisible et non valorisé, mais hautement nécessaire à toute société, effectué quotidiennement par tous les citoyens et citoyennes, qui ne sont pas forcément rémunérés ou reconnus pour leur participation à l’effort collectif social. Ceci est encore plus vrai lorsque ces mêmes personnes offrent des services essentiels non reconnus, comme le soutien à une personne en perte d’autonomie ou l’éducation des enfants, qui traditionnellement étaient des activités quasi réservées aux femmes.

Cet exemple sert à propulser un argument majeur que tente de démontrer l’auteure : celui de la construction statistique en relation avec la pauvreté. L’auteure avance, par exemple, que les statistiques officielles ne démontrent pas l’ampleur de la transformation des formes d’emploi. Elle cite notamment le critère des 910 heures, c’est-à-dire le nombre d’heures minimales pour être considéré comme un travailleur durant une année : « […], cette définition restrictive banalise l’exclusion des précaires et des personnes à temps partiel de l’assurance emploi, et d’autres pauvres dans la population, c’est-à-dire le pourcentage de ménages dont le revenu, après impôts et transferts sociaux, reste au-dessous du seuil de pauvreté, le faisant passer de 5,1 % à 3,6 % (en 2009) » (Yerochewski, 2014). Cette même situation s’applique à l’Union européenne, où les travailleurs ayant accumulé moins de 910 heures sont simplement considérés comme inactifs.

L’auteure démontre par la suite en quoi la réalité du travailleur pauvre est complexe et multidimensionnelle. En se basant sur la définition de la pauvreté relative, Yerochewski démontre que les travailleurs pauvres sont confinés à vivre « au jour le jour », c’est-à-dire sans possibilité de prévoir les différents aléas de la vie tout en devant affronter les défis quotidiens. Cette pauvreté est notamment expliquée par le bas niveau des salaires : il devient facile de démontrer qu’au salaire minimum, un travailleur demeure pauvre selon les critères établis par Statistiques Canada en 2011 : le seuil de faible revenu était alors de 23 298 $ par année pour une personne seule vivant dans une ville avec plus de 500 000 habitants, alors qu’un homme gagnait 18 392 $ par année (pour 1906 heures travaillées) et une femme 16 154 $ (pour 1674 heures travaillées) (Yerochewski, 2014).

Toutefois, Yerochewski s’attarde également à un facteur de très grande importance, mais souvent mis de côté : le travail lui-même. Il semble y avoir un changement de paradigme. Alors qu’auparavant les conditions d’emplois étaient en lien avec la conjoncture économique, cela ne semble plus forcément s’appliquer aujourd’hui. Par le passé, une bonne conjoncture économique était synonyme de meilleures offres d’emploi, avec de meilleures conditions de travail. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : « Quand la conjoncture se dégrade et que trouver un emploi semble hors de portée, nombre de personnes se découragent d’en rechercher un, au moins momentanément. Ce phénomène est bien connu des économistes du travail. Mais la baisse du taux d’activité chez les hommes avant même la crise traduit un découragement ou un comportement de retrait face à la précarisation » (Yerochewski, 2014, p. 49).

C’est la nature même du travail qui a changé. Selon Noack et Vosko, un emploi est générateur de vulnérabilité s’il comprend trois des quatre caractéristiques suivantes : il est à bas salaire ; il ne prévoit pas de plan de retraite ; il se déroule dans une petite entreprise de moins de 20 salariés (ce qui limite les possibilités de progression à l’interne et souvent l’accès à la formation) ; enfin, il n’est pas syndiqué (Noack et Vosko, 2011, cité dans Yerochewski, 2014, p. 55). Au Québec et en Ontario, environ le tiers des emplois est considéré comme précaire. De plus, la précarité des emplois est accompagnée avec le développement d’emplois considérés atypiques, comme les emplois à temps partiel, temporaires, saisonniers, ou encore le travail autonome. Les bons emplois, toutefois, ont tendance à disparaître : « Parallèlement, on assiste à la disparition des bons emplois, soit ceux qui permettaient de progresser avec l’ancienneté, avec de la formation, etc., qui offraient des conditions de rémunération et de travail de qualité, et qui étaient le plus souvent des emplois syndiqués dans les secteurs des biens (fabrication) » (Yerochewski, 2014, p. 67-68). Bref, les conditions d’emploi se détériorent et le pouvoir de négociation des employés aussi, ce qui demeure incohérent, tant au niveau social qu’au niveau économique du marché de l’emploi. De plus, les « marginaux », c’est-à-dire les femmes, les handicapés, les immigrants, les minorités visibles et les autochtones souffrent davantage de la baisse des conditions de travail, étant souvent les cibles de discrimination systémique.

L’auteure avance par la suite que la rupture du compromis fordiste peut expliquer partiellement cette nouvelle situation du travail. Suivant la Deuxième guerre mondiale, « […] des accords internationaux [ont créé] les conditions d’un enchaînement vertueux entre production et consommation de masse, offrant la possibilité aux États-nations de mener des politiques keynésiennes à leur échelle » (Yerochewski, 2014, p. 113). Ce compromis avait pour objectif de sortir le travailleur de la logique du « jour le jour ». Toutefois, durant les années 1970, plusieurs événements ont mis fin, de façon abrupte, au compromis : la crise du choc pétrolier, la montée au pouvoir de différents gouvernements conservateurs et néolibéraux ainsi que la critique de l’État-providence. Les entreprises, depuis, ont développé différentes stratégies afin d’accroître leurs profits tout en réduisant leurs dépenses, notamment en déménageant leurs activités de production ailleurs sur le globe afin de profiter des avantages comparatifs des différents pays. Ils pouvaient ainsi contourner les syndicats nationaux présents et diminuer leurs coûts de production. De plus, ils développèrent une production basée sur le concept économique d’une chaîne de valeur. En fragmentant le processus de production, et en le développant en fonction des différentes réalités nationales, les entreprises développent alors un avantage concurrentiel tout en demeurant moins dépendantes de son processus de production local : à l’époque fordiste, une usine qui produisait l’entièreté d’un bien qui tombait en grève pouvait arrêter totalement la production, alors que la chaîne de valeur demeure plus flexible. Toutefois, le déplacement du processus de production afin d’exploiter les entrants productifs d’une autre nation à moindre coût pourrait être considéré comme du dumping social : un pays vend, en bas du coût social, le travail de sa population, ce qui résulte en un produit moins cher sur le dos de travailleurs qui n’auront pas une redistribution à la hauteur de leur importance dans le processus. Ironiquement, le dumping est interdit par l’OMC, car il s’agit d’une stratégie de concurrence déloyale, c’est-à-dire de vendre à perte un produit afin de détruire la concurrence nationale. Comme l’indique l’auteure :

Le monde a vraiment changé. Les relations entre les êtres humains se sont développées indépendamment des frontières géographiques traditionnelles, comme celles de l’État-nation. Croire que l’on peut arrêter tout cela en menant des politiques de limitation des flux de main-d’oeuvre ne fait que rejeter plus massivement encore dans les filets des trafiquants les femmes et les hommes qui tentent individuellement de s’en sortir et qui s’y voient poussés du fait des rapports inégaux Nord-Sud (et Est-Ouest)

Yerochewski, 2014, p. 141

Comme l’indique l’auteure, il y a une informalisation du travail, où les syndicats ont de la difficulté à intervenir sans avoir l’étiquette d’un autre simple groupe lobbyiste et où ils doivent s’adapter aux nouvelles réalités du travail, notamment en partenariat avec les leaders et groupes communautaires. Pour changer cette métamorphose de la question sociale, l’auteure suggère notamment de développer l’économie solidaire et de repenser la démocratie contemporaine, qui est instrumentalisée au profit d’un marché politique.

Au final, Carole Yerochewski démontre la dégradation du travail et ses impacts sur ses travailleurs, toujours appuyés de statistiques et de chiffres et également au moyen de mises en situation. Son oeuvre semble être cohérente et plus que compatible avec l’ajout de la septième cité telle que décrite par Boltanski et Chiappelo en 1999 : la cité par projets. Inspirés par le contexte de la mondialisation, les auteurs ont ajouté cette cité afin d’expliciter le discours lié à la mondialisation : il devient ainsi normal que les valeurs de référence, selon cette optique, soient le développement des réseaux et la prolifération de projets. L’individu compatible à cette cité doit être flexible, autonome, toujours en constant effort d’amélioration afin d’accroître son employabilité. Son inverse, c’est-à-dire la personne peu flexible, rigide et non polyvalente devient rapidement dépassée. Boltanski et Chiappelo avaient donc imaginé, dans leur oeuvre Le nouvel esprit du capitalisme, ce que le travailleur contemporain doit devenir aujourd’hui. Carole Yerochewski confirme, à travers son propre livre, la réalisation de ce nouveau projet social.