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Introduction

Le contenu de cet article porte sur les résultats de deux recherches qualitatives exploratoires (Desgagnés et al., 2016 ; Gaudreau et al., 2015) menées en Chaudière-Appalaches dans les municipalités régionales de comté (MRC) de Lotbinière et des Etchemins. Ces deux projets ont été réalisés par des chercheur.e.s d’un collectif de recherche sur la pauvreté en milieu rural de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), en collaboration avec un partenaire terrain présent dans chacune des MRC, soit le Groupe de réflexion et d’action contre la pauvreté (GRAP)[1].

Au coeur de ces deux projets se retrouvent trois concepts indissociables les uns des autres, soit la pauvreté, l’intervention sociale et la ruralité. La pauvreté y est définie comme « une condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique et pour favoriser son intégration et son inclusion active dans la société […] (Québec, 2002). L’intervention sociale est vue comme étant une action individuelle, familiale, de groupe ou collective, menée par des acteurs des réseaux public et communautaire visant à minimiser ou éradiquer les conditions sociales indésirables et à maximiser les conditions idéales au bien-être et à la dignité de ces populations (Gaudreau et al., 2015)[2]. Quant au concept de ruralité, c’est la définition recommandée par Statistique Canada qui a été adoptée, soit celle de municipalités de moins de 10 000 habitants (Canada, 2001). Notons ici qu’aux fins de la recherche, la ruralité a été considérée à la fois comme étant un élément de contexte dans lequel s’inscrit l’intervention sociale, ainsi que comme un thème particulier qui a été abordé dans les groupes de discussion.

La revue de littérature ayant précédé ces recherches fait état du peu d’études portant à la fois sur l’intervention sociale, la pauvreté et la ruralité (Gaudreau et al., 2015)[3]. Lorsque l’intervention sociale en milieu rural fait l’objet d’études, on n’y aborde pas ou peu la question de la pauvreté. On y examine le point de vue d’intervenant.e.s ou alors le portrait culturel, les conditions et la qualité de vie des populations rurales affectant l’intervention (Clément et al., 2002 ; Collier, 2006 ; Doucet et al., 2013 ; Dugré, 2013 ; Green, 2003 ; Halseth et Ryser, 2010 ; Mackie, 2012 ; Pagès, 2011 ; Riebschleger, 2007 ; Roy et Tremblay, 2012).

C’est au regard de cet état des connaissances que les deux projets de recherche visaient à comprendre les enjeux de l’intervention sociale en contexte de ruralité, mais sous un angle particulier, soit à partir des perspectives croisées de personnes en situation de pauvreté, désignées dans notre projet comme des expert.e.s du vécu (EV), et d’intervenants sociaux d’organismes du réseau communautaire (RC) et d’établissements du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) du territoire, identifiés comme expert.e.s de la pratique (EP). Quatre objectifs spécifiques étaient poursuivis par ces deux projets : 1) dégager les perceptions des EV et celles des EP sur les problèmes rencontrés dans l’intervention et les stratégies déployées pour y faire face ; 2) mieux comprendre l’interaction entre les EV et les EP ; 3) identifier les éléments d’intervention favorisant le respect, la dignité et la prise de pouvoir des EV sur leur vie personnelle et celles ayant un impact sur leurs conditions de vie ; et enfin 4) explorer les particularités de l’intervention sociale en contexte de ruralité.

Dans le cadre du présent article, nous aborderons, dans un premier temps, l’univers théorique et la méthodologie utilisés pour mener à bien les deux recherches, rappelons-le, de nature exploratoire. Dans un deuxième temps, nous présenterons les résultats de l’analyse des données recueillies mises en perspective à partir de notre univers théorique, puis, en conclusion, nous ferons état des principaux apprentissages réalisés et des pistes de recherche à explorer.

Univers thÉorique et mÉthodologie

Notre univers théorique

Selon Paillé et Mucchielli, le « rapport aux théories, et au théorique en général, est un point sensible en analyse qualitative » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 69). Pour ces deux auteurs, l’analyse qualitative est un processus complexe qui ne cherche pas à vérifier des théories, mais plutôt « à porter un matériau qualitatif dense et plus ou moins explicite à un niveau de compréhension ou de théorisation satisfaisant » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 23). Dans un souci de respect du caractère inductif de la recherche qualitative et de la complexité de celle-ci sur le terrain, Paillé et Mucchielli proposent au chercheur de résoudre « une équation intellectuelle » c’est-à-dire une démarche permettant de présenter son univers théorique interprétatif du matériau qualitatif plutôt que d’utiliser un « cadre théorique » devant impérativement guider la recherche. Le chercheur en recherche qualitative est donc invité à présenter sa posture c’est-à-dire « l’ensemble des éléments d’ordre théorique (dans son sens large) entourant la situation d’enquête et mis à contribution à des degrés divers en vue de la délimitation, de l’examen et de la conceptualisation de l’objet d’analyse » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 83). À cet égard, la posture interprétative des auteur.e.s du présent article puise sa source dans le croisement de deux perspectives théoriques.

La première perspective est celle du paradigme écologique du travail social de Guy Bilodeau (2005) selon laquelle le travail social est une profession produisant des interférences et des connexions dans le tissu social des personnes et des environnements. Au coeur de ce paradigme, il y a d’abord les personnes avec lesquelles les travailleuses et les travailleurs sociaux interagissent dans leur pratique : des personnes dont le présent social est le produit d’un parcours historique particulier. Pour Bilodeau, trois éléments caractérisent ce présent social : les conditions objectives (travail, habitation, etc.), les logiques endogènes (vécu subjectif) et les transactions sociales (soit la multitude d’activités et d’échanges entre les personnes et leurs environnements). De plus, pour Bilodeau, le parcours des personnes avec lesquelles les travailleuses et les travailleurs sociaux interagissent dans leur pratique ne peut être compris qu’en lien avec leurs environnements économique, politique et idéologique) et celui de leurs réseaux d’appartenance (réseaux secondaires formels et non formels et réseaux marchands). Enfin, mentionnons que pour cet auteur les personnes et leurs environnements sont des transacteurs parce qu’ils sont tous deux dans des positions à la fois d’être influencés et d’influencer.

La deuxième perspective théorique est celle de l’interactionnisme symbolique dans sa variante née de L’École de Chicago depuis le pragmatisme philosophique de John Dewey[4], la théorie du label ou de l’étiquetage de Becker et Goffman, en passant par la théorie du « sale boulot » de Hughes et de la théorisation ancrée de Strauss. (Le Breton, 2012). L’interactionnisme symbolique renvoie donc ici à deux principes majeurs : l’importance des interactions pour étudier les mécanismes et les processus et l’hypothèse selon laquelle toute connaissance sociale possède un caractère construit ou construisant résultant de ces interactions (Berger et Luckmann, 1996). Corollaire à ce double principe, nous retenons de cette perspective théorique deux autres éléments que sont la dimension symbolique que les deux groupes d’experts accordent à leurs conduites quand ils entrent en interaction, et la croyance en la capacité réflexive que chacun de ces groupes a au cours des différentes transactions sociales qui donnent du sens à l’intervention sociale. Le choix de la perspective de l’interactionnisme symbolique pour comprendre l’intervention sociale en contexte de ruralité repose donc sur la prémisse que les acteurs impliqués dans le processus ne subissent pas les contraintes de ladite intervention. Au contraire, ils la produisent par leurs interactions, et donnent du sens à leurs actions et à leurs postures (interprétation). L’environnement dans lequel se construisent ces interactions devient ainsi une catégorie d’observation et d’analyse incontournable.

La méthodologie

Les deux projets de recherche exploratoires à la base de cet article ont également été inspirés par une troisième perspective théorique, soit celle de la conscientisation (Ampleman et al., 2012 ; Ampleman et al., 1983) : une théorie critique dont l’une des dimensions fondamentales est de favoriser la prise de parole des personnes appartenant à des groupes opprimés. C’est cette perspective qui, sur le plan méthodologique, nous a conduits à privilégier un devis de recherche-action participative se situant dans la tradition scientifique de « celle où des non expert.e.s scientifiques sont considéré.e.s comme des chercheur.e.s à part entière, aptes à produire rigoureusement des connaissances “scientifiques”, afin d’agir, dans une perspective de droit et de justice sociale, sur les structures perpétuant les inégalités sociales et l’asservissement » (Gélineau, 2012).

La démarche de recherche privilégiée dans les deux projets de recherche exploratoires a donc été pensée pour intégrer la dimension participative. C’est ainsi que, dès le départ, et ce pour chacun des terrains, un Comité local de recherche (CLR) composé d’EV et d’EP issu.e.s des GRAP partenaires, ainsi que de chercheur.e.s de l’équipe a été mis sur pied afin d’agir comme comité consultatif tout au long du processus de recherche, notamment pour le recrutement des participant.e.s, l’élaboration des instruments de collecte des données, l’animation d’entretiens non mixtes et d’un croisement de savoirs, l’analyse de contenu des entrevues et l’élaboration des outils de diffusion des résultats de la recherche.

Les questions et les objectifs des recherches visant une compréhension fine de leur objet, une approche qualitative a été privilégiée. Plus précisément, nous nous sommes inspirés de l’approche méthodologique développée par ATD Quart Monde (Bernia et Groupe de recherche Quart monde-université, 1999) en termes de croisement de savoirs et d’une adaptation de celle-ci au contexte québécois (PSFL et Gélineau, 2011). Un croisement de savoirs consiste à mettre en dialogue différents types de connaissances considérées sur un même pied d’égalité. Dans cette perspective de regards croisés, par l’entremise de nos partenaires de recherche, 20 EV ont été recruté.e.s (11 pour Lotbinière et neuf pour les Etchemins) ainsi que 20 EP (11 pour Lotbinière et neuf pour les Etchemins) provenant du réseau de la santé et des services sociaux et du réseau communautaire[5].

Pour chacun des projets de recherche, la démarche de collecte des données et d’analyse s’est déroulée en six étapes : 1) la réalisation d’entretiens collectifs non mixtes avec chacun des groupes d’expert.e.s à partir de l’outil du photolangage où chacun des participant.e.s était invité à partager deux expériences, l’une positive et l’autre difficile, d’intervention sociale ; 2) la production d’une première analyse du contenu[6] de ces entretiens par l’équipe de chercheur.e.s ; 3) la présentation des résultats de cette première analyse au CLR de chacun des projets afin de dégager les thèmes de discussion du croisement de savoirs ; 4) la tenue d’une rencontre de croisement de savoirs c’est-à-dire d’un entretien collectif réunissant les deux types d’expert.e.s, favorisant ainsi une analyse collective ; 5) la production, par l’équipe de chercheur.e.s, d’une analyse de contenu du croisement de savoirs et enfin, 6) la diffusion des résultats.

principaux rÉsultats issus de l’analyse

Avant de présenter les principaux résultats issus des deux projets de recherche exploratoires, nous tenons à mentionner ici que ceux présentés ci-après sont issus d’un double processus d’analyse : d’abord d’une analyse de contenu classique par catégorie (L’Écuyer, 1987), puis, d’une mise en perspective de cette analyse de contenu à la lumière des deux perspectives théoriques présentées précédemment. Il s’agit donc ici de résultats découlant d’une analyse de type « logique inductive modérée » selon la typologie de Karsenti et Savoie-Zajc (2000).

L’univers de l’intervention sociale : une réalité complexe et multidimensionnelle[7]

L’un des premiers résultats issus de l’analyse a permis de caractériser l’intervention sociale en contexte de pauvreté et en milieu rural comme un univers complexe, constitué de cinq dimensions, que nous avons schématisé dans la figure 1 ci-après.

Figure 1

L’univers de l’intervention sociale : multidimensionnel et complexe

L’univers de l’intervention sociale : multidimensionnel et complexe

-> Voir la liste des figures

Dans le cadre de cet article, parmi les cinq dimensions ayant émergé de l’analyse, quatre seront explorées : la dimension politique, sous l’angle des logiques organisationnelles de chacun des réseaux où s’exerce l’intervention sociale, la dimension idéologique ou celle des facteurs culturels et subjectifs, la dimension interactionnelle, plus particulièrement celle des perceptions respectives des deux types d’acteurs (représentée par l’encadré au centre de la figure) et la dimension de la ruralité. Concernant la cinquième dimension, soit la dimension économique, nous avons choisi de ne pas l’aborder dans le cadre de cet article parce que celle-ci n’a pas fait l’objet de beaucoup d’échanges et de préoccupations par les deux groupes d’expert.e.s rencontré.e.s lors des croisements de savoir.

La dimension politique : les logiques organisationnelles

De nos recherches sur le terrain, la dimension des logiques organisationnelles a été abordée avec plus d’intensité par les expert.e.s de la pratique et du vécu du territoire de l’une des deux MRC, soit celle de Lotbinière. Selon les EV, l’accessibilité aux services et programmes du réseau public de la santé et des services sociaux est considérée difficile en raison de l’un ou l’autre des motifs suivants : une non-connaissance de l’existence de ces services ou programmes, la présence de systèmes d’appels automatisés, un délai d’attente trop long entre la demande d’aide et la réponse à celle-ci en raison de l’existence d’une longue liste d’attente, des critères d’admissibilité restrictifs pour l’accès à certains programmes, une durée trop courte des interventions et la discontinuité des services. Concernant cette discontinuité des services, l’un.e des EV déclare : « … on a le CRDI, le CSSS, qui sont toujours en épisodes de services, ce qui veut dire qu’à tout bout de champ, selon leur bon vouloir, ferment le dossier ». Un.e autre déclare ceci : « … ils te mettent dans un dossier, tu rentres, mais un coup que tu es fini.e, tu ressors, il faut que tu recommences encore… ».

Pour les EP du RSSS rencontrés, les facteurs organisationnels affectent réellement leur capacité d’intervention pour répondre aux besoins des personnes. Sont davantage relevées des contraintes découlant de la nouvelle gestion publique (NGP) implantée au sein de leur organisation et de la diminution des budgets accordés aux services sociaux décrétés d’année en année par des gouvernements sous influence néolibérale. Les principales contraintes mentionnées par les EP du RSSS découlant de ces facteurs sur l’intervention sociale sont : au nom de la performance, avoir à intervenir plus rapidement et en peu de temps afin de répondre au plus grand nombre possible de clients ; être limité à un certain nombre de rencontres dans l’accompagnement des personnes ; ne plus être en mesure de se déplacer sur le territoire afin d’intervenir dans l’environnement de la personne ; avoir de moins en moins d’autonomie professionnelle en raison d’une taylorisation de plus en plus grande des pratiques d’intervention ; à des fins de reddition de comptes, avoir à produire constamment des statistiques pour chacune des interventions, et, ne pas être en mesure de développer des pratiques novatrices.

Mentionnons enfin que les EP du réseau communautaire ont abordé également cette dimension politique des facteurs structurels et organisationnels nuisibles à l’intervention sociale. Sur ce plan, le principal facteur structurel mentionné est celui du sous-financement et de ses conséquences, soit : entraîner un roulement constant du personnel, le recours à des programmes ponctuels ne permettant pas toujours d’assurer une pérennité des services offerts et, enfin, un plafonnement ou une réduction des services.

La dimension idéologique : les facteurs culturels et subjectifs

Dans le cadre des deux recherches, la dimension idéologique, notamment des facteurs subjectifs et culturels, a été développée principalement par les EV. Pour ces personnes, au moment d’une demande d’aide, on se sent épuisé.e physiquement, moralement et psychologiquement. Une situation qualifiée par l’usage des termes suivants : « être en crise », « être décalissé.e de la vie », « être pour tout brûler » ou « être rendu.e au bout ». Cela, en raison d’un parcours de vie marqué, soit par un passé familial douloureux (ex. violence, abandon) ; soit par un parcours personnel difficile (quitter l’école très jeune pour travailler, se retrouver monoparentale après une séparation, tomber malade à cause d’un travail, être hospitalisé.e pour un problème de santé mentale) ; ou soit par le rejet dans ses relations sociales (par de l’intimidation, des préjugés, de l’étiquetage, du commérage et du sexisme). Cela revient à dire qu’au moment d’une demande d’aide, on se sent impuissant, accablé et honteux. D’autre part, trouver les bons mots pour nommer précisément son besoin ou sa demande n’est pas une tâche facile parce que beaucoup de choses sont nouées ou imbriquées les unes dans les autres. Enfin, certain.e.s EV ont mentionné être méfiant.e.s au moment d’une demande d’aide soit en raison de mauvaises expériences antérieures d’intervention sociale, soit par peur que la confidentialité ne soit pas respectée ou encore, dans la situation où on est parent d’enfants, avoir peur de perdre la garde de son enfant sur la base de l’obligation de la Loi de la protection de la jeunesse de signaler toute situation de négligence parentale.

Un autre facteur culturel ayant été abordé principalement dans l’échange entre les EV et les EP des Etchemins au moment du croisement de savoirs concerne le rôle de la culture de l’oralité et des référent.e.s dans la transmission de l’information sur les organismes, les services et programmes existants en intervention sociale. Selon un.e expert.e de la pratique, beaucoup de personnes qui font une demande d’aide ne savent ni lire ni écrire :

[…] il y a aussi beaucoup de clients qui ne savent pas lire. Moi, je le vois chez nous. Lorsqu’on offre un service à la clientèle ou une activité spéciale, si on met un petit mot dans la boîte ou un petit mot au tableau, les gens ne regardent simplement pas. Il faut absolument le dire directement aux gens pour qu’ils le sachent.

Pour surmonter l’obstacle de la communication écrite, le bouche-à-oreille devient alors une stratégie incontournable pour faire connaître les activités, les services ou les programmes offerts sur le territoire. Dans cette culture de l’oralité, le rôle joué par les « référent.e.s » du milieu, soit les personnes qui ont une bonne connaissance des programmes et des services d’intervention sociale, et qui sont présentes dans les espaces fréquentés par les populations en demande d’aide, notamment dans le réseau des organismes communautaires, devient alors essentiel.

La dimension interactionnelle

Une troisième dimension ayant émergé de l’analyse est la dimension interactionnelle, soit l’interaction entre les EV et les EP au moment de l’intervention sociale. Les résultats ont permis d’identifier deux éléments pouvant influencer cette interaction ainsi que le succès ou non d’une intervention : soit l’existence d’une logique des perceptions différenciées de la réalité sociale ou d’un problème social entre les EV et les EP ainsi que l’influence des attitudes des uns et des autres pendant que se déroule l’intervention sociale.

La logique des perceptions différenciées

Notre choix méthodologique de croiser le regard des EV et EP à partir de thèmes privilégiés par les CLR de chaque MRC[8] a permis de constater que, en règle générale, au début de l’intervention sociale, il existe une perception différenciée des situations et des problématiques entre les deux groupes d’expert.e.s. Les propos suivants, tenus par les EV au moment de l’un des croisements de savoirs, illustrent bien cet enjeu :

Les intervenants, ici, ils comprennent ce qu’on a, ce qu’on a vécu, mais il y en a qui ne comprennent pas. Je ne veux pas dire ici, là. Moi, j’ai eu affaire à du monde, pis je leur disais quelque chose et ça leur passait au-dessus de la tête. Comme ici, tous les intervenants, c’est comme une famille pour moi. Ils comprennent ce que j’ai. Ils ne t’abaissent pas, ils te remontent.

[…] les intervenants, eux autres aussi, ont des difficultés à […] se mettre à la place de nous autres, là. Ça, ce n’est pas toujours évident pour l’intervenant de savoir […] ce qui se passe […] en toi. Il y a des cas, c’est difficile pour eux autres.

L’influence des attitudes des uns et des autres

Si la logique des perceptions différenciées est un élément qui influence l’intervention sociale, celle du rôle des attitudes des uns et des autres est également un élément qui peut contribuer ou non à la réussite de l’intervention sociale. La parole recueillie le confirme.

Pour les EV, certaines attitudes adoptées par les EP ont été considérées comme aidantes ; par exemple : le respect, l’humilité, l’accueil, l’écoute, la bonne humeur, le respect du rythme de la personne et la disponibilité. Certaines pratiques d’intervention basées sur la référence et l’orientation, le recours à une approche égalitaire, la collaboration avec les partenaires du milieu et la continuité dans le suivi, ont également été jugées aidantes. Par contre, pour les EV, les attitudes suivantes rencontrées chez certain.e.s EP ont été considérées comme nuisibles : l’indifférence, la froideur, le paternalisme et la rigidité. Certain.e.s des EV ont mentionné aussi l’abus de pouvoir, la non-reconnaissance de la problématique et le non-respect de la confidentialité comme étant des attitudes néfastes rencontrées en intervention.

Si les attitudes des EP peuvent être facilitantes ou, a contrario, nuisibles à l’intervention, celles des personnes en demande d’aide influencent également la réussite ou l’échec d’une intervention. Une personne qui veut se reprendre en main ou manifeste une volonté de changement, qui est prête à entendre de nouvelles choses, à prendre la fenêtre d’opportunités ou accepte le défi de « gravir la montagne » et, enfin, qui se mobilise, participe, s’active et progresse sont toutes des attitudes et des comportements qui, selon les EP, contribuent à la réussite de la démarche d’intervention sociale. Par contre, une personne qui est sur la défensive, non volontaire ou qui perd sa motivation, qui perçoit l’expert.e de la pratique comme un sauveur, qui s’éparpille ou retombe dans ses vieilles habitudes, qui ne se met pas en mouvement ou ne reprend pas son pouvoir, qui ne parvient pas à surmonter son sentiment d’impuissance ou de frustration ou à se libérer d’une certaine culture de la pauvreté ou de la pauvreté intergénérationnelle, sont des attitudes ou des comportements qui sont jugés nuisibles au processus d’intervention par les EP.

Enfin, tant pour les EV que pour les EP, certaines attitudes ou comportements sont jugés comme favorisant le respect et la dignité des personnes. Pour les EV, une intervention sociale est considérée respectueuse et digne lorsqu’on est accueilli, écouté et traité chaleureusement ; pas jugé ni pris en pitié, mais traité d’égal à égal (ne pas se faire dire quoi faire) ; impliqué et accompagné dans le processus d’intervention et que, tout au long de celui-ci, la confiance est encouragée, le droit à la confidentialité est respecté en tout temps, et est reconnue l’incompatibilité des personnalités ou des humeurs entre EV et EP. Pour ces dernier.e.s, une intervention sociale favorable au respect et à la dignité des personnes, c’est une intervention qui ne stigmatise pas, qui prend le temps nécessaire, qui fait confiance, qui mise sur les forces, notamment reconnaître les petits pas réalisés, qui n’adapte pas la personne aux services et qui nécessite de faire autrement ou de modifier son approche face à une difficulté.

La dimension de la ruralité

L’un des quatre objectifs de notre recherche était d’explorer les particularités de l’intervention sociale en contexte de ruralité. Les projets de recherche réalisés ont permis d’identifier quatre particularités, dont trois étaient convergentes et l’une spécifique à un milieu.

Les particularités convergentes

Dans les deux territoires de la région de la Chaudière-Appalaches (la MRC de Lotbinière et celle des Etchemins), les trois particularités suivantes ont été relevées comme étant des éléments ayant une influence sur l’intervention sociale : la mobilité et le transport, l’anonymat et le type de déploiement des services, le déploiement des programmes et des organismes communautaires sur le territoire.

En ce qui concerne la première particularité, en l’occurrence la mobilité et le transport, vivre en contexte de ruralité, c’est vivre sur un vaste territoire composé de plusieurs petites municipalités (18 à Lotbinière et 13 aux Etchemins) et de populations variant entre 494 personnes pour la plus petite municipalité et 5 458 pour la plus grande dans Lotbinière et entre 370 personnes et 3 896 dans les Etchemins. Dans un tel contexte, les possibilités d’intervention sociale offertes tant dans le réseau public qu’au sein des organismes communautaires nécessitent souvent des déplacements d’une municipalité à une autre ou encore vers les grands centres urbains de Lévis et de Québec pour certains services spécialisés, notamment en médecine ou en psychiatrie.

Pour les EV, cette mobilité par l’accès au transport déterminera pour plusieurs le recours ou non à un service ou à un programme. Pour ceux et celles qui possèdent une voiture, faire une demande d’aide signifie parfois avoir à choisir entre payer l’essence ou la nourriture. Pour les citoyen.ne.s ne possédant pas d’automobile, il existe bien un système de transport collectif. Toutefois celui-ci nécessite de prévoir à l’avance ses déplacements selon une plage horaire limitée à certains jours de la semaine, et de débourser un montant d’argent qui varie selon la distance parcourue et qui, bien que symbolique, doit être pris sur un autre poste budgétaire. L’enjeu de l’accès aux services, programmes et organismes est donc un enjeu particulier pour les EV vivant en situation de pauvreté dans ces deux MRC.

L’absence ou le peu d’anonymat est une deuxième particularité signalée par les deux groupes d’expert.e.s. Pour les EV, cette particularité est parfois un facteur qui empêche ou retarde une demande d’aide étant donné la peur que la confidentialité ne soit pas respectée ou la crainte d’être victimes de préjugés, de jugements ou de commérages de la part des autres membres de la communauté. Pour les EP, l’absence ou le peu d’anonymat en contexte de ruralité s’actualise dans la difficulté à préserver leur vie privée de celle des populations rencontrées dans l’intervention.

Une troisième particularité de l’intervention sociale en contexte de pauvreté/ruralité concerne le déploiement des services, des programmes, ou des organismes communautaires sur le territoire. Dans le réseau de la santé et des services sociaux tout particulièrement, les services et programmes ont été l’objet, au fil des années, d’une réorganisation ayant eu pour effet de centraliser ceux-ci et souvent, d’abolir le palier décisionnel local qui permettait et facilitait l’adaptation de l’intervention sociale aux réalités locales. Selon certain.e.s EP, cette centralisation des services et programmes qui s’accompagne, pour des raisons de restrictions budgétaires, d’un refus des gestionnaires de permettre aux EP de se déplacer sur le territoire afin de se rapprocher des personnes en demande d’intervention sociale, pénalisent tout particulièrement les EV en situation de pauvreté. Pour ceux-ci et celles-ci, cette situation devient alors un obstacle supplémentaire tant dans leurs demandes d’aide que pour leurs suivis. Certain.e.s EP trouvent également que l’offre de services publics déployée sur le territoire n’est pas optimale, que celle-ci ne permet pas toujours de joindre les populations plus vulnérables et qu’il existe peu ou pas de services offerts pour certaines problématiques, notamment l’itinérance ou la santé mentale.

Une particularité qui marque une distinction entre les deux MRC

Un des derniers résultats de notre recherche en lien avec les facteurs territoriaux est le constat d’une conscience communautaire et sociale forte dans la MRC des Etchemins entre les EP du RSSS et ceux et celles du RC ; ce que nous n’avons pas constaté dans la MRC de Lotbinière. Selon les EP des Etchemins, cette conscience communautaire et sociale forte dans l’intervention sociale s’expliquerait par les trois éléments suivants : un lien étroit entre les organismes publics et communautaires de services (« on pense qu’on ne pourrait pas être capables de donner un bon service à la population si on était juste en silo là […] pis c’est ensemble qu’on réussit à amener les clients près de leurs cibles »), des intervenant.e.s qui se connaissent (« Ici, tu appelles à une place, tu sais que tu parles à un tel… ») ainsi qu’une bonne connaissance, collaboration et communication entre les organisations (« Il y a une bonne collaboration […] on est quand même là à se poser des questions ensemble »). Qu’est-ce qui explique cette particularité aux Etchemins ? Les données recueillies ne permettent pas de répondre à cette question. Toutefois, selon les propos d’un.e EP des Etchemins, ces liens tissés serrés entre les intervenant.e.s des deux réseaux auraient pour origine un projet pilote mené avec l’équipe santé mentale du CLSC au début des années 1990. Une autre explication à explorer serait liée également au fait qu’au moment de mener nos travaux de recherche, le CLSC des Etchemins avait évité d’être intégré dans le Centre de santé et des services sociaux Desjardins et avait conservé une autonomie de gestion au palier local.

Constats et conclusion

Les deux recherches exploratoires menées dans les MRC de Lotbinière et des Etchemins visaient à combler un vide dans l’état des connaissances sur la réalité de la pauvreté et de l’intervention sociale en contexte de ruralité constaté suite à une recension des écrits scientifiques sur ce sujet. Pour comprendre cette réalité, nous avons opté pour une méthode de recherche-action participative mettant à contribution deux types d’acteurs au coeur du processus d’intervention sociale, soit des expert.e.s. du vécu et des experts de la pratique. Nous nous sommes d’abord intéressés à leurs perceptions respectives de l’intervention sociale, ensuite nous avons analysé celles-ci, puis nous avons échangé sur un certain nombre d’entre elles lors de croisements de savoirs. Enfin, à la lumière du paradigme écologique du travail social de Bilodeau et de celui de l’interactionnisme symbolique, nous avons procédé à une analyse par induction modérée ayant généré les résultats présentés dans la section précédente.

Ces premiers résultats sont révélateurs de la richesse de notre objet de recherche. Ils ont permis de constater que l’intervention sociale auprès ou avec des personnes en situation de pauvreté, en contexte de ruralité, s’inscrit dans une réalité sociale multidimensionnelle et complexe. Au coeur de celle-ci, nous avons découvert que l’intervention sociale était un espace de tension traversé par deux grandes logiques : celle des acteurs et celle des environnements économique, politique et idéologique.

Au centre de la logique des acteurs, le rôle des perceptions différenciées et celui des attitudes des uns et des autres sont des facteurs pouvant faciliter ou compliquer l’intervention sociale. Ses impacts, échec ou réussite, dépendent donc de la manière dont les deux groupes d’expert.e.s perçoivent et ensuite définissent la situation de l’intervention. Une lecture à la lumière de l’interactionnisme symbolique montre ici à quel point les deux groupes d’expert.e.s constituent des catégories auto-interprétatives donnant à l’intervention sociale une dimension subjective à prendre en considération. L’enjeu de la définition de la situation (ou de la perception commune) qui détermine l’intervention et les actions à entreprendre dépend donc également de la capacité des groupes d’acteurs à dépasser leurs catégories auto-interprétatives afin de s’influencer mutuellement, dans le respect des forces et des limites de chacun.

Selon le paradigme écologique du travail social de Bilodeau, l’intervention sociale est influencée par les environnements politique, économique et idéologique. L’environnement politique est celui qui a été mentionné par les acteurs que nous avons rencontrés comme ayant une influence favorable ou défavorable à l’intervention sociale. La politique d’aide sociale et la nouvelle gestion publique sont des éléments de cet environnement perçus comme ayant une influence sur l’intervention sociale auprès des personnes en situation de pauvreté. En plus des trois environnements déterminés par Bilodeau, nos projets de recherche ont démontré que l’environnement territorial influence également l’intervention sociale. Concernant cet environnement territorial, l’absence ou le peu d’anonymat ; l’étendue du territoire ; la dispersion sur ce vaste territoire des lieux d’intervention sociale (ex. le CLSC, l’organisme d’aide alimentaire) ; l’absence ou l’existence d’un transport collectif dont les horaires sont limités ou peu flexibles et dont les coûts, même minimes, ne sont pas toujours abordables pour des personnes en situation de pauvreté, sont des caractéristiques mentionnées par les EV et les EP comme ayant une influence sur l’intervention sociale en contexte de ruralité. Dans un environnement territorial caractérisé par la ruralité, l’accès aux services publics et communautaires dépend alors de la capacité de se déplacer, principalement en automobile. Ces données ne sont pas nouvelles, mais l’importance de l’environnement territorial pour l’intervention mise au jour dans la recherche vient proposer l’ajout de cette dimension au paradigme de Bilodeau. Il s’agit là, selon nous, d’une contribution originale de l’analyse des résultats de nos recherches. De plus, nous considérons que la mise en parallèle des effets négatifs des environnements politique et territorial mis au jour par les EP et les EV est révélatrice d’une injustice structurelle pour les résident.e.s des milieux ruraux québécois sur le plan du soutien devant leur être fourni par l’État, injustice propre à interpeller ces acteurs sociaux. Signalons qu’à cet égard, au moment d’un des croisements de savoirs, dans l’échange sur le thème des contraintes relatives aux conditions de vie des personnes en situation de pauvreté ainsi qu’à celle de l’intervention sociale, tant dans le RSSS que dans le RC, cette injustice s’est manifestée dans la discussion par l’émergence d’une image forte, celle d’un bateau dont les passagères et les passagers ont les mains liées. Ces passagers étant tout autant les EV que les EP. Deux populations, dans un même bateau, les deux ayant les mains liées face à un but à atteindre commun, mais nommé différemment, soit : faire la différence pour les praticien.ne.s et s’en sortir pour les expert.e.s du vécu.

Sur le plan méthodologique, la perspective théorique de la conscientisation nous a conduits à privilégier la recherche-action participative (RAP) et le croisement de savoirs. Cela nous a permis d’avoir accès à la fois à l’expertise des EV et celle des EP ainsi que de croiser leurs perceptions respectives autour de thèmes qu’elles et ils souhaitaient aborder collectivement. Notre recherche exploratoire a démontré que la méthode de croisement de savoirs était un outil pouvant favoriser le dialogue et le dépassement des perceptions découlant des catégories auto-interprétatives. Notre recherche a mis au jour plusieurs autres thèmes communs constituant autant de pistes de dialogue possible entre EV et EP. Ces thèmes diversifiés constituent autant de points de rencontre et de perceptions différentes entre EV et EP. Tous sont potentiellement sujets à dialogue pouvant colorer la pratique et le rapport établi dans l’intervention sociale ou l’identification d’enjeux communs pouvant susciter une action commune des EV et des EP. La recherche ne nous a pas conduits jusqu’à ce dialogue qui demeure une perspective et aurait pu constituer la matière de base d’un second croisement de savoirs.

Tableau 1

Liste de thèmes communs aux EV et aux EP

Liste de thèmes communs aux EV et aux EP

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Il s’agit là de perspectives pour l’action, mais le défi se pose aux acteurs en présence, dans les années à venir et dans la foulée de la diffusion des résultats et de projets de recherche complémentaires à ceux réalisés ici de manière exploratoire.