Corps de l’article

« Est-ce que votre environnement de travail vous permet de combiner vos tâches d’emploi et de soins ? — Euh oui, parce que ma gestionnaire m’a permis de faire du télétravail dans les moments les plus critiques »

Rosalie

Introduction

En 2012, plus de 8 millions de Canadiens dispensaient des soins à un proche dépendant (Sinha, 2013) et 4,8 millions combinaient ce rôle avec un emploi (Fast et al., 2014). Les proches aidants sont des individus qui prennent « soin d’une personne présentant une perte d’autonomie due, entre autres, au processus de vieillissement, à une maladie ou à un handicap physique » (Regroupement des aidantes et des aidants naturels, 2009).

Outre les tensions physiques, émotionnelles et financières associées à ce rôle (Duxbury et al., 2009 ; Etters et al., 2008 ; Rajnovitch et al., 2005), celui-ci contribue également à générer des comportements de retrait du travail et des difficultés à se maintenir en emploi (Calvano, 2013, Fast et al., 2014 ; Lilly et al., 2007). Pourtant, des études ont montré que le travail constitue une ressource précieuse pour le bien-être psychologique de ces personnes (Krisor et Rowold-Jens, 2014 ; Reid et al., 2010), et certains facteurs organisationnels tels que des conditions de travail plus flexibles ainsi qu’une supervision compatissante ou un bon climat organisationnel semblent limiter les impacts négatifs des responsabilités de soin sur le bien-être des individus ainsi que sur leurs comportements dans l’organisation (Bernard et Phillips, 2007 ; Duxbury et al., 2009 ; Greaves et al., 2015 ; Li et al., 2015 ; Plaisier et al., 2015 ; Zacher et Schultz, 2015 ; Zacher et Winter, 2011 ; Zuba et Schneider, 2013). Par ailleurs, il existe certaines mesures dont les proches aidants peuvent se prévaloir en théorie, notamment au Canada le « congé de compassion » qui permet de prendre soin d’un proche en fin de vie ou encore « le congé pour obligations familiales » au Québec, prévoyant dix journées de congé sans solde pour s’occuper d’un membre de la famille malade, à l’article 79.7 de la Loi sur les normes du travail (LNT). Par ailleurs, un projet de loi en cours offrirait aux employés canadiens un droit de demander des aménagements flexibles du temps de travail à leur employeur (Emploi et développement social Canada, 2016 ; Nogues et Tremblay, 2016).

Cependant, le soutien aux employés proches aidants est peu répandu parmi les employeurs canadiens (Zeytinoglu et al., 2010 ; Tremblay, 2012) et la question des responsabilités de soin tend à demeurer taboue dans les milieux de travail (McGowan, 2009). En outre, la recherche concernant le soutien aux proches aidants en emploi présente certaines lacunes et contradictions. Premièrement, les études sur la relation entre emploi et soins demeurent rares par rapport aux études concernant la relation entre emploi et vie personnelle ou responsabilités parentales (Calvano, 2013). D’autre part, il a été montré que les programmes d’aide aux proches aidants mis en place par les employeurs, en particulier les services de conseil et de référencement, demeurent peu utilisés (Bernard et Phillips, 2007 ; Dembe et al., 2008). Si des études quantitatives montrent le succès des aménagements flexibles du temps de travail pour améliorer l’expérience de conciliation emploi-soins des proches aidants (Zuba et Schneider, 2013), d’autres suggèrent que l’utilisation d’arrangements formels n’est pas associée à une meilleure expérience de conciliation, notamment par opposition à la négociation informelle d’arrangements avec le superviseur (Plaisier et al., 2015). Pourtant, d’autres ont avancé que le soutien de l’organisation dans son ensemble serait plus efficace pour réduire les tensions vécues par les employés proches aidants que le soutien contingent ou occasionnel d’un superviseur (Zacher et Schulz, 2015). En effet, un certain nombre d’études suggère que les aménagements flexibles du temps de travail sont offerts en tant que « faveur » ou comme récompense aux employés performants (Airey et al., 2007 ; Cooper et Baird, 2015 ; Kelly et Kalev, 2006 ; Fast et al., 2014, Tremblay et al., 2013) plutôt qu’accordés comme un droit ou comme accommodement.

S’inscrivant dans une recherche globale s’intéressant au soutien social dont bénéficient les employés proches aidants en milieu de travail ainsi que dans leur entourage personnel et communautaire, notre article a pour objectif de questionner dans quelle mesure et sous quelles conditions les employés proches aidants canadiens ont réellement accès au soutien en milieu de travail.

Le soutien organisationnel aux employés proches aidants

Les proches aidants sont plus susceptibles de réduire leurs heures de travail que les non proches aidants, en particulier les aidants « intensifs » dispensant plus de vingt heures de soin par semaine (Lilly et al., 2007). Un total de 1,48 million de journées de travail seraient perdues chaque mois au Canada en raison des soins (Fast et al., 2014). Toutefois, le fait d’être proche aidant n’est pas incompatible avec un emploi rémunéré, et les responsabilités de soin ne mènent pas systématiquement à une perte de productivité (Calvano, 2013). Par ailleurs, des études suggèrent que le fait d’être en emploi contribue à diminuer les tensions liées au rôle de proche aidant, plutôt que de les accentuer (Reid et al., 2010). Il semble également qu’avec un soutien adéquat en milieu de travail, les conséquences négatives du rôle de proche aidant sur le rôle d’employé s’estompent (Kossek et al., 2001 ; Sherman et Reed, 2008 ; Zacher et Schultz, 2015 ; Bowling, 2007). Ainsi, que peuvent faire les employeurs pour remédier à cette situation ?

État de la recherche

La recherche a maintes fois souligné les effets bénéfiques des politiques et pratiques de flexibilité sur le bien-être et les comportements organisationnels des employés (Grzywacz et al., 2008 ; Lewis, 2003 ; Thomas et Ganster, 1995). Un courant de recherche en gestion des ressources humaines souligne par ailleurs que, plutôt que l’offre d’une mesure unilatérale, c’est davantage la perception et l’utilisation d’un ensemble ou bundle de différentes politiques d’entreprises qui seraient susceptibles d’entraîner un avantage compétitif (Perry-Smith et Blum, 2000), en réduisant notamment le conflit travail-famille des employés (Butts et al., 2013). Le conflit travail-famille, défini comme une incompatibilité entre des rôles joués dans la sphère familiale et des rôles joués dans la sphère professionnelle (Greenhaus et Beutell, 1985), s’applique au cas des travailleurs proches aidants qui tirent également un bénéfice des mesures de flexibilité du temps de travail (Duxbury et al., 2009 ; Plaisier et al., 2015 ; Zacher et Schultz, 2015 ; Zacher et Winter, 2011). Ces derniers semblent toutefois plus réceptifs à ces mesures lorsqu’elles s’accompagnent d’une attitude compréhensive de la part des collègues et superviseurs (Li, Shaffer et Bagger, 2015 ; Greenhaus et al., 2012 ; Plaisier etal., 2015 ; Zuba et Schneider, 2013). En effet, lorsque les proches aidants se sentent soutenus par leur superviseur dans un environnement de travail perçu comme globalement hostile ou indifférent à la conciliation travail-famille-soins, cela semble entraîner une meilleure satisfaction au travail (Sahibzada et al., 2005). Néanmoins, la perception que l’organisation dans son ensemble soutient les responsabilités de soin prédirait davantage la réduction des tensions de proche aidant que ne le ferait le soutien contingent d’un superviseur ou de collègues (Zacher et Schulz, 2015).

Lacunes

Malgré ces constats, la recherche concernant le soutien organisationnel aux proches aidants, de même que la relation soin-travail en général, demeure lacunaire (Calvano, 2013 ; Reid et al., 2010). Par exemple, bien que les employés se sentent a priori davantage soutenus par des organisations compréhensives vis-à-vis de leurs responsabilités de soin (Zacher et Schultz, 2015), les rares entreprises ayant mis en place des politiques explicitement dirigées vers les employés proches aidants ont observé un très faible taux d’utilisation de ces mesures (Bernard et Phillips, 2007 ; Dembe et al., 2008 ; Shoptaugh et al., 2004). À notre connaissance, seules trois études qualitatives évaluées par les pairs se sont intéressées à l’accommodement des employés proches aidants, du point de vue de ces derniers (Airey et al., 2007 ; Arksey, 2002 ; Bernard et Phillips, 2007). Leurs données ont été récoltées au Royaume-Uni au début des années 2000. Les résultats de ces études suggèrent que la possibilité de concilier travail et soins dépend grandement de la capacité à négocier des congés avec son employeur, autrement dit de se présenter comme un employé fiable et digne de cette « faveur ». Cependant, si ces études soulignent le rôle crucial du superviseur dans l’accommodement des employés proches aidants, elles ne rapportent pas en profondeur l’expérience de ces derniers vis-à-vis de l’utilisation d’aménagements flexibles du temps de travail ni la nature de la relation avec le superviseur. Par exemple, Bernard et Phillips (2007, p. 147) rapportent avoir eu de la difficulté à repérer « ce qui fait obstacle » à la conciliation emploi-famille-soins chez leurs participants. Par ailleurs, dans une revue des écrits, Calvano (2013) a relevé que la culture et le contexte national constituent deux variables importantes à prendre en compte puisque les normes sociales et les politiques publiques influencent la disponibilité des soins formels et les attitudes vis-à-vis des responsabilités de soin. Or, dans une perspective canadienne, seule une étude non évaluée par les pairs rapporte quelques citations d’employés proches aidants, sans pour autant traiter de leur expérience avec les mesures de conciliation emploi-famille (Duxbury et al., 2009).

Dans un contexte où les responsabilités de soins ne font pas l’objet d’une stratégie organisationnelle, sont moins bien prises en compte que celles des parents et où les aménagements sont offerts en tant que « faveurs aux employés » (Fast et al., 2014 ; Kelly et Kalev, 2006 ; Tremblay et al., 2013), nous pouvons nous demander dans quelle mesure les proches aidants canadiens perçoivent que leurs besoins sont compris et font usage des mesures qui leur sont offertes dans leur organisation.

Cadre conceptuel et théorique

Dans une méta-analyse, Mesmer-Magnus et Viswesvaran (2005, p.557) ont relevé deux facettes majeures au soutien organisationnel à la conciliation travail-famille : d’une part, les programmes, les politiques et les avantages sociaux concrètement offerts par l’organisation (p. ex. aménagements flexibles du temps de travail) et d’autre part, l’existence d’une culture favorable à la conciliation travail-famille, renvoyant à la dimension plus subjective de la perception qu’ont les employés d’une culture qui se montre compréhensive vis-à-vis de leurs responsabilités familiales. En conservant cette structure, nous analyserons nos résultats à l’aide des concepts présentés dans les paragraphes qui suivent.

Conciliation emploi-famille-soins

Comme nous l’avons mentionné, cet article est tiré d’une recherche plus générale investiguant le soutien offert aux employés proches aidants dans le milieu de travail et hors travail. Dans le cadre de cet article, nous nous focalisons sur le soutien offert en milieu de travail visant à favoriser la conciliation travail-vie personnelle, définie par Kalliath et Brough comme « la perception individuelle que les activités au travail et les activités hors travail sont compatibles et favorisent une croissance selon les priorités de vie actuelles de l’individu » (2008, p. 326). Étant donné que nous nous intéressons particulièrement aux rôles de proches aidants, nous employons l’expression de « conciliation emploi-famille-soins » (Tremblay et al., 2013) pour souligner l’existence des tensions physiques, émotionnelles et financières associées au rôle de proche aidant (Duxbury et al., 2011, p.31).

Soutien perçu en milieu de travail

Dans la même perspective que Kalliath et Brough (2008) concernant la conciliation travail-vie personnelle en général, Edwards et al. (2002) ont suggéré que les études s’intéressant à la relation travail-soins gagneraient à mesurer cette dernière à travers des indicateurs plus subjectifs relevant de la perception des individus plutôt que d’indicateurs objectifs tels que le nombre d’heures manquées ou le temps passé à téléphoner sur les heures de travail. Pour cette raison, nous utilisons, pour aborder la notion de soutien à la conciliation emploi-famille-soins, la théorie du soutien organisationnel perçu, ou « SOP » (Eisenberger et al., 1986), telle qu’interprétée par Zacher et Winter (2011) ainsi que Zacher et Schulz (2015) avec le concept de « soutien organisationnel perçu aux responsabilités de soin » (SOPRS)[1].

SOP et SSP

Partant du constat que les employés tendent à attribuer des traits anthropomorphiques à l’organisation dans laquelle ils travaillent, Eisenberger et al. (1986) suggèrent que les employés développent des croyances globales concernant la mesure dans laquelle leur organisation valorise leur contribution et se préoccupe de leur bien-être. Dépendamment du degré auquel les employés sont personnellement influencés par une idéologie d’échange social ou de réciprocité, leur engagement envers leur organisation est fonction du soutien perçu de cette dernière. Par ailleurs, puisque les employés ont tendance à former ces croyances à partir de la manière dont ils perçoivent les actions des acteurs organisationnels qu’ils côtoient, le soutien du superviseur perçu (SSP) constitue le deuxième antécédent principal au SOP, après la perception d’équité (Rhoades et Eisenberger, 2002).

SOPRS et SSPRS

Appliquant ce concept au cas des proches aidants, Zacher et Winter (2011) proposent le concept de SOPRS (soutien organisationnel perçu aux responsabilités de soin), renvoyant à la mesure dans laquelle les employés croient que leur organisation se soucie de leur bien-être et les soutient vis-à-vis de leurs responsabilités de soin auprès d’un aîné. Outre la perspective de l’engagement organisationnel, les auteurs ajoutent que le SOPRS pourrait réduire les tensions associées au rôle de proche aidant. Nous élargissons de notre côté ce concept à tout type de responsabilités de soin (p. ex : aîné, mais aussi conjoint ou enfant handicapé). Ce concept récent semble être adéquat pour capter l’expérience des employés proches aidants, si l’on en croit les résultats d’une méta-analyse selon laquelle un soutien organisationnel spécifique aux problématiques familiales est plus efficace qu’un soutien généraliste sans égard particulier à ce type de responsabilités (Kossek et. al., 2011). Nous intéressant au SOPRS, distinct du SOP et du soutien organisationnel à la conciliation travail-famille (Jahn et al., 2003), nous cherchons notamment à savoir : si l’employé proche aidant sait à qui s’adresser dans son organisation lorsqu’il a des questions et des préoccupations concernant la conciliation emploi-famille-soins, s’il se sent informé des services existants dans son organisation concernant les responsabilités de soin, ou encore s’il envisagerait de quitter son entreprise si celle-ci n’offrait aucun service pour proches aidants (Zacher et Schulz, 2015, p.188). Enfin, étant donné l’importance du superviseur relativement au SOP (Rhoades et Eisenberger, 2002), Zacher et Schultz (2015) ont ébauché le concept de « soutien du superviseur perçu aux responsabilités de soin » (SSPRS) qu’ils ont mesuré dans leur étude à partir des questions suivantes : « mes superviseurs comprennent ma situation » et « mes superviseurs me soutiennent » (2015, p. 188, traduction libre). Toutefois, les auteurs reconnaissent que ce concept peut être sujet à critiques et mériterait davantage d’investigation (Zacher et Schultz, 2015, p. 194). De même, il nous apparaît que le concept de SOPRS mériterait d’être enrichi et notamment comparé à l’utilisation du concept initial de SOP pour en mesurer la pertinence. Notre recherche tentera de contribuer à cet objectif.

Soutien social

Ainsi, nous analyserons le soutien perçu en milieu de travail à l’aide du concept multidimensionnel de « soutien social », soit la « dispensation de ressources émotionnelles, instrumentales ou d’informations (…) dans le contexte d’une réponse à la perception que les autres en ont besoin » (Caron et Guay, 2005, p. 16-17). Les ressources instrumentales font référence à de l’aide concrète, comme la provision d’AFT par exemple, tandis que les ressources émotionnelles renvoient à de l’écoute active ou des manifestations de compassion. Quant aux ressources informationnelles, il peut s’agir par exemple de faire connaître à un employé l’existence un programme d’aide aux proches aidants. Au moyen de cette conceptualisation plus large et de ce fait plus propice à une approche inductive, nous montrerons en filigrane en quoi nos résultats contribuent aux nouveaux concepts de SOPRS et SSPRS (Zacher et Winter, 2011 ; Zacher et Schulz, 2015), tirés de la théorie du soutien organisationnel (Eisenberger et al., 1986 ; Rhoades et Eisenberger, 2002).

Méthode

Nous avons mené une recherche ayant pour objectif d’explorer les formes de soutien organisationnel et personnel dont bénéficiaient les proches aidants exerçant une activité rémunérée. Cette recherche a été approuvée au préalable par un comité d’éthique.

Devis de recherche

Face à une littérature encore lacunaire, une approche qualitative a été préconisée par les chercheurs en ce domaine afin de mieux capturer la complexité de la relation travail-soins (Calvano, 2013), de même qu’une mesure plus subjective de celle-ci à travers la perception des proches aidants eux-mêmes (Edwards et al., 2002 ; Reid et al., 2010). Ainsi, il nous a paru pertinent de mener une recherche de type exploratoire. Faute de moyens pour opérer une collecte de données à multiples reprises, nous avons opté pour un horizon temporel à coupe transversale, la collecte de données ayant été effectuée une seule fois par unité d’analyse individuelle.

Technique de collecte de données

Les données ont été recueillies entre septembre 2014 et juin 2015 au moyen de l’entrevue semi-dirigée, soit « une interaction verbale animée de façon souple par le chercheur » (Savoie-Zacj, 2003, p. 340). Cette technique est particulièrement appropriée aux études exploratoires en raison de la proximité qu’elle permet avec le terrain, en l’occurrence un accès direct aux perceptions détaillées des employés proches aidants. Nous avons organisé les thèmes et sous-thèmes de notre guide d’entretien autour du concept de conciliation emploi-famille-soins et du soutien social (émotionnel, instrumental, informationnel) en milieu de travail et dans la sphère personnelle. Les concepts de SOPRS et de SSPRS (Zacher et Winter, 2011 ; Zacher et Schulz, 2015) ont été utilisés de manière rétrospective dans l’analyse des données pour les fins de cet article, face au constat que nos résultats alimentaient une contribution théorique en la matière.

Échantillonnage

Étant donné la difficulté que nous avons eue à repérer les membres de la population employée proche aidante, difficulté vécue aussi par d’autres chercheurs (Zacher et Winter, 2011 ; Zacher et Schulz, 2015), ainsi que la difficulté inhérente à mobiliser certaines personnes pour participer à des entrevues semi-dirigées (Sauvayre, 2013, p. 28), nous avons opté pour un échantillonnage non probabiliste de convenance. La notion d’échantillon de « convenance » fait référence à l’idée que l’on va effectuer notre collecte d’information auprès de qui veut bien se rendre disponible pour nous en fournir (Sekaran et Bougie, 2010, p.276). Pour être inclus, nos répondants devaient avoir prodigué des soins et exercé une activité rémunérée simultanément. Puisqu’il s’agit d’une recherche exploratoire, il nous a semblé pertinent de nous baser sur la perception qu’avaient les individus d’être proches aidants ou non. Notre critère d’exclusion, outre le fait de ne pas avoir eu à concilier emploi et soins, était le fait d’être rémunéré pour dispenser des soins. La rareté des volontaires nous a menées à intégrer à notre groupe des personnes retraitées ou dont l’aidé était décédé, rapportant ainsi leur expérience passée de conciliation emploi-famille-soins. Cette ouverture a toutefois permis d’étudier le cas de personnes dont la retraite a été précipitée à cause des responsabilités de soin, accroissant ainsi la validité écologique de notre étude au regard des études menées sur les trajectoires des proches aidants sur le marché du travail (Lilly et al., 2007). Par ailleurs, nous avons également interviewé des représentants d’organismes communautaires québécois dans le cadre d’une deuxième série d’entrevues selon un choix d’experts afin de diversifier nos sources de données et ainsi accroître la validité interne de notre étude (Patton, 1999). En effet, la « triangulation » des sources de données permet de tester la cohérence des données récoltées et des schémas repérés (Patton, 1999, p. 1195). Les organismes communautaires devaient comprendre dans leur mission au moins un volet dédié aux proches aidants ou aux familles.

Recrutement des participants

Afin de rejoindre les répondants, nous avons recherché sur internet des organismes communautaires québécois dédiés aux familles, aux personnes handicapées et aux aînés. Nous nous sommes essentiellement fondées sur la base de données en ligne du groupe « Centraide » regroupant 350 organismes communautaires québécois et avons tenté de repérer ceux qui pourraient être en contact avec de proches aidants à l’aide des critères exposés plus haut. Une fois ces organismes identifiés (N=21), nous les avons contactés par téléphone, leur avons présenté notre projet de recherche et avons demandé leur accord pour diffuser un appel à participants auprès de proches aidants en emploi. Parmi eux, 15 ont accepté de relayer l’appel à participants et/ou de participer à notre deuxième série d’entrevues. Les six autres organismes n’ont pas retourné nos appels ou ne nous ont pas donné de suivi. Outre l’appel à volontaires, nous avons également recruté les proches aidants au moyen de la technique « boule-de-neige » qui consiste à identifier un premier participant répondant aux critères de sélection à qui l’on demande de désigner d’autres personnes y répondant et susceptibles d’être intéressées à participer à la recherche. Nous offrions la possibilité d’effectuer l’entrevue dans les locaux de l’université d’attache, ou tout autre lieu préféré par la personne pourvu qu’il s’agisse d’un endroit confidentiel et calme. En outre, nous avons donné aux participants la possibilité d’effectuer l’entrevue par téléphone, en raison de contraintes temporelles élevées dues aux multiples rôles qu’ils devaient concilier et au fait qu’ils habitaient parfois en région éloignée. Cette option nous a permis de rejoindre des proches aidants au coeur du défi de conciliation emploi-famille soins, que nous n’aurions pu rencontrer autrement.

Déroulement des entrevues et analyse des données

Nous avons rappelé aux interviewés l’objectif de la recherche, la manière confidentielle dont allaient être traitées les données et la possibilité pour eux de se retirer en tout temps de l’entrevue. Nous leur avons expliqué l’utilité de l’enregistreuse dans le cadre de notre recherche et leur avons demandé s’ils étaient d’accord pour être enregistrés. Tous les participants ont été invités à signer le formulaire de consentement, qui leur fournissait des informations sur le comité d’éthique et les coordonnées de la personne à contacter en cas de problème. Nous avons arrêté les entrevues à l’atteinte d’une impression de saturation théorique des données, soit lorsque « les nouvelles données issues d’entrevues additionnelles n’ajoutent plus à la compréhension de ce que l’on a d’un phénomène » (Savoie-Zajc, 2003, p. 349). Les fichiers audio d’une longueur moyenne de 78 minutes ont ensuite été retranscrits mot à mot par l’assistante de recherche ayant mené les entrevues et ont été analysés par cette dernière dans le cadre de son mémoire de maîtrise, supervisée par deux professeurs titulaires en gestion des ressources humaines, dont une est la directrice du projet de recherche dans lequel s’inscrit le mémoire. Les fichiers audio et les données relatives à l’identité des participants ont été conservés dans une clé USB protégée par un mot de passe et des pseudonymes ont été attribués à chaque participant.

Cet article est tiré d’un rapport riche en descriptions détaillées dont l’analyse a été faite sans logiciel. Les thèmes du rapport ont été déterminés au préalable par le repérage d’expressions régulièrement présentes dans le discours des participants (Patton, 2002, p. 454). Nous avons également effectué des allers-retours réguliers aux données retranscrites afin de vérifier la cohérence schémas repérés, avons tenté de trouver d’autres explications aux phénomènes observés et porté une attention particulière aux exceptions à la règle (Patton, 1999). Notre démarche est ainsi dans son ensemble empreinte de rigueur méthodologique et analytique, et présente des données riches.

Résultats

Nous avons effectué 23 entretiens semi-directifs auprès de travailleurs proches aidants. Pour les fins de cet article, nous excluons un participant propriétaire et directeur d’une petite entreprise, ces données n’étant pas à même de renseigner le SOP/SOPRS. Notre groupe (N=22) présentait une moyenne d’âge de 55 ans, et était en grande majorité composé de femmes (N=20). Les participants étaient employés ou avaient été employés dans le secteur public (N=13), le secteur privé (N=4) et le secteur communautaire (N=5), comme l’indique le tableau 1. Nous divisons notre analyse en deux parties, avec une première section sur les programmes et mesures touchant la conciliation emploi-famille-soins et une seconde section sur le soutien perçu en milieu de travail (Mesmer-Magnus et Viswesvaran, 2005). Nous adoptons au sein de chaque section la même structure que Bernard et Phillips (2007) dans leur étude qualitative, à savoir ce qui facilite la conciliation emploi-famille-soins d’une part, et ce qui lui fait obstacle d’autre part. Les concepts entourant la notion de soutien telle qu’exposée dans notre cadre théorique sont mobilisés en filigrane dans notre analyse. Enfin, rappelons que les noms attribués aux participants sont fictifs.

Tableau 1

Profil professionnel des participants

Profil professionnel des participants

Tableau 1 (suite)

Profil professionnel des participants

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Mesures de conciliation emploi-famille-soin

Cette section porte sur l’utilisation concrète faite par les employés proches aidants des différentes mesures à leur disposition. Quatre catégories de mesures ont émergé : la réduction du temps de travail, la flexibilité horaire, la flexibilité de lieu, et les congés. Notre analyse montre en quoi ces mesures facilitaient la conciliation emploi-famille-soins et en quoi elles pouvaient y faire obstacle ou être difficile d’accès.

Ce qui facilite

Réduction du temps de travail

Si la majorité des répondants travaillait à temps plein, six personnes ont bénéficié d’une réduction du temps de travail, sous forme de temps partiel, de semaine comprimée ou de retraite progressive. Réduire ses heures est une mesure perçue comme indispensable par certains pour récupérer de l’énergie. Toutefois, on remarque que la conciliation entre emploi et soins est régulièrement décrite comme possible lorsque cette mesure s’accompagne d’autres formes d’accommodement :

Étant donné que je travaillais à temps partiel, j’ai… j’ai eu des employeurs qui m’ont facilité les choses. T’sais parfois de réaménager mon horaire, parce que j’avais un rendez-vous… Alors au lieu d’y aller le matin, je pouvais faire l’après-midi.

Amélie

Amélie exprime à plusieurs reprises que le temps partiel a été un facteur-clé de conciliation entre travail et soins. On note toutefois que cette réduction d’heures s’est également accompagnée d’un horaire variable : elle pouvait choisir son quart de travail selon la date des rendez-vous médicaux auxquels elle devait se rendre pour aider son fils handicapé. On retrouve donc un schéma selon lequel la réduction d’heures est une condition nécessaire, mais non suffisante, à la conciliation emploi-soins. Celle-ci semble pouvoir se faire lorsque cette mesure s’accompagne de flexibilité dans l’emploi du temps.

Flexibilité horaire

Plus de la moitié de nos participants disposaient d’une forme de flexibilité horaire (cf. tableau 1). Le cas le plus fréquent était la possibilité de rattraper plus tard les heures perdues en cas d’imprévu ou de rendez-vous, de manière informelle cependant. On trouve un degré de flexibilité minimal dans le choix d’un créneau horaire à la convenance de l’employé, comme commencer le travail une heure plus tôt afin de terminer une heure plus tôt que l’horaire habituel. Il s’agit toutefois d’un aménagement fixe rendant difficile la gestion des imprévus et impliquant un relais pour prendre soin de la personne lorsque l’on est au travail. Or, tous les participants ne disposaient pas d’un tel soutien instrumental dans leur entourage. Pour faire face à ces imprévus, l’arrangement convenu pouvait être de rattraper les heures manquées. Parfois même, les répondants n’étaient pas tenus de reprendre l’ensemble de ces heures. Cette option faisait ainsi l’objet d’un arrangement informel entre l’employé et son superviseur immédiat. Notons que les employés jouissaient de nombreuses années d’expertise dans leur domaine, et ne doutaient pas de la confiance qu’accordait leur superviseur à leur travail.

Travail à distance

Cinq répondantes avaient la possibilité de travailler hors du lieu de travail habituel. Dans chacun des cas à l’étude, l’expérience de travail à domicile a contribué à une meilleure conciliation entre le travail et les responsabilités de soin. En particulier, ces participantes rapportaient un sentiment d’efficacité accrue liée à cet arrangement :

J’apportais mon travail et je le faisais à la maison. C’était aussi bien équipé à la maison qu’au travail (…) Remarquez que j’aurais été au bureau, j’aurais peut-être été moins efficace. Parce qu’inquiète, l’esprit… j’étais présente physiquement, mais mentalement je l’étais moins

Andrée

Chacune de nos participantes ayant la possibilité de travailler à distance manifestait une augmentation du sentiment d’efficacité dans les tâches professionnelles, s’expliquant par deux facteurs : une réduction de l’inquiétude liée à la personne aidée, et un environnement de travail plus favorable avec une réduction du temps de transport et des distractions propres au lieu de travail.

Congés

Malgré l’existence de congés pour proches aidants, la grande majorité des participants utilisait sa propre banque de congés personnels (maladie ou vacances) pour assumer les responsabilités de soin. Seule une répondante mentionnait utiliser le congé pour obligations familiales prévu dans sa convention collective. Sa convention lui permettait d’utiliser ses propres journées de maladie pour prendre ces dix journées sans perte de revenus. Dans un esprit plus généreux, en tant que directrice d’organisme communautaire, une autre participante a pu mettre en place avec l’accord de son conseil d’administration des congés de maladie supplémentaires pour prendre soin de la personne aidée, en plus des congés de maladie traditionnels. Il s’agit d’une mesure à double option intéressante, car elle ne contraint pas l’aidant à « sacrifier » systématiquement ses congés de maladie personnels. Une certaine marge de choix lui est ainsi laissée, et le proche aidant n’est pas obligé de choisir entre l’utilisation des congés maladie et le congé sans solde, soit de choisir entre un sacrifice au niveau de sa propre santé et un sacrifice financier.

Ce qui fait obstacle

Des facteurs dissuasifs étaient parfois associés aux mesures de conciliation. De nombreux répondants ont mentionné qu’ils n’auraient pu se permettre de prendre dix jours de congé sans solde dans le cadre du congé pour obligation familiale ou encore vivre à seulement 55 pour cent de leur salaire dans le cadre du congé de compassion. En outre, certains manifestaient une gêne à faire la demande de ce dernier puisqu’il faut obtenir du médecin un billet certifiant le décès prochain de la personne ; or le décès d’une personne reste difficile à prévoir. Outre la complexité et les inconvénients inhérents aux congés spéciaux pour aidants, certaines mesures de flexibilité telle que la possibilité de s’absenter de manière informelle à condition de reprendre ses heures entraîne des tensions physiques et émotionnelles supplémentaires. De fait, il n’est pas nécessairement pris en compte que l’aidant s’est absenté non pas pour se reposer, mais pour accomplir un autre genre de travail également exigeant en énergie :

C’est éreintant là. Je sais pas combien de temps je pourrais continuer ça, à ce rythme-là, là. Parce que les heures que j’étais avec mes parents… j’ai pas été à mon travail, mais j’ai travaillé pareil, j’ai fait autre chose. La fatigue elle est là quand même, puis à un moment donné bien… le corps suit pas là (…) Reprendre du temps, ça veut dire que je passe quand même mes trente-cinq heures, plus mes parents.

Fiona

Ainsi, si Fiona décrit la possibilité de rattraper ses heures comme une solution pour concilier emploi et soin sur le court terme, elle ne se sent pas pour autant soutenue par son employeur sur le long terme. Il apparaît ainsi évident suite à notre analyse que la flexibilité horaire constitue un élément-clé de la conciliation emploi-famille, surtout lorsqu’elle s’accompagne de mesures connexes évitant un épuisement lié au rattrapage des heures de travail.

Soutien perçu en milieu de travail

Nous explorons dans les paragraphes qui suivent le soutien perçu vis-à-vis de l’organisation dans son ensemble, du superviseur et des collègues. Les participants étaient nombreux à évoquer l’empathie manifestée par leurs collègues et leurs supérieurs vis-à-vis de leurs responsabilités de soin, à certaines exceptions près.

Ce qui facilite

Dans quelques cas, les participants percevaient un soutien général de la part de l’organisation :

C’est un très bon employeur. J’ai travaillé toute ma vie pour [entreprise]. C’était mon premier travail, puis mon dernier.

Danielle

Danielle exprime un attachement affectif à son employeur non pas au regard de l’aide fournie vis-à-vis de ses responsabilités de soin particulières, mais plutôt au regard de son expérience globale et de long terme au sein de cette entreprise et au fait qu’il s’agit d’un bon employeur « en général ». Ainsi, son engagement envers l’organisation dépasse le contexte de ses propres responsabilités de soin. De fait, nous n’avons pas repéré d’attachement particulier des proches aidants à leur organisation en tant que supportrice des responsabilités de soin en particulier (SOPRS). Le plus souvent, plutôt que l’organisation, c’est le superviseur qui était désigné comme la principale source de soutien vis-à-vis de la conciliation emploi-famille-soins :

Mais sans vouloir lancer de fleurs à ma gestionnaire, elle a été superbe. Tout ce temps-là… parce que c’est arrivé plusieurs fois que je dise : « Annie, il faut que je parte »

Andrée

La majorité des répondants ont également souligné que leurs collègues étaient compréhensifs vis-à-vis de leur situation. Ils faisaient parfois l’objet d’un réel soutien émotionnel, comme pour Amélie qui suggère que ses collègues lui ont permis de retrouver de l’énergie mentale :

Au travail, y’a des personnes qui sont arrivées, qui étaient nouvelles, t’sais ? Qui avait du pep. Puis on est devenues amies, puis c’est comme si y’a des choses à un moment donné qui sont devenues… que j’ai changé ma façon de voir les choses. C’était des gens très positifs.

Amélie

De manière intéressante, le soutien émotionnel dont Amélie ainsi que d’autres ont bénéficié ne consistait pas nécessairement à converser longuement au sujet des responsabilités de soin. L’humour et le dynamisme semblaient deux facteurs déterminants au niveau du soutien perçu des collègues, avec dans certains cas un impact sur la santé émotionnelle des répondants.

Ce qui fait obstacle

En termes de soutien perçu à la conciliation emploi-famille-soins, nous avons repéré trois types obstacles : l’ancienneté et le statut hiérarchique, la permission du superviseur et le manque de sensibilisation aux différents rôles de proche aidant.

Ancienneté et statut hiérarchique

La grande majorité des répondants se sentait en confiance vis-à-vis de leurs compétences et leur capacité à réaliser le travail. Les répondants suggéraient régulièrement que leur capacité à concilier travail et soins dépendait étroitement du fait qu’ils avaient déjà « fait leurs preuves » et travaillaient depuis longtemps au sein de l’organisation, parfois avec le même gestionnaire depuis des années :

Je sais pas jusque dans quelle mesure ça a joué, mais moi ça fait très longtemps que je travaille ici, et ça fait 16 ans que je travaille avec la même gestionnaire. Donc peut-être qu’il y a plus de souplesse à ce moment-là aussi, parce que je considère que si ça faisait six mois que je travaillais ici puis que j’avais demandé ces arrangements-là, je sais pas si la réponse aurait été la même.

Rosalie

Le discours de Rosalie témoigne d’une forte idéologie d’échange social, partagée par un grand nombre de nos participants. Cette idéologie peut causer des préoccupations supplémentaires, surtout pour les individus nouvellement en emploi n’ayant pas encore eu l’occasion de « faire leurs preuves » ou de « prouver leur bonne foi ». Par ailleurs, dans un contexte syndiqué, l’obtention d’AFT demeure déterminée par le niveau d’ancienneté. Enfin, le statut hiérarchique compte également dans l’accès aux aménagements flexibles du temps de travail, car si les postes de gestion et de professionnel semblent permettre d’y accéder facilement, c’est moins le cas pour des postes moins haut placés.

Ainsi, nous voyons dans tous les cas que le niveau d’ancienneté, qu’il soit informel aux yeux du superviseur ou formel dans une structure syndicale, constitue un élément-clé dans la conciliation travail-soins. Il ressort également que la négociation informelle avec le superviseur est le mécanisme principal par lequel les employés obtiennent des accommodements, ce qui peut jouer en leur faveur comme en leur défaveur.

La « permission » du superviseur

Si les superviseurs étaient souvent perçus comme une source de soutien par les répondants, ils pouvaient également être perçus par d’autres comme des obstacles potentiels à l’obtention de mesures de conciliation, notamment à l’endroit des congés de proche aidant :

[Le congé de compassion], il faut quand même que le gestionnaire l’autorise, bien en tout cas… probablement, je sais pas… C’est pas... je pense pas que ce soit un droit acquis ça. Faut quand même que t’aies l’autorisation de le faire ?

Linda

Le discours de Linda montre l’ambiguïté régnant autour de la question de savoir si les proches aidants jouissent réellement d’un droit à être accommodé, ou d’une faveur de leurs gestionnaires. Le superviseur apparaît ici comme un passage obligé pour obtenir les ressources prévues par le gouvernement. Ainsi, les participants décrivaient une contingence dans l’obtention d’aménagements flexibles du temps de travail, qui dépendait tantôt de l’« autorisation » ou la « permission » du gestionnaire ou des « besoins du service », variant d’un département à l’autre. Le sentiment d’être chanceux ressortait très fréquemment du discours des participants qui se percevaient privilégiés par rapport à ce que vivaient selon eux la plupart des employés, ne bénéficiant pas nécessairement d’un poste adaptable ou d’une supervision compréhensive comme les leurs.

Manque de sensibilisation

Nos résultats montrent qu’une plus grande vulgarisation des mesures disponibles aux proches aidants ainsi qu’une plus grande sensibilisation aux différents rôles et responsabilités assumés par les proches aidants dans les milieux de travail seraient souhaitables, notamment à travers la dispensation de davantage de soutien émotionnel, instrumental et informationnel. Dans l’extrait suivant, Pierre-Antoine, père de deux enfants, se demande pourquoi les parents et les proches aidants ne sont pas traités de la même manière :

Si on est capable de donner des paternités, maternités pour des femmes enceintes, pour élever un enfant, pourquoi qu’il y aurait pas un programme similaire pour les aidés, aidants dans les phases terminales ?

Pierre-Antoine

Pierre-Antoine ne semble pas au courant de l’existence du congé de compassion de 26 semaines maximum pour accompagner un parent dont le décès est proche. Malgré un allongement récent de ce congé, celui-ci reste moins généreux que le congé de maternité de 34 semaines, et les employeurs canadiens sont bien plus nombreux à étendre ce dernier que le congé de compassion (Fast et al., 2014). Ainsi, Pierre-Antoine n’a pas bénéficié de soutien informationnel dans son milieu de travail. Par ailleurs, une meilleure connaissance des différents rôles de proche aidant serait souhaitable comme l’illustrent les exemples de Lucie et de Brigitte :

Non, je pense que [mes supérieurs] ont pas vraiment d’idée. Des fois je donne des exemples de ce que [mon enfant autiste] fait, puis y’en a un qui me dit : « Bien là, c’est parce que ça, c’est l’adolescence… », mais c’est pas tous les adolescents qui sont de même… Mais non, au niveau des responsabilités, je pense pas qu’ils voient que c’est un problème.

Lucie

Son propos était que : « On le sait bien toi t’es têteuse tu peux partir quand tu veux, tu peux revenir quand tu veux »… T’sais, j’ai tombé malade à peu près dans cette période-là, j’ai pris mon congé de… de maladie si on veut.

Brigitte

Dans le premier extrait, Lucie travaille pourtant dans un milieu de travail familier avec la réalité des proches aidants d’aînés. Ceci indique que les parents d’enfants handicapés ou présentant une condition telle que l’autisme souffrent d’un manque de reconnaissance vis-à-vis de leurs responsabilités particulières. Quant à Brigitte, sa superviseure était au courant de la situation et lui accordait de la flexibilité, toutefois Brigitte n’avait mis que très peu de collègues au courant, craignant des représailles de la part de certains. Cet exemple illustre une réalité complexe, questionnant la pertinence de révéler ses problématiques familiales en milieu de travail et montre une certaine méconnaissance des responsabilités de soin, pouvant entraîner des tensions supplémentaires pour les employés proches aidants.

Notre analyse sur le soutien perçu en milieu de travail montre ainsi une dynamique essentiellement axée vers le supérieur en matière de conciliation emploi-famille-soins. Si les participants ne souhaitent pas nécessairement recevoir un soutien propre aux responsabilités de soin de la part de l’organisation dans son ensemble, les attentes et la reconnaissance, lorsqu’il y a lieu, se tournent systématiquement vers le supérieur immédiat. Malgré tout, notre analyse montre que les proches aidants auraient besoin de plus grands niveaux de soutien social, instrumental ainsi qu’émotionnel de la part de l’ensemble des parties prenantes de l’organisation.

Discussion

L’objectif de notre article était d’éclairer les circonstances dans lesquelles les proches aidants accèdent réellement aux mesures de conciliation travail-famille, incluant les AFT, dans les milieux de travail. De notre analyse découlent certaines contributions théoriques et recommandations pratiques aux gestionnaires d’entreprise.

Contributions à la recherche

Notre analyse confirme et approfondit les résultats des études qualitatives que nous avions recensées (Airey et al., 2007 ; Arksey, 2002 ; Bernard et Phillips, 2007). Conformément à ce que suggéraient ces études menées au Royaume-Uni, le facteur de conciliation emploi-famille-soins perçu comme le plus important par nos répondants était la relation établie avec le supérieur immédiat. Plus précisément, nos résultats montrent que cette relation dépendait étroitement à leurs yeux des facteurs suivants : la proximité et la réputation auprès du supérieur, le niveau d’expertise et le nombre d’années de service, le fait d’évoluer dans un milieu syndiqué ou non, l’attitude globale des gestionnaires envers la conciliation travail-famille en général et enfin le type de poste occupé.

La plupart de nos participants se disaient « chanceux » ou « choyés » de rassembler bon nombre de ces facteurs favorables à la conciliation. De fait, la moyenne d’âge de notre groupe étant de 55 ans, il s’agissait d’une génération de baby-boomers encore majoritairement caractérisée par le modèle de l’emploi à vie. La plupart de nos participants se situaient effectivement dans une position favorable selon ces critères avec un nombre conséquent d’années de service, une bonne connaissance des gestionnaires avec qui ils avaient travaillé sur le long terme et des responsabilités de soin qui arrivent à un âge où l’on a déjà eu l’occasion de « faire ses preuves ». Cependant, nous avons remarqué quelques exceptions à la règle, notamment chez les parents d’enfants handicapés, chez les plus jeunes proches aidants ou chez ceux ayant changé d’emploi plusieurs fois au cours de leur vie, soit un modèle attendu pour les générations futures de même que les générations actuelles proches de la retraite (Lesemann et D’Amours, 2010 ; Maestas, 2010). Or, si cette façon informelle de négocier certains accommodements peut être idéale pour un certain type d’employés rassemblant les critères précités, d’autres employés, et pas nécessairement les moins performants, peuvent pâtir de ce système. Ceci est observable si l’on compare le cas d’Andrée et d’Alice : Andrée travaillait dans un poste de soutien au sein d’une entreprise dans le secteur de l’enseignement et a obtenu la possibilité de travailler à domicile suite à un accord informel avec son superviseur, alors que cet aménagement n’était pas officiellement accordé pour son type de poste. Grâce à cet aménagement, Andrée s’est sentie plus efficace dans ses tâches professionnelles et a eu le sentiment de bien concilier travail et soins. À l’inverse, Alice, récemment embauchée dans une entreprise du secteur du transport et de l’entreposage, n’entre que très rarement en contact avec ses superviseurs et ne bénéficie pas de nombreuses années d’ancienneté, lui enlevant à ses yeux toute possibilité de faire une demande d’aménagement. Alice a décrit à plusieurs reprises son expérience de travail et de soins comme un « cauchemar » l’ayant menée à un épuisement majeur. Cette comparaison suggère une forte corrélation entre les critères de conciliation emploi-famille-soins que nous avons relevés et l’expérience de conciliation emploi-famille-soins en tant que telle, invitant à réfléchir sur l’hégémonie accordée au superviseur immédiat dans l’octroi d’AFT et de mesures de conciliation travail-famille en général (Cooper et Baird, 2015 ; Kelly et Kalev, 2006 ; Nogues et Tremblay, 2016).

À ce propos, notre contribution théorique aux concepts de SOPRS et SSPRS (Zacher et Winter, 2011 ; Zacher et Schulz, 2015) peut constituer une piste pour aborder le sujet. Notre analyse suggère que le concept de SOPRS est encore précoce, sachant qu’aucun participant n’était au courant d’une mesure organisationnelle particulière destinée aux proches aidants, si ce n’est quelques personnes ayant connaissance des congés offerts par l’État. Leur perception de l’employeur dépendait davantage de la manière dont celui-ci traitait l’ensemble des employés plutôt que de la manière dont eux-mêmes étaient traités en tant que proche aidant, suggérant que le SOP est un concept plus adéquat. Les thèmes de l’équité et de l’échange social étaient en effet très présents dans le discours de la majorité de nos répondants, rejoignant ainsi les constats de Rhoades et Eisenberger (2002) concernant l’équité comme premier antécédent au SOP.

Si un « bon » employeur est davantage un employeur qui va se montrer équitable envers l’ensemble de ses employés, notre analyse appuie en revanche la pertinence du concept de SSPRS : un « bon » superviseur va répondre au cas particulier de chacun, notamment des proches aidants qui perçoivent avoir des besoins accrus par rapport aux personnes sans responsabilités familiales. Comme le suggère la théorie de l’engagement organisationnel (Rhoades et Eisenberger, 2002), nos résultats montrent un fort engagement affectif des employés envers leur superviseur lorsqu’ils perçoivent bénéficier d’accommodements perçus comme non disponibles pour la majorité des employés (« c’est pas tout le monde qui aurait fait ça »). Ceci confirme également les résultats observés par Sahibzada et al. (2005), soit un accroissement de la satisfaction au travail des proches aidants bénéficiant du soutien de leur superviseur dans un contexte organisationnel indifférent ou peu aidant vis-à-vis des responsabilités de soins. Cependant, ces indicateurs demeurent axés du point de vue de l’employeur, car ce sont les mesures rendues disponibles à l’échelle de l’organisation qui sont les plus susceptibles de réellement réduire les tensions de proches aidants (Zacher et Schulz, 2015). En effet, un engagement affectif fort envers le superviseur teinté d’une idéologie d’échange social peut entraîner de meilleurs résultats organisationnels à court terme ; toutefois cette relation se trouve menacée en arrière-plan dans un contexte où l’emploi s’insécurise avec de nombreuses restructurations organisationnelles, où les employés peuvent être transférés dans des postes a priori moins flexibles et/ou dépourvus de supervision accommodante. Ces constats entraînent certaines considérations pratiques.

Applications pratiques

Nos résultats montrent quel usage les employés proches aidants font des mesures de conciliation travail-famille auxquelles ils ont accès. À ce sujet, notre contribution est principale est la suivante : les proches aidants peuvent difficilement se contenter d’une mesure unilatérale en milieu de travail pour concilier emploi et soins. En effet, nous avons remarqué en particulier que la réduction des heures de travail ou les congés sans solde, perçus comme indispensables dans certains cas, s’accompagnaient nécessairement d’une ou plusieurs formes de flexibilité (horaire variable, travail à domicile, etc.) pour générer un niveau jugé acceptable de conciliation entre les différents rôles. Notre analyse appuie donc les constats du courant de recherche sur les « ensembles » de politiques RH (Perry-Smith et Blum, 2013). Plusieurs indices dans nos résultats montrent que les ensembles de politiques de « conciliation travail-famille » ou work-family bundles sont susceptibles d’influencer les intentions de départ chez les employés proches aidants. Par ailleurs, la disponibilité d’une variété de mesures, même lorsque les personnes n’en faisaient pas usage et n’étaient pas strictement liées aux responsabilités de soin, semble augmenter le SOP parmi nos participants (« y’a plein d’affaires, là ! »). Ceci montre ainsi la pertinence d’instaurer des ensembles de politiques RH et de conciliation travail-famille générales au sein des entreprises, tout en veillant à développer une forme de soutien informationnel spécifique aux responsabilités de proches aidants. En effet, nous avons montré que les milieux de travail gagneraient à être davantage sensibilisés à la question.

Enfin, dans un contexte où le superviseur immédiat conserve tout pouvoir dans le processus décisionnel d’accommodement, on peut espérer que de nouvelles mesures législatives permettront aux employés de faire valoir leur droit à un emploi du temps accommodant, et ce, dès l’embauche. Le right to request flexible working, ou droit de demander un aménagement flexible du temps de travail à son employeur, est en projet de loi au Canada (Gouvernement du Canada, 2016 ; Nogues et Tremblay, 2016). Dès lors, diverses formations sur les différentes difficultés vécues par les employés et les différentes manières de les accommoder seront de mise pour accompagner l’implantation de ce nouveau droit prévu dans le Code du travail canadien. Enfin, davantage de sensibilisation en entreprise semble nécessaire vis-à-vis des multiples rôles et responsabilités de proche aidant qui peuvent encore constituer un tabou (McGowan, 2009), et dont la connaissance se limite trop souvent au fait de prendre soin d’un aîné.

Limites et directions pour la recherche future

Comme toute étude, la nôtre comporte certaines limites. Il a été difficile de rejoindre les proches aidants en emploi, et de plus nombreux répondants nous auraient permis d’établir des comparaisons selon le sexe ou selon le fait d’avoir des enfants à charge en plus d’être proche aidant (génération sandwich). Par ailleurs, la majorité des répondants travaillait dans le secteur public ou communautaire ou dans des entreprises privées réputées pour leur culture organisationnelle favorable à la conciliation travail-famille. Comme l’ont indiqué nos répondants, la réalité n’aurait peut-être pas été la même dans d’autres entreprises du secteur privé. Notre étude ne permet pas non plus de rendre plus amplement compte de la situation de travailleurs plus précaires, ou de plus jeunes proches aidants arrivant nouvellement en emploi. Cependant, le fait d’étudier une population majoritairement satisfaite des conditions offertes par leur employeur nous a permis de mettre en lumière les facteurs menant à cette satisfaction, et a ouvert une réflexion sur la manière dont ces facteurs pourraient être rendus accessibles à l’ensemble des travailleurs canadiens.

Les recherches futures devraient tenter de rejoindre les jeunes employés proches aidants ainsi que les travailleurs à bas salaire afin d’observer les techniques développées pour concilier travail et soins ainsi que leurs besoins d’accommodements. Il serait également intéressant d’explorer plus en profondeur les possibilités d’accommodement dans des milieux de travail a priori hostiles à la conciliation travail-famille et dans les postes jugés plus difficiles à accommoder, impliquant par exemple un service à la clientèle.