Corps de l’article

La pauvreté en milieu rural n’est pas uniquement celle des individus. Une communauté peut être vulnérable, défavorisée ou en dévitalisation, de même que l’entité administrative municipale, qui peut également être « pauvre » lorsqu’elle n’a pas les moyens financiers de fournir les services de proximité nécessaires et d’animer le milieu (Landry et al., 2016).

Si de nombreuses actions collectives émergent du milieu local sous l’impulsion de citoyens ou d’organisations locales, d’autres voient le jour par les effets stimulants d’une politique ou d’un programme. Bien que certaines de ces politiques aient des effets mitigés sur la capacité réelle d’améliorer la dynamique des communautés, quelques-unes contribuent à mettre en place un contexte facilitant la revitalisation des communautés locales. Dans le cadre de cet article, nous discuterons de trois approches qui ont fait, ou font encore, l’objet de travaux de recherche et d’évaluation auxquels les coauteurs ont participé à divers degrés : la Politique nationale de la ruralité du Québec (Ministère des Affaires municipales et des Régions (MAMR), 2002 ; 2007), le Dispositif de caractérisation des communautés (Boisvert, 2007) et Villes et Villages en santé (Réseau québécois Villes et Villages en santé (RQVVS), s. d.). La démonstration s’organise en trois temps : 1) définition de la dévitalisation comme expression d’une pauvreté collective, 2) présentation des résultats de trois projets de recherche et 3) discussion des défis liés à la revitalisation ou la lutte à la pauvreté collective en regard des transformations récentes du paysage du développement du monde rural. C’est dans cette perspective que le présent texte aborde la question du développement des communautés dévitalisées en milieu rural.

DÉfinir la pauvretÉ collective ou la dÉvitalisation

La pauvreté collective correspond à ce qui est nommé « dévitalisation » dans l’univers du développement local et régional. Pour Dugas (1991, p. 3) : « la dévitalisation peut être définie comme un processus qui entraîne une diminution progressive et quelquefois rapide de l’activité socioéconomique d’une entité spatiale donnée et dont les effets se font sentir au niveau de la démographie, de l’occupation du sol, de l’habitat, de l’infrastructure des services, de la qualité de vie et des perspectives d’avenir ». Selon la Politique nationale de la ruralité 2 (MAMR, 2007), les municipalités rurales dévitalisées sont des milieux qui traversent des situations souvent très difficiles sur les plans économique, social ou démographique. Elles connaissent un très fort taux de chômage et on y recense les revenus des ménages les plus faibles du Québec. Ces collectivités font face à un exode de la population, en particulier celui des jeunes de 15 à 25 ans, résultant en un vieillissement accéléré des communautés. Dans plusieurs cas, ces milieux sont en processus de déstructuration économique à la suite de l’effritement des bases traditionnelles de leur économie.

La dévitalisation s’exprime aussi par le manque de dynamisme d’une communauté. Là où le sentiment d’appartenance et la fierté sont faibles, la volonté et la capacité d’agir sont en berne. Les citoyens ont moins tendance à s’impliquer. La municipalité en tant qu’entité administrative peut aussi être pauvre, en ce sens que sa capacité de taxation est faible (citoyens à faibles revenus, population en baisse, etc.) et donc, que les ressources disponibles pour améliorer les conditions de vie sont limitées.

La pauvreté collective peut également être observée sous l’angle de la défavorisation, et ce, même si cette dernière fait plutôt appel aux dimensions individuelles de la pauvreté, ce qui permet notamment d’en constater la répartition géographique. La forme matérielle de la défavorisation est associée principalement aux variations de la scolarité, de l’emploi et du revenu, alors que la forme sociale traduit plutôt les variations de la structure familiale et de l’état matrimonial (Pampalon, 2004). Il est utile de distinguer la défavorisation de la dévitalisation. En effet, si la défavorisation décrit davantage les caractéristiques individuelles de la pauvreté, la dévitalisation fait plutôt état de ses dimensions collectives.

La pauvreté individuelle ne s’oppose pas à la pauvreté collective, elle y est intrinsèquement liée. Toutefois, s’il est nécessaire de s’intéresser aux déterminants de la pauvreté individuelle, tels que le logement ou l’emploi, il faut également aller au-delà des trajectoires individuelles, de la famille et du milieu de travail pour s’intéresser au milieu local dans lequel les gens vivent. « Or, le milieu local n’a pas le même sens pour tous » (De Koninck et al., 2008, p. 70), notamment en ce qui a trait aux réseaux sociaux par lesquels les personnes peuvent accéder à diverses ressources (Frohlich et Potvin, 2008).

Afin d’agir sur la pauvreté collective, une perspective de revitalisation, c’est-à-dire de développement de la communauté visant à redonner une certaine vigueur démocratique, démographique ou économique au milieu, est nécessaire (Réseau québécois de revitalisation intégrée, 2015). Il s’agit ainsi non seulement de travailler directement sur l’emploi ou le logement, mais aussi sur la capacité de la communauté à donner du pouvoir à tous ses acteurs (municipalité, organismes communautaires, citoyens, etc.) afin qu’ils puissent, de manière concertée, prendre les décisions qui pourront éventuellement améliorer les conditions de vie. Dans cet article, il sera question de la pauvreté collective des communautés et des actions collectives qui peuvent être menées pour la réduire et ainsi améliorer la santé globale de la communauté.

Les initiatives ÉtudiÉes

En dépit des diverses façons de nommer les approches et les champs d’intervention (développement des communautés, vitalité du monde rural, Villes et Villages en santé), chacune des politiques ou démarches étudiées dans les trois recherches présentées parle de revitalisation des milieux, d’amélioration des conditions de vie et de lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale (LPES). Même si certains projets portés par ces démarches incluent des actions de soutien direct aux personnes en situation de pauvreté (sécurité alimentaire), les actions menées portent surtout sur les capacités des milieux à offrir de meilleures conditions de vie et des services pour répondre aux besoins de tous les citoyens. Chaque étude[1] est présentée séparément en trois temps : 1) l’objet étudié ; 2) l’étude (objectifs et méthodologie) et 3) les principaux résultats. Les dimensions observées dans chacun des projets réfèrent aux principes d’action associés au développement des communautés, soit : l’intersectorialité, la participation citoyenne, l’augmentation du pouvoir d’agir, l’engagement municipal et la réduction des inégalités sociales de santé (Parent et al., 2013 ; Bourque, 2008 ; Leroux et Ninacs, 2002 ; Simard, 2005 ; Hancock, 2009).

Impacts de la PNR sur la santé

La Politique nationale de la ruralité

Une première étude visait à documenter les effets de la Politique nationale de la ruralité du Québec (PNR) sur la santé et le bien-être des communautés rurales[2]. Portée par le ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT)[3], la PNR est en place depuis 2002 et a connu deux éditions (2002-2007 et 2007-2014) (MAMR, 2002, 2007). Elle repose sur l’idée que « pour se réaliser comme société moderne, le Québec a besoin d’une ruralité forte et vivante lui permettant d’occuper son territoire de façon dynamique et durable, de mettre à profit ses ressources collectives et d’assurer des conditions de vie équitables à tous ses citoyens » (MAMR, 2007, p. i). L’étude a porté sur la seconde édition de la PNR, où deux mesures ont été analysées : 1) les pactes ruraux, des ententes assorties de financement entre le gouvernement et les MRC  ; 2) l’action des agents de développement rural (ADR) soutenant des communautés dans la réalisation de projets.

L’étude

L’étude a été menée dans trois MRC et dans deux municipalités par MRC. Les territoires sélectionnés représentent trois types de ruralité : totalement rurale, partiellement rurale et à proximité d’une grande ville. Les municipalités retenues avaient des profils diversifiés de développement socioéconomique[4] et menaient divers projets soutenus par un agent de développement rural (ADR). Les données qualitatives analysées ici (entrevues individuelles et de groupe) ont permis d’approfondir la compréhension des processus et des projets générés par la PNR et d’identifier les déterminants de la santé sur lesquels la PNR agissait. La synthèse des données a fait l’objet de trois portraits des milieux, avant de procéder à des analyses transversales sur l’ensemble des milieux.

Les résultats

L’étude a permis de conclure que la PNR contribue grandement au développement du monde rural. En 2010, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE, 2010) jugeait cette politique parmi les plus avancées de ses pays membres. La présente étude confirme que la PNR est un outil pertinent pour donner de l’espoir, de la force et des moyens concrets aux milieux ruraux. À terme, la PNR a eu un impact dans toutes les sphères de la vie des communautés étudiées et de sa population, des compétences personnelles et sociales des individus aux conditions démographiques ou économiques.

Ces effets sont dus surtout au rôle clé joué par les ADR, particulièrement dans les milieux dévitalisés. Il existe un large consensus au sujet de l’expertise professionnelle des ADR : animation des processus de mobilisation des communautés, recherche de financement, soutien à l’émergence et au suivi des projets, maillage d’entreprises privées, d’économie sociale ou de coopératives, et plus. Ils se concertent avec d’autres agents de développement, notamment avec les organisateurs communautaires des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS-CIUSSS[5]), dans des projets qui reposent sur des consultations citoyennes (politique familiale, Municipalité amie des aînés, caractérisation des communautés). L’impact de leur travail sur le renforcement du tissu social et du pouvoir d’agir des communautés va bien au-delà de l’impact du financement des projets. Sur les 462 projets répertoriés entre 2007 et 2014, la nature et l’envergure des projets locaux varient grandement entre les municipalités et même au sein de chacune, vu l’approche émergente retenue. La plupart des municipalités ont cependant mené un projet plus structurant, qu’il s’agisse d’un dépanneur, d’une résidence pour personnes âgées ou de donner une vocation particulière à l’école primaire. D’autres projets, à l’échelle intermunicipale ou de la MRC, sont généralement reliés à la planification stratégique de la MRC (accès à Internet haute vitesse, transport collectif).

La PNR a eu un effet significatif sur plusieurs déterminants de la santé des communautés. Dans les trois MRC, des indications de cet impact ont été retracées dans plusieurs domaines de la vie collective et individuelle. Un même projet peut avoir des retombées dans plusieurs sphères, comme la création d’une coopérative d’alimentation qui favorise de meilleures habitudes de vie par son offre de produits locaux, qui renforce le tissu social par son emplacement et son fonctionnement coopératif et qui retient les résidents ou en attire de nouveaux par ses services de proximité. Or, au-delà de l’impact potentiel de chaque projet, c’est la démarche animée par les ADR qui constitue, de l’avis de plusieurs, la plus grande réussite de la PNR. Par les processus de mise en oeuvre privilégiés, qui convergent avec certains principes d’action du développement des communautés (participation citoyenne, renforcement du pouvoir d’agir et concertation intersectorielle), la PNR a donc eu un effet significatif sur la santé et le bien-être des communautés.

Le Dispositif participatif de caractérisation des communautés

Le Dispositif de caractérisation des communautés

Développé par l’équipe Surveillance-Évaluation de la Direction de santé publique de la région de la Mauricie–Centre-du-Québec, le Dispositif participatif de caractérisation des communautés locales (Boisvert, 2007) constitue un outil de connaissance et de mobilisation qui allie la confection de portraits quantitatifs de communautés locales à des exercices locaux de réflexion sur le potentiel de chaque communauté dans une perspective de mise en mouvement des communautés. L’expérimentation de ce dispositif dans trois régions du Québec (Abitibi-Témiscamingue, Chaudière-Appalaches et Estrie) a fait l’objet d’évaluations régionales et d’une évaluation transversale ayant pour objectif principal de montrer en quoi le Dispositif contribue au développement des communautés[6].

L’étude

L’approche d’évaluation privilégiée dans ce projet se voulait participative et centrée sur les processus (Simard, 2005). Elle était structurée autour de trois dimensions : les principes d’action du développement des communautés ; les étapes du Dispositif (délimitation des communautés ; choix des indicateurs ; validation des portraits ; appréciation du potentiel des communautés ; mise en mouvement des communautés) ; les régions et les communautés pilotes (6 dans 2 régions et 8 dans l’autre). À quelques variantes près, les données ont été recueillies selon les mêmes méthodes dans chaque région et chacune a produit un rapport selon la même structure d’analyse : par étapes, par principe d’action et par communauté (Tremblay et al., 2013 ; Simard et al., 2012 ; Simard et Benazera, 2013). De plus, les modèles régionaux ont été décrits lors de l’analyse transversale[7].

Les résultats

Un des premiers constats faits dans cette étude est le rôle crucial joué par les organisateurs communautaires et les agents de développement dans la construction d’une « intelligence collective » à l’échelle des communautés locales et dans les territoires (Bertacchini et al., 2006). Ce sont eux qui, souvent avec l’aide des responsables régionaux, présentent les portraits quantitatifs et animent les ateliers de réflexion sur les potentiels qui contribuent à faire émerger les savoirs d’expérience des acteurs locaux. Ils soutiennent ensuite les communautés dans la traduction de ces connaissances en action.

Lorsqu’analysé à partir des principes d’action, on peut dire que le Dispositif favorise le développement des communautés. Il a sans contredit permis une très grande concertation entre divers acteurs puisqu’elle était au coeur de toutes les étapes du Dispositif. Et plus la collaboration s’établissait entre les organismes régionaux ou territoriaux, mieux l’information circulait vers les niveaux inférieurs, ce qui facilitait la collaboration, par exemple entre les organisateurs communautaires et les agents de développement. Pour ce qui est de l’empowerment, le Dispositif a fourni à tous les acteurs, intervenants autant que participants, de nombreuses occasions pour acquérir de nouvelles compétences à mettre au service du développement des communautés. Que ce soit en côtoyant de nouveaux partenaires, en contribuant à construire une vision commune du développement ou en faisant émerger l’intelligence collective d’un milieu, on habilite les personnes concernées à « mieux connaître pour mieux agir »[8] auprès des communautés. La participation citoyenne, quant à elle, n’a pas été aussi importante qu’espérée même si l’on a pu en voir quelques exemples. La participation était surtout possible dans les dernières étapes de la démarche. En raison du long et complexe processus de réalisation des portraits et de leur diffusion, de même que de son caractère expérimental, l’évaluation n’a pu rendre compte de la participation citoyenne qui s’est actualisée après la période de collecte de données, soit après 2010. Cette participation demeure néanmoins, à la lumière de cette étude, un grand potentiel du Dispositif.

La lutte à la pauvreté dans les municipalités rurales du Réseau québécois de Villes et Villages en santé (phase 1)

L’approche Villes et Villages en santé

Selon les concepteurs de l’approche, une communauté en santé est « […] engagée dans un processus visant à créer, développer et améliorer son environnement physique et social et ses ressources communautaires propres, à amener les gens à s’épauler les uns les autres dans l’accomplissement de toutes leurs activités de vie et dans la réalisation de leur plein potentiel » (traduction libre, Hancock et Duhl, 1986, p. 41). Dans une perspective d’amélioration des conditions de vie et de réduction des inégalités, VVS encourage les municipalités à prendre des décisions pour agir sur les déterminants de la santé en travaillant en intersectorialité et en suscitant la participation citoyenne. Au Québec, cette approche est portée par le Réseau québécois de Villes et Villages en santé qui regroupe plus de 220 membres[9].

L’étude

Le projet La lutte à la pauvreté et à l’exclusion menée par les municipalités du RQVVS en contexte de ruralité : explorations et dialogues sur les conditions gagnantes[10] vise à étudier comment l’approche VVS permet aux municipalités rurales d’aborder les questions de la pauvreté et de l’exclusion et de mener à bien des initiatives touchant ces problématiques. Nous traiterons ici uniquement des résultats de la phase 1 (2015-2016), qui se voulait une exploration des débats et enjeux entourant les initiatives de LPES en milieu rural, notamment celles associées à l’approche VVS. Le corpus de données consiste en 19 entrevues individuelles semi-dirigées, menées auprès de personnes considérées comme des informateurs clés au regard du sujet traité.

Les résultats

L’étude montre que bien que si la pauvreté existe dans le monde rural, toutes les municipalités rurales ne sont pas pour autant pauvres (Landry et al., 2016). Le portrait que l’on y dresse est plutôt hétérogène, mais personne ne nie la présence de la pauvreté et de l’exclusion sociale en milieu rural. La pauvreté a été abordée sous 3 angles : 1) la pauvreté des personnes telle qu’elle se vit en milieu rural, 2) la pauvreté des communautés ou la dévitalisation et 3) la pauvreté des municipalités rurales, comprises comme entités administratives. Par ailleurs, les participants élaborent davantage leurs réponses autour du concept de « pauvreté » que de celui d’« exclusion sociale », bien que les entrevues aient été menées autour des deux concepts. Les notions de « stigmatisation » et d’« isolement » occupent aussi un espace notable dans le discours des personnes interrogées.

Les personnes rencontrées soulignent que la LPES est rarement nommée telle quelle. Les initiatives auxquelles elles font référence répondent le plus souvent à des enjeux spécifiques : logement, sécurité alimentaire, accès aux services de proximité, transport, etc. Elles s’inscrivent rarement dans un mouvement plus global et planifié de « lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale ». Le concept de « développement » est davantage utilisé et intégrateur et il prend différentes appellations selon l’instance qui le promeut : « développement social », « développement rural », « développement local », etc.

Alors que le niveau local serait davantage le lieu d’un soutien direct aux personnes, les niveaux supralocal et régional sont dépeints comme tout indiqués pour la concertation et le travail sur des dossiers thématiques ayant une portée territoriale plus vaste. En plus des organisations et des instances de concertations nommées ci-dessus, l’étude a mis en évidence le rôle crucial joué par les organisateurs communautaires et les agents de développement rural, perçus comme des « leaders » incontournables d’initiatives de LPES en milieu rural.

L’étude a porté également sur le rôle des municipalités dans la LPES, puisque celles-ci travaillent rarement de front à la LPES, les initiatives venant plutôt du milieu communautaire. Sans viser directement la LPES, certaines responsabilités municipales touchent par exemple le développement économique, l’accès au logement ou le transport collectif, ce qui contribue en bout de ligne à réduire la pauvreté. Les municipalités agissent aussi par le biais de plans d’action ou de politiques (culturelle, familiale, personnes âgées) pouvant avoir un impact sur la pauvreté et l’exclusion.

Les facteurs qui influencent l’engagement des municipalités dans la LPES ont été repérés : la reconnaissance de la pauvreté par les municipalités rurales, la compréhension du rôle « social » qu’elles peuvent et doivent jouer et les ressources restreintes dont elles disposent. L’engagement bénévole s’est avéré un facteur crucial pour la mise en oeuvre d’initiatives de LPES dans les municipalités rurales. Par ailleurs, les initiatives de LPES demandent la mise en commun des forces et des ressources, ce qui n’est pas toujours facile à réaliser. La culture municipale en milieu rural joue aussi sur l’adhésion des municipalités à des initiatives de LPES. Par exemple, le concept de « lutte à la pauvreté et à l’exclusion » cadre mal avec la culture municipale comme le souligne un élu municipal : « c’est un concept abstrait qui n’apparaît pas dans l’image que les gens ont de la vie municipale ». La culture municipale s’articulerait ainsi davantage autour « du concret » et du « quotidien ».

Les dÉfis de la lutte À la pauvretÉ collective en milieu rural dans un contexte en profonde transformation

À la lumière des trois recherches présentées, cette section fait état de trois grands défis que pose actuellement la lutte à la pauvreté collective en milieu rural local dans un contexte en profonde transformation : 1) le soutien au développement des communautés ; 2) la présence d’espaces de concertation et 3) la pertinence de politiques fortes de soutien au développement des communautés. Cette réflexion s’appuie sur les résultats des trois études citées, mais également sur certaines prises de position des acteurs du développement local et régional, considérées ici comme des témoignages des effets des transformations sur leurs milieux. Avant d’aborder ces trois défis, il est utile de rappeler, dans un premier temps, les principales transformations qui ont touché l’univers du développement local au Québec.

L’organisation locale et régionale des territoires a fait l’objet d’ajustements et de changements importants au cours des dernières décennies. Toutefois, les transformations mises en place depuis 2014 paraissent d’une autre ampleur, car elles touchent aussi bien l’organisation des niveaux de territoires que la structure des institutions publiques et les mécanismes de financement (tableau 1).

Tableau 1

Principales transformations en développement régional et local de 2014 à 2016

Principales transformations en développement régional et local de 2014 à 2016

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Il apparaît ainsi que plusieurs acquis du développement des régions et des communautés ont été abolis ou déstructurés (Opération Veille et soutien stratégique (OVSS), 2016). De nombreux espaces de concertation ont été démantelés, l’expertise en soutien au développement a été dispersée et les fonds disponibles ont été passablement réduits. Par ailleurs, bien que les défis énoncés ici aient été identifiés dans les territoires régionaux, territoriaux (MRC) ou locaux, il faut souligner qu’ils sont également liés à un contexte spécifique dépendant de facteurs structuraux dont les leviers se situent à d’autres niveaux de décisions, notamment en ce qui concerne le développement socioéconomique et le secteur de l’emploi.

Le soutien au développement des communautés et la consolidation de l’expertise de processus

La lutte à la pauvreté collective doit nécessairement s’appuyer sur les forces et les ressources des communautés. Or, au-delà de ses dimensions économiques, une des caractéristiques de la dévitalisation observée est souvent un faible dynamisme communautaire lié par exemple au manque de ressources, à la faiblesse du leadership local, au manque de compétences dans les processus de développement et à un faible sentiment d’appartenance et de fierté. Dans ce contexte, le soutien que peuvent apporter les divers agents de développement constitue un élément essentiel à l’animation des milieux ruraux. Les trois projets de recherche montrent en effet le rôle essentiel joué par les agents de développement rural (ADR), les organisateurs communautaires de CISSS-CIUSSS et d’autres agents municipaux ou communautaires pour faire vivre les processus liés à la PNR, au Dispositif de caractérisation des communautés ou à certains projets de LPES.

Dans l’étude sur la PNR notamment, les propos des informateurs font consensus quant à l’importance du rôle des ADR (Simard et Richardson, 2016) : « si on n’avait pas eu l’aide des agentes, si on était laissé à nous-mêmes, on ne serait pas allé loin. C’est l’élément déclencheur ». Des rôles semblables ont été identifiés dans l’étude du Dispositif de caractérisation des communautés, où ADR et organisateurs communautaires ont travaillé ensemble à soutenir les communautés dans la compréhension des données de leur portrait, dans l’animation d’une réflexion sur leur potentiel et dans la réalisation d’actions de développement (Simard et al., 2014).

Les ADR accompagnent les municipalités rurales dans diverses tâches : consultations publiques pour faire émerger les enjeux, les forces et la vision des citoyens ; soutien aux comités locaux de développement, à des groupes de bénévoles et aux conseils municipaux pour la production d’un plan d’action ; animation de rencontres ; etc. Par leur connaissance approfondie des milieux, les ADR favorisent la collaboration autour de projets communs et relaient les préoccupations locales auprès de la MRC et d’autres organismes de la région. Ainsi, l’impact de leur travail sur le renforcement du tissu social et, plus largement, du pouvoir d’agir des communautés, va-t-il bien au-delà de l’impact des divers projets qu’ils ont aidé à réaliser. Bourque et Favreau (2003, p. 301) soulignent ainsi que l’appropriation locale pour le développement « peut se renforcer de la contribution adéquate des expertises de processus et de contenu ».

Les agents de développement rural sont rattachés à des instances de développement local dont le mandat est justement de développer une expertise pour soutenir le développement des territoires. Or, que ce soit les structures territoriales elles-mêmes, telles les CLD, ou même Solidarité rurale du Québec, elles sont en grande partie disparues. C’est ainsi toute l’expertise en développement local qui a été démantelée et les ADR ont été relocalisés dans les MRC, instances dirigées par des élus pour lesquels les décisions reposent parfois plus sur des impératifs politiques que sur une expertise des processus de développement. Cela fait en sorte que les acteurs institutionnels risquent d’être moins présents à l’échelle locale alors qu’ils sont en fait de véritables partenaires et que le leadership qu’ils exercent constitue également un élément important de la dynamique des territoires (Klein et al., 2010).

Par ailleurs, l’intégration des sommes négociées dans le cadre de la Politique nationale de la ruralité 3 au Fonds de développement des territoires sans obligation d’embauche d’agents de développement vient fragiliser la présence de soutien aux communautés les plus vulnérables. Selon Jean (2015), la moitié des agents ruraux du Québec ont été remerciés depuis l’abolition de la PNR 3 et les fonds sont réduits pour embaucher les agents ruraux restants.

Que ce soit dans le domaine du développement des communautés (Bourque et Lachapelle, 2010 ; Parent et al., 2013), du développement local (Caillouette et al., 2009) ou de la LPES (Ulysse et al., 2009), différentes recherches ont nommé l’importance de la capacité de l’État à s’arrimer, à collaborer et à soutenir les communautés dans leur développement. Bien que ce soutien doive se traduire par la mise en place d’un contexte facilitant, la pierre angulaire est le financement de ressources humaines dédiées au développement, et suffisamment autonomes pour pouvoir s’ajuster aux besoins et aux rythmes des communautés.

Importance de soutenir les espaces de concertation dans le temps et selon l’échelle

Les relations de concertation prennent du temps à s’établir. Il faut connaître ses partenaires, à la fois les institutions représentées (contraintes, cultures, etc.) et les personnes qui les représentent (compétences, habiletés, position dans l’institution). Comme le soulignent de nombreux travaux (Potvin et al., 2016 ; Bourque, 2008 ; Leroux et Ninacs, 2002), la collaboration et ses multiples déclinaisons (coopération, concertation, partenariat), de même que la construction d’un vrai climat de collaboration (connaissance des partenaires, reconnaissance comme des interlocuteurs importants ou tissage de liens de confiance) doivent s’inscrire dans la durée et la régularité des contacts. Un acteur du Dispositif explique :

Il ne faut pas oublier que l’on parle de la SADC, CSSS, CDC et MRC[12], là, on travaille ensemble. D’après moi, c’est une première dans le développement comme tel. Ce n’est pas qu’on ne l’imaginait pas avant, mais là, on a une occasion qui est intéressante, parce qu’il y a une démarche structurée. Là, il faut travailler ensemble. […] Pour chacune des organisations, ça demande un ajustement…

Les projets ont démontré qu’il est également important de se soucier de l’échelle à laquelle la concertation s’actualise. À cet égard, la question des paliers où s’opèrent l’organisation et la gestion du territoire prend tout son sens. Les décisions prises depuis 2014 dans l’organisation du territoire ont mené à une quasi-disparition du palier régional, tout en conférant aux municipalités et aux MRC un rôle spécifique de développement local et territorial. Notre projet de recherche sur le Dispositif a montré que la région fait partie de l’ensemble des institutions du développement.

Comme le souligne Vachon (2005) :

« si le monde municipal se réjouit du rôle accru des MRC, il dénonce avec vigueur la disparition des Conférences régionales des élus (CRÉ). Plusieurs enjeux du développement territorial outrepassent les frontières des MRC et à ce titre font appel à une instance régionale ayant une mission de dialogue, [de] planification et de concertation avec les MRC constituantes [… et qui] dispose de compétences et de moyens autonomes pour accomplir des mandats non seulement d’ordre économique, mais aussi social, culturel, éducatif et environnemental en complément des missions des MRC dans une vision régionale intégrée du développement. L’abolition des CRÉ laisse la place vide »

Vachon, 2015, non paginé

Pertinence de politiques fortes de soutien au développement (local, social, durable) des communautés

Considérant l’existence de plusieurs formes de pauvreté et des nombreux facteurs qui la déterminent, on constate que plusieurs lois, politiques, stratégies et programmes gouvernementaux ont, ou ont eu, un impact sur celle-ci, notamment dans une perspective de revitalisation ou de développement des communautés locales (Raynault et Côté, 2013). C’est le cas notamment de la Politique nationale de la ruralité (2002-2007 et 2007-2014), de la Stratégie pour assurer l’occupation et la vitalité des territoires (2011-2016), du Plan d’action gouvernemental pour la solidarité et l’inclusion sociale (2010-2015) ou de la Politique gouvernementale de prévention en santé (depuis 2016).

Retenons de ces politiques le rôle que l’État s’attribue lorsqu’il s’agit du développement des milieux locaux et les moyens qu’il met en oeuvre: 1) l’intersectorialité ; 2) la participation des citoyens ; 3) l’engagement des municipalités ; 4) le dynamisme des communautés ; 5) le tissu social (fierté, capital social, sentiment d’appartenance, etc.). Par ces différentes prises de position, le gouvernement vient ainsi, en quelque sorte, poser les conditions d’un développement qui répond par ailleurs aux façons de faire et qui réunit les conditions gagnantes identifiées par les travaux de recherche sur le développement des communautés locales et la LPES (Bourque, 2012 ; Parent et al., 2013 ; Caillouette et al., 2009 ; Ulysse et al., 2009). Toutefois, même si les conditions d’un développement réussi sont connues, les diverses actions du gouvernement ne sont pas nécessairement coordonnées, comme le démontrent les nombreuses transformations qui ont touché l’univers du développement local au Québec au cours des dernières années.

En effet, bien que ces politiques fournissent des leviers permettant d’agir sur le développement des communautés locales, peu d’entre elles portent une vision globale du développement des milieux locaux, sauf la Politique nationale de la ruralité qui a été abolie. Si le Québec est généralement plus égalitaire que le reste de l’Amérique du Nord, avec une croissance de 0,8 % de la part des revenus des 1 % les plus riches entre 1973 et 2008 comparativement à 4,8 % pour le Canada et 10,2 % pour les États-Unis, les politiques actuellement en vigueur contribuent malgré tout à accroître les inégalités de revenu, nuisant ainsi à la démocratie et la vitalité de nombreux milieux (Zorn, 2017).

Les résultats des trois projets étudiés et les divers travaux de recherche sur le sujet mènent à penser qu’il est nécessaire d’avoir des politiques publiques claires, ainsi que des moyens d’action conséquents pour assurer le développement des régions. Ces politiques donnent les ressources aux milieux et permettent une prise de décision locale favorisant une modulation à chaque contexte, tout en assurant une certaine équité entre les milieux. Le témoignage d’une personne d’une MRC est éloquent à cet égard :

S’il n’[y] avait pas de PNR, ça nous mettrait dans un drôle de pétrin. Ce n’est pas le fait des gros montants, c’est qu’on a une influence sur l’utilisation des montants. Souvent, dans d’autres programmes, si tu n’as pas de relations politiques, tu as de la difficulté à te positionner. […] La PNR est une politique qui nous appartient plus localement et qu’on peut modeler à nos besoins. Avec la PNR si on l’utilise bien ça permet de se développer, et si on l’utilise mal, c’est nous qui va payer le prix. Ça ne dépendra pas d’autrui. 

Rappelons que la PNR a été reconnue par l’OCDE comme une des politiques rurales les plus avancées du monde occidental. Sous-tendue par des ressources financières, le Pacte rural, et un réseau d’agents de développement rural, cette politique venait appuyer les élus municipaux et favoriser une vue intégrée du développement du territoire des MRC, tout en permettant des actions spécifiques dans les municipalités locales. Le retrait de la PNR 3 constitue donc une grande perte pour le monde rural d’autant plus qu’elle n’a pas été remplacée par une autre politique globale visant la ruralité. À la lumière des résultats des projets présentés, il semble que le soutien au développement des collectivités rurales soit aujourd’hui compromis.

Conclusion

Le Québec se retrouve aujourd’hui dans un contexte de redéfinition des lieux de concertation et de réflexion sur le développement des territoires. Même si la déstructuration liée aux choix politiques de 2014 a fait éclater les espaces de réflexion et de concertation par un jeu de chaise qui a touché presque tous les secteurs, il n’en demeure pas moins que les élus municipaux et autres acteurs se sont rapidement remis à la tâche de reconstruire des liens et de reconfigurer ces espaces de concertation.

Plusieurs y verront des opportunités de renouvellement, et avec raison, car de telles transformations amènent des mouvements contestataires (telle la coalition Touche pas à mes régions[13]) qui donnent souvent lieu à des initiatives novatrices. Cependant, il y a une réelle perte d’expertise et de capacité qui ne se reconstruiront que dans le long terme, car les acteurs institutionnels ont changé et les structures qui les soutiennent ont été significativement transformées.

La lutte à la pauvreté collective paraît donc affaiblie dans ce contexte, puisque les moyens d’action en sont réduits. Le principe d’intersectorialité, pierre angulaire de tout processus de développement, est dorénavant moins soutenu. D’autres principes, tels que la participation citoyenne et l’augmentation du pouvoir d’agir, déjà plus fragiles, comme nous l’avons vu, risquent de souffrir du manque de ressources pour les appuyer. Étant donné les liens entre les conditions socioéconomiques (et donc développement des communautés) et les déterminants de la santé qu’on connaît (Mikkonen et Raphael, 2011 ; Marmot, 2010), ces transformations sont inquiétantes pour la santé des communautés et l’avenir des milieux ruraux et les individus qui y vivent. Risquent-ils de s’appauvrir, de se dévitaliser ou de voir leurs résidents davantage défavorisés ? Les prochaines années permettront sans doute de répondre à ces questions. Il reste à voir si les réinvestissements annoncés à partir de 2016 permettront de protéger ces milieux contre les impacts négatifs que plusieurs craignent.

Les trois études décrites ci-haut donnent un aperçu du pouvoir des politiques gouvernementales, des lois et des programmes de façonner les processus territoriaux. Sans être des panacées, loin de là, l’action de l’État peut, néanmoins, donner les ressources pour lutter contre la pauvreté individuelle et collective à travers la mise en place d’expertises, d’espaces de concertation et de politiques locales. Lorsque la restructuration place davantage le pouvoir de décision dans les mains d’instances politiques, comme les MRC dans ce cas, plus sujettes à des changements de cap et à l’influence de facteurs politiques, on peut craindre une diminution de ressources octroyées à des actions moins visibles ou populaires, comme le développement des communautés et la LPES. Ces restructurations motivées par des politiques d’austérité néolibérales semblent ainsi mal conçues pour relever les défis spécifiques des milieux ruraux et leurs objectifs en matière de lutte à la pauvreté à l’exclusion sociale.