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Introduction

Cet article porte sur l’éthique appliquée en situation professionnelle d’intervention sociale. Spécifiquement, il vise d’une part, à exposer certains choix difficiles auxquels font face les intervenantes qui pratiquent auprès de femmes qui ne dénoncent pas aux autorités les agressions commises à leur endroit par leur conjoint et d’autre part, à rendre compte du processus décisionnel de ces intervenantes. Il s’agit moins ici de réfléchir sur les fondements philosophiques mobilisés dans le cadre de ces processus que d’expliciter les éléments constitutifs des difficultés vécues par ces intervenantes et de leur dénouement.

Les difficultés éthiques dont il est question dans ces pages s’inscrivent dans une des tensions bien connues de l’intervention sociale, soit celle où la responsabilité d’assurer le bien-être et la sécurité des personnes entre en conflit avec le respect de leur droit à faire leurs propres choix (Banks, 2012). Elles se situent par ailleurs dans un cadre normatif où une loi et une politique sociale guident les actions à poser et dans un cadre axiologique fortement orienté par les valeurs et principes de l’éthique féministe. Nous proposons d’examiner l’appropriation concrète de ces cadres dans des situations singulières d’intervention, lequel examen devrait favoriser une compréhension approfondie des dimensions éthiques de ces actions. En ce sens, il s’agit d’exposer le travail de « réflexion-en-action » (Legault, 1999) des praticiennes. Ce travail de jugement éthique en situation, Ricoeur (1990) l’appelle la sagesse pratique. Dans les mots de Ricoeur (1990, p. 312), « La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle ». Elle se préoccupe de la situation singulière et elle doit « inventer les comportements justes qui sont appropriés à la singularité des cas » (Ricoeur, 1990, p. 313). Face aux conflits instaurés dans le cas concret, la sagesse pratique tente de reconfigurer la réalité en cherchant la meilleure des résolutions possibles. La présente étude se situe à ce niveau de jugement particulier et donc met en scène la sagesse pratique des intervenantes qui pratiquent au quotidien dans un contexte difficile, celui de l’intervention auprès des femmes victimes de violence conjugale (VC).

L’article débutera par l’exposition des défis éthiques de l’intervention auprès des victimes de VC qui restent ou retournent auprès de leur conjoint. Ensuite, un bref portrait de ce contexte d’intervention au Québec, incluant son cadre normatif et axiologique, sera dressé. Puis, la méthodologie de l’étude et ses résultats seront décrits. Cela sera suivi par une discussion au sujet des difficultés présentées et des moyens utilisés pour les dénouer. Enfin, quelques moyens novateurs seront proposés.

Défis éthiques liés à l’intervention auprès des victimes de violence conjugale

Bon nombre de femmes victimes de violence conjugale (VC) ne quittent pas la relation violente, retournent auprès d’un conjoint qui les agresse, ou font des allers-retours avant de quitter la relation pour de bon (Barnett, 2000). Les écrits au sujet de l’intervention auprès de ces femmes montrent que ce contexte de travail occasionne plusieurs répercussions négatives sur les intervenantes, dont l’impuissance, la colère, la peur excessive pour leur sécurité, etc. (Dunn et Powell-William, 2007 ; Iliffe et Steed, 2000 ; Lerner et Kennedy, 2000). Toutefois, les défis spécifiques à la source de ces difficultés ont été peu documentés par des études.

Mentionnons les travaux d’Iliffe et Steed (2000), qui ont mené des entrevues auprès de psychothérapeutes ayant plus de 50 % de leurs clients qui sont des personnes aux prises avec la VC (auteurs et/ou victimes) afin d’investiguer les conséquences de l’intervention auprès de ce groupe. Les résultats de leur étude soulignent entre autres que la crainte qu’un évènement de violence surgisse est fréquente dans ces contextes d’intervention. Ceci a pour effet que les praticiens oeuvrant auprès de ces personnes se retrouvent souvent devant le dilemme de lever ou non la confidentialité pour prévenir des actes de violence.

Ces résultats sont cohérents avec les propos de Cervantes et Hansen (1997), lesquels ont soulevé, dans un essai au sujet des responsabilités professionnelles et de l’imputabilité des psychothérapeutes qui pratiquent auprès des victimes de VC, la difficulté de concilier les obligations professionnelles de confidentialité et de protection dans ce contexte. Ils s’accordent aussi avec les positions de Hyman, Schillinger et Lo (1995) qui, en réponse à l’adoption de lois américaines obligeant certains professionnels de la santé à dénoncer aux autorités les situations où des actes de VC sont suspectés, ont souligné que ces mesures légales étaient sources de malaises éthiques pour les médecins lorsqu’ils doivent lever la confidentialité et agir à l’encontre de l’autonomie des victimes qui ne veulent pas dénoncer.

Notons également les réflexions d’Edwards, Merrill, Desai et McNamara (2008), qui ont analysé la tension entre la bienfaisance et l’autonomie dans un essai où ils s’interrogent à savoir s’il est éthique pour un psychothérapeute de suggérer à une victime de quitter son conjoint. Afin de dénouer ce questionnement, les auteurs soulignent l’importance de considérer des facteurs contextuels dont : les raisons motivant la femme à s’engager dans un suivi thérapeutique, le niveau de risque auquel elle est exposée, la durée, la fréquence, la sévérité de la violence, etc.

Ces quelques travaux mettent en évidence la difficulté d’exercer un jugement éthique dans les contextes d’intervention auprès des femmes qui demeurent dans une relation où elles sont à risque d’être violentées. Pourquoi cela ? Parce que malgré la visée éthique de l’intervention sociale, ses valeurs et ses règles déontologiques et professionnelles, les praticiens doivent parfois faire des choix tragiques en tentant de concilier notamment des valeurs telles que la protection, la confidentialité, la bienfaisance et l’autonomie dans ce contexte de pratique.

Cadre normatif de l’intervention en violence conjugale au Québec

Au Québec, comme ailleurs au Canada, les actes de violence commis en contexte conjugal qui sont portés à l’attention des autorités sont traités en vertu des dispositions du Codecriminel du Canada. (RSC 1985, c C-46). Alors que le gouvernement fédéral est responsable de la législation, les provinces et territoires sont chargés de l’application de la loi pénale. Certains se sont dotés de lois sur la violence familiale et d’ordonnances civiles de protection, mais ce n’est pas le cas au Québec. La pratique pénale y est toutefois encadrée depuis 1995 par la Politique d’intervention en matière de violence conjugale (Gouvernement du Québec, 1995). Cette Politique et les plans d’action qui l’ont accompagnée sont orientés par 9 principes directeurs. Parmi ces principes, il est notamment mentionné que « La violence conjugale est criminelle » ; que « La sécurité et la protection des femmes victimes et des enfants ont priorité en matière d’intervention » et que « Toute intervention auprès des victimes doit être basée sur le respect de leur autonomie et reposer sur leur capacité à reprendre le contrôle de leur vie » (Gouvernement du Québec, 1995, p. 29).

Un autre aspect légal à considérer dans le cadre de l’intervention en VC au Québec est le fait que depuis 2001, la Loi modifiant diverses dispositions législatives eu égard à la divulgation de renseignements confidentiels en vue d’assurer la protection des personnes (L.Q. 2001, c. 78 ; ci-après nommée loi 180) est venue modifier les lois et codes québécois qui normalisent le droit à la confidentialité. Ceci, en permettant, sous certaines conditions, de limiter le droit au secret professionnel et de lever la confidentialité sans le consentement de la personne concernée en vue de prévenir un acte de violence lorsqu’« il existe un motif raisonnable de croire qu’un danger imminent de mort ou de blessures graves menace une personne ou un groupe de personnes identifiable. » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 2).

Cadre axiologique de l’intervention en violence conjugale au Québec

Au Québec, les services psychosociaux gratuits pour les victimes de VC sont principalement offerts dans les Centres locaux de services communautaires (CLSC), dans les maisons d’hébergement pour femmes victimes ou en difficulté et dans les organismes qui offrent de l’accompagnement sociojudiciaire aux personnes victimes (Gauthier et Montminy, 2012). Dans ces ressources, l’approche d’intervention féministe est généralement utilisée pour intervenir en VC (Brunetti, 2012 ; Poupart, 2012). Cette approche d’intervention se caractérise notamment par l’adhésion à « une éthique et à un ensemble de valeurs axées sur les notions d’égalité, de justice sociale et de solidarité. » (Corbeil et Marchand, 2010, p. 9). Elle s’appuie de plus sur des valeurs telles que l’autonomie, la confiance, l’ouverture et le respect mutuel (Corbeil, 2001). Enfin, elle a pour principe directeur de remettre en question le rapport traditionnel thérapeute/cliente en vue de le remplacer par un rapport plus égalitaire (Corbeil, 2001).

MÉthodologie

Notre étude vise entre autres à identifier des moyens d’aider les intervenantes à réduire les difficultés et les conséquences négatives qu’occasionne l’intervention auprès des femmes qui ne quittent pas ou retournent dans une relation conjugale violente. Elle a été réalisée avec une méthodologie qualitative puisque ce devis est particulièrement pertinent pour comprendre en profondeur un phénomène complexe (Miles et Huberman, 2003) tel que notre objet d’étude. Dans ce cadre, des entrevues individuelles ont été réalisées avec des intervenantes pratiquant auprès des victimes de VC. Les résultats exposés dans ces pages sont issus de ces entrevues.

Participants

Trente intervenantes psychosociales du Grand Montréal pratiquant auprès de victimes de VC depuis au moins deux ans ont été rencontrées en 2011. Ces intervenantes ont été recrutées de façon volontaire par le biais d’affiches distribuées dans leur organisme respectif. Elles n’ont pas été rémunérées pour leur participation et elles étaient libres de se soustraire du projet de recherche à n’importe quel moment lors de l’entrevue ou suite à celle-ci.

Les résultats présentés ici proviennent de sept des 30 entrevues réalisées, soit celles où des difficultés éthiques en lien avec la dénonciation de situations où la sécurité des femmes est compromise ont été mentionnées. Parmi les sept intervenantes ayant réalisé ces entrevues, six travaillent dans un CSSS et une pratique en maison d’hébergement. Quatre portent le titre de travailleuse sociale alors que trois autres n’appartiennent pas à un ordre professionnel. Enfin, six d’entre elles disent utiliser l’intervention féministe comme approche d’intervention principale.

Méthode de collecte

L’instrument de collecte est l’entrevue individuelle semi-dirigée. Dans ce cadre, différents thèmes, dont celui des difficultés d’intervention auprès des femmes qui ne quittent pas ou retournent dans une situation de violence, ont été abordés. Spécifiquement, trois séries de questions portant sur les difficultés éthiques liées à l’intervention auprès de ces femmes ont été posées aux participantes. Il leur a été demandé (a) si elles vivent des dilemmes éthiques de façon générale lorsqu’elles interviennent auprès de ces femmes ; (b) si elles vivent des dilemmes éthiques lorsqu’elles interviennent en vue de réduire les conséquences de la VC vécues par ces femmes et (c) si elles vivent des dilemmes éthiques lorsqu’elles interviennent en vue de diminuer les conséquences vécues par les enfants de ces femmes. Il a également été demandé aux participantes de nommer des exemples de ces dilemmes éthiques, de préciser les éléments pris en considération pour décider des interventions à mettre en place en présence de dilemmes et de partager les moyens utilisés pour les gérer.

Méthode d’analyse

Les entrevues ont été analysées selon les principes de l’analyse de contenu (Miles et Huberman, 2003) à l’aide du logiciel Nvivo (version 10). Dans un premier temps, une grille de codification de premier niveau élaborée selon les objectifs de recherche a été créée afin de soutenir la catégorisation des données. Puis, le codage des thèmes particuliers présents au sein des « codes parents » a été effectué de façon inductive afin de relever les thématiques pertinentes et les codes communs dans les discours des participantes (Paillé et Mucchielli, 2006).

RÉsultats

Lorsque les entrevues ont été analysées, 60 situations comportant des difficultés éthiques ont été identifiées. Parmi ces situations, plusieurs portaient sur le signalement des enfants exposés à la VC (traitées dans un autre article) ou étaient liées à la protection des femmes qui ne désirent pas déclarer aux autorités la violence qu’elles subissent. Il est à noter que bien que les participantes aient été interrogées au niveau des dilemmes éthiques vécus, certaines des difficultés rapportées dans les entrevues se présentent comme des dilemmes[1] alors que d’autres se présentent plutôt comme des malaises éthiques[2]. De fait, l’analyse de ces difficultés a fait ressortir quatre situations types dont trois consistent en des dilemmes éthiques et une autre porte plutôt sur des malaises ressentis. Ces situations types sont exposées dans les pages qui suivent en identifiant la nature des dilemmes ou malaises présents, les différents conflits de valeurs au coeur de ces difficultés, les éléments contextuels pris en considération par les intervenantes lorsqu’elles prennent leurs décisions et les moyens qu’elles utilisent pour résoudre ces difficultés d’intervention.

Insister fortement ou non auprès de la femme pour la convaincre de dénoncer la violence qu’elle vit

Lorsque les intervenantes sont informées de l’existence d’agressions criminelles suite aux confidences des femmes avec qui elles travaillent et que ces dernières ne désirent pas signaler cette violence aux autorités, elles tendent d’abord à se demander si elles doivent ou non inciter les femmes à dénoncer, parfois même fortement.

Lors de ces situations, les intervenantes se disent partagées entre le respect du rythme des femmes et leur responsabilité professionnelle en matière de protection. Ainsi, une intervenante mentionne :

Puis on avait pris la décision d’en parler avec la femme et de l’encourager à porter plainte, et si elle, elle ne faisait pas la plainte, c’était notre responsabilité de signaler la violence extrême à la police puis de voir selon eux qu’est-ce qu’ils vont faire avec ça. [...] Puis aussi la forcer, parce que dans ce sens-là on ne respecte pas le rythme de la femme. On dit qu’on respecte le rythme, mais en même temps la sécurité, l’aspect sécurité, est-ce que ça veut dire que c’est correct d’ignorer l’aspect « respecter le rythme de la femme ? »

Entrevue 13, intervenante maison d’hébergement

Selon les propos rapportés dans les entrevues, trois options s’offrent aux intervenantes aux prises avec ce dilemme : elles peuvent négocier et tenter de convaincre la femme de dénoncer, accepter la décision de la femme sans insister ou encore, considérer faire elles-mêmes la dénonciation. Les éléments pris en compte par les intervenantes dans ces situations sont le niveau de risque auquel est exposée la femme, le type de violence exercé, la présence de preuves concrètes sur lesquelles appuyer la dénonciation, la posture de la femme et sa façon d’interpréter sa situation (p. ex. si elle est ambivalente ou encore, si elle minimise la violence), la qualité du lien avec la femme et enfin, les expériences passées avec les intervenants pénaux. Les moyens rapportés par les intervenantes pour résoudre ces dilemmes sont la prise de décision à plusieurs et la consultation d’agents policiers.

Briser ou non la confidentialité afin de mettre en place des mesures de sécurité contre la volonté de la femme

Un deuxième dilemme prend place chez les intervenantes lorsqu’elles se demandent si elles doivent ou non briser la confidentialité afin que des mesures de sécurité soient mises en place contre la volonté de la femme. Dans ce type de situation, les intervenantes mentionnent que des conflits de valeurs peuvent surgir entre le respect de la demande de la femme et la protection de celle-ci :

En même temps, d’un autre côté, je me disais cette femme-là si on ne l’écoute pas, elle ne reviendra plus. Donc le dilemme de dire qu’est-ce que je donne le plus d’importance dans la situation.

Entrevue 7, intervenante CSSS

Le conflit peut également survenir entre le respect de l’autonomie de la femme et son droit à l’intégrité :

[...] puis des fois, un des dilemmes éthiques, tu le sais qu’il la viole, qu’est-ce que tu fais avec ça ? Qu’est-ce que je fais ? J’appelle-tu la police ? Si j’appelle la police, qui va payer le plus cher ? Elle va-tu dire, elle, qu’elle s’est fait violer ? Qui je rassure en faisant ça ?

Entrevue 20, intervenante CSSS

Enfin, le conflit peut aussi se présenter lorsque la sécurité s’oppose au maintien du lien de confiance entre la femme et son intervenante :

C’est sûr que si sa vie est en danger, vraiment réel, puis qu’elle ne le voit pas, je pense que j’aurais à divulguer pour assurer [la sécurité] encore là… C’est sûr que le lien de confiance pourrait être ébranlé avec la femme. Je pense que c’est ça un peu le « mood » que tu expliques dans le dilemme, que oui, je pourrais briser le lien de confiance avec la femme si je dénonçais [...].

Entrevue 27, intervenante CSSS

Lorsque les intervenantes décident de lever la confidentialité au nom de la sécurité de la femme, cela a pour effet que sa confiance, de même que le respect de son autonomie et de sa demande seront parfois sacrifiés. Cela aura pour effet potentiel de brouiller la relation entre l’intervenante et la femme. À d’autres moments, ce seront les valeurs de protection et de sécurité qui seront mises de côté afin de préserver le lien de confiance et la relation thérapeutique. Tel qu’il est possible de le constater dans les propos suivants, l’élément central semblant peser dans la balance lorsque vient le temps de prendre une décision est le risque pour la vie de l’aidée :

Mais il faudrait vraiment que la dame soit vraiment à risque. Je pense qu’une notion de risque réel de vie ou de mort, là je pourrais risquer de perdre le lien de confiance pour essayer d’assurer sa vie.

Entrevue 27, intervenante CSSS

Pour résoudre ce type de dilemme, les intervenantes rencontrées ont dit évaluer souvent et de façon poussée la situation de la femme. Cependant, cet exercice comporte son lot de défi :

Mais ce n’est pas toujours aussi évident que ça parce que le danger il est toujours dans le futur puis on ne sait jamais ce qui va se passer dans le futur.

Entrevue 7, Intervenante CSSS

Elles ont également dit se référer à leurs collègues de travail, faire appel à des intervenants pénaux ou recourir, lorsque cela est possible, à un protocole régional visant la protection des victimes dans les situations à haut risque de létalité ou de blessures graves.

Dire ou non à la femme que des mesures de sécurité sont mises en place sans son accord

Les intervenantes qui choisissent de prioriser la sécurité en viennent parfois à vivre un troisième dilemme, à savoir si elles doivent ou non aviser la femme que des mesures de protection sont mises en place sans son accord. Voici ce qu’en dit une intervenante :

Il y en avait une autre où c’était difficile. C’est quand on doit faire intervenir la ressource A-GIR[3]. On la fait intervenir, puis là, à ce moment-là, souvent ça peut briser le lien de confiance avec la femme. La femme n’est pas obligée de le savoir, parce que ce comité-là est comme ça. [...] là, tu es toujours dans jusqu’où tu vas dans tes interventions pour la protéger contre son gré ou jusqu’où tu vas là-dedans. C’est ça le dilemme.

Entrevue 29, intervenante CSSS

L’intervenante qui a mentionné ce dilemme mettant en tension la sécurité, l’honnêteté et le maintien du lien de confiance a dit utiliser une grille d’évaluation de la dangerosité et consulter ses collègues, sa coordonnatrice ou d’autres intervenants pour prendre une décision. Le risque et la dangerosité auxquels est confrontée la victime semblent être les éléments principaux pris en compte pour décider de l’action à entreprendre. S’ajoute à cela l’évaluation des conséquences potentielles liées au manque de transparence.

Concernant ce dilemme, il est important de noter que les intervenantes rencontrées ont dit favoriser la transparence, et ce, même s’il s’avère délicat de dire à la femme qu’à certains moments, elles priorisent sa sécurité immédiate au détriment du respect de sa volonté. Il semble donc qu’au final, le défi consiste surtout à assurer cette transparence tout en préservant le lien de confiance avec les femmes alors qu’elles sont en désaccord quant à la meilleure action à entreprendre.

Les intervenantes qui priorisent la transparence avec les femmes sont conscientes de cette difficulté et se retrouvent dans des situations où le sacrifice potentiel du lien de confiance leur fait vivre un malaise et des inquiétudes, car elles ne peuvent être certaines que la dénonciation aura des impacts positifs pour la femme :

Ça aussi c’est une situation qui est dure parce que la façon que la femme a réagi, « Si j’avais su que vous vous l’auriez signalée, je ne serais jamais venue consulter ici ». [...] on ne sait pas comment le conjoint violent va réagir. Est-ce que c’est le type qui va respecter la loi, respecter des conditions ? Madame est-ce qu’elle est prête à quitter la relation violente [...] ?

Entrevue 13, intervenante en maison d’hébergement

Tolérer que la femme continue de subir de la violence

La quatrième situation type rapportée n’est pas un dilemme, mais plutôt un malaise éthique. De fait, dans certaines circonstances rapportées, les intervenantes n’envisagent ni d’inciter fortement les femmes à dénoncer, ni d’effectuer elles-mêmes la dénonciation, elles choisissent plutôt de mettre de l’avant le choix de la femme même si celui-ci implique que celle-ci puisse potentiellement subir de nouvelles violences. Les éléments contextuels soutenant cette posture sont le fait que la personne aidée soit une adulte et qu’il n’y ait pas d’enfant impliqué dans la situation. Des principes professionnels, dont l’importance de ne pas se positionner en expert et prendre du pouvoir sur la situation de la femme, ont également été invoqués pour justifier ce choix.

Ainsi, ces intervenantes se retrouvent dans une position de tolérance les menant à accepter ce qu’elles ne peuvent pas changer, bien qu’elles souhaiteraient une autre issue pour la femme (à ce sujet, voir Gauthier et al., 2013). Voici une illustration de ce cas de figure :

En fait, il y a des situations où clairement madame revient. Elle est retournée avec son conjoint. Elle vient me voir la deuxième rencontre et elle me dit « Hier soir il est arrivé un incident de violence conjugale, il m’a frappée, regarde ». Elle a un bleu. Là moi, tout ce que j’ai le goût de faire, c’est de prendre le téléphone, faire 911, puis dire on va faire une plainte, mais madame, ce n’est pas ce qu’elle veut.

Entrevue 7, intervenante CSSS

Dans ces situations, les intervenantes ayant fait part de ces malaises disent qu’au final, si elles dénoncent sans l’accord des femmes, ces dernières nieront la violence qu’elles vivent et donc, n’auront pas de soutien du système judiciaire, elles mettront probablement fin au suivi et se retrouveront plus isolées. Pour gérer les malaises éthiques liés à ce type de situations, les intervenantes rencontrées emploient la rationalisation afin de tenter de faire sens de la décision de la femme de même que de la position difficile et inconfortable dans laquelle elles se retrouvent. De plus, une intervenante a mentionné que le fait de maintenir le lien avec la femme laisse la porte ouverte à des actions futures si cela s’avère nécessaire.

Discussion

Tout comme d’autres travaux sur la question, les résultats de notre étude soulignent que certaines des difficultés rencontrées par les intervenantes qui pratiquent auprès des victimes de VC qui ne quittent pas la relation violence est de déterminer si elles doivent ou non suggérer et parfois même inciter les femmes à poser certaines actions (Edwards et al., 2008) ou encore, si elles ont à lever la confidentialité pour les protéger sans leur consentement (Cervantes et Hansen, 1997 ; Hyman et al., 1995 ; Iliffe et Steed, 2000). Nos résultats sont aussi congruents avec les propos d’Edwards et al. (2008) portant sur la tension entre les valeurs d’autonomie et de bienfaisance. Tout comme dans cet essai, ce conflit prend une place importante au coeur des difficultés relatées dans ces pages alors qu’il s’actualise dans l’opposition entre la protection (bienfaisance) et le respect du droit des aidées à faire leur propre choix (autonomie). Des valeurs telles que la confidentialité, le droit à l’intégrité, le respect du rythme, le maintien du lien de confiance et la transparence se greffent à cette tension selon les situations particulières. Seules certaines de ces valeurs appartiennent au cadrage axiologique féministe. Ainsi nous sommes portées à conclure que l’ancrage dans cette approche influence le processus décisionnel des intervenantes, mais en partie seulement. D’autres ancrages axiologiques, par exemple celui du travail social qui comprend des valeurs telles que l’intégrité et la confidentialité, doivent être considérés.

Un élément déterminant évoqué pour orienter les actions à poser dans les dilemmes illustrés est le niveau de risque auquel sont exposées les femmes. Le cadre légal de la loi 180, laquelle permet, tel que spécifié précédemment, de lever la confidentialité sans le consentement de la personne concernée en vue de prévenir un acte de violence (Gouvernement du Québec, 2001) n’a pas été explicitement invoqué lors des entrevues. Cependant, la place du risque dans les processus décisionnels des intervenantes est congruente avec cette norme qui oriente leur travail.

Dans ces cas, le défi consiste à évaluer des évènements qui sont à venir et prenant cela en compte, de choisir l’intervention qui semble la moins dommageable pour la femme. Une tâche qui n’est pas simple puisque, tel que souligné par une des participantes, elle comporte un degré élevé d’incertitude. Il ressort des entrevues que ce défi peut être plus facilement relevé lorsque des outils d’évaluation du risque sont disponibles et qu’il est possible d’avoir recours à des collègues dans le processus décisionnel. Il faut cependant prendre en considération qu’il n’y a évidemment aucune grille permettant de prédire de façon absolue les comportements futurs des auteurs de violence (Rondeau et al., 2002) et que ces outils d’évaluation ne remplacent pas le jugement clinique et éthique des intervenantes, mais visent bien à le soutenir (Tremblay et Mercier, 2016).

Il ne faut toutefois pas oublier que les situations où il y a un risque de létalité ou de blessures graves sont minoritaires dans le quotidien de ces intervenantes. Le plus souvent, elles sont dans des zones grises. Il est alors pertinent de se demander quoi faire quand il faut tolérer que la femme reste dans une situation où elle subit des agressions criminelles, ce qui bafoue les valeurs d’égalité, de justice sociale et de respect de l’intégrité chères à celles qui pratiquent auprès des victimes de VC. Quoi faire pour gérer l’impuissance, l’inquiétude, la colère et la peur pour la femme ?

L’examen des moyens que les intervenantes rencontrées utilisent pour gérer cette posture inconfortable révèle qu’elles ont généralement recours à la rationalisation et qu’elles s’appuient sur leurs valeurs professionnelles féministes pour justifier leur choix. La rationalisation devient alors un outil permettant à la fois de tolérer la souffrance de l’autre et de tolérer sa propre impuissance. Il est toutefois indiqué de se demander s’il s’agit d’un moyen suffisant pour se protéger des conséquences potentiellement produites par ce contexte d’intervention. D’autres options auraient avantage à être identifiées.

Quelques suggestions de moyens novateurs pour aider À rÉsoudre ces difficultÉs Éthiques

Soulignons d’abord la création et l’implantation au Québec du modèle d’action intersectoriel Carrefour sécurité en violence conjugale, qui a pour but d’améliorer la sécurité des victimes et de leurs proches, dont le conjoint. Pour ce faire, ce modèle vise notamment une meilleure évaluation des situations à risque en VC (une grille d’évaluation du risque validée a été développée à cet effet et de la formation pour utiliser cette grille est offerte). Il implique également l’aménagement de mesures intra et intersectorielles régionales afin d’améliorer la collaboration et la concertation entre les acteurs concernés (p. ex. en identifiant des personnes-ressources dans plusieurs organismes d’une même région). Le modèle a été instauré en tant que projet pilote dans la région de la Mauricie entre 2008 et 2012 et est actuellement en processus d’implantation dans quelques autres régions du Québec (Tremblay et Mercier, 2016). Considérant la nature des difficultés dont nous ont fait part les participantes de notre étude, un tel modèle est certainement nécessaire et pertinent.

Des services de consultation en éthique devraient également être disponibles pour aider à identifier, à analyser et à résoudre les situations qui semblent insolubles. Pour le moment, les services de consultation éthique sont à géométrie variable dans les établissements du réseau de la santé et souvent absents dans les organismes communautaires, rendant l’accès inégal et malheureusement pas toujours en temps opportun. Ces services sont par ailleurs utilisés dans la majorité des cas pour des problématiques biomédicales, mais ceci tend à changer. Les éthiciens responsables de ces services de consultation en éthique ont donc intérêt à mieux connaître les défis éthiques en lien avec la VC et les autres problématiques psychosociales pour améliorer le soutien donné aux intervenants pratiquant dans ces contextes.

Conclusion

L’analyse des difficultés éthiques dont nous ont fait part les intervenantes rencontrées met en lumière la complexité des situations avec lesquelles celles qui pratiquent auprès des victimes de VC sont aux prises au quotidien. De plus, ces situations permettent de constater le potentiel néfaste d’une mauvaise décision pour les femmes victimes de VC, mais aussi pour les intervenantes, qui doivent y trouver une position soutenable. De là l’importance de pouvoir bien évaluer les situations, consulter des collègues ou d’autres intervenants et avoir la possibilité de recourir à des protocoles et modèles d’intervention dans les situations à haut risque d’homicide. Encore faut-il que ces moyens soient connus, disponibles et accessibles, ce qui n’est pas le cas dans tous les organismes ni dans toutes les régions du Québec. Dans les situations complexes où le potentiel d’action des intervenantes semble limité, un plus grand accès aux outils suggérés et aux services de consultation en éthique serait de mise. Il n’en demeure pas moins que la spécificité du travail de jugement éthique en situation est de traiter le singulier et l’exception. Ainsi, aucun des moyens proposés n’est une panacée et ils ne permettent pas de faire l’économie des diverses formes de raisonnement devant être mobilisées dans ces contextes.