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Plusieurs concepts en sciences sociales comportent à la fois une dimension descriptive et prescriptive, c’est-à-dire qu’ils peuvent être utilisés tant pour étudier des réalités existantes que pour définir des situations souhaitables. Manuel pour changer le monde, un ouvrage corédigé par sept professeur.e.s de l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère à l’Université Saint-Paul, se penche sur un tel concept qui renvoie simultanément à des pratiques concrètes et à un horizon permettant d’orienter ces mêmes pratiques. L’innovation sociale est ainsi présentée par les autrices et les auteurs comme un champ qui propose « la création d’entreprises sociales et collectives comme outil potentiel de changement, [mais qui] déborde largement ce cadre pour inclure l’ensemble des initiatives et expérimentations collectives visant à combler des besoins insatisfaits tout en faisant la promotion de la démocratie et de la justice sociale » (p. 13).

Trois définitions de l’innovation sociale sont introduites afin de bien illustrer les tensions qui traversent ce champ. La définition néolibérale « repose sur la solidarité philanthropique, la bienveillance, les solutions individuelles et les mécanismes de marché » (p. 32), tandis que la définition social-démocrate s’inscrit « dans une démarche plus large de reconnaissance institutionnelle et de protection sociale, où les pouvoirs publics jouent un rôle de premier plan » (p. 34, souligné dans l’original). Le principe sous-jacent de la définition émancipatrice de l’innovation sociale n’est pas le marché ou la reconnaissance publique, mais plutôt « l’auto-organisation des acteurs sociaux et des groupes défavorisés qui cherchent à surmonter les injustices sociales et les dynamiques d’exclusion. Dans cette perspective, l’objectif n’est pas seulement de résoudre des problèmes sociaux par des solutions nouvelles, mais de transformer les conditions d’existence des collectivités et de mettre en échec les structures de domination » (p. 36, souligné dans l’original).

Les auteurs et les autrices lient leur approche de l’innovation sociale à une théorie normative axée autour de la « parité de participation », qui désigne « la capacité de chaque personne à prendre part de façon égale à l’interaction sociale, ce qui exige à la fois des mesures de redistribution et de reconnaissance mutuelle » (p. 46), ainsi qu’à une analyse critique en trois étapes, soit l’identification d’un problème social, la précision de ses causes et l’élaboration de solutions pour le surmonter (p. 47). En s’appuyant sur cette théorie et sur ces principes d’analyse, ils et elles suggèrent quatre axes d’intervention prioritaires ainsi que des outils de concertation et de mobilisation permettant de les mettre en pratique.

Le premier axe se concentre sur l’étude des différentes formes d’activité économique qui se déroulent au sein de nos sociétés, afin de contester l’hégémonie de l’économie de marché capitaliste dans notre imaginaire collectif (p. 87). La reconnaissance du caractère pluriel de nos économies est une première étape importante, mais il faut toutefois « faire un pas de plus et réfléchir aux bases institutionnelles d’une économie collective démocratisée, socle d’un nouveau mode de production postcapitaliste » (p. 97, souligné dans l’original). Le deuxième axe d’intervention implique de repenser l’entrepreneuriat, en remplaçant la visée de rentabilité maximale des entreprises privées par « la viabilité financière qui est poursuivie dans le but d’assurer la pérennité du projet. En bref, le fait d’entreprendre “autrement” consiste à établir des organisations économiques qui mettent l’humain, la collectivité et la planète au centre de leurs préoccupations » (p. 110, souligné dans l’original).

Le troisième axe consiste en la promotion de la démocratie dans l’organisation du travail, à partir d’une perspective autogestionnaire et critique qui « s’inspire d’une pluralité d’approches pour remettre en question le modèle hiérarchique traditionnel […] L’objectif est de favoriser l’autonomie collective, le travail collaboratif basé sur la réciprocité et les responsabilités partagées afin de créer une autre société » (p. 124). Le quatrième axe nous invite à nous engager, sur une base solidaire, dans nos différentes communautés, notamment en contribuant à l’élargissement de la participation citoyenne et en transformant la politique municipale. Les mouvements municipalistes sont ainsi présentés comme des « expériences qui essaient de changer le monde à l’échelle locale [et qui] intègrent une constellation d’innovations sociales et d’éléments que nous avons exposés dans ce livre : ancrage dans les perspectives critiques et les mouvements sociaux, stratégie de cadrage efficace, projet de transformation de l’économie, entrepreneuriat collectif, autogestion, participation citoyenne élargie » (p. 146).

Cet ouvrage n’offre pas seulement un portrait de plusieurs chantiers intellectuels et pratiques à investir : il prête aussi attention aux stratégies permettant de mener ces chantiers à bien et d’atteindre leurs buts respectifs. L’action collective est reconnue comme un des moteurs centraux du changement social, puis étudiée sous ses divers aspects. La coordination des activités en vue d’un objectif commun doit faire face au problème du passager clandestin : il est effectivement rationnel pour un individu de s’impliquer le moins possible dans l’atteinte d’un but collectif, si d’autres personnes prennent les devants et si les retombées sont réparties également entre les personnes concernées, qu’elles se soient engagées dans le processus de mobilisation ou non. Pour affronter ce problème, nous devons analyser différentes composantes de l’action collective, telles que les éléments déclencheurs d’un mouvement social, les stratégies de mobilisation des ressources ainsi que le rôle du contexte politique et des identités collectives (p. 58). L’influence mutuelle entre les innovations sociales et les mouvements sociaux est examinée (p. 66), tandis que les apports de ces derniers au changement social sont regroupés sous trois dimensions principales : les mouvements sociaux « amènent souvent des innovations tactiques et stratégiques, élargissant ainsi le répertoire d’action collective », ils « sont également des incubateurs, voire des accélérateurs de l’innovation sociale émancipatrice » et ils « contribuent, à force d’actions collectives répétées et de persévérance, à de grands changements sociétaux » (p. 68-69). L’importance des cadres interprétatifs, qui permettent aux mouvements sociaux de nommer des problèmes engendrés par les inégalités sociales, de blâmer des groupes ou des dynamiques pour ces mêmes problèmes et de réclamer des mesures adaptées aux contextes locaux, est soulignée par les autrices et les auteurs (p. 71). La résonance d’un cadre interprétatif repose à la fois sur sa crédibilité, c’est-à-dire « sa cohérence, sa plausibilité et la crédibilité des acteurs qui le portent », et sur sa saillance, qui « renvoie de son côté à la capacité à capter l’attention de certaines personnes » (p. 76).

En ce qui concerne l’inscription de différentes mobilisations sociales dans un horizon plus large de transformation institutionnelle, trois formes de mise à l’échelle et quatre stratégies pour changer le système sont proposées. Les trois formes de mise à l’échelle sont le scaling out, qui « vise à accroître l’impact par l’ampleur de la diffusion, que ce soit par la réplication ou la dissémination d’une innovation afin de toucher un maximum de personnes et de communautés », le scaling up qui « consiste à agir sur les institutions, lois et politiques publiques, bref à modifier les règles du jeu afin d’accélérer le changement social » et le scaling deep qui aspire à « des changements en profondeur par la transformation des valeurs culturelles et des représentations collectives en vue de favoriser l’évolution des comportements et des mentalités à large échelle » (p. 152-153).

Les quatre stratégies sont inspirées des travaux du sociologue Erik Olin Wright et sont désignées comme les « quatre R » : mieux réguler le système existant (Réformes), chercher à dépasser le système en utilisant l’État pour changer les règles du jeu (Rupture), lutter contre diverses injustices en créant des contre-pouvoirs (Résistances) et développer de nouveaux systèmes de production, d’échange et de consommation (Résilience) (p. 156-159). Les auteurs et les autrices mentionnent aussi la transformation individuelle et collective promue par l’éducation populaire et la notion de praxis défendue par Paulo Freire (p. 134), tout en affirmant que l’innovation sociale émancipatrice « trouve son sens dans sa capacité à transformer les individus qui la mettent en oeuvre, à amener une différence concrète dans les milieux de vie et à fournir les bases pour un changement global de la société » (p. 163).

Accessible et très bien écrit, Manuel pour changer le monde offre une belle introduction aux principes d’organisation et aux visées tant théoriques que pratiques de l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère. L’approche promue par cette école se base ainsi sur « la prise en compte des relations de pouvoir et des structures de domination, l’action collective et le besoin d’allier pensée critique et créativité, sciences sociales et techniques de management, stratégies de mobilisation et autogestion » (p. 14). On trouvera aussi dans ce livre plusieurs exemples concrets et de nombreuses réflexions stimulantes sur la résolution des problèmes sociaux contemporains et la transformation des institutions dans une perspective de démocratisation et d’autonomisation collective, qui gagneront à être approfondies et mises en application dans des projets à venir.