Corps de l’article

Dans ce numéro, la revue Nouvelles pratiques sociales présente des textes qui se relient tous au fil conducteur de la question de l’autonomie et de l’interdépendance. Ce numéro remarquablement cohérent, sur le plan de la problématique qui le traverse, regroupe différents textes dans le cadre de nos rubriques habituelles. L’entrevue inaugure, comme à notre habitude, les réflexions menées dans le numéro — cette fois au travers d’une discussion des enjeux liés aux pratiques participatives, qui ont connu un essor important dans les dernières années. Le dossier thématique, qui contient sept articles, se penche sur l’autonomie dans l’action communautaire. Les responsables de dossier, dans leur texte de présentation, situent le contexte de la problématique soulevée avant de proposer une vue d’ensemble des textes rassemblés. Ils proposent également une Note de recherche, qui présente la démarche à laquelle s’est articulée la constitution du dossier thématique. Les quatre articles de la rubrique Échos de pratique produisent ensuite une résonnance vis-à-vis du dossier, en pensant les enjeux relatifs à l’autonomie dans divers milieux de pratique. Finalement, les cinq articles regroupés dans la rubrique Perspectives permettent de prolonger la réflexion, en se rattachant au fil conducteur qui guide la lecture de ce numéro, de la première à la dernière page.

L’entrevue

L’entrevue de ce numéro s’intitule Légitimité, égalité et finalités : quels projets pour la démocratie participative et l’action communautaire ? Annabelle Berthiaume, candidate au doctorat en travail social (Université McGill), a rencontré la professeure en science politique Laurence Bherer (Université de Montréal) en vue de recueillir son analyse du « virage participatif » : comment peut-on comprendre le développement des pratiques participatives dans la société québécoise actuelle, ainsi que les multiples formes qu’elles prennent ? Dans cette entrevue, Laurence Bherer met en avant que la multiplication des espaces participatifs et leurs usages très divers — de l’entreprise privée à l’action gouvernementale, en passant par les OSBL — amène à « s’interroger sur ce qui est advenu du projet participatif comme projet d’égalité politique ». En ce sens, elle pointe que, face à des démarches qui visent à agir sur « l’acceptabilité sociale » d’un projet (pipeline de Transcanada, par exemple), « l’instrumentalisation de la démocratie participative amène beaucoup de confusion sur l’objectif, entre un outil de relation publique et outil de démocratie participative ». Ainsi, si Laurence Behrer montre que les démarches participatives de type événementielles ne permettent pas une réelle mise en débat des finalités recherchées, ce qui représente une impasse démocratique, d’autres espaces sont davantage porteurs d’autonomie collective. En somme, « l’enjeu de l’impact de la démocratie participative semble se poser avec encore plus d’acuité aujourd’hui » en ce qui concerne les dynamiques émancipatrices dont elle peut être porteuse.

Le dossier thÉmatique

Le dossier thématique de ce numéro, qui a été coordonné par Louis Gaudreau, Michel Parazelli et Audréanne Campeau s’articule autour d’un questionnement sur le mouvement communautaire québécois — L’action communautaire : quelle autonomie ? Pour qui ? Cette dernière se voit en effet affectée par un contexte de transformation des politiques sociales et de santé marqué par le virage de la nouvelle gestion publique : la volonté d’« activer » les dépenses étatiques liées au système de protection et de solidarité sociales, tel qu’établi dans la seconde moitié du 20e siècle, conduit à « déléguer aux organismes communautaires la prise en charge de services à la population et par conséquent à interférer dans le choix de leurs orientations et activités », comme le soulignent les responsables du dossier. Face à ces reconfigurations, comment peut-on penser la question de l’autonomie, aux différents niveaux où elle se pose ? Les sept articles de ce dossier examinent cet enjeu à partir d’angles multiples, en explorant les conditions de l’exercice d’une agentivité des destinataires, au sein de l’intervention, mais aussi celle d’une autonomie collective. Les divers contextes où s’expérimentent des processus d’autonomisation, dans ce dossier, traduisent à la fois les difficultés et les opportunités de leur développement. Chacun à leur manière, ces textes viennent également interroger la conception individuelle de l’autonomie portée par la rationalité de l’homo economicus, pour mettre en lumière son rapport dialectique à l’interdépendance.

Les articles en Échos de pratique

Le premier article a été écrit par Jean-François Plouffe, qui est chargé des dossiers de défense collective de droits et responsable des communications au sein de l’organisme Action autonomie. Avec le titre Défense de droits en santé mentale : un organisme communautaire autonome en solidarité avec des personnes maintenues dans la dépendance, cet article commence tout d’abord par situer les grands principes qui orientent les interventions d’Action autonomie. Le texte présente ensuite les sujets sur lesquels l’organisme travaille, dans une visée d’autonomisation des personnes. En particulier, l’auteur développe une critique de l’approche biomédicale, en énonçant qu’elle produit une « tendance au surdiagnostic et à la surmédication qui laissent peu de place à la liberté et à l’autonomie des personnes ». Il discute également les dynamiques de stigmatisation à l’oeuvre et dénonce des atteintes aux droits des personnes dans le cadre de mesures de garde en établissement et d’autorisation judiciaire de soins.

Le deuxième texte en Échos de pratique s’intitule Nouvelle philanthropie et localisation de la lutte contre la pauvreté : quel impact sur l’autonomie ? Rédigé par Marie-Chantal Locas, agente d’analyse de formation et de liaison au sein du Regroupement intersectoriel des organismes communautaires de Montréal (RIOCM), cet article propose une analyse des enjeux soulevés par l’intervention de grandes fondations telles que Centraide, ou la Fondation André et Lucie Chagnon, dans le domaine de la lutte contre la pauvreté. En premier lieu, l’auteure met en avant que l’approche territoriale intégrée actuellement prônée par l’État québécois conduit à « renvoyer vers les communautés locales la responsabilité de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale en accordant une place grandissante à l’entreprise privée, à la philanthropie et aux organismes communautaires ». L’article discute plus particulièrement le Projet d’impact collectif développé par Centraide et les actions de la Fondation Chagnon, en mettant en avant que l’action locale concertée ou encore le fait d’inciter les individus à modifier leur conduite ne permet pas d’agir sur les facteurs structurels de la pauvreté. Or, il est argumenté que la redistribution des richesses, associée à des politiques sociales ambitieuses et des services publics de qualité, est la mesure la plus efficace dans l’action contre la pauvreté et les inégalités. Finalement, l’auteure discute les effets de l’approche territoriale intégrée sur l’autonomie des personnes et des groupes.

Le troisième texte a été écrit par Céline Métivier, agente de recherche au Réseau québécois de l’action communautaire autonome, et discute L’autonomie : un principe au coeur de l’identité du mouvement d’action communautaire autonome. Cet article commence par situer ce mouvement dans un héritage des comités de citoyens et citoyennes des quartiers urbains défavorisés des années 1960 qui, « s’éloignant de la tradition des activités charitables et de l’aide bénévole gravitant autour de l’Église, misaient plutôt sur la participation et l’action collective pour revendiquer de meilleures conditions de vie ». L’historique se poursuit en relevant que, dès la fin des années 80, la Coalition des organismes communautaires du Québec dénonce « le resserrement des normes administratives, le maintien de la précarité financière des groupes et la soumission des organismes au modèle de gestion technocratique ». La décennie suivante est alors le théâtre de revendications et consultations qui aboutissent à l’adoption de la politique gouvernementale L’action communautaire : une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec, en 2001. Bien que l’autonomie du milieu communautaire y soit formellement reconnue, l’article montre que celle-ci reste une revendication, jusqu’à ce jour.

Le dernier texte de la rubrique Échos de pratique s’intitule Le secteur de la lutte au décrochage entre besoin de reconnaissance et autonomie. Il a été rédigé par Marie-Ève Carpentier, responsable de la vie associative et des communications au Regroupement des organismes communautaires québécois de lutte au décrochage (ROCLD). Elle y discute les enjeux de l’autonomie pour les organismes rattachés à ce regroupement. L’autonomie apparaît ainsi comme un élément majeur de leur identité, au plan organisationnel, face aux structures étatiques et aux initiatives privées. Toutefois, l’action de ces organismes s’inscrit dans une situation de précarité, quant à leur financement, qui ne favorise pas leur autonomie. L’auteure montre que le temps et l’énergie consacrés aux campagnes de financement, tout comme la nécessité de se conformer aux attentes des bailleurs de fonds et partenaires privilégiés, représentent en effet des obstacles organisationnels au développement d’un projet d’organisme déterminé à partir de l’analyse des besoins de son milieu d’action. En ce qui concerne l’autonomie des jeunes qui fréquentent les organismes, il est mis de l’avant qu’elle « semble de plus en plus mise à mal par le besoin de reconnaissance des groupes face au milieu scolaire, et plus largement, au gouvernement, aux bailleurs de fonds et à la population, qui se traduit par l’adoption du discours de l’expertise ». L’auteure conclut que cette autonomie, en étant « le plus souvent implicitement liée aux visées d’intégration et d’adaptation, est donc partielle et partiale ».

LA Note de recherche

Cette note de recherche a été rédigée par Michel Parazelli et Louis Gaudreau, tous deux professeurs à l’école de travail social de l’UQAM, et Audréanne Campeau, étudiante à la maîtrise en travail social de l’UQAM. Les responsables de dossier présentent, dans ce texte intitulé L’autonomie des destinataires de l’action communautaire : faits saillants d’une recherche collaborative, la démarche qu’ils ont réalisé avec différents regroupements et organisations engagés dans l’action communautaire. Cette démarche, qui s’est articulée à la constitution du dossier thématique, a consisté à mener une réflexion collective autour des questionnements suivants : « en quoi consiste l’autonomie des destinataires de l’action communautaire » et « quels rapports politiques les groupes entretiennent-ils avec leurs destinataires en regard de l’autonomie et quelles sont les conséquences pouvant découler de l’adhésion à l’une ou l’autre des conceptions de l’autonomie ? » Dans le cadre de cette démarche, trois conceptions idéales-typiques des pratiques se reliant à l’enjeu d’autonomie ont été identifiées. Ce modèle a ensuite été mobilisé dans l’analyse d’entrevues réalisées auprès de responsables et de destinataires d’organismes communautaires. Les principaux constats qui se dégagent de cette analyse sont présentés, en vue d’alimenter une réflexion sur les pratiques se reliant à une visée d’autonomie.

Les articles en Perspectives

Le premier texte de la rubrique Perspectives est le fruit d’une collaboration entre quatre membres de l’École de service social de l’Université Laval : Geneviève Lessard, professeure, Pamela Alvarez-Lizotte candidate à la maîtrise, Anne-Sophie Germain, candidate au doctorat, Pierre Turcotte, professeur, équipe à laquelle s’est jointe Marie-Eve Drouin, professionnelle de recherche au CRI-VIFF. Il a pour titre Défis et conditions de réussite d’une pratique concertée en violence conjugale et maltraitance envers les enfants. Cet article rend compte d’une démarche de recherche-action au cours de laquelle un modèle de concertation novateur a été expérimenté avec des intervenant.e.s travaillant dans de multiples organismes impliqués dans l’intervention relative aux violences familiales. Il porte plus spécifiquement sur les défis associés à la concertation et sur les conditions pouvant permettre de les relever. Les principaux défis relevés tiennent à l’inégalité dans les rapports de pouvoir, au temps exigé par la concertation ainsi qu’au besoin d’expertises multiples. Du côté des avenues permettant de dépasser certaines difficultés rencontrées, cette recherche-action permet d’identifier l’importance du dialogue entre acteurs, dans une logique de complémentarité qui est soutenue par une clarification des objectifs communs et des rôles de chacun. D’autre part, il appert des résultats présentés que l’animation joue un rôle-clé dans les dynamiques de concertation, afin que l’interdépendance des partenaires y soit mobilisée comme une force plus qu’une contrainte.

Le second texte est proposé par Aude Kerivel, membre de l’équipe de recherche INSIDE (Integrative Research Unit on Social and Individual Development), à l’Université du Luxembourg, et Thibault Danteur, de l’équipe ETIcS (Expertise, transfert, ingénierie et connaissance sociale – laboratoire CITERES), à l’Université François Rabelais de Tours. Intitulé À l’école des « capés », Stigmate et défaut de pouvoir aux sources du sentiment de violence en Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP), il se penche sur les vécus des différents acteurs d’Instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques qui, en France, accueillent des enfants exclus du système éducatif traditionnel en raison de « troubles du comportement ». L’article met en avant que ces acteurs, des enfants accueillis aux intervenant.e.s en passant par les parents éprouvent tous, à quelque degré, le sentiment d’être maltraités, ou impuissants, dans leur vie quotidienne. Se dessine ainsi un « point de convergence entre le processus de stigmatisation vécu par les accueillis et leurs familles, et le défaut de pouvoir exprimé par les professionnels », au-delà des places et rôles respectifs de ces différents acteurs. Partant de ce constat, le texte en conclut que « la variété des sentiments d’impuissance constitue bien un premier résultat fondamental qui permet de mieux envisager d’éventuelles pistes visant à réduire la violence symbolique générée par ces institutions ».

Le troisième article publié dans la rubrique Perspectives fait état des résultats d’une recherche menée par Mircea Vultur, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique, en collaboration avec Jean Bernier, professeur, et Marie-France Richard, candidate à la maîtrise, tous deux membres du Département des relations industrielles de l’Université Laval. Avec le titre Les jeunes Québécois en processus d’insertion professionnelle : quel est le rôle des agences de travail temporaire dans leur parcours sur le marché du travail ?, ce texte identifie différentes catégories de jeunes qui font appel à des agences de travail temporaire, ainsi que le rôle de ces agences dans leur parcours d’accès à l’emploi. La typologie proposée illustre des modes de recours diversifiés aux agences, selon le profil des jeunes qui y font appel — jeunes immigrant.e.s, étudiant.e.s, jeunes ayant décroché au secondaire, etc. L’article met ainsi en avant que « les agences sont, de ce point de vue, des éléments d’utilisation stratégiques dans le processus d’insertion professionnelle, mais elles représentent surtout des “opportunités” pour les jeunes en processus d’insertion sur un marché du travail incertain ». Le recours aux agences de travail temporaire peut donc être mobilisé dans la quête d’autonomie de ces jeunes, en lien avec leurs projets de vie ou la recherche d’indépendance financière, dans le contexte d’un marché de l’emploi précarisé.

Le quatrième article, intitulé L’interdépendance dans la recherche partenariale, est cosigné par Anne-Marie Nolet, candidate au doctorat, et Marie-Marthe Cousineau, professeure, toutes deux membres de l’École de criminologie de l’Université de Montréal, ainsi que Josiane Maheu et Lise Gervais, coordonnatrices à Relais-femmes. Ce texte vise à « comprendre le développement de l’équipe étudiée à travers le concept d’interdépendance, défini comme une valorisation mutuelle des ressources des membres de l’équipe ». Dans un premier temps, l’article discute la place centrale de la négociation, dans la relation partenariale, concernant les actions qui y sont menées. Par ailleurs, l’importance de la définition commune des règles qui encadrent le partenariat est soulignée, tout comme dans le texte de Lessard et ses collaborateurs. Les résultats de recherche mettent en évidence « comment, en contexte partenarial, l’interdépendance doit être négociée en continu pour que chaque partie puisse avoir accès aux retours sociaux dont elle a besoin dans le cadre de ses activités professionnelles ». Ici encore, la pertinence d’une ressource qui assure une régulation indépendante des négociations entre les différents partenaires est mise en lumière.

Le dernier texte du numéro a été rédigé par François Bolduc, professeur au Département des relations industrielles de l’Université Laval. Il a pour titre La perception qu’ont les gestionnaires de CSSS des rapports entre les dimensions santé et services sociaux de leur établissement, et prend appui sur une démarche de recherche qui s’est intéressée à la perception des gestionnaires, cadres intermédiaires et directeurs de CSSS concernant les rapports de pouvoir qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Les entrevues menées dans le cadre de cette recherche montrent quels sont les mécanismes qui conduisent à ce que « les différents établissements fusionnés ne [soient] pas sur un pied d’égalité pour défendre leur accès aux ressources organisationnelles ou leur vision des priorités ». On comprend ainsi comment le rapport de force des établissements de santé, vis-à-vis de ressources d’hébergement ou à vocation plus préventive, a pu être amplifié par les fusions qui ont eu lieu dans le système de santé et de services sociaux québécois, dans les dernières années. En conclusion, l’auteur indique que « l’apport original de cet article nous paraît être l’identification du rôle déterminant des gestionnaires responsables des secteurs administratifs et techniques dans les rapports de pouvoir entre les dimensions santé et services sociaux ». En lien avec la thématique de ce numéro, on peut noter que l’interdépendance des établissements et de leurs intervenant.e.s apparaît en creux des jeux d’influence exercés par leurs gestionnaires, en vue d’atteindre les objectifs propres au mandat de leurs institutions ou, de façon plus hétéronome, les cibles fixées au niveau ministériel.

Bonne lecture !