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Introduction

Que font les gens lorsqu’ils rencontrent des conflits interpersonnels dans leur vie quotidienne ? Spontanément, nous pourrions répondre « faire appel à la justice » tant, dans nos sociétés occidentales, les modes étatiques de justice apparaissent comme un réflexe révélateur d’un conditionnement de l’esprit, appelé « structure mentale pénaliste » (dos Santos, 2012) ou « rationalité pénale moderne » (Pires, 1998), qui leur accorde la préséance et la légitimité lorsqu’il est question de régulation des conflits. Pourtant, plusieurs recherches montrent que le système de justice pénale ne règle en fait que peu de contentieux[2]. De précédents travaux montrent aussi que chacun tend généralement à régler la situation sur un mode consensuel (Bartholeyns et al., 2012). Dans différentes situations, toutefois, certains décident de se tourner vers un tiers extérieur ne relevant pas nécessairement du système de justice étatique pour essayer de trouver une solution à leur problème.

Le présent article vise à étudier ces situations de déprivatisation des conflits, lorsque les gens se tournent vers un tiers extérieur. Pour ce faire, il s’intéresse à l’expérience de services qui proposent des modalités alternatives de résolution de conflits. Inscrits dans la communauté et agissant pour la plupart en dehors de la sphère juridico-pénale, ces services ont en commun le fait de proposer des moyens d’action relevant en tout ou en partie de la médiation. L’objectif principal de cette recherche vise à mieux saisir les conditions qui amènent les personnes à faire appel à des ressources externes en cas de situation vécue comme un tort, une atteinte. Le fait de porter attention à cette étape du processus vise à mieux comprendre ce moment charnière qui conduit les gens à abandonner leurs propres pratiques régulatrices pour se tourner vers d’autres formes de règlement. Notre intérêt s’est porté sur l’expérience de certains médiateurs et intervenants en matière de résolution de conflits, car ils sont souvent les premiers répondants en cas d’appel et constituent, à ce titre, des témoins privilégiés pour identifier les circonstances et les raisons qui poussent des personnes à les contacter. Deux questions principales guident notre démarche :

  • Comment les personnes en viennent-elles à faire appel à des services de résolution des conflits ?

  • Comment les personnes qui assurent ces services envisagent-elles leur rôle lors des échanges avec les personnes qui les contactent ?

Dans les pages qui suivent, nous commencerons par préciser les origines et la spécificité de la médiation sociale par rapport aux autres modes de règlement des conflits puisqu’un bon nombre de personnes interviewées inscrivent leurs pratiques dans ce cadre. Nous présenterons ensuite les services consultés. Dans ce premier point, nous présenterons aussi l’ancrage théorique et méthodologique de la recherche. Dans la seconde partie, nous essayerons de retracer les chemins et les cheminements qui mènent des personnes aux prises avec un conflit interindividuel à s’adresser à un service de résolution des conflits. Puis, nous nous intéresserons aux palettes d’actions développées par les différents « médiateurs » face à ces demandes. Au final, en empruntant une définition métaphorique du territoire (Morrissette, 2011), nous nous interrogerons sur les contributions de ces modes participatifs de régulation à la dynamique sociale.

Contextualisation

La médiation sociale au Québec : spécificités, origines et développement

Le terme médiation réfère à un ensemble de pratiques plurielles et polysémiques qui sont réapparues en Occident au cours des années 1960-70, alors que plusieurs mouvements de contestation mettaient en question les modes étatiques de régulation sociale (Balmer et Hébert, 2009). Les premiers projets dits de médiation sociale ou citoyenne sont apparus aux États-Unis durant les années 1960. Par la suite, ils ont essaimé et ont touché le Québec à la fin des années 1990. Depuis le premier projet mis sur pied par deux organismes de justice alternative dans les Laurentides, plusieurs programmes ont été implantés dans diverses régions du Québec. Actuellement, une quinzaine de projets de ce genre y sont actifs (Dupont et Jaccoud, 2007). La médiation dite sociale privilégie un processus communicationnel « permettant de réguler les situations difficiles de la vie quotidienne chez les individus d’un cercle social rapproché par l’intermédiaire d’une tierce partie » (Jaccoud, 2009, p. 94). Elle se caractérise par un ancrage de proximité géographique, un objectif de création de solidarités au sein d’un quartier ou d’un milieu de vie ainsi que par le recours à des médiateurs formés, mais généralement non professionnels (Béliveau et al., 2004).

Les médiateurs sociaux et les autres intervenants que nous avons interviewés sont issus de différents horizons, partageant une activité tantôt bénévole, tantôt professionnelle, au sein d’organismes qui présentent, outre des noms variés, certaines spécificités en matière de populations ou de contentieux ciblés. Ces organismes ont établi leurs propres cadres d’action qui peuvent parfois différer, même si des valeurs communes les animent. Il ne faut pas pour autant conclure que toutes les personnes rencontrées partagent une même vision de la médiation et s’accordent sur ses modes d’application. En ce qui concerne les spécificités de la médiation sociale, on a souvent tendance à comparer cette dernière avec la médiation familiale et la médiation judiciaire civile, qui s’occupe elle aussi de situations de conflits entre proches ou voisins, mais qui est fortement institutionnalisée et exclusivement exercée par des professionnels (médiateurs familiaux accrédités et magistrats). Comparer ces approches a l’avantage de mieux les différencier, notamment en ce qui concerne leur degré de formalisation et de juridicisation. Une telle démarche a cependant le défaut de présenter toutes ces médiations comme des pratiques cloisonnées, avec leur propre champ d’action, ce qui ne tient pas compte de la complexité de certaines situations qui peuvent être gérées par plusieurs de ces instances, comme nous le verrons au fil de l’analyse.

Les différents services consultés

Dès les prémisses du projet de recherche, s’intéresser à la médiation « sociale », « citoyenne », « communautaire » ou « de quartier » paraissait judicieux pour l’étude de modes déprivatisés de régulation des conflits. Si ces différentes dénominations tendent à traduire des origines, des enjeux et des pratiques diversifiées[3], nous voulions tout d’abord nous pencher sur les pratiques qui se sont développées au Canada, en particulier au Québec, à l’initiative d’organismes de justice alternative[4] (OJA), et qui se fondent « sur les principes de démocratisation de la justice et du droit (principe de l’accès au droit) et sur la quête d’alternatives aux modes traditionnels de réaction sociale (en particulier celle de modalités non punitives de règlements des conflits) » (Jaccoud, 2009, p. 96). Ce type de médiation est souvent présenté comme la première étape pour régler de façon participative des problèmes liés à la vie en commun comme les conflits de voisinage ou les conflits interpersonnels[5]. Nous nous sommes aussi mises à la recherche d’autres lieux susceptibles de proposer des modalités moins formelles de gestion des conflits, tout en ne répondant pas à la dénomination de médiation sociale. Cette ouverture était motivée par l’idée de mieux comprendre la diversité des situations qui font conflit pour les gens et les différentes réactions qu’ils envisagent. Nous avons ainsi rencontré des médiateurs interculturels travaillant dans un programme d’intégration des immigrants dans la société québécoise ainsi que dans un programme d’aide aux aînés. Nous avons aussi contacté deux services de défense des droits, l’un centré sur l’assistance aux personnes vivant un problème de santé mentale et l’autre, chargé de régler les conflits entre membres de la communauté universitaire. Ces deux services se distinguent des précédents en ne limitant pas leurs modes d’intervention à la seule médiation. Ils peuvent aussi accompagner les personnes dans des voies plus formelles de résolution.

Cadre théorique et méthodologie

Nos précédents travaux se sont centrés sur la question de la gestion des conflits survenant dans le quotidien, problèmes pour lesquels le recours à des dispositifs de justice plus formels était rarement invoqué. Ce regard porté sur la régulation au quotidien nous a permis de voir que le cours habituel de la vie collective est ponctué de frictions, de divergences, de conflits qui, loin de menacer la stabilité sociale, permettent au contraire d’en assurer les fondements. En effet, à l’instar de Simmel (2003), nous considérons que les conflits sont des outils de socialisation qui mettent au jour certaines tensions et frustrations vécues au sein des collectivités, ce qui peut souvent ouvrir à des échanges possibles et favoriser la reconnaissance réciproque des antagonistes. En nous centrant sur les pratiques alternatives de régulation, nous voulons aussi placer les normes pénales étatiques dans une perspective plus large, en les considérant comme des formes possibles, mais non uniques de régulation (Hillyard et al., 2004 ; McDonald, 2002-2003). Une telle démarche permet de mieux comprendre ce qui différencie les formes de réaction issues de la régulation sociétale des autres modes de réaction institutionnels et/ou pénaux.

Basée sur une approche qualitative, l’enquête de terrain a été réalisée à la suite d’entrevues semi-directives auprès de personnes travaillant à titre bénévole ou rémunéré dans divers organismes de règlement de conflits[6]. La recherche d’interlocuteurs s’inscrivait dans une démarche d’échantillonnage « par cas multiples » qui a pour finalité théorico-méthodologique l’intérêt pour les pratiques sociales et les expériences vécues par des interlocuteurs envisagés comme des « informateurs clés » dans le champ investigué (Pires, 1997, p. 63). Globalement, le recueil puis l’analyse des entretiens semi-directifs s’inscrivent dans une approche compréhensive que nous empruntons au courant de l’interactionnisme symbolique. Cette approche part de la compréhension du sens et des significations que les acteurs donnent aux réalités et aux activités dans lesquelles ils s’inscrivent (Poupart, 2011). Plus spécifiquement, nous la mobilisons en vue d’esquisser une cartographie du « territoire » des pratiques de régulation informelle des conflits. En effet, en empruntant la définition métaphorique de Morissette (2011, p. 14), la carte est une représentation du territoire et, en cela, « permet de cheminer dans l’univers symbolique construit dans les processus d’explication négociée des manières de faire (…) ».

Selon P. Milburn, « la médiation est avant tout un exercice d’intervention sur les relations troublées entre personnes » (2002, p. 51). Que peut-on entendre par « relations troublées » au regard de l’expérience de nos interlocuteurs ? C’est ce que nous allons commencer par tenter de comprendre ci-après.

Trouver le chemin vers la résolution de conflits

Au départ de la démarche : frictions, griefs, conflits

Les différents services que nous avons consultés sont sollicités pour des conflits divers. Il peut s’agir de problèmes de voisinage, de dégradations, de problèmes liés au stationnement ou à l’usage du droit de propriété que l’on retrouve dans différentes situations de cohabitation. Si les problèmes de cohabitation constituent une part importante des situations amenées auprès des services de médiation sociale, celles-ci sont aussi connues des autres organismes.

En effet, le partage d’un espace restreint est, d’après nos interlocuteurs, source d’intensification des difficultés de cohabitation, en forçant la rencontre des habitudes de vie, réduisant dans le même temps le sentiment d’intimité. Cette proximité apparaît particulièrement prégnante dans les habitations à loyer modéré souvent mal insonorisées, mais aussi dans les résidences universitaires qui proposent des chambres partagées. À ces différends s’ajoutent des conflits entre locataires et locateurs ou au sein d’un comité de gestion de certains logements. Les services consultés peuvent également être sollicités concernant des situations qui prennent place au sein de relations intimes ou sur le lieu de travail. Des situations d’incompréhension avec le personnel de la santé sont également rapportées au service de droits s’adressant aux personnes souffrant d’un trouble de santé mentale.

Tous ces services ont en commun le fait d’intervenir au départ d’une démarche personnelle et volontaire. Selon leur expérience, certaines personnes les contactent après avoir fait des recherches sur internet ou par bouche-à-oreille. D’autres sont plutôt aiguillées par d’autres services comme les services sociaux, la Régie du logement, les centres locaux de services communautaires (CLSC) ou la police pour ce qui concerne les cas acheminés au service de médiation sociale et au service d’aide en santé mentale. À l’université, le service de droits peut compter sur la collaboration des ressources humaines et, entre autres, des services de logement ou d’accompagnement juridique. Pour les services consultés, à la démarche volontaire s’ajoute la garantie de confidentialité. Refusant la saisine extérieure, ils se démarquent ainsi d’autres services institutionnels de règlement des conflits et semblent avoir réussi à affirmer leur spécificité et leurs principes d’intervention. Toutefois, malgré les efforts de communication avec des organismes partenaires, plusieurs personnes interviewées estiment que leurs services sont encore peu connus et peu visibles.

Mais quand fait-on appel à eux ? Comme nous allons le voir, l’inscription dans la durée ressort comme une caractéristique commune des situations rencontrées, devenant peut-être dans le même temps un ressort de leur externalisation.

Chercher de l’aide : temporalités et cheminements

Des excréments de chien sur sa pelouse, un courriel désagréable, un geste déplacé… à l’origine des différends, ce sont de petites choses, des mots, des gestes qui peuvent sembler mineurs au départ. Pourtant, ces petites choses vont avoir un impact sur la vie des personnes concernées en s’inscrivant dans la durée : « C’est généralement des conflits qui remontent assez loin. C’est pas des conflits récents là, c’est, c’est des choses qui remontent à plusieurs mois, même quelques années » (Adrien, médiateur social).

Avant de consulter un service de règlement des conflits, certaines personnes ont essayé de résoudre la situation en s’adressant directement à l’autre personne ou en mobilisant un tiers, institutionnel ou non. Ces démarches n’ont pas abouti et ont même quelquefois empiré la situation. Ainsi, Marie, en contact avec un service de médiation sociale, explique qu’elle est allée à plusieurs reprises demander à son voisin de baisser la musique le soir, mais « c’était tout le temps recommencer, tout le temps recommencer ». D’autres n’ont rien tenté jusqu’à leur prise de contact avec le service de résolution. Choisissant l’évasion ou l’inertie (Bartholeyns et al., 2012), elles ont accumulé les frustrations, alimentant de ce fait le malentendu et le rendant de plus en plus inacceptable, comme le montre cet exemple avancé par Isabelle, intervenante à l’université :

Deux employés travaillent ensemble depuis trois ans et un des employés a toujours tendance à [...] toucher la personne, mettre la main sur l’épaule [...] pendant trois ans, la personne n’a rien dit, mais elle accumule, accumule, accumule… puis, à chaque fois qu’il y a ce contact-là, elle trouve que la personne entre quand même dans sa bulle, mais elle ne dit rien…

Cet exemple souligne le rôle joué par le temps dans la genèse des conflits ; il érode le seuil de tolérance. La temporalité longue peut également être lue comme une période d’incubation où les personnes concernées vont opérer la distinction entre les situations qu’elles jugent sérieuses et celles qui peuvent être relativisées (Strimelle, 2012b). À un certain point, l’accumulation de ces situations fragilise l’état émotionnel de certaines personnes qui se tournent alors vers les services : « Jusqu’au jour où vraiment tu n’en peux plus, t’es rendu à consulter un psychiatre ou un psychologue parce que ça a tellement dégénéré, que tu n’es tellement plus capable, que là, il n’y a plus rien qui marche » (Charlotte, médiatrice sociale).

Certes, d’après les personnes interviewées, chacun a sa façon d’exprimer et de gérer ses émotions. Il y a aussi des exceptions quant à la temporalité du conflit, certaines situations étant davantage caractérisées par le court terme. Mais dans tous les cas, la relation devenue conflictuelle en vient souvent à empêcher les personnes de mener une vie normale comme le décrit Jim, intervenant à l’université, au sujet des effets de l’intimidation :

[...] ça fait quatre mois que ça dure, ça ruine leurs résultats, ça ruine leur expérience universitaire, ça ruine leur estime de soi […], mais jusque-là, ils se convainquent que ce n’est pas si grave, ils trouvent des façons de passer à travers la journée sans trop se faire déranger par ça. Jusqu’à ce qu’ils ne peuvent plus passer à côté, c’est dans leur face tout le temps.

Ces ressentis font écho à l’atteinte d’une bulle, d’un territoire personnel qui appelle à une réaction : « Il s’agit d’un espace vital, sorte de lieu intérieur où chaque individu peut vivre et actualiser librement les valeurs qui semblent fondamentales, non négociables, et à partir desquelles il donne un sens à sa vie, à ses liens avec les autres, à ses actions » (Strimelle, 2012 b, p. 201). Inscrite dans la durée, cette atteinte apparaît particulièrement forte, mais n’est pas toujours exprimée. Ainsi, pour Irène, coordonnatrice d’un programme de médiation sociale, les personnes attendent souvent trop longtemps avant de les contacter : « Comment faire les meilleurs toasts ? C’est une question de la cuire juste jusqu’à dix secondes avant de la brûler. Et ça, c’est le problème de la médiation, si les personnes pouvaient nous contacter avant que la toast ne soit bien brûlée, la résolution serait mieux, je crois ».

Parvenant souvent tardivement aux services de résolution, les demandes d’aide sont néanmoins motivées par des attentes variées, nous y venons.

Premiers contacts et attentes spontanées

Lors des premiers contacts, les personnes sont invitées à exposer leur situation et leurs besoins. Une chose est claire pour beaucoup, ils veulent que leurs problèmes s’arrêtent ou du moins, qu’on y réagisse très rapidement. Plusieurs personnes s’attendent aussi à ce que les services contactés prennent l’affaire en main : « Il y a des gens qui nous appellent souvent en pensant qu’on va régler le problème, qu’on va appeler l’autre et lui dire de se tenir tranquille et d’arrêter ça. C’est assez fréquent, ils nous prennent plus pour un arbitre qu’un médiateur » (Adrien, médiateur social).

Outre la demande d’arbitrage, certaines personnes expriment le besoin de réclamer justice : « Donc, que justice soit faite, que ce soit dit et clair que ça a été du harcèlement ou de la discrimination et que des conséquences soient établies » (Isabelle, université). Des attentes peuvent aussi s’éloigner du vocabulaire judiciaire et manifester un besoin d’écoute et de reconnaissance. Nombreuses sont encore les personnes qui contactent les services de médiation sans attente précise : « Souvent, les gens font appel à nous, mais […] on ne cerne pas clairement ce qu’ils veulent. C’est là qu’on va essayer de creuser » (Zeno, médiateur interculturel). Dès lors, les rencontres suivantes vont privilégier la clarification des attentes, tout en expliquant les démarches possibles si la médiation est l’option choisie.

Réponses

Informer des possibilités d’action

Du côté des services de médiation, il s’agira d’abord d’expliciter le processus suivi dans ce cadre. Ce processus inclut des appels téléphoniques, des rencontres avec chaque partie, pour aboutir, si possible, à une rencontre face-à-face, comme s’en souvient Yvette, contactée par un médiateur social : « Aucune obligation [...] avant de prendre rendez-vous, ils s’assurent d’avoir la version de chaque côté ». À ce stade, Emilie, médiatrice sociale, insiste sur la dimension volontaire de la démarche : « Si les deux parties sont vraiment volontaires, sont prêtes à se présenter. Et à partir de là, c’est de faire des rencontres [...]. Donc de voir c’est quoi leurs attentes, c’est quoi leurs besoins et s’ils sont toujours de façon volontaire et d’accord à rencontrer les parties, [alors] c’est de s’asseoir ensemble ».

À l’université, les options formelles et informelles sont proposées. Certaines personnes au départ favorables à une plainte formelle changent d’idée. Cela peut être lié au fait que la procédure choisie implique le recours à l’écrit, ce qui peut rebuter. Durant le processus, des personnes peuvent aussi se rendre compte que leur priorité est d’être entendues par l’autre et abandonnent dès lors la procédure écrite. Dans tous les cas, les intervenants guident les demandes en tenant compte des besoins exprimés. Favoriser le choix éclairé est également la devise du service en santé mentale qui propose plusieurs options face aux conflits : la médiation, les tribunaux et aussi l’appel aux médias, pour sensibiliser l’opinion. D’après le responsable, certains éléments vont favoriser le choix d’options. Se tourner vers les médias nécessite une capacité de communication qui n’est pas toujours mobilisable lorsqu’une personne est en psychose. Recourir aux tribunaux implique des moyens financiers. Alors, souvent, il ne reste que la médiation. Mais, quoi qu’il en soit, le service suivra les personnes dans leur choix.

Lorsque les services proposent plusieurs options, certaines personnes expriment le besoin de prendre du temps pour réfléchir. Du côté des services de médiation sociale ou interculturelle, les contacts s’arrêtent souvent à ce stade. Plusieurs hypothèses explicatives sont envisageables : l’écoute reçue lors des premiers contacts répondrait déjà aux besoins de certaines personnes en leur permettant de ventiler, d’exprimer leurs émotions et d’être rassurées sur le sérieux de leur demande, comme l’explique Madeleine, médiatrice sociale :

Je crois que la plupart du temps, ils ont juste besoin d’être écoutés dans le fond [...] puis je trouve que la plupart du monde qui appelle, c’est du monde qui ont de la misère à s’affirmer des fois, ils viennent plutôt chercher comme [...] : « Est-ce que j’ai le droit de me plaindre ? Est-ce que ça fait du sens que je ne tolère pas qu’est-ce qui se passe ? »

Suite à ces premiers contacts, certaines personnes vont rappeler les services pour les informer qu’elles ont pu régler le problème elles-mêmes ou ont fait appel à d’autres instances : « Il y en a qui nous le disent : “ah j’ai décidé de parler à la personne, ça a bien été” ou “j’ai décidé de parler à mon avocat” » (Madeleine). D’autres personnes décident de n’entamer aucune démarche tout en sachant qu’elles pourront rappeler au besoin. Enfin, certaines choisissent des formes de réaction plus formelles. D’après la littérature relative à la médiation pénale (insérée dans le système étatique de justice), de nombreuses personnes en conflit tendraient à faire appel à la police, aux tribunaux, dans une « logique de services », en laissant des experts s’occuper du problème (Gauthier, 2009). La médiation sociale, en s’inscrivant dans un mouvement de prise en charge des situations par les acteurs directement concernés, tranche avec cette approche. Le changement de réflexe nécessaire pour emprunter ce processus alternatif de résolution des conflits exige beaucoup d’efforts.

Circonscrire le territoire de la résolution moins formelle

Parallèlement aux voies de bifurcation susceptibles d’être empruntées par les personnes elles-mêmes, les premiers contacts permettent aussi aux personnes qui reçoivent les demandes de sélectionner les cas jugés susceptibles de passer par la médiation. Ainsi, parmi les critères mobilisés, la frontière avec la justice formelle est un élément important devant circonscrire le champ moins formel de la résolution des conflits pour les personnes interviewées. Même du côté des services de droits, qui proposent différentes voies, il importe que ces différentes voies ne se chevauchent pas. Il s’agit dès lors de vérifier avec la personne si sa situation a déjà fait l’objet d’une plainte en justice. La frontière est ainsi érigée pour protéger les personnes d’une possible instrumentalisation des accords engagés en médiation, comme l’explique Irène, coordonnatrice de programme de médiation sociale, pour des conflits familiaux :

Nous ne faisons rien de tout ce qui touche au légal. Même s’il y a quelque chose où nous pouvons aider, mais que le divorce n’est pas finalisé ou complet et qu’il y a le risque qu’une partie utilise quelque chose de la médiation contre l’autre dans une cour, même si on signe que tout est confidentiel et que rien ne peut être partagé, cet accord n’est pas légal. Donc, nous ne prendrons pas la médiation.

Mais, d’après Irène, circonscrire le champ d’intervention au regard de l’action de la justice s’imposerait également pour respecter le territoire d’autres professionnels et ne pas « voler leur travail ». Élise, qui a fait appel à des médiateurs pour un conflit de voisinage, a appris les limites de cette approche : puisque des démarches judiciaires avaient déjà été entreprises par son avocat, elle ne pouvait avoir accès à cette forme de règlement. Si, dans cette situation, c’est l’action entreprise par l’avocat qui établit une limite à la médiation, cette limite semble être également évaluable au regard des faits confiés par les personnes, comme en témoigne une situation rencontrée par Zeno, médiateur interculturel, où le fait qu’un mari ait levé la main sur son épouse a été vu par l’équipe comme une limite à la médiation, malgré la demande de discussion formulée par cette dernière concernant la prise en charge des enfants.

La frontière avec le légal apparaît toutefois relativement mouvante suivant les personnes sollicitées, les situations ou les temporalités d’intervention. Ainsi, certains interviewés ont évoqué la possibilité de revenir en médiation à la suite d’une décision de justice, par exemple quand un divorce a été prononcé, mais que les conjoints sont en conflit pour le partage des frais médicaux ou scolaires. Deux médiatrices sociales, Christine et Énaïde, ont, quant à elles, partagé l’exemple d’un conflit de voisinage lié à une situation judiciarisée : une dame cohabitait avec son nouveau conjoint, elle entretenait de bons rapports avec ses voisines jusqu’au jour où on a placardé dans le quartier des photos du conjoint, précisant que ce dernier avait été condamné pour pédophilie, ce qui se révéla exact. Pour les médiatrices, ce type de conflit pouvait faire l’objet d’une médiation, car il ne concernait pas au premier chef la question de la pédophilie, mais plutôt le conflit issu de la révélation de ce fait : « Le conflit, c’était pas la pédophilie, le conflit, c’était qu’ils s’en faisaient une image négative [...] Puis là finalement, c’était elle qui avait le conflit avec ses voisines, elle voulait les rencontrer pour leur expliquer qu’elle faisait confiance à cet homme-là, puis qu’il n’y avait pas de danger ».

Enfin, la frontière semble parfois aussi pouvoir être écartée. C’est ce qui ressort de l’histoire racontée par Yvette qui est allée en médiation parallèlement à une procédure judiciaire. Exaspérés par le chien des voisins qui laissait des excréments sur leur terrain, Yvette et son mari ont porté plainte à la ville qui a porté l’affaire en cour. Parallèlement, les voisins ont fait appel à un service de médiation. En finale, c’est la ville qui a eu gain de cause devant la cour. Mais, d’après Yvette, c’est surtout le processus de médiation qui a pacifié les relations et permis le respect de l’entente par la suite.

La bonne foi des parties ressort comme un principe fondateur pour la mise en oeuvre de processus de médiation, permettant l’ouverture à l’autre ainsi que la prévention des risques de déséquilibre de pouvoir entre parties (Béliveau et al., 2004). Ces éléments interviennent donc également dans l’évaluation des situations et des demandes faites durant les premiers contacts. Au terme de ces étapes, certaines personnes choisiront de poursuivre la démarche, mais, nous allons le voir dans le dernier point, la rencontre directe, si elle répond à l’image largement véhiculée de la médiation, n’est pas la seule modalité envisageable.

Se parler de près ou de loin : les modalités possibles de rencontre

Lorsque la voie de la médiation est engagée, les médiateurs vont entrer en contact avec l’autre partie pour lui faire part des demandes de la partie A et proposer une rencontre face à face. Plusieurs rencontres individuelles pourront la précéder, mais, quel que soit le service consulté, s’asseoir ensemble n’aura pas nécessairement lieu. Les raisons invoquées sont diverses. La seconde partie peut ne pas être intéressée par le processus. L’arrêt du processus peut aussi provenir des personnes qui se sont adressées au service. La peur d’affronter l’autre, perçu comme un ennemi, semble ici la raison prépondérante, surtout quand il s’agit d’un conflit de longue durée. De plus, le niveau d’implication exigé par la démarche serait de nature à décourager des personnes peu accoutumées à adopter une attitude plus proactive face aux conflits qu’elles vivent : « C’est quand même demandant une démarche de médiation, on a besoin de rencontrer les gens […] Ce n’est pas comme envoyer une lettre notariée puis dire “on se voit en cour telle date”. Donc, je pense que les gens, ça, ça leur demande beaucoup. Puis il y en a beaucoup qui lâchent à cause de ça » (Gina, médiatrice sociale).

Selon Jean, directeur d’un service de médiation sociale, sur 125-150 demandes qui leur sont adressées annuellement, 10-12 aboutissent à une médiation. Dès lors, l’objectif n’est pas d’aller en médiation, mais de régler le conflit. Différentes solutions sont offertes en ce sens, notamment la médiation indirecte ou médiation en navette. Suivant cette formule, le médiateur sert d’intermédiaire entre les parties rencontrées tour à tour. L’accompagnement peut aussi n’intervenir que d’un côté et viser à aider la personne sur des points précis : apprendre à formuler des demandes, à poser des limites, à trouver une façon de vivre avec le conflit. L’aide peut encore stimuler la recherche d’arrangements concrets dont la créativité n’est pas exclue, comme l’illustre le récit de Zeno, médiateur interculturel. Il s’agit d’une situation où un locataire d’origine canadienne se plaint des odeurs de cuisine provenant de chez ses voisins, originaires d’Afrique du Nord. Craignant l’exclusion, ces derniers contactent le service de médiation et une rencontre est proposée sous la forme d’un barbecue où chacun prépare des plats propres à sa culture. Dans certains cas, Zeno souligne aussi l’utilité de rechercher une personne-ressource familière avec la culture des parties pour aborder et potentiellement régler la question tout en respectant les valeurs des protagonistes. En effet, pour certains, « ça ne se fait pas d’exposer ses problèmes à l’extérieur, ça devient comme sur la place publique, […] surtout avec des étrangers ».

Conclusion

Ancrée dans l’expérience et les témoignages de différents services et personnes proposant des modalités moins formelles de gestion des conflits, la recherche relatée en partie dans le présent article tend, à nos yeux, à faire ressortir un territoire cartographié bordé de frontières, de carrefours et de voies de bifurcation. Pour une part, ces balises répondent aux demandes et aux cheminements des personnes en prise avec un conflit. Comme les premières attentes des usagers peuvent être variées, évoluant ou non au gré des contacts avec les médiateurs, leurs cheminements personnels sont loin d’être linéaires et partant, programmables. Pour une autre part, les balises correspondent aux critères mobilisés par les professionnels dans l’évaluation et la sélection de leur champ d’action et de compétences. En nous intéressant à différents « cas déviants » (Morrissette, 2011, p. 26), nous avons vu que la frontière pouvait néanmoins être mouvante et que quelques fois, la voie de la médiation croisait ou surplombait la voie pénale. Mais, s’ils se permettent parfois d’empiéter sur le territoire du légal ou de la justice, les médiateurs que nous avons rencontrés se défendent d’emprunter le masque de l’arbitre et certainement celui du juge.

Passées les premières frontières et voies de bifurcation, les réponses proposées sont variées, s’éloignant, dans bien des cas, de l’image souvent véhiculée de la médiation passant par une rencontre physique entre deux parties. Adaptées aux besoins et aux volontés des personnes directement concernées, les réponses sont toujours marquées par une importante souplesse. À l’analyse, on retrouve dans ces réponses différentes qualités et compétences attendues des personnes qui interviennent en médiation directe : l’accueil, le sens de l’écoute, l’empathie, le soutien, la neutralité et même l’humour (Béliveau et al., 2004).

Le territoire de la résolution des conflits retracé au fil de notre recherche entend se situer le plus possible en marge des formes de régulation institutionnelles et privilégie des arrangements volontaires et informels. Au regard des cheminements des personnes en conflit et des réponses souples des médiateurs, ces pratiques gagnent-elles à rester ainsi en dehors de tout champ institutionnel ? Pour Guillemard (2012), placer la médiation sous le registre du droit lui ôte ses dimensions sociale et relationnelle, dimensions pour lesquelles les personnes y feraient principalement appel : « En quelque sorte autonome, elle constitue un excellent moyen de rétablir des relations qui se sont dégradées. La considérer et la traiter autrement ne la sert pas et risque au contraire d’en éloigner les citoyens » (p. 189). Mais ce faisant, ne risque-t-on pas de marginaliser ces dispositifs, les limitant à des domaines d’intervention mineurs et laissant les cas jugés plus « sérieux » au registre institutionnel ? Selon nous, le primat accordé aux modes de régulation plus formels a pour conséquence de nous rendre aveugles à ces formes participatives de régulation qui, bien qu’occultées, continuent néanmoins à jouer un rôle fondamental au sein du monde social. Elles y agissent comme des outils efficaces et discrets, en prise directe avec les besoins des parties. Elles constituent à ce titre des dispositifs de justice à part entière qui, à défaut de provoquer une rupture majeure d’avec les modes institutionnels de règlement des conflits, y ouvrent néanmoins une brèche qui ira peut-être en s’élargissant. Dans la perspective d’une vision plurielle de la justice évoquée au départ, on peut aussi, à l’instar de Faget (1995), se demander si ces formes « marginales » de régulation ne sont « pas plus “dans la justice” que des régulations juridiques rendues, pour différentes raisons politiques ou socioéconomiques, inopérantes, inadéquates et inopportunes » (p. 38). En ce sens, et pour faire écho aux préoccupations de certaines personnes interviewées, il est urgent de favoriser la visibilité, l’accessibilité et l’autonomie de ces formes de régulation ancrées dans la communauté, sans nécessairement passer par leur institutionnalisation ou leur juridicisation.