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NPS – Pouvez-vous nous décrire votre chaire de recherche ?

La Chaire de recherche pour le développement des pratiques innovantes en art, culture et mieux-être existe depuis quelques années. Le comité de direction a identifié trois axes de recherche : le premier concerne les arts pour l’intégration sociale ; le deuxième se développe autour de l’art pour une éducation inclusive et le troisième axe s’intéresse à l’art pour une meilleure santé physique et mentale.

Le premier axe s’articule autour du rôle de l’art et de la culture dans la transformation et l’émancipation des personnes et des collectivités visant l’autonomie et l’implication citoyenne des différents acteurs. Il s’agit de populations vivant différentes problématiques telles que l’immigration, la pauvreté, l’exclusion et la maladie. En lien avec cet axe, nous avons obtenu en 2016 une subvention de recherche (CRSH Savoir) pour analyser l’apport de l’art dans le rétablissement et l’inclusion sociale de personnes marginalisées. La recherche mise en branle par des chercheurs du domaine des arts (arts visuels et médiatiques, danse et théâtre) implique une collaboration avec des médecins et des psychiatres du CHUM et de l’Hôpital Notre-Dame. Des ateliers d’art sont offerts au pavillon Webster (arts visuels et médiatiques) et au pavillon Lise-Watier (danse) de la Mission Old Brewery ainsi qu’à l’Accueil Bonneau (musique). Des ateliers de théâtre se déroulent à l’École supérieure de théâtre de l’UQAM avec des patients qui sont référés par l’Unité de psychiatrie des toxicomanies du CHUM et par le Programme de suivi intensif du CLSC des Faubourgs du CIUSSS du Centre-Sud.

Actuellement, nous travaillons à la rédaction d’un ouvrage qui fera part des principales données de cette recherche. Les données colligées portent sur le sens que prend l’expérience de création, tant sur les plans individuel que collectif. Cette expérience met en application l’interaction avec l’environnement social et la contribution de celle-ci à une prise de parole et à l’augmentation de la capacité d’agir. Dans un deuxième temps, nous nous sommes penchés sur l’apport des ateliers d’art dans les milieux avec lesquels nous collaborons. De plus, nous tenions à décrire les approches artistiques et pédagogiques mises en oeuvre par les artistes pédagogues, parce que ces aspects sont très peu abordés dans la littérature scientifique. Souvent, les chercheur.e.s provenant du domaine de la santé et des sciences humaines vont parler de pratiques artistiques sans pour autant en spécifier la discipline, ou encore s’il s’agit d’un artiste professionnel ou de quelqu’un qui aime l’art tout simplement. Plus précisément, ce qui nous intéressait, c’était de décrire, de notre perspective, les apports spécifiques des différentes disciplines auprès des diverses populations avec lesquelles nous travaillons. C’est donc un aspect important du livre qui, on espère, sera publié l’an prochain.

Pour ce qui est du deuxième axe, il concerne le rôle de l’art en éducation en contextes formel et informels. Le contexte formel se réfère notamment au milieu scolaire. Les contextes informels font référence à divers organismes dans la communauté qui travaillent auprès de jeunes ayant des besoins particuliers ou à risque de décrochage scolaire. Dans l’ensemble, les activités artistiques contribuent autant à la motivation des élèves en apprentissage scolaire qu’aux jeunes fréquentant les centres communautaires. Les activités artistiques invitent à d’autres formes de représentations et de pratiques pouvant avoir un lien direct avec leur réalité. Mais plus encore, des études soulignent que la participation de ces jeunes contribue à améliorer leur estime d’eux-mêmes. Aussi, ces études mettent l’accent sur des valeurs positives comme l’ouverture et la coopération visant un mieux-vivre ensemble.

Avec des collègues, provenant de la Faculté des arts, de la Faculté des sciences de l’éducation et de la Faculté des sciences humaines, nous avons obtenu une subvention de recherche (CRSH engagement partenarial) dans le but de développer de nouveaux savoirs liés à l’apport des disciplines artistiques dans la réussite éducative des élèves du primaire et du secondaire. Le projet implique des conseiller.ère.s pédagogiques qui oeuvrent en arts plastiques, danse, musique, théâtre, éducation, relations interculturelles et adaptation scolaire de la Commission scolaire de Montréal (CSDM). Il importe de développer de nouvelles approches dans le domaine de l’éducation afin d’atténuer les effets du décrochage scolaire, car l’art, nous le savons, est un ancrage à l’école pour bien des jeunes. Dans la première phase du projet, nous voulons travailler avec le personnel scolaire. Nous souhaitons créer un espace de réflexion au sujet des différentes initiatives mises en place en termes de réussite éducative et ainsi amorcer les prémisses d’un projet pédagogique inclusif et stimulant. Ce dernier rassemble plusieurs domaines d’apprentissage et est conçu en collaboration selon les besoins de chacun des milieux. Cela sera réalisé dans la deuxième phase du projet.

Dans le troisième axe, nous nous intéressons à la contribution de l’art et de la culture au mieux-être global de personnes fragilisées, malades, en convalescence ou en traitement. Depuis quelques années, des artistes investissent des lieux qui ne leur sont pas traditionnellement destinés. Certain.e.s interviennent de façon sporadique ou continue dans différents lieux tels que les centres communautaires, établissements hospitaliers, centres de soins palliatifs et d’hébergement de longue durée, centres spécialisés ou centres pour personnes âgées, tandis que d’autres font partie d’équipes multidisciplinaires. Par exemple, ma collègue Sylvie Fortin a mis sur pied et dirige le projet de danse intitulé « Un pas à la fois, mieux vivre grâce à la danse », financé par le programme AUDACE du Fonds de recherche du Québec. Elle travaille avec différentes institutions dans le milieu de la santé. Aussi, actuellement, nous implantons des ateliers d’arts visuels au Service des toxicomanies et médecine urbaine (STMU) et au Département de psychiatrie de l’Hôpital Notre-Dame (HND) du CIUSSS du Centre-Sud de Montréal. C’est un projet qui est tout nouveau ; à travers celui-ci, on travaille avec l’artiste professionnelle Claudia Bernal, qui est également étudiante au Doctorat en études et pratiques des arts.

La Chaire regroupe des chercheur.e.s de différentes disciplines artistiques, des clinicien.ne.s qui interviennent avec les moyens de l’art, des chercheur.e.s en éducation et en sciences humaines et des collaborateur.trice.s des milieux artistique, culturel, de soins et communautaire. Elle regroupe une quinzaine de professeur.e.s-chercheur.e.s rattaché.e.s à 11 départements dans 5 facultés rassemblant les domaines de l’art, de la sociologie, de la psychologie, de l’éducation, du travail social et des sciences.

Sous la bannière « art, culture et mieux-être », nous souhaitons développer un domaine de recherche innovant au Québec. Si on regarde ce qui se passe en Angleterre, on est encore loin derrière. Il n’y a pas de reconnaissance, comme c’est le cas là-bas. Ça m’a frappée alors que j’assistais à un congrès en 2017 : une des personnalités qui a ouvert le congrès Art culture and well-being était le directeur de la santé publique, nous ne sommes pas rendus là… Néanmoins, c’est un domaine qui bouge énormément, il y a des initiatives un peu partout. Parallèlement, un des objectifs de la Chaire est d’instaurer un réseau national et international de chercheur.e.s.

Un autre objectif entourant la création de la chaire était de regrouper des gens qui s’intéressent à ces questions entourant la pratique sociale des arts et d’amorcer la recherche. On doit donc s’attarder à répertorier et à analyser les recherches et pratiques sur le terrain afin d’accroître une compréhension commune d’enjeux diversifiés.

Mais également, nous devons développer un cadre méthodologique et théorique qui soit propre à des pratiques d’art impliquant différents acteur.trice.s, approches et thématiques.

Dans cette lignée, nous devons également penser à la formation. Si les pratiques sociales de l’art se développent partout, il n’y a actuellement pas de formation surtout en arts visuels : plusieurs pratiques sont sans doute excellentes, mais il y a aussi des pratiques où parfois le questionnement éthique n’est pas toujours présent. Il faut donc penser à saisir les aspects éthiques liés à des pratiques impliquant des partenaires et des populations malades, en situation de vulnérabilité ou de marginalité. Par exemple, nous pouvons penser à la confusion qui existe entre la thérapie par les arts et les pratiques sociales de l’art auxquelles je m’identifie. Parfois, je suis étonnée de voir comment des gens qui n’ont pas de formation en thérapie par l’art amorcent des projets qui abordent des questions sensibles avec des gens fragiles et vulnérables, sans avoir de formation dans ce domaine.

Puisque nous observons un intérêt grandissant pour les pratiques artistiques et pédagogiques dans l’espace social, une modification majeure a été appliquée à la maîtrise en arts visuels et médiatiques (concentration éducation). La nouvelle concentration « recherche intervention », tout en continuant à s’adresser aux enseignant.e.s spécialisé.es en arts plastiques du milieu scolaire, veut répondre à des besoins nouveaux dans la communauté. La concentration « recherche intervention » a pour but de développer la recherche dans différents milieux, tant formels qu’informels, et ce, en tenant compte des problématiques actuelles en art, en éducation, en sociologie ainsi qu’en études interdisciplinaires.

Dans une autre perspective, avec ma collègue Sylvie Fortin, professeure au Département de danse, nous travaillons actuellement à la possible création d’un programme court de deuxième cycle en pratiques sociales de l’art. Ce programme aurait pour but d’offrir des outils pratiques à des étudiant.e.s qui veulent intervenir par l’art avec des populations vulnérables, marginalisées, handicapées. Des pourparlers sont en cours avec nos collègues dans d’autres disciplines artistiques. C’est un domaine qui se développe beaucoup et depuis que la Chaire a été créée, c’est encore plus vrai. Il risque d’y avoir du travail pour les gens du domaine des arts dans les années à venir. Cela signifie que pour que les gens aient des pratiques exemplaires, il faut les former pour ça.

NPS – Quelle est votre perception de l’art, comment définissez-vous l’art d’un point de vue personnel ?

L’art fait partie de nos vies, il est partout, dans notre environnement. L’art ne peut pas sauver le monde et ce n’est pas notre rôle non plus, mais est-ce que l’art peut contribuer à une plus grande humanité ? Je trouve que le monde manque beaucoup d’humanité. L’art fait une différence dans la vie des gens, c’est un moyen d’expression, mais c’est aussi un domaine de pensée et de réflexion. C’est ce que je vois lorsque je m’intéresse au travail d’un artiste. Les artistes nous offrent une vision, parfois critique, du monde dans lequel on vit. Je m’intéresse beaucoup à l’art actuel et aux pratiques artistiques qui sont contextuelles, relationnelles, qui impliquent des gens dans la communauté, qui font en sorte que des liens sociaux se créent. Alors pour moi, l’art c’est ça aussi, c’est faire ensemble, c’est aussi engager des gens dans une démarche de création, de réflexion sur l’art, le monde dans lequel on est, sur sa situation. Pour moi, c’est très large, ça dépasse l’esthétique.

NPS – Comment voyez-vous les liens entre l’art et l’intervention ?

Il y a plusieurs types de pratiques sociales de l’art et leurs finalités peuvent différer. Je vais vous parler plutôt de l’approche que nous avons privilégiée dans la recherche L’apport de l’art au rétablissement et à l’inclusion sociale de personnes marginalisées. Pour nous, l’art est au coeur de la démarche, mais nous ne faisons pas d’intervention psychosociale. Ce n’est pas notre but et nous n’avons pas de formation pour le faire. Nous cherchons d’abord à ce que les gens vivent une expérience esthétique, que ce soit de l’ordre de la création, de l’interprétation ou encore comme spectateur, qui soit de qualité et surtout signifiante pour eux. C’est d’autant plus positif si l’expérience amène un changement qui soit individuel ou collectif. Notre approche, par exemple, avec les hommes de la Mission Old Brewery, était basée avant tout sur la co-création, l’engagement et la participation active des participants. Nous développons le projet de création en collaboration avec les participants. Donc, ils sont une part importante du projet, ils sont au coeur de la démarche.

À travers cette recherche, nous avons mis l’accent sur la contribution de l’art au rétablissement. Le rétablissement est un terme qui est très utilisé en santé mentale, ça implique de retrouver espoir et d’avoir une meilleure qualité de vie, et ce, malgré la maladie, les pertes… Donc ce n’est pas axé sur la guérison, la visée de notre pratique concerne davantage le mieux-être des populations. La participation à des activités artistiques permet à des personnes en perte de pouvoir, exclues ou marginalisées, de développer une plus grande capacité d’agir en intégrant ou en réintégrant l’espace social. Nous ne travaillons pas à ce que les personnes aient une meilleure gestion émotive, nous ne savons pas quelles sont les problématiques des participants lorsqu’ils se présentent aux ateliers. C’est l’art qui est au centre de notre intervention, la limite se définit ainsi.

Par exemple, ça fait presque cinq ans que nous faisons de la recherche à la Mission Old Brewery, qui est un refuge pour hommes sans abri. Dans ce projet-ci, on s’intéresse à la photographie et à l’art sonore. Lors de déambulations urbaines, nous amenons les participants à faire de l’exploration artistique : l’artiste pédagogue incite les participants à capter des sons et à faire des images dans l’espace urbain qui leur est bien connu. Souvent, les participants nous font découvrir des endroits du centre-ville qu’on ne connaît pas. L’engagement actif dans un projet de création et de co-création leur permet de découvrir de nouveaux intérêts, de développer des capacités insoupçonnées et de renouer avec l’apprentissage. Ça permet aussi aux conseiller.ère.s de la Mission Old Brewery de les voir sous un autre angle. C’est important pour les participants d’avoir un endroit pour actualiser leur potentiel et, en même temps, d’explorer le risque propre lié à la création artistique mais de façon sécuritaire. Pour les participants, la prise de parole par l’art est importante. Mais il faut aussi développer leur créativité et leur offrir des moyens pour le faire. Cette prise de parole implique le développement des compétences transversales… même si ce n’est pas le but premier. Créer implique, en partie, de prendre des décisions, de faire des choix (par exemple : qu’est-ce que le participant veut photographier et comment veut-il le photographier ?). Des visites sont faites dans les musées, les galeries et les centres d’artistes qui favorisent l’insertion sociale. On va à la rencontre d’artistes, dans des milieux où les participants n’iraient pas nécessairement. Faire de la photographie en pleine rue, c’est interagir dans l’espace social de façon différente. L’art favorise la création de liens. La visée de notre pratique n’est pas individuelle, ce n’est pas de laisser quelqu’un dessiner seul dans son coin. C’est toujours une rencontre avec l’autre que ce soit en danse - avec ma collègue Sylvie Fortin, en théâtre - avec ma collègue Carole Marceau ou en musique - avec ma collègue Adrianna Di Oliviera.

NPS – Selon vous, quelles notions de partenariat se dégagent entre le monde artistique et celui de l’intervention sociale et comment ce partenariat se joue-t-il ?

C’est une grosse question. L’art au Québec demeure en marge des pratiques plus officielles, notamment dans les milieux de soins. Toutefois, je crois que l’art peut contribuer, en complémentarité aux pratiques médicales et aux pratiques de travail social, à améliorer le sort de bien des gens. Dans cette perspective, la collaboration entre différents partenaires est essentielle, à condition qu’elle se fasse dans le respect des expertises des uns et des autres.

Toutefois, le principal problème des pratiques sociales de l’art, c’est la pérennité. Par exemple, on implante des ateliers en milieu hospitalier et on est financés par le milieu hospitalier. Nous voulons que ça perdure dans le temps, mais est-ce que le budget sera récurrent ? Donc, nous sommes toujours sur la corde raide. Par souci d’éthique professionnelle, on ne veut pas développer des projets extraordinaires sur le terrain sans qu’il y ait continuité et autonomisation. Donc, pour nous, cela a été tout un travail de pérenniser les ateliers.

Notre recherche impliquait quatre types de population : des gens de l’Accueil Bonneau, de la Mission Old Brewery, du pavillon Lise Watier (qui s’adresse à des femmes qui ont vécu des situations difficiles, mais qui sont maintenant stabilisées) et des patients du CHUM et du CLSC les Faubourgs. Actuellement, à l’Accueil Bonneau, ils sont autonomes, et ils ont obtenu une subvention de la ville de Montréal. À la Mission Old Brewery, ils sont en train de le devenir, mais ce n’est pas encore acquis. Les relations avec les milieux sont excellentes, mais il faut aussi que ça se construise dans le temps. Mon constat est le suivant : souvent, les milieux sont très intéressés par l’art, mais ne savent pas réellement ce que ça implique. On doit donc développer une relation de confiance avec eux. Ça prend du temps, et c’est d’autant plus un engagement pour les chercheurs qui s’impliquent dans ces milieux. La question fondamentale, c’est la reconnaissance de notre pratique et la récurrence des budgets pour financer. Ça fait presque cinq ans que nous sommes à la Mission Old Brewery. Au début, le recrutement n’était pas facile. Maintenant, une équipe est derrière pour l’assurer.

NPS – Quelles sont les pistes d’avenir prometteuses pour la mise en place de programmes, par exemple les programmes sociaux ?

Les programmes sociaux ne sont pas mon domaine de pratique. Je crois cependant qu’il est très encourageant que des médecins, des psychiatres et des ergothérapeutes de l’Hôpital Notre-Dame (qui est considéré comme un hôpital communautaire) aient la préoccupation d’intégrer, à l’ensemble des services, des activités artistiques. C’est prometteur pour les collaborations futures. Il y a un début de prise de conscience des apports positifs de l’art dans ces milieux et avec la population. Que ce soit pour des prestations artistiques ou pour des activités de création, c’est quelque chose qui pourrait faire écho à la politique culturelle que veut développer le CIUSSS du Centre-Sud. C’est important que les gens puissent bénéficier d’un espace autre pour pouvoir souffler, un espace de création où on ne parle pas des problèmes ou de la maladie. Il y a aussi autre chose qui est primordial : c’est développer des liens de confiance. On n’arrive pas dans un milieu en imposant sa façon de faire. Nous devons travailler ensemble et en fonction de ce qui convient au milieu. Par exemple, à l’Hôpital Notre-Dame, nous souhaitons soumettre aux gens une étude évaluative. On doit donc mettre les choses en oeuvre en formant un comité d’encadrement. Il faut constamment travailler ensemble et cela fait appel à de nouveaux types de collaboration.

NPS – Depuis les dernières années, constatez-vous un intérêt grandissant des arts dans le champ de la justice sociale ?

Je suis peu familière avec les recherches sur la justice sociale. Toutefois, l’art et la culture sont des facteurs d’inclusion et les actions qu’on essaie de poser vont en quelque sorte vers une forme de justice sociale. Actuellement, au Musée des Beaux-Arts de Montréal, il y a plusieurs programmes qui touchent l’inclusion et qui s’adressent à des publics diversifiés. L’art contribue à la justice sociale, notamment par la prise de parole. Le type de pratique, qu’on a développée par le biais de la recherche CRSH, était axé sur cette démarche. Par exemple, à travers le projet de l’Accueil Bonneau, en collaboration avec le musicien professionnel Eric West-Milette, les participants composaient et certaines musiques étaient parfois de véritables prises de parole politiques. À la Mission Old Brewery, les participants abordaient la justice par rapport à l’exclusion de l’espace public au cours des discussions entourant la co-création du projet collectif. Personnellement, je n’avais jamais vécu de l’exclusion de l’espace public, mais je l’ai vécue, sur le terrain, avec eux : je suis allée avec les participants au Palais des Congrès leur apprendre quelques notions de photographie et après quelques minutes seulement, des gardiens sont intervenus. La justice sociale, selon moi, c’est lié à la réinsertion dans l’espace social. L’art et la culture sont facteurs d’exclusion, mais on le voit maintenant qu’il y a des efforts faits par des institutions culturelles pour favoriser l’inclusion sociale de différents types de population. Par exemple, nous sommes allés au Musée McCord. Il y avait une rétrospective des oeuvres du photographe Michel Campeau. Après la visite, l’artiste a reçu les participants et leur a parlé de son exposition. Or, on n’aurait pas vu ça il y a quinze ans. Lors d’une visite à la Place des Arts où j’ai vu une exposition présentant différentes initiatives culturelles et artistiques : certains participants avaient des problèmes de santé mentale, d’autres étaient déficients ou non-voyants, etc. Je réalise alors que l’art a vraiment un potentiel extraordinaire d’inclusion sociale, car tout le monde peut participer à sa façon et trouver sa voix pour s’exprimer. Parfois, ce sont les participants eux-mêmes qui vont essayer d’inclure ceux qui sont plus reclus et pour qui l’exercice est plus difficile. C’est ce qu’on cherche à préconiser.

NPS – Selon vous, les arts permettent-ils de rencontrer des objectifs de justice sociale et d’augmenter le mieux-être des gens ?

Actuellement, on collige des données. Une partie de celles-ci concerne le rétablissement et, d’emblée, on constate que l’art contribue au mieux-être. Ce qu’on ne voit pas, par contre, c’est le mieux-être à long terme dans les études. C’est, selon moi, un champ de recherche à investiguer sur de longues périodes. Lorsqu’on travaille avec des personnes excessivement démunies, marginalisées et vulnérables, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elles puissent améliorer complètement leurs conditions de vie, car une panoplie de facteurs sont en jeu : le logement, les questions sociales, les revenus insuffisants, la solitude, etc. Nous avons des données sur une période de trois ans avec quatre groupes. Selon ces données, on voit très bien que la pratique qu’on propose fait une différence dans le présent de certaines personnes. Une de mes collègues en danse travaille sur la santé physique des gens qui ont eu un AVC. Parfois, dès le lendemain, elle voyait les patients exécuter des mouvements. Ainsi, il est tout à fait possible de prendre des mesures. Par exemple, voir qu’entre 24 h et 48 h, il y a des améliorations sur le plan de la motricité. Mais lorsqu’on travaille avec des problématiques sociales, comme des problèmes de santé mentale, la pauvreté, la marginalité ou l’itinérance, c’est autre chose. Il faut voir le long terme et il manque d’études à ce sujet.

Néanmoins, je ne pense pas que c’est uniquement l’art qui peut contribuer au fait que les gens ont des conditions plus acceptables socialement. Mais ça fait une différence : venir à des ateliers de groupe et participer activement, cela permet une structure aux participants. J’ai eu une discussion à cet effet avec mes collègues médecins et ils me disaient : « peut-être que vous avez autant de succès qu’on en a », car pour eux aussi il y a des limites, lorsque les gens sont médicamentés et stabilisés. Mais après ? Qu’est-ce qu’on fait ? Les risques de retomber sont très grands. Lorsqu’on a un réseau social, cela ne s’incarne pas de la même façon. Actuellement, à l’Accueil Bonneau, les participants à l’atelier de musique enregistrent un CD à partir de leurs compositions. À la suite de ce travail, il y aura un lancement. Mais après un projet de cette envergure, comment on assure une continuité ? Comment les gens peuvent-ils parvenir à une pleine autonomisation par la suite ? C’est une préoccupation éthique fondamentale. Lorsque je parlais de l’importance de la formation, c’est en fonction de ce type de questionnement… On ne peut pas jouer avec la sensibilité des gens au nom de l’Art. Donc, la formation m’apparaît un enjeu majeur.

NPS – Selon vous, toutes les démarches artistiques sont-elles propices à travailler les enjeux de l’intervention sociale ou communautaire ?

Nos pratiques sont axées sur l’art contextuel, participatif, collaboratif et coopératif. Mais, ce qu’il faut voir, ce sont les objectifs visés. Actuellement, au Service des toxicomanies et médecine urbaine (STMU) et au Département de psychiatrie de l’Hôpital Notre-Dame (HND) du CIUSSS du Centre-Sud de Montréal, les ateliers d’arts visuels sont basés sur la création individuelle. Ils concernent l’exploration de la matière, par exemple l’estampe. Ce sont des gens hospitalisés qui sont beaucoup plus hypothéqués que des gens avec qui nous travaillons à l’extérieur. À mon avis, du moins pour le moment, on ne peut pas faire de pratique collective lorsqu’on parle d’hospitalisation, tandis qu’à l’extérieur, lorsque les gens sont stabilisés, ça peut prendre différentes formes : individuelle, collective ou les deux. Quand on fait de la photographie avec les participants, c’est d’abord individuel, puis ça devient collectif pour ne pas que ça reste un projet uniquement à soi.

NPS – Comment l’art devient une façon de recréer des liens qui ont été brisés par le passé ?

Recréer les liens avec les autres est un aspect qui ressort dans nos données. La solitude est un problème de société crucial. Nous travaillons avec des gens très seuls et les regrouper autour d’un projet commun, c’est primordial. Parfois, un projet artistique peut devenir un substitut à la parole. Il faut comprendre le sens que la création prend pour les participants. Dans cet ordre d’idées, nous travaillons avec leurs forces et non avec leurs faiblesses. Un projet artistique crée automatiquement des liens entre les gens donc, la personne est en relation avec les autres, elle apprend à écouter les autres, à commenter le travail des autres. Elle est en relation avec l’artiste que nous appelons artiste-pédagogue, car selon moi, les côtés artistiques et pédagogiques sont interreliés. Pour engager des gens dans une activité de création ou d’interprétation qui soit signifiante, il faut être aussi pédagogue. À la Mission Old Brewery, le participant aux ateliers interagit avec l’artiste, avec l’espace public, avec les gens du public. Il faut comprendre que la relation des participants n’est pas uniquement liée à la mendicité : elle peut s’incarner de plusieurs façons par l’art. Souvent, le groupe avec lequel nous travaillons est assez hétéroclite : on peut se retrouver avec un ingénieur ou avec quelqu’un qui n’a pas fini son primaire. C’est très diversifié comme population. Mais, autour de l’art, des liens se créent. Tous ont droit à leur opinion et la donnent. Il n’y a pas de hiérarchie, tous redeviennent égaux et c’est ce qui est bien.