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Introduction : L’aide associative dans le contexte suisse romand[1]

Dans les associations d’aide aux plus démunis, l’action sociale peut prendre des formes diverses qui se distinguent, plus ou moins selon les cas, du travail effectué dans les dispositifs étatiques[2]. En Suisse, le contexte des politiques sociales comporte au moins une double particularité. D’une part, le fédéralisme implique qu’une large part de ces politiques est de la compétence des cantons et non pas de l’État fédéral, ce qui a pour conséquence une très grande variété de politiques et de mises en application, dans les quatre coins du pays. D’autre part, les associations y ont depuis très longtemps une place importante, y compris dans la mise en oeuvre de ces politiques (Cattacin et Vitali, 1997). Ces organisations non étatiques interviennent par exemple dans le cadre des politiques concernant le chômage, l’invalidité ou encore l’aide sociale[3]. Elles se présentent alors tout à la fois comme complémentaires aux mesures étatiques, en proposant d’autres aides ou en ciblant des populations en marge du système étatique, et comme mise en application de politiques publiques dont elles gèrent la mise en oeuvre sur mandats des acteurs étatiques. Cette imbrication des acteurs associatifs et étatiques (Soulet, 1996) rend possibles des formes d’innovation dans le secteur social, mais suppose aussi des tensions induites par des logiques d’action différentes. Dans cette contribution, le travail social tel qu’il est accompli dans ces associations d’aide sera étudié, compte tenu de cette imbrication que J.-L. Genard décrit comme un double processus d’« intégration de l’associatif au sein des politiques publiques » et d’« externalisation des missions de service public » (Genard, 2002, p. 3). Dans ce contexte, il s’agit de poser la question des tensions qui sont inhérentes à cette imbrication, entre des politiques de responsabilisation venant principalement des logiques étatiques, dont l’exemple emblématique est les politiques d’activation, et des engagements associatifs où l’aide repose avant tout sur la reconnaissance d’un besoin et la volonté de changement social. L’intervention sociale en association répond tout à la fois à une responsabilité collective d’aider des populations dans le besoin et à une responsabilisation individuelle de celles et ceux qui sont aidés et qui sont invités à se prendre en charge. Les associations d’aide se retrouvent alors à la croisée de différentes logiques qui s’articulent au sein même de la pratique du travail social associatif.

Les effets de l’imbrication et de la confrontation de ces logiques diverses seront explorés à partir des résultats d’une enquête ethnographique où il s’est agi d’observer et de décrire les activités (Cefaï, 2010) accomplies au sein de l’association Caritas Vaud, à travers des observations in situ, des entretiens formels et informels, de l’analyse de documentation et de productions médiatiques[4]. Cette grande association propose une variété de dispositifs d’aide, allant de l’aide d’urgence à des mesures d’insertion professionnelle, en passant par des lieux d’accueil, des cours collectifs, des accompagnements individuels à l’insertion (sociale ou professionnelle) ou encore de l’aide alimentaire. L’association choisie est, de plus, un cas particulièrement intéressant puisqu’il combine des formes d’engagement ancré dans le local et l’aide directe — l’échelle de l’intervention est régionale —, tout en affichant une mission de défense et de sensibilisation aux problèmes publics — elle intervient sur la scène publique pour promouvoir la lutte contre la pauvreté. Étroitement liée à l’État du Canton de Vaud, elle s’inscrit également largement dans les transformations récentes des politiques sociales, visant une efficacité et une rationalisation, dans des logiques proches de l’activation. Par une forme d’« ethnographie combinatoire », il s’est agi de « faire l’inventaire » de l’espace que constitue l’association en étudiant « les situations » et « les activités qui le composent, c’est-à-dire qui s’y rencontrent et qui s’y affrontent » (Dodier et Baszanger, 1997, p. 49)[5]. Cette approche, qui suppose d’accumuler les actions diverses observées, permet de rendre compte d’engagements multiples dans l’intervention sociale, au sein de l’ensemble des dispositifs d’aide de l’association, mais également dans les espaces de décision, de discussion, de production du discours officiel et d’apparitions publiques.

S’inscrivant dans une sociologie de l’action, inspirée par la sociologie pragmatique francophone (voir notamment : Boltanski et Thévenot, 1991 ; Genard, 1999), la présente contribution propose de penser l’aide — le rapport qui relie l’aidant et l’aidé — comme une prise en charge d’une partie de la responsabilité de l’action par l’intervenant social ou l’intervenante sociale, dans un contexte où prédomine le modèle responsabilisant de l’interprétation de l’action (Genard, 1999). Relation asymétrique, l’aide peut impliquer une perte d’autonomie pour les bénéficiaires, dans la mesure où la responsabilité de l’action est ainsi partagée avec la personne aidante. Il s’agit alors d’étudier différentes formes d’intervention sociale pour montrer comment ce partage est mis en oeuvre dans les situations d’aide et comment s’y articule une volonté de redonner aux bénéficiaires une autonomie et une grande part de responsabilité, propre aux politiques sociales actuelles. Ce travail social passe notamment par la mobilisation d’un régime d’action de proximité qui permet aux intervenantes et intervenants d’entrer en relation avec les bénéficiaires et de s’adapter aux différentes situations (Breviglieri et al., 2003 ; Pattaroni, 2007 ; Breviglieri, 2008)[6]. L’analyse proposera notamment une mise en perspective de formes d’intervention sociale individualisée et collective. Il s’agira alors d’observer la tension entre une déresponsabilisation des bénéficiaires d’une part, dans la mesure où une part de responsabilité est portée par l’aidant, répondant à la reconnaissance d’un besoin et à la responsabilité collective d’aider, et une responsabilisation d’autre part, puisque les bénéficiaires sont remis au centre de l’action, considérés comme des acteurs autonomes et responsables qui doivent tout mettre en oeuvre pour s’en sortir.

Dans un premier temps, je reviendrai brièvement sur les différentes logiques d’action qui cohabitent au sein de l’association du fait de la pluralité des aides proposées, dans les différents dispositifs observés et dans les discours des responsables et dirigeants, pour comprendre comment elles s’imbriquent et entrent en tension. Je m’appuierai pour cela sur les dispositifs d’hébergement d’urgence et d’insertion professionnelle qui constituent les exemples emblématiques de logiques qui semblent s’opposer. La deuxième partie de ce texte sera consacrée à l’analyse de deux exemples d’intervention sociale, issus de mes observations de terrain dans deux dispositifs distincts d’aide à la gestion de budget — un cours collectif et un accompagnement personnalisé —, pour montrer comment ces tensions se manifestent dans la pratique du travail social individuel d’un côté et du travail social collectif de l’autre.

ResponsabilitÉ et (in)conditionnalitÉ de l’aide

Si, en Suisse romande, le secteur public et le secteur associatif semblent bien imbriqués et complémentaires, ils peuvent entrer en tension du fait qu’ils ne reposent pas, selon les termes de J.-L. Genard (2015), sur les mêmes référentiels, entre une tendance au référentiel humanitaire pour l’associatif et l’accent sur un référentiel de la conditionnalité en ce qui concerne l’État social. Si la question de la responsabilité est transversale à toutes les aides de l’association, elle peut prendre des accentuations diverses (Genard, 1999). Ainsi, un dispositif d’urgence comme de l’hébergement pour les sans-abri, sans condition d’entrée, renvoie au référentiel humanitaire, peu responsabilisant pour les bénéficiaires, alors qu’un dispositif d’insertion professionnelle, qui vise à renforcer les compétences de celles et ceux qui sont aidés afin qu’elles et ils retrouvent un travail, implique une large part de conditionnalité et une forte responsabilisation des bénéficiaires, d’autant plus s’il est subventionné par l’État cantonal. Si ces deux dispositifs permettent d’esquisser des cas typiques qui s’opposent, il s’agit également de considérer que conditionnalité et inconditionnalité se sont toujours côtoyées dans les politiques sociales et qu’aucune aide ne se situe totalement à un pôle ou à un autre (Chanial, 2008). De plus, au-delà de la mission de base de chaque dispositif qui permet de les classer selon ces grands principes, grâce à l’analyse de la documentation notamment, il s’agit également d’observer le travail social en action pour comprendre comment ceux-ci entrent en tension, même sur des terrains où on ne les attend pas a priori.

Ainsi, l’hébergement d’urgence se présente à première vue comme incarnant pleinement le principe de l’inconditionnalité puisqu’aucun critère d’accès n’est établi. Les prestations sont principalement des aides directes liées à la survie — un lit pour dormir, un repas chaud et une douche — et ne prennent pas la forme d’une intervention sociale guidée par des objectifs ou une quelconque visée d’autonomie. Pourtant, en observant le travail effectué dans ces centres d’hébergement, force est de constater qu’il dépasse ces seules prestations dites matérielles. En effet, le personnel met l’accent sur l’importance de la relation, de l’écoute, de la création de liens avec les personnes aidées. Tout un travail d’orientation est également effectué pour que les bénéficiaires reçoivent les aides auxquelles elles et ils ont droit par ailleurs. À l’intérieur des centres, des formes de responsabilisation existent aussi autour des règles de vie qui sont affichées sur les murs : savoir respecter un horaire, participer aux tâches, etc. Finalement, de par sa dimension transitoire, l’hébergement d’urgence porte en lui-même un horizon d’attente plus large, l’issue souhaitée étant celle de retrouver un logement.

À l’inverse, le dispositif d’insertion professionnelle se présente d’emblée comme responsabilisant et répondant à des logiques de conditionnalité. En effet, les bénéficiaires participent à des ateliers en lien avec un métier choisi — vente, restauration, logistique ou informatique — dans le but d’acquérir des compétences pour (re)trouver un emploi. Ces ateliers sont réservés à des personnes au bénéfice d’une mesure d’insertion liée à l’assurance-chômage ou à l’assurance-invalidité, cette aide associative prenant ainsi place directement dans un dispositif étatique. Les bénéficiaires sont acceptés après une évaluation de leurs capacités qui vise à formuler des objectifs, ainsi qu’un projet professionnel. Tout au long de l’accompagnement, les intervenantes et intervenants devront estimer l’adéquation entre les capacités et le projet. De plus, l’association est soumise à des objectifs de réussite chiffrés, exigence des assurances sociales qui la financent et qui demandent la preuve de l’efficacité du dispositif. Ainsi, 25 % des bénéficiaires doivent être réinsérés dans le premier marché de l’emploi à l’issue de leur mesure. Cet objectif est considéré comme exigeant par les dirigeants de l’association qui regrettent le manque de ressources à disposition pour l’atteindre, mais il montre également une certaine souplesse et la marge de manoeuvre pour la mise en oeuvre de l’aide dans la mesure où trois quarts des bénéficiaires ne retrouveront sûrement jamais un emploi. De plus, bien que le dispositif ait l’air très exigeant et responsabilisant dans ses principes, le travail effectué par les intervenantes et intervenants montre aussi des adaptations possibles et un encadrement personnalisé qui permettent d’atténuer les effets de la conditionnalité : les horaires peuvent par exemple être aménagés en fonction des disponibilités de chacun et un suivi est offert aux personnes ayant plus de difficultés avec l’assimilation des tâches à apprendre.

Ces deux dispositifs ont ceci en commun de proposer des prestations individuelles, mais dans le cadre d’une intervention sociale menée collectivement. En effet, ces aides s’adressent à des individus, mais l’action a lieu en groupe : cohabitation sous un même toit ou ateliers collectifs. La question se pose alors de savoir si la responsabilisation des bénéficiaires prend des formes identiques dans le cadre d’interventions individuelles ou collectives.

Responsabilisation et autonomisation des bÉnÉficiaires

Pour montrer plus précisément comment les différentes logiques d’action entrent en tension dans l’accomplissement du travail social associatif, renvoyant tour à tour aux référentiels humanitaire, de la conditionnalité ou de la responsabilisation, deux exemples de dispositifs seront discutés. Il s’agit de deux types d’aide de l’association qui visent un même but, mais qui proposent soit une forme individualisée d’intervention, soit une forme collective. Les deux dispositifs choisis font partie d’un même programme cantonal de lutte contre le surendettement[7] et se présentent comme de l’aide à la gestion de budget et au désendettement, tous deux mandatés par l’État cantonal. Ces deux exemples d’intervention sociale ont fait l’objet d’une observation prolongée sur le terrain et l’analyse invitera à suivre une même intervenante dans les différents aspects de son travail.

À travers ces cas, il s’agira de comprendre comment s’accomplissent en situation les principes de responsabilisation et d’autonomisation des bénéficiaires, dans l’articulation entre une volonté de les rendre autonomes, de les prendre en charge pour les aider et de les contrôler pour qu’elles et ils agissent conformément à ce qui est attendu. C’est tout un « tact » dans le travail de proximité des intervenantes et intervenants qui leur permet de conjuguer ces différents registres (Breviglieri, 2005). Dans ce contexte, les intervenantes et intervenants sont également pris dans un rapport particulier avec l’institution qui les emploie, devant faire face à des contraintes, des contrôles, et répondre aux attentes extérieures, notamment celles du bailleur de fonds. Ces actrices et acteurs doivent ainsi agir selon leur volonté d’aider les bénéficiaires au plus près de leurs besoins, en usant de leur marge de manoeuvre, mais tout en suivant les règles institutionnelles. La responsabilité qu’elles et ils portent est également et avant tout celle de l’institution.

« Redonner envie » par l’intervention collective

Le premier exemple de dispositif est un cours collectif où les participantes et participants sont invités à apprendre les bases du système administratif suisse : le fonctionnement des assurances, la déclaration et le paiement des impôts, faire un budget, etc. Le cours s’adresse à des personnes avec un faible revenu, généralement au bénéfice de l’aide sociale étatique. Si la modalité d’apprentissage est collective, en groupe, l’objectif du cours vise avant tout le développement ou le renforcement de compétences individuelles pour chacune et chacun des bénéficiaires. Ainsi, il s’agira de montrer que, même dans un cadre collectif, l’autonomisation et la responsabilisation sont pensées en premier lieu sur le plan individuel. L’extrait d’observation suivant est issu des notes de terrain prises lors du tout premier cours et relate les premières minutes d’interactions entre l’intervenante et les participantes et participants.

Une fois que tous les participants au cours sont arrivés, l’intervenante, Françoise, leur souhaite la bienvenue. Elle explique l’acronyme du cours « AGIR » qui veut dire « Aide à la Gestion Individuelle des Ressources ». Elle souligne le jeu de mots avec le verbe « agir » en insistant sur le fait qu’on parle des « ressources qu’on apprend à gérer », mais aussi des « ressources que chacun possède en lui pour apprendre ». Elle dit aussi qu’un autre mot important dans ce cours, « c’est le partage », car « chacun partage ses expériences » avec les autres et l’on « apprend les uns des autres ». Elle ajoute qu’elle aussi, elle apprend beaucoup dans ce cours. Quelques minutes plus tard, Françoise montre le calendrier du cours et en distribue une copie à chacun en disant qu’il y a eu des changements, c’est pourquoi elle en donne un nouveau. Elle précise qu’elle va « reprendre les vieux », qu’« on va les déchirer » : « comme ça, on est sûr qu’il n’y a pas de mélange ! ». Elle présente alors le programme en reprenant chaque séance pour dire ce que l’on va y faire. Elle termine en disant qu’au dernier cours, il y aura « un petit test… mais pas dur, pas dur ! » sur un ton léger et rassurant et ajoute qu’en général « tout le monde le réussit ». Elle distribue ensuite le matériel du cours : un petit carnet « pour prendre des notes », des stylos, un classeur dans lequel il y a « le résumé de tout » ce qu’elle va « dire »[8].

L’extrait s’ouvre d’emblée sur une présentation du cours et de ses objectifs, avec un jeu de mots autour du verbe « agir ». L’acronyme du cours incarne en ce sens son but : les bénéficiaires doivent agir en mobilisant leurs propres ressources. Ce jeu de mots sera réutilisé à plusieurs reprises pendant le cours, comme ce représentant des impôts invité à intervenir qui dira aux bénéficiaires que c’est à eux « d’agir » et que personne ne le fera à leur place — en parlant d’effectuer la déclaration d’impôts — pour conclure : « si vous ne faites rien, c’est votre faute ! »[9]. L’injonction à la responsabilisation est dans ce cas très forte et directe, moins subtile que dans les propos de l’intervenante sociale dans l’observation ci-dessus. Celle-ci cherche davantage à les responsabiliser en soulignant les ressources, non seulement celles que les bénéficiaires doivent apprendre à gérer, mais également celles qu’elles et ils possèdent déjà et qui permettent d’apprendre. Elle souligne ensuite le « partage », la dimension collective de l’apprentissage en s’incluant elle-même dans cet apprentissage. Cette forme de symétrisation des rapports — « moi aussi j’apprends beaucoup » — ouvre une place importante dans l’action d’aide pour les bénéficiaires, en les valorisant en tant qu’actrices et acteurs pouvant apporter un savoir, une expérience, parfois une expertise. Par cette collectivisation des compétences, les bénéficiaires participent pleinement à l’action et ne sont pas simplement relayés au statut d’apprenant. Cette responsabilisation des bénéficiaires autour de l’idée que toutes et tous ont des ressources pour agir vise à renforcer leurs capacités de gestion, en s’appuyant sur les modalités du savoir et du pouvoir de la responsabilité : si un individu sait et peut, alors il est responsable de ce qu’il advient (Genard, 1999).

Si la responsabilité comme devoir d’agir semble pensée individuellement dans le cadre de ce cours, la dimension collective est tout de même importante relativement au processus d’apprentissage. En effet, le collectif est présenté comme permettant de mieux apprendre, car « on apprend les uns des autres ». Tout au long du cours, ce principe peut être observé avec une mise en commun des connaissances sur tous les sujets abordés. Très vite, la remarque est formulée par un participant qui constate que toutes et tous savent quelque chose et qu’il y a toujours quelqu’un pour répondre lorsqu’on se pose une question. Ce phénomène est particulièrement marquant quelques semaines plus tard, lors d’un cours sur l’alimentation, où le partage d’expériences prend le pas sur le cours de la nutritionniste venue pour intervenir sur le sujet de la nourriture saine en dépensant peu. Les bénéficiaires apparaissent alors comme des expertes et experts dans la manière de faire des économies, une expertise ancrée dans l’expérience, beaucoup plus utile, selon leurs propres dires, que les conseils de la professionnelle.

Malgré ces formes de responsabilisation et d’autonomisation, la deuxième partie de l’extrait montre aussi un encadrement très présent qui réfère à une autre logique de prise en charge. En effet, Françoise, la collaboratrice qui donne le cours, fait déchirer les anciens papiers pour ne pas provoquer de confusion, elle met à disposition du matériel, des carnets et des stylos, pour inviter tout le monde à prendre des notes, etc. Même lorsque le « test » en fin de cours est évoqué, sa portée est minimisée, alors que l’idée de test renvoie à une forte responsabilisation. Le test est ici requalifié dans les termes « pas dur », où « tout le monde réussit ». Dans ce contexte, le test semble répondre à une autre logique. L’objectif n’est pas d’évaluer les compétences des participantes et participants, mais plutôt de donner un cadre sérieux au cours, pour mettre en valeur les apprentissages réalisés dans une volonté d’encouragement et de revalorisation des bénéficiaires. Réussir un test comporte une dimension symbolique forte pour des personnes qui n’ont, pour la plupart, pas de diplôme ou de qualification valorisée dans la société et qui sont, de fait, marginalisées par leur statut de bénéficiaires de l’aide sociale. Cette forme de travail social de proximité vise à (re)donner confiance aux bénéficiaires (Breviglieri, 2005) en valorisant leur implication dans l’activité d’une part et les compétences acquises, d’autre part. Cependant, ce régime de proximité peut aussi porter le risque, parfois, d’un trop fort paternalisme (Pattaroni, 2007) : le fait de faire déchirer les papiers devant l’intervenante pour être sûre qu’elles et ils ne se trompent pas pourrait être interprété comme étant quelque peu infantilisant par exemple.

Dans cette brève séquence d’observation s’articulent ainsi des logiques que l’on pourrait qualifier d’activation (Hamzaoui, 2005), avec une forte responsabilisation par une mise en action des bénéficiaires, et des logiques de prendre soin ou de care (Tronto, 2009), dans le sens d’un encadrement personnalisé de proximité sans contrainte de réciprocité. En effet, d’un côté les bénéficiaires sont invités à agir, à mener les actions, en mobilisant leurs propres ressources pour s’en sortir et, de l’autre côté, l’intervenante instaure un climat de confiance où chaque bénéficiaire est accueilli et suivi dans ses spécificités. Dans l’extrait suivant, le cours se poursuit, relatant les résultats d’un premier exercice de présentation ainsi que quelques formalités administratives :

Un exercice est ensuite proposé pour se présenter et se connaître. Lorsqu’on évoque les raisons de leur présence dans ce cours, les participants parlent de « difficultés » ou de « problèmes » sans trop de précisions. Certains disent ne « pas comprendre » tout ce qui touche à « l’administratif ». Lors du tour de table, la plupart d’entre eux reprennent l’idée d’être « là pour les mêmes raisons que tout le monde ». Cette formulation revient presque systématiquement. Une séparation ou un divorce est le seul facteur concret qui est parfois énoncé. À la suite d'une remarque d’un participant sur le fait qu’ils n’ont simplement plus envie de faire les choses, Françoise, l’intervenante, rebondit en soulignant : « Mon objectif, c’est de vous redonner envie ! »

Finalement, cette partie introductive du cours se termine par la signature d’un petit « contrat d’engagement » que Françoise distribue aux participants. Tout en projetant sur le mur le texte du contrat, elle explique ce qu’il contient, en soulignant que « c’est un peu symbolique[10] ». Une fois que les participants ont signé, elle récupère les contrats. Elle distribue ensuite une deuxième fiche à remplir qui permet de faire le point sur leurs connaissances avant le cours, afin de pouvoir comparer après et de définir un « objectif » d’apprentissage. Pendant que les participants remplissent la fiche, elle s’assure que tout le monde a bien compris comment la remplir. Lorsqu’ils rendent les fiches, elle vérifie également qu’ils ont bien tout rempli et redonne la fiche à ceux qui n’ont pas complété toutes les cases. Pour terminer, une dernière fiche doit être remplie. Françoise explique : « c’est pour les statistiques », en précisant que c’est « le Canton » qui le lui demande pour établir les statistiques du cours. Elle propose aux participants de n’indiquer que leur prénom sur la fiche, afin qu’ils restent anonymes[11].

L’exercice de présentation vise principalement à favoriser l’échange entre les bénéficiaires et à sonder leurs attentes et motivations. Dans ce dispositif d’aide, la volonté et l’envie d’apprendre sont au centre de l’action. L’intervenante exprime son objectif de « redonner envie » aux participantes et participants. La responsabilité prend alors ici la modalité du vouloir (Genard, 1999) : les bénéficiaires doivent avoir la volonté de se sortir d’une situation problématique — généralement un surendettement — en apprenant ce que tout un chacun a besoin de savoir pour gérer son quotidien dans un pays comme la Suisse. La logique n’est pourtant pas celle d’une visée d’autonomie financière, comme dans le cas d’une réinsertion professionnelle — puisque les participantes et participants sont bénéficiaires de l’aide sociale étatique —, mais une forme d’autonomisation dans la gestion de ses ressources, rejoignant la distinction éclairante proposée par E. Gardella (2016) entre « l’autonomie-indépendance » et « l’autonomisation-capacitation ». En effet, l’autonomie est, dans le cadre de ce dispositif, inscrite dans le processus d’apprentissage pour acquérir des capacités, mais elle ne se situe pas dans une finalité d’indépendance financière pour les bénéficiaires. L’autonomie se définit alors comme le « résultat d’une action conjointe : s’autonomiser, c’est pouvoir accomplir quelque chose, y compris en y étant aidé » (Gardella, 2016, p. 11).

Dans le passage de l’extrait qui relate les réponses données à l’exercice, la dimension collective est à nouveau bien présente. Les participantes et participants s’appuient d’ailleurs sur les autres pour ne pas trop en dire et renvoient à une condition commune en disant être « là pour les mêmes raisons que tout le monde ». Le partage autour de problèmes semblables crée un espace d’écoute et d’échange propice à une relation de confiance, sans toutefois évoquer des détails trop personnels. Le collectif agit ainsi à deux niveaux au moins, d’une part en mettant en avant une condition partagée, autour de mêmes difficultés, et d’autre part en favorisant la mise en commun des connaissances et des compétences. Cependant, cet appui sur le collectif s’articule avec l’objectif plutôt individuel du cours qui consiste à renforcer les capacités et mobiliser les ressources de chacune et chacun des bénéficiaires pour apprendre à gérer son propre budget. En effet, le groupe ainsi constitué n’est que temporaire, le collectif est un moyen d’intervention sociale, sans visée d’action collective au-delà du cours.

Dans la deuxième partie de l’extrait, l’engagement de la responsabilité du bénéficiaire est formalisé dans un « contrat » à signer. Si la logique de contrat prend actuellement une grande place dans les politiques sociales, tout comme la définition d’un « objectif », également centrale dans tous les dispositifs d’insertion, il s’agit ici de les requalifier et de relativiser leur portée. Ainsi, Françoise qualifie de « symbolique » le contrat qui n’a en effet pas de dimension contraignante. Un contrat qui n’implique pas un réel engagement contractuel, mais qui ressemble plutôt à une charte à laquelle les participantes et participants adhèrent. Cependant, il s’agit bien de responsabiliser les bénéficiaires en donnant de la valeur à leur engagement dans le cours.

La toute fin de l’extrait laisse entrevoir une autre logique puisqu’elle fait intervenir un acteur externe à l’association. En effet, l’État — « le Canton » — est invoqué à propos des statistiques qui doivent être tenues à jour et qui constituent une contrainte pour l’intervenante qui doit répondre aux attentes de ce bailleur de fonds important. Françoise se retrouve prise entre une volonté d’aider de manière inconditionnelle tout type de personnes qui fait appel à l’association et un devoir de catégorisation des bénéficiaires, en fonction de cases administratives, pour établir des objectifs chiffrés. L’intervenante, dans cette interaction, semble trouver le moyen de conjuguer les différentes logiques, en faisant remplir la feuille avec les critères administratifs tout en préservant l’anonymat des bénéficiaires afin de maintenir une relation de confiance indispensable à l’action d’aide.

« Prendre les choses en main » en intervention individualisée

En parallèle des cours collectifs, cette même intervenante, Françoise, est assistante sociale dans le service social de l’association et reçoit des bénéficiaires en entretien individuel pour les aider à gérer leurs difficultés financières et administratives ou leur (sur)endettement. Ce deuxième exemple de dispositif montrera, à partir de l’analyse d’un rendez-vous individuel, la tension et l’articulation entre responsabilisation et prendre soin. Dans ce cas également, l’extrait choisi relate le début d’une intervention puisqu’il s’agit d’un premier rendez-vous avec une toute nouvelle bénéficiaire.

Une jeune femme, la bénéficiaire attendue, sonne à la porte. Françoise la fait entrer et prendre place en face d’elle, alors qu’elle se rassoit à son bureau. Comme Françoise lui demande ce qui l’a conduite ici, la jeune femme explique qu’elle a reçu une taxation d’office des impôts et que c’est cela qui l’a décidée à prendre contact avec l’association. Françoise lui propose de se rendre dans un espace d’accueil mis en place en collaboration avec une autre association pour aider les personnes à remplir leur déclaration d’impôts. Elle lui pose ensuite des questions sur sa situation, tout en remplissant sa fiche d’inscription : logement, emploi, revenus, dettes, etc. Tout en lui expliquant des démarches administratives, Françoise surligne sur les papiers les différents documents importants qu’elle doit se procurer et apporter pour la déclaration d’impôts. L’assistante sociale continue à poser quelques questions et découvre que la jeune femme a aussi des dettes auprès de l’assurance-maladie, ce qui fait qu’elle est actuellement en poursuites. Celle-ci raconte qu’elle ne souhaite pas continuer comme ça et qu’elle s’est dit : « Stop ! Je ne veux plus ça ! » Françoise évoque la possibilité de faire une demande de fonds pour « remettre à plat » les mois de retard, et ajoute : « on va prendre les choses en main… sinon ça va vous rattraper ! » Françoise lui demande sa carte d’assurée, afin d’appeler l’assurance « pour faire le point ». Elle évoque également la nécessité de lui faire signer une procuration pour qu’elle puisse faire les démarches en son nom. Pendant l’attente au téléphone, Françoise sort du tiroir des cartes de visite et la liste des documents à amener pour le prochain rendez-vous. Elle discute ensuite au téléphone avec l’assurance-maladie et prend note des factures qu’il reste à payer. La jeune femme ne comprend pas certains termes administratifs et Françoise lui répond qu’elle devra lui expliquer tout ça. Comme la bénéficiaire parle de son père très endetté, Françoise remarque qu’elle, elle a dû expliquer tout cela à ses propres enfants, maintenant jeunes adultes. Pour la recherche d’un logement, Françoise lui propose de prendre contact avec une autre association, spécialisée dans le logement. Elle l’invite également à aller au service des assurances sociales de sa commune pour demander un subside pour son assurance-maladie. Elle ajoute : « on va travailler sur les poursuites. » Elle conclut en disant qu’il faut « relancer la machine ». Au fur et à mesure de l’entretien, les papiers se sont accumulés sur le bureau qui en est totalement recouvert. En les rangeant pour les rendre à la jeune fille, Françoise lui dit en souriant : « vous avez du boulot, ma chère ! » La bénéficiaire s’inquiète pour la recherche d’appartement, compte tenu de ses dettes. Françoise fait une grimace pour montrer que c’est dur et qu’elle compatit. Elles fixent finalement un prochain rendez-vous et l’assistante sociale signale qu’elle va aussi écrire pour stopper les sommations et demander un délai. Au moment de terminer l’entretien, Françoise formule encore quelques mots de compassion en soulignant la difficulté lorsque les problèmes s’accumulent. Elle la raccompagne ensuite à la porte et elles se saluent.

Cet entretien donne à voir différents registres, relevant à la fois de la responsabilisation de la bénéficiaire et d’une prise en charge par l’assistante sociale. En effet, d’un côté, l’intervenante souligne l’implication nécessaire de la bénéficiaire, elle l’invite à agir, à effectuer des démarches : « vous avez du boulot ! » D’un autre côté, on peut observer un transfert de responsabilité vers l’assistante sociale, notamment grâce à la procuration, mais également lorsqu’elle téléphone elle-même à l’assurance pour faire le point et s’assurer d’avoir les bonnes informations. Elle agit ainsi au nom de la bénéficiaire, comme intermédiaire. Elle lui établit un dossier et accomplit les actions nécessaires à son suivi. En ce sens, « remettre à plat », « relancer la machine » ou « prendre les choses en main » sont autant d’actions qui seront menées collectivement par la bénéficiaire et l’intervenante avec une responsabilité de l’action partagée, distribuée entre les deux personnes. Si ces deux registres d’action peuvent entrer en tension — l’assistante sociale est souvent prise entre une volonté de faire elle-même pour aider les bénéficiaires et de laisser faire pour préserver leur autonomie —, leur articulation semble nécessaire à l’action d’aide, voire constitutive de celle-ci, puisque la responsabilité est ainsi répartie entre la personne aidée et la personne aidante.

Dans cet extrait s’articule également un registre administratif — lexique relatif aux assurances, aux dettes, aux impôts, etc. — avec un registre émotionnel (Ossipow et al., 2008). En effet, l’aide est non seulement individualisée puisqu’elle porte directement sur l’individu, mais elle est aussi personnalisée, adaptée à chaque cas en fonction des problèmes concrets rencontrés et de la relation d’aide, faite aussi d’émotions. Par moment, l’intervenante s’engage dans un registre plus familier, voire maternel, dans la mesure où elle évoque ses propres enfants en comparaison avec la jeune femme. Cet engagement dans un régime de proximité (Thévenot, 2006 ; Breviglieri et al., 2003 ; Pattaroni, 2007 ; Breviglieri, 2008) instaure un rapport particulier entre les deux individus, créant également un certain lien de confiance. Non seulement les sujets abordés sont de l’ordre de l’intime, de la sphère privée, mais l’intervenante s’engage également personnellement dans la relation en investissant l’espace avec son propre vécu, son rôle de mère dans ce cas précis. De plus, lorsqu’un problème dépasse ses possibilités d’action, le registre émotionnel permet de temporiser et de préserver la relation. C’est le cas à propos de la difficulté à trouver un logement, soulignée tout à la fois par la bénéficiaire et par l’assistante sociale. Cette dernière ne pouvant rien faire, elle grimace et montre quelques signes de compassion envers la jeune femme.

Contrairement au cours collectif, le rapport d’aide est ici beaucoup plus asymétrique, de par la forme de l’entretien individuel en face à face, la disposition du bureau qui marque une séparation nette entre les actrices ou encore la façon dont l’assistante sociale mène la discussion. Par ailleurs, la bénéficiaire est invitée à participer, à prendre part à l’action en effectuant elle-même certaines démarches. La forme asymétrique de l’intervention sociale, où l’assistante sociale prend une grande part de responsabilité de l’action, n’empêche donc pas des injonctions à la responsabilisation. Cependant, un excès de paternalisme, même s’il repose sur une volonté bienveillante de l’assistante sociale, risquerait de donner à voir une asymétrie trop forte qui pourrait limiter la reconnaissance des bénéficiaires comme individus autonomes et responsables (Pattaroni, 2007). Ces différents registres en tension demandent donc un travail très fin de la part des intervenantes et intervenants qui doivent trouver le bon équilibre face à chaque bénéficiaire, entre les actions qui réduisent l’autonomie — pour les aider en prenant en charge une partie de la responsabilité — et les actions qui visent à la renforcer — en les rendant actrices et acteurs dans l’aide. Le travail de proximité n’est alors pas forcément et uniquement une entrave à l’autonomie. Comme le montre M. Breviglieri (2008), le régime du proche peut également se présenter comme un moyen transitoire, pendant l’intervention sociale, tout en gardant de vue l’objectif final d’autonomisation.

Dans ces deux exemples de dispositifs — le cours AGIR et le service social —, plusieurs tensions se rejoignent. Tout d’abord, la question de la responsabilisation est transversale à tous les dispositifs et chaque mode d’intervention questionne la répartition de la responsabilité. La question est moins de savoir qui est responsable de la situation que comment est répartie la responsabilité de l’action. L’action de l’intervenante oscille constamment entre des façons de responsabiliser les bénéficiaires en les laissant faire, tout en leur apportant un soutien pour les aider en faisant pour eux, voire à leur place, grâce à l’usage de la procuration par exemple. Ensuite, le travail d’aide vise une certaine autonomisation des bénéficiaires, observable durant l’intervention sociale elle-même. Dans le cours collectif, c’est une autonomie de gestion de leurs ressources qui est recherchée, principalement avec des exercices qui visent à « faire faire » et non pas « faire à la place de ». Dans l’intervention individuelle, l’autonomie constitue plutôt l’horizon à atteindre et les bénéficiaires sont invités à effectuer elles-mêmes et eux-mêmes les démarches au fur et à mesure des rencontres avec l’assistante sociale. Mais cette tendance à l’autonomisation n’est pas sans limites et s’articule avec un travail social de proximité qui vient parfois la restreindre, comme nous l’avons vu dans les deux cas, avec un risque de basculer dans le paternalisme par exemple. Au-delà de ces points communs, l’intervention collective se distingue, par certains aspects, de l’intervention individuelle : possibilité de prendre appui sur le groupe pour l’apprentissage, mais également pour obtenir du soutien moral dans certaines situations, mise en commun des connaissances et compétences de chacune et chacun, partage d’expériences semblables, mais aussi donc répartition de la responsabilité de l’action sur l’ensemble des personnes présentes. Cependant, la question ne se réduit pas au mode d’intervention, puisque le travail social de groupe peut aussi avoir une visée principalement individuelle, dans le sens d’un renforcement des capacités individuelles. Dans ce cas, le collectif constitue davantage un moyen qu’une finalité. La plus grande différence se situe sans doute dans la plus forte asymétrie visible dans le cadre de l’entretien individuel, ce qui pourrait suggérer que l’intervention collective comporte moins de risque quant à un excès de proximité dans la mesure où le collectif pourrait agir comme garde-fou contre un éventuel surinvestissement de la personne aidante, puisque la responsabilité de l’action est répartie entre les différentes personnes et peut plus difficilement être accaparée par une seule.

Conclusion : La pluralité de l’aide associative

L’analyse de différents dispositifs de l’association Caritas Vaud montre que le travail des intervenantes et intervenants repose sur des logiques qui se côtoient, s’entremêlent et parfois s’opposent. Entre responsabilisation et déresponsabilisation, entre intervention individuelle et problème collectif, entre prise en charge et autonomie, entre accueil inconditionnel et besoin de classification ; autant de tensions qui s’expriment dans la pratique même de l’action sociale associative. Ces tensions font également écho aux différents référentiels qui, comme nous l’avons vu, cohabitent dans l’association et dans les dispositifs en fonction des formes de responsabilité sous-jacentes. Si les exemples de l’hébergement d’urgence et de l’insertion professionnelle mettent en scène des logiques qui apparaissent d’emblée comme distinctes, voire opposées, les exemples d’aide à la gestion de budget donnent à voir l’articulation de ces logiques au sein de deux types d’aide qui visent un même objectif.

Si les deux dispositifs analysés dans ce cadre proposent une intervention sociale basée avant tout sur l’individu et le renforcement de ses propres capacités et ressources, y compris dans l’intervention de groupe, ils sont pourtant présentés comme réponses à un problème public, le surendettement, contre lequel l’association, mais également d’autres acteurs publics, cherche à lutter. L’association est en effet reconnue publiquement dans la région pour son action contre le surendettement grâce à ces différents types d’intervention sociale. Dans l’espace public, elle apparaît comme un acteur institutionnel qui traite de ce problème aux côtés des organismes étatiques (Meigniez, 2017). Ainsi, un travail social de proximité, tel que celui que nous avons étudié ici, peut s’inscrire dans une action collective plus large de lutte contre un problème reconnu comme préoccupation publique. L’intervention à l’échelle individuelle vise à résoudre un problème public dans le cadre d’une action menée de front par différents acteurs publics, associatifs et étatiques. Un tel constat pose alors la question de la pertinence et de l’efficacité d’agir individuellement lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un problème reconnu comme public et largement répandu. Bien que reconnu, le problème du surendettement est thématisé avant tout comme relevant de la responsabilité individuelle ; la responsabilité collective tient alors uniquement à apprendre aux citoyennes et citoyens à gérer leur argent en individus autonomes et responsables. S’il arrive que l’assistante sociale formule des critiques à l’égard d’autres acteurs qui seraient responsables de la situation — organismes de crédits, État, banques, etc. —, celles-ci sont exprimées principalement « en coulisses », comme dirait E. Goffman (1973), lors de moments de pause ou de discussion entre collègues. À l’instar de « l’évaporation du politique » que décrit N. Eliasoph (2010) à propos des associations américaines, les critiques politiques concernant ce problème du surendettement n’apparaissent pas sur la scène publique où l’approche individuelle domine.

Ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe — entre action individuelle et problème public — est un enjeu central pour les associations qui cherchent à articuler une intervention sociale de proximité, individualisée et personnalisée, avec un discours de lutte contre la pauvreté. En fin de compte, ce qui se présente comme des possibilités ou des contraintes pour les intervenantes et intervenants de terrain révèle certaines logiques constitutives des associations d’aide. En effet, l’association se présente tout à la fois comme une aide localisée et de proximité, répondant à des besoins spécifiques pour des personnes de la région, et comme participant à la constitution des problèmes publics plus larges, notamment par sa reconnaissance publique et médiatique (Meigniez, 2017). En somme, l’association apparaît comme aux prises avec des enjeux de proximité et de publicité qui sont tous deux indispensables à son action, puisque c’est sa reconnaissance publique qui lui offre le financement et les possibilités d’action sur le terrain. Par ailleurs, c’est son action de proximité qui lui vaut cette reconnaissance sur la scène publique : elle est valorisée pour sa capacité à agir au plus près des besoins du terrain et cet argument constitue la justification principale utilisée pour expliquer le recours à l’action associative de la part de l’État. Ni totalement soumise aux logiques étatiques ni en opposition à celles-ci, cette aide associative se caractérise donc par sa pluralité qui est inhérente à son fonctionnement imbriqué avec les autres acteurs publics.