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Introduction

Tel que le souligne le thème de ce numéro, la crise de l’État-providence a graduellement mené à une reconfiguration des instruments de la protection sociale (Groulx, 2009). Au fil des ans, différentes mesures ont été mises en place ou ajustées afin de pallier les obstacles qui affectent la population au Québec, dont les groupes jugés plus vulnérables. Ces mesures visent entre autres à permettre à l’ensemble de la population un accès plus équitable aux ressources, aux soins de santé, à la sécurité et au bien-être. Implicitement, la protection sociale promet de faciliter la participation sociale et la participation citoyenne de tou.te.s. Toutefois, en pratique, la situation s’avère souvent plus complexe, notant que ces mesures ne remédient pas toujours aux défis auxquels font face les individus et groupes vivant en situation d’exclusion et de marginalisation prononcées, parfois à l’intersection d’enjeux multiples. Et ce, même dans ces situations où ces mesures prétendent cibler et supporter ces groupes spécifiquement.

Dans ce texte, nous avons choisi d’étudier le cas particulier des jeunes adultes qui s’inscrivent dans une trajectoire institutionnelle de psychiatrisation. Nous utiliserons l’appellation « jeunes adultes psychiatrisé.e.s » (JAP) pour référer à ce groupe de jeunes qui ont reçu un diagnostic psychiatrique et qui ont été en contact avec le réseau de services de santé mentale au moment de leur passage à la vie adulte[1]. Dans le contexte actuel, en tant que groupe, leur expérience est souvent caractérisée par la médicalisation de leur état mental, par des exigences et des contraintes particulières découlant d’une prise en charge psychiatrique, par une stigmatisation associée à la maladie mentale et par différents défis d’insertion sociale et professionnelle qui en résultent. Combinée aux expériences d’entrée dans la vie adulte et aux injonctions de responsabilisation et d’autonomisation qu’elle sous-tend souvent dans l’imaginaire collectif, cette expérience de psychiatrisation amène avec elle des bifurcations biographiques importantes pour les JAP (Supeno et Bourdon, 2017). Nous argumentons qu’un accès équitable aux programmes et aux services de protection sociale, ainsi que leur pleine utilisation, sont tous deux compromis pour les JAP, car l’insertion de ces jeunes dans une trajectoire de soins psychiatriques bouscule de manière accrue leurs étapes d’entrée dans la vie adulte, une période de la vie déjà fragilisée au cours des dernières décennies.

Nous nous intéressons à l’expérience de ces personnes car, dans un premier temps, la transition à l’âge adulte nous apparaît être une période essentielle pour le développement identitaire, pour l’insertion sociale et pour le développement de la citoyenneté des jeunes. Comme l’indiquent plusieurs auteur.e.s, les JAP sont aussi vulnérables à ces obstacles maintenant couramment associés au fait de passer à la vie adulte et de vivre en société (Henckes, 2016 ; Pierrefeu et Charbonneau, 2014 ; Superno et Bourdon, 2017). De façon concomitante, la question de la santé mentale des jeunes nous semble être un enjeu grandissant au Québec, décrié par nombre d’intervenant.e.s travaillant dans ce domaine et de regroupements de jeunes aux prises avec ces réalités, dont le Mouvement jeunes et santé mentale et le Regroupement des Auberges du coeur du Québec (Truong, Nault et Larose-Hébert, 2019). Ce que nous observons, c’est ainsi une marginalisation accrue de ces jeunes adultes, lesquel.le.s se heurtent souvent aux cadres normatifs qui servent à définir la temporalité du passage à la vie adulte et de ses différentes étapes. Incidemment, cette désynchronisation des différentes temporalités, associées notamment à l’éducation, à l’entrée sur le marché du travail, à la famille et à leur trajectoire de soins mine aussi, comme nous le verrons, l’accès de ces jeunes adultes à des mesures de protection sociale appropriées, qui pourraient justement renforcer leur agentivité et leur émancipation.

Nous étudions comment les particularités propres aux parcours de vie des JAP participent à restreindre leur accès aux mesures de protection sociale ou la portée de la protection leur étant destinées. Nous proposons une réflexion critique quant à la transformation de la période de transition à la vie adulte au cours des dernières décennies et de la situation des JAP dans le contexte du Québec à partir d’une revue de thèmes identifiés dans la littérature et de politiques et programmes actuellement en vigueur. Bien que nous ne puissions pas présenter ces données ici, nos réflexions émergent aussi de deux projets empiriques passés et d’un projet en cours auprès de la communauté concernée, pour lequel nous avons à ce jour interviewé une quarantaine de JAP et d’intervenant.e.s au Québec et en Ontario. Notre perspective théorique s’inscrit dans un courant critique, nous amenant à concevoir la maladie mentale comme une construction éminemment sociale. Cela nous amènera à discuter certains défis particuliers rencontrés par les JAP en ce qui concerne leur accès et leur utilisation des programmes visant à les soutenir dans une optique de protection sociale.

PrÉcarisation des conditions de transition À la vie adulte

Dans plusieurs sociétés occidentales, dont le Québec, l’entrée dans la vie adulte est largement imaginée et définie en termes de responsabilisation, d’autonomisation et d’indépendance « fonctionnelle » ou économique (Côté, 2018). Pour plusieurs, « devenir adulte » renvoie ainsi aux libertés et aux opportunités qu’elle rendrait possibles, notamment en termes de développement personnel et professionnel. Pour d’autres, le passage à cette nouvelle étape de la vie rappelle plutôt les obligations qu’elle semblerait exiger, dont les responsabilités familiales, professionnelles ou civiques. La famille, l’éducation et le travail ont d’ailleurs longtemps joué un rôle central pour favoriser l’insertion des jeunes adultes en société et pour les préparer ‑ par le biais de la socialisation, entre autres ‑ à répondre aux exigences qui accompagnent le passage à cette étape importante de leur vie. Pour nombre de jeunes adultes, ces institutions jouent encore ce rôle notable.

De façon large, les expériences du passage de l’adolescence à la vie adulte semblent se diversifier depuis quelques décennies (Bidart, 2005). Comme le notent plusieurs auteur.e.s depuis le début des années 2000, cette « période » de la vie est en transformation, en redéfinition face aux générations précédentes ‑ autant pour ce qui est du sens qu’elle comporte pour les jeunes que dans la délimitation de ses frontières temporelles. Bien que cette transformation des âges de la vie ne soit pas un processus nouveau, elle signale néanmoins un écart parfois perçu comme croissant entre la réalité, le contexte et les expériences des jeunes d’aujourd’hui et ceux de la génération de leurs parents, au moment où elles et ils passaient à la vie adulte. Dans le contexte nord-américain, on retrouve ainsi toute une nomenclature qui s’est développée pour circonscrire ce phénomène, en particulier dans les youth studies et dans les discours populaires, comme les termes « emerging adulthood » (Arnett, 2000) et « adulescence » (Anatrella, 2003). Les thèmes les plus abordés restent les transformations sociodémographiques qui se sont opérées au cours des dernières décennies, dont celles liées à la famille, à l’éducation et au travail, et l’effet de ces transformations sur le processus de construction identitaire des jeunes. Le plus souvent, les frontières qui circonscrivent ce groupe hétéromorphe vont de 18 à 24 ou 25 ans (Arnett, 2000), ou même jusqu’à 35 ans (Leclerc, 1996).

À quoi ressemblent ces transformations ? Du côté de la famille, Statistique Canada (2017) rapporte que, entre 2001 et 2016, le pourcentage de jeunes adultes âgé.e.s de 20 à 34 ans qui vivent avec leurs parents n’a cessé de croître, passant de 30,6 % à 34,7 %. En revanche, la proportion de jeunes adultes du même âge qui vivent avec leur conjoint marié, leur partenaire en union libre ou leurs enfants est passée de 49,1 % à 41,9 % au cours de la même période. Les jeunes adultes semblent aussi rester aux études plus longtemps que les générations précédentes. Une explication proposée est que les jeunes adultes ont davantage investi l’éducation au moment de ralentissements économiques pour ainsi éviter le chômage. D’autres études montrent aussi que le choix des jeunes adultes de rester aux études est en partie expliqué par leur évaluation du marché du travail, et leur croyance qu’un « niveau de formation plus élevé est nécessaire pour être concurrentiel sur le marché du travail » (Vultur, 2003, p. 26).

Du côté du travail, au Québec et entre 2008 et 2018, la croissance de l’emploi chez les jeunes de 15 à 24 ans (12,9 %) s’est révélée nettement inférieure à celle des 55 ans et plus (21,1 %) (ISQ, 2019, p. 12). Pendant la même période, c’est aussi chez les 55 ans et plus que l’emploi à temps plein a crû le plus (+271 100), accusant « une diminution de 39 500 emplois à temps plein chez les jeunes de 15 à 24 ans » (ISQ, 2019, p. 13). Noiseux (2012) explique que ce sont les jeunes adultes qui ont été les plus touché.e.s par la transformation des marchés du travail au cours des dernières décennies, et que les jeunes Québécois.es sont surreprésenté.e.s à la fois sur le plan du travail à temps partiel involontaire, du travail temporaire et du cumul des emplois. Cette surreprésentation des jeunes dans le travail atypique les a affecté.e.s disproportionnellement en ce qui a trait à leur revenu et à leurs conditions d’emploi, créant un désavantage salarial tout en limitant leur accès aux avantages sociaux, à la protection sociale et à la négociation collective plus souvent associées aux emplois à temps plein. De façon concomitante, si nombre de jeunes restent plus longtemps aux études pour obtenir des formations postsecondaires plus avancées, cela n’assure pas pour autant leur accès au travail régulier ou leur succès sur le marché du travail. Selon Gendron et Hamel (2004), cette transformation de la réalité du travail pour les jeunes s’accompagne aussi d’une transformation du sens du travail dans la vie des jeunes adultes, qui semblent désormais investir davantage des formes de réalisation de soi à l’extérieur du travail.

Quels seraient les facteurs qui expliquent ces transformations ? Sans surprises, certain.e.s blâment les jeunes pour leur situation actuelle, les accusant de « narcissisme » accru et d’une résistance à s’ajuster à la société d’aujourd’hui (Twenge, 2006), ou parlant d’une société qui entretient l’immaturité (Anatrella, 2003). Toutefois, plusieurs auteur.e.s ont aussi montré que différents facteurs structuraux permettent d’expliquer l’expérience partagée de nombreux jeunes, dont la transformation du marché du travail. Ces auteur.e.s montrent aussi que les jeunes adultes d’aujourd’hui possèdent leur part d’agentivité, utilisant différents outils et différentes stratégies pour faire face aux obstacles qu’elles et ils rencontrent dans leur parcours (Côté, 2018). Ces transformations s’accompagnent d’ailleurs souvent d’une redéfinition du sens et de l’importance des rôles traditionnellement associés à l’adultie. Période critique du développement identitaire, la transition à la vie adulte devient ainsi un moment de réflexion où les jeunes adultes négocient une panoplie de normes sociales, parfois contradictoires ou en tension, de façon simultanée à la construction de projets futurs et l’importance de ces projets pour elles et pour eux, à ce moment de leur vie.

Chez les jeunes adultes qui ont vécu des problèmes en santé mentale, Poirel et coll. (2015) signalent l’importance de noter la pluralité des parcours. Étrangement, en raison des défis vécus par les jeunes en général, nous pourrions percevoir un écart moins prononcé que dans le passé entre la nouvelle norme, quant au passage à l’âge adulte pour les jeunes en général et l’expérience particulière des JAP, dont le fait de résider avec des proches plus longtemps ou être sans emploi ou en condition d’emploi précaire à un âge plus avancé. Toutefois, nous croyons qu’un tel portrait cache et participe à dissimuler la façon dont les problématiques vécues par les JAP peuvent effectivement exacerber les défis généraux propres au passage à la vie adulte. Et contrairement à nombre de jeunes qui ne sont pas aux prises avec des soins et qui continuent à trouver à la fois valorisation et reconnaissance dans leurs projets de vie, dont ceux liés à leurs trajectoires scolaires et leurs loisirs, les JAP se voient souvent contraints à investir leur temps, leur énergie et même leur définition de soi au sein d’un rétablissement institutionnellement balisé (Roy, 2019).

Diagnostic, trajectoire de soins et transition À la vie adulte

Plusieurs troubles de santé mentale considérés graves émergent vers la fin de l’adolescence ou encore au cours des années qui suivent l’entrée dans l’âge adulte. Ces troubles émergent ainsi « lorsque la personnalité est encore en cheminement et les capacités d’adaptation immatures, ce qui entraîne une difficulté dans la tâche développementale de définition de l’identité personnelle » (Ouellette-Plamondon et coll., 2012, p. 4). C’est aussi normalement au cours de la période allant de 14 à 35 ans, selon la pathologie, que la prise en charge médicale aura lieu, à la suite du diagnostic psychiatrique. Bien que l’émergence des symptômes et que l’attribution du diagnostic ne soient pas nécessairement simultanées, ces deux expériences engendrent des processus de transformation identitaire qui se mêlent à l’articulation dite « normale » de la construction identitaire en tant que jeune adulte. L’apparition des symptômes peut entre autres mener à la transformation du regard des autres sur soi ou de son appréciation, à la détresse personnelle, ou encore à un sentiment de perte de contrôle angoissant. Le diagnostic, quant à lui, ancre ces expériences dans une catégorie identitaire souvent vécue comme « fixe » et pathologisée, encourant de ce fait l’expérience et l’intelligibilité des affects et des comportements à travers un lexique médical, en porte-à-faux avec la vision valorisée d’un soi « bien intégré » (Larose-Hébert 2020). C’est également ce diagnostic qui marque le point d’entrée dans la trajectoire de psychiatrisation pour nombre de jeunes.

Au Canada, les visites aux urgences en raison de troubles mentaux auraient augmenté de 61 % entre 2008-2009 et 2018-2019, un.e jeune sur cinq serait atteint.e d’un trouble mental et un.e jeune sur onze aurait reçu un antipsychotique ou un médicament pour trouble anxieux ou de l’humeur en 2018 ou 2019 (ICIS, 2020). Au Québec plus précisément, on observe une hausse de la prévalence des diagnostics de trouble anxieux, de dépression, de trouble alimentaire et de TDAH chez les jeunes au secondaire, depuis 2010-2011 (ISQ, 2018). Qu’il soit jugé ou non approprié par les acteur.e.s concerné.e.s, un diagnostic propre à une « maladie mentale » agit comme une étiquette, pèse en tant que stigmate. C’est le sceau de la psychiatrisation, qui agit et perdure en dépit des identifications et pratiques multiples qui caractérisent la personne ciblée et son rapport à cette réalité, qui est sienne ‑ par exemple le fait de reconnaître ou non ce diagnostic ou encore de le traiter ou non avec les médications prescrites. C’est un autre que soi, un professionnel issu des domaines médical ou psychologique, qui sera venu interpréter et définir les affects et les comportements observés en termes de « dysfonctionnement » psychique et de pathologie. Selon l’évaluation de la gravité, de la persistance ou des particularités des expériences évaluées comme problématiques, les personnes psychiatrisées seront souvent appelées à stabiliser et à surveiller leur état mental, à assurer leur adhérence aux différents traitements, à réduire leurs risques de désorganisation et de crise et à développer des compétences d’autogestion de leur état mental. C’est sur ce plan que la majorité des programmes et services qui leur sont particuliers sont pensés et développés. Pour certaines personnes psychiatrisé.e.s, presque l’entièreté de leur quotidien deviendra régulée par l’offre de services sociaux et de santé.

Considérant les défis habituels qui marquent désormais l’entrée dans la vie adulte, force est de constater que les jeunes qui deviennent psychiatrisé.e.s développent un rapport qui peut se révéler complexe avec les impératifs contemporains d’autonomie, de responsabilité et d’initiative autrement considérés centraux à l’expérience des jeunes adultes (Ehrenberg, 1998). Pour Larose-Hébert (2020), cela amène au cloisonnement des JAP dans une sorte de « normalité moindre », qui serait plutôt axée sur la stabilité. Et c’est à travers ce rapport altéré à elles et eux-mêmes ainsi qu’aux normes sociales que les JAP doivent construire et négocier leur identité et, ultimement, s’intégrer en société. Les notions de « pouvoir psychiatrique », dont parlait Foucault (2003), ou encore de contrôle social médical discuté par Zola (1971) nous aident ici à apprécier le tour de force opéré par les expert.e.s, qui cachent derrière un traitement dit objectif une imposition morale quant à comment ces personnes devraient « bien vivre » leur vie. Cela comporte des implications importantes pour les jeunes qui, dans le contexte actuel, tendent à mettre beaucoup d’importance sur un développement et une réalisation de soi parfois difficilement compatibles avec les exigences d’un traitement. Effectivement, sans un support bien ajusté aux besoins spécifiques de chaque individu, l’exploration d’occasions liées au développement de soi ou au développement professionnel devient rapidement un « risque » aux yeux de l’institution (Henckes, 2016), dont l’action sera certes celle de la contrainte.

Bien sûr, la trajectoire de soins qui marque la psychiatrisation n’est pas homogène : elle comporte des contraintes et des obstacles variant d’un.e jeune adulte à l’autre. Pour certain.e.s, une trajectoire ayant commencé en tant que mineur.e implique une transition vers les services adultes. Ces services, qui couvrent la période de 18 à 65 ans, sont souvent peu adaptés aux besoins et aux exigences du « devenir adulte » (Papuchon, 2018 ; Singh et coll., 2015 ; Osgood, Foster et Courtney, 2010). Les JAP qui entrent dans cette trajectoire de soins, au moment de leur transition à la vie adulte, feront face à une bifurcation des attentes socio-institutionnelles à leur égard : de citoyens autonomes, ils devront prendre le rôle temporaire (ou permanent) de malades psychiques, dont l’état mental représente un risque, pour soi et pour les autres (Henckes, 2016). Pour ces jeunes, l’impératif devient de ce fait de se soumettre aux savoirs des experts quant à la meilleure façon d’assumer leurs responsabilités individuelles et sociales (Parron 2014). Leurs responsabilités deviennent, au sein de cette trajectoire particulière, synonymes de stabilité (mentale et symptomatique) et de rétablissement. Et c’est en quelque sorte cet acte de contrition médicale qui promet de rendre possible une certaine forme, bien que parfois vécue comme amoindrie, de participation sociale (Larose-Hébert, 2020).

Effets des soins sur les parcours et les expÉriences des jeunes adultes

Au Québec, pour les jeunes aux prises avec des problématiques liées à la santé mentale, le milieu des services communautaire a longtemps joué et continue de jouer un rôle important dans le développement et l’offre de services en matière de protections sociales. Or, certain.e.s intervenant.e.s oeuvrant dans ce milieu décrient depuis un certain temps une absence ou un pauvre ajustement des services destinés aux JAP – que ce soit pour ces jeunes adultes qui font la transition hors des services destinés aux enfants ou encore celles et ceux commençant cette trajectoire de soins après avoir atteint l’âge de la majorité (Truong, Nault et Larose-Hébert, 2019 ; Papuchon, 2018 ; Osgood, Foster et Courtney, 2010). Ces intervenant.e.s ont notamment identifié les difficultés de l’offre de services sociaux et de santé destinée aux adultes à accompagner adéquatement et à répondre aux besoins des jeunes adultes s’insérant dans une trajectoire de soins liée à la santé mentale. Souvent et sans surprises, les besoins des JAP dépassent la gestion des symptômes et les besoins de base, et sont plutôt liés à leur développement identitaire, à leur autonomisation, à leur ancrage dans la société et au développement de leur citoyenneté. Cela se combine à des visions diverses de ce que signifie le « rétablissement » pour elles et eux, passant parfois de la réduction des symptômes à l’acceptation de ceux-ci, aux façons de vivre avec les symptômes, de développer leur indépendance ou encore à la découverte de soi (Law et coll., 2020).

En amont, l’assujettissement à la « machine » de soins psychiatriques demeure à ce jour le principal outil de protection sociale pour ces jeunes adultes, qui doivent prouver leur éligibilité aux services et trouver différents moyens par-delà lesquels subvenir à leurs besoins, dont ceux liés au logement et à l’alimentation. Or, l’accès aux services s’entremêle avec une panoplie d’attentes qui viennent aussi contraindre les activités possibles de ces jeunes, et qui entraînent dans ce processus la façon dont elles et ils se définissent à travers le temps. Une attente particulièrement troublante pour certain.e.s est la prise de médication psychotrope et de l’inévitable gestion des effets secondaires propres à cette médication. Le respect des prescriptions médicales prime sur toute autre priorité que pourraient avoir ces jeunes adultes, sans égard à la façon dont cette médication vient parfois bousculer les projets ou rêves associés aux autres trajectoires caractérisant cette étape de leur vie ‑ dont les trajectoires familiale, scolaire, professionnelle. Cette mise de côté engendre une dissociation des temporalités biologique et sociale (Superno et Bourdon 2017), c’est-à-dire que ces jeunes atteignent l’âge adulte sans accéder complètement à ce statut socialement défini. De fait, ce phénomène se traduit en une précarisation accrue de cette population.

Au final, l’organisation de la vie quotidienne des jeunes adultes psychiatrisé.e.s devient régie par le présent ou le « temps court » (Superno et Bourdon, 2017), ce que Larose-Hébert (2020) aura également décrit comme « la prison du 24 heures ». Cette façon de concevoir et de « vivre » le temps est de fait en porte-à-faux des normes socialement valorisées associées à la notion de projet (Otero, 2003 ; Erhrenberg, 1998). Ces jeunes adultes sont de fait dirigé.e.s dans une relation d’interdépendance avec leur famille et leurs professionnels de la santé et des services sociaux, ce que Parron (2014) a qualifié d’« autonomie accompagnée ». Tel que le souligne Parron (2014, p. e5) : « [l]’autonomie n’est alors pas entendue comme indépendance institutionnelle, mais au contraire projetée dans des relations d’accompagnement, que ce soit dans la cellule familiale ou dans le cadre de la prise en charge avec des professionnels ». L’autonomie accompagnée met non seulement en relief la tension qui existe entre la mise en action et le besoin de protéger (Parron 2014) au sein des pratiques d’accompagnement en contexte psychiatrique, mais également entre agentivité et surveillance (Larose-Hébert, 2020). L’autonomie accompagnée n’évacue cependant pas les rapports de force inégaux entre le JAP et les professionnels et proches qui l’accompagnent et le dirigent vers des objectifs prédéterminés, ne coïncidant pas nécessairement avec ses désirs et besoins, voire aux prérogatives de l’âge adulte. C’est ainsi que ce rapport d’accompagnement entre parfois en tension avec la façon dont l’autonomie est perçue ou convoitée au sein des autres trajectoires et des autres projets d’une même vie, se heurtant à l’image du « bon » jeune adulte, du « bon » citoyen, bref, d’une normalité maintenant moins accessible aux jeunes, psychiatrisé.e.s ou non.

Insertion sociale en contexte psychiatrique

Au Québec, l’accès équitable à l’éducation est un droit qui favorise la participation sociale des adolescent.e.s et des jeunes adultes, ayant aussi souvent joué un rôle dans leur insertion socioprofessionnelle à travers les différentes périodes de difficultés économiques. Selon Ebersold (2014), l’éducation joue aussi un rôle de protection sociale, car elle soutient l’insertion des individus dans le marché du travail. On voit ici un premier défi pour les JAP : avec l’émergence des symptômes psychiatriques, leur trajectoire scolaire est souvent caractérisée par des temps d’arrêt et des reports des projets scolaires. Il est vrai qu’au Québec, des programmes tels que Réussir[2] permettent aux personnes qui ont perçu des prestations de solidarité sociale pour une contrainte sévère à l’emploi de poursuivre un programme scolaire postsecondaire tout en maintenant ces prestations. Ce programme concerne ainsi un certain nombre de personnes psychiatrisées ayant un trouble de santé mentale défini comme « sévère » et « persistant ». Or, un temps d’arrêt minimum des activités, comme le travail et les études, d’au moins 12 mois, est nécessaire avant de pouvoir bénéficier de ce programme. Incidemment, Larose-Hébert (2020) note un désengagement graduel du projet scolaire des bénéficiaires de cette prestation au cours des 12 mois d’attente. Par voie de conséquence, ce désengagement, qui se transforme parfois en décrochage permanent, vient renforcer l’identité de « malade » et les relations de dépendance « accompagnée », au détriment de l’identité de citoyen.ne autonome et engagé.e dans une réalisation de soi et dans l’actualisation d’un parcours professionnel valorisé.

Considérant que le développement de l’autonomie est le principe pivot de l’intervention publique, force est de constater que les jeunes adultes psychiatrisé.e.s sont exclu.e.s de facto, de par leur prise en charge psychiatrique, de certaines mesures de protection sociale visant à soutenir les jeunes adultes dans leur insertion socioprofessionnelle, et donc à leur pleine participation sociale. À titre d’exemple, les programmes d’insertion à l’emploi, pour les personnes vivant une incapacité, ont fréquemment été conçus pour des personnes vivant un handicap physique. Ces programmes ont ensuite été « ajustés » et non réfléchis pour les personnes vivant des handicaps psychiques. Comme le souligne Auvergnon (2012), cela a pour effet que ces programmes peinent à fournir un réel accès à l’emploi aux personnes vivant une problématique de santé mentale. C’est un constat troublant, considérant l’importance du travail dans la vie des personnes psychiatrisé.e.s, documentée dans de nombreuses études. Pierrefeu et Charbonneau (2014) notent par exemple que ces personnes, en particulier les JAP, désirent intégrer le milieu du travail régulier, puisqu’il favorise le développement et le maintien d’une identité citoyenne à part entière. Veilleux et Molgat (2010) remarquent à leur tour que le travail est central à l’expérience des JAP qu’ils ont interviewé.e.s, touchant à la fois à leur sentiment d’accomplissement et de réalisation de soi. En revanche, comme l’indique Auvergnon (2012), les caractéristiques associées aux personnes vivant des troubles de santé mentale, à savoir une forme de handicap instable, évolutif et invisible, sont peu favorables à l’emploi dans le marché du travail actuel. Auvergnon souligne en effet que la discrimination à l’égard de cette population perdure et que des mesures spécifiques tardent à être mises en oeuvre pour prévenir et corriger cet état de situation. De ce fait, face à l’emploi, les JAP restent à ce jour défavorisé.e.s.

Considérant ces obstacles présents dans les trajectoires scolaires et professionnelles des jeunes adultes aux prises avec des problèmes en santé mentale, comment s’organisent leurs parcours de vie ? Larose-Hébert (2020) note que les JAP qu’elle a côtoyé.e.s s’engageaient rapidement, sous l’effet des diverses contraintes propres à la psychiatrisation, dans une « carrière » (Goffman, 1968) d’usager.ère.s de services de santé mentale. Initialement, elle observe que ces JAP avaient intégré les services sociaux et de santé avec des projets scolaires et des projets professionnels reconnus aux jeunes adultes. Leur transition à la vie adulte dite « normale » était ensuite détournée par la trajectoire de soins psychiatriques, qui prédomine dans leur parcours et est soutenue par les professionnel.le.s qui les accompagnent. Il existe ainsi des inégalités d’accès à la vie adulte telle que socialement définie, et donc à la pleine citoyenneté (Bourdieu, 1984 ; Mauger, 1994). Sur ce plan, la question de la reconnaissance devient rapidement un enjeu pour les jeunes, où des formes de participation sociale et d’engagement qui pourraient être fort riches pour ces individus et leurs communautés, comme le bénévolat, sont éclipsées par ces formes de contribution qui sont jugées « plus utiles », mais qui demeurent moins accessibles, comme le travail rémunéré (Poirel et coll., 2015, p. 205).

Le projet psychiatrique, tel que précédemment expliqué, en est un à court terme, figeant les individus y étant engagés dans le présent, visant l’atteinte d’une stabilité quotidienne. Par exemple, les thérapies cognitivo-comportementales de la troisième vague, très populaires dans l’intervention auprès des personnes vivant des problématiques de santé mentale, valorisent l’approche de la pleine conscience et l’ancrage dans le présent (Ngô, 2013). Bien qu’utiles dans certains contextes, ces pratiques participent à renforcer un rapport au temps à l’envers des normes sociales qui ne sont pas nécessairement alignées avec les besoins des jeunes ou avec leur définition d’un rétablissement souhaitable, qui pourrait ne pas être liée explicitement à la réduction des symptômes (Law et coll., 2020). Les jeunes adultes, qu’elles et ils soient psychiatrisé.e.s ou non, ont besoin de se projeter dans l’avenir, car « la construction de projets à moyen et long termes manifeste l’état adulte » (Bidart, 2005, p. 61). Le temps, dans la vie des JAP, agit donc comme outil de contrôle social et du risque, en régulant leurs comportements et leur capacité de projection de soi. Il n’est donc pas surprenant que les JAP, adultes biologiquement, ne puissent correspondre à l’adulte social : elles et ils sont en marge du temps et leur protection est, de ce fait, mise en berne sur le plan de l’intégration sociale.

AccÈs des jeunes adultes psychiatrisÉ.e.s aux mesures de protection sociale

Du côté des programmes de protection sociale comme la sécurité à l’emploi, les JAP sont tenus à des standards de normalité qui s’éloignent des exigences liées à leur psychiatrisation. L’éligibilité à ces programmes est en tension ou même en contradiction avec les réalités auxquelles elles et ils font face. Par exemple, le Programme jeunes volontaires du MTESS cible les jeunes de 16 à 29 ans qui souhaitent réaliser un projet professionnel lié à l’entrepreneuriat. Il permet, pour une période s’étalant jusqu’à 52 semaines, de mettre en jeu leur créativité, et donc de prendre un risque, tout en leur assurant un financement pendant cette période d’exploration. Ce programme met l’accent sur la notion de projet et d’initiative, sous-tendant une temporalité à moyen et long terme, qui s’éloigne de la temporalité du présent. Les JAP, bien qu’elles et ils ne soient pas formellement exclu.e.s de ce type de programme, rencontreront potentiellement plus de difficultés à y participer.

Selon la recherche de Larose-Hébert (2020), les JAP sont plutôt dirigé.e.s vers des programmes du MTESS, comme le Programme Action, qui cible le développement de connaissances de base et d’activités de connaissance de soi, et non une réelle intégration socioprofessionnelle favorisant la pleine participation sociale et citoyenne. En effet, ce programme ajoute, pour 20 heures de « travail » par semaine, un supplément de 130$ à la prestation de base de l’assistance sociale obtenue, avec ou sans contrainte à l’emploi. Or, cette allocation ne permet pas au JAP d’atteindre le seuil de pauvreté. Ce type de programme maintient les JAP dans une forme de situation de dépendance à l’État, mais également, les maintient souvent en marge des attentes normatives propres aux employeurs.

Larose-Hébert (2020) nomme « employabilité de seconde classe » la participation à ce type de programme. Comme elle l’indique : « [c]es “emplois” de deuxième classe, qui ne correspondent que très faiblement aux aspirations des usagers et à la réalité du marché du travail, nous ont paru être plutôt une occupation à visée thérapeutique ou de réadaptation […] que de professionnalisation. […] Ils ne répondent pas aux besoins réels d’autonomie de la personne » (p. 224). Tel que le souligne Latimer (2008), l’insertion professionnelle est un gage de citoyenneté. Toutefois, selon l’auteur, le réseau de la santé, et donc l’engagement dans une trajectoire de psychiatrisation, privilégie plutôt des mesures de préemployabilité et décourage le travail régulier.

De façon concomitante, Pachoud et Corbière (2014) soutiennent que la diminution des symptômes psychiatriques n’est pas essentielle à la reprise d’une activité de travail. En effet, leur recension des écrits suggère que l’évolution symptomatologique n’est que très faiblement corrélée aux capacités de travail. Ainsi, ils expliquent que « ce ne sont pas comme on pourrait s’y attendre, les propriétés de la personne en situation de handicap (leurs ressources et leurs limitations) qui s’avèrent les plus déterminantes pour le succès de leur réinsertion professionnelle, mais le mode d’accompagnement et la politique mise en oeuvre pour l’inclusion dans le monde du travail des personnes » (p. 536). Or, ces idées préconçues et erronées guident souvent en partie le développement des programmes et des services. Le problème de l’insertion professionnelle des jeunes adultes psychiatrisé.e.s semble donc s’expliquer, du moins en partie, par l’incapacité des politiques et des programmes actuels de leur offrir une protection ajustée à leur situation particulière.

Bien que la transition à la vie adulte ait changé, les temporalités institutionnelles, comme celle de la psychiatrie dans le champ médical, imposent un découpage daté des âges de la vie. L’évaluation de la performance de cette adultéité normative passe notamment par la capacité des JAP de gérer et de garder sous contrôle les symptômes liés à leur diagnostic. Cette méthode d’évaluation répond à un besoin institutionnel, et non pas nécessairement aux besoins plus larges des JAP à un moment de leur vie, défini comme une intersection de changements. Cela a pour effet d’assujettir les JAP au temps et au rythme des institutions, tout en faisant fi de leur rapport aux temps biologique et social qui caractérisent aussi leur vécu. Ce rapport au temps est souvent incompatible avec les mécanismes mis en place pour supporter les jeunes adultes dans leur transition à la vie adulte. Au final, la capacité des jeunes à naviguer dans ces cadres temporels institutionnalisés dépend entre autres des ressources matérielles et symboliques auxquelles elles et ils ont accès, accentuant les inégalités sociales liées à ces processus.

Conclusion

Nous nous sommes intéressé.e.s à la trajectoire de soins psychiatriques et à l’insertion en emploi des jeunes adultes, ainsi qu’aux politiques et programmes qui y sont associés afin de soutenir leur réussite. L’objectif était d’ouvrir une réflexion sur la façon dont une trajectoire psychiatrique peut avoir pour effet d’exclure ou de compliquer l’accès aux mesures de protection sociale destinées aux jeunes adultes.

De façon générale, dans le contexte actuel, on observe de plus en plus un transfert aux individus des responsabilités propres à leur santé, à leur insertion professionnelle, à l’insertion en société. De plus, les utilisateurs de services sont à la merci d’objectifs de marché qui organisent les services, dont la valorisation de l’efficacité et de la compartimentalisation des services pour isoler les symptômes. Il importe de prendre en compte cette incongruence, laquelle a pour effet de reproduire le statu quo et de vulnérabiliser davantage certaines tranches de la population, dont les JAP. Cet exercice mène à un défi de taille, c’est-à-dire de reconnaître la diversité des expériences vécues par les jeunes de façon large, tout en prenant compte des besoins spécifiques vécus par différents groupes dans la population. Comme plusieurs l’ont dit avant nous, il demeure fort important d’investir davantage, en tant que société, dans la prévention et le développement proactif d’outils, et non pas de se perdre dans des analyses d’efficacité des réponses ou dans la ponctualité des besoins (Truong, Nault et Larose-Hébert, 2019 ; Ouellette Plamondon et coll., 2012).

Force est de constater que ce sont là des décisions de société, profondément influencées par un paternalisme institutionnel qui fait partie de la culture et de nos moeurs. Répétons-le quand même : il faut reconnaître la possibilité et l’importance de mettre en place des politiques concrètes pour donner aux organismes et à nos institutions les moyens de mettre en action les points déjà identifiés comme centraux dans nos plans d’action. Le Plan d’action en santé mentale(PASM) 2005-2010 identifiait déjà la planification de la transition des services destinés aux jeunes et ceux réservés aux adultes comme un des objectifs prioritaires du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS, 2005). Ce constat fut réitéré dans le PASM 2015-2020 (MSSS, 2015). Il est temps d’accomplir des actions concrètes pour ce groupe, rendu vulnérable, et d’enfin mettre en lumière et de profiter de leur capacité à contribuer à la société québécoise.