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Introduction

Les liens unissant « spiritualité » et « travail social » ne datent pas d’hier. Plus spécifiquement, nous pouvons découper en trois grandes périodes l’évolution de ces liens au sein de la pratique québécoise, voire canadienne francophone, du travail social. La première période, dite confessionnelle et philanthropique, se caractérise par un lien étroit, souvent qualifié « d’organique », entre l’Église et le travail social (Groulx, 2007 ; Mayer, 2002). S’étalant jusqu’à la fin des années 1950, cette période en est une où les autorités religieuses assument la gestion des structures de services, l’offre d’assistance, de même que la formation des travailleurs sociaux (Groulx, 2007 ; Mayer, 2002). Quant à la deuxième période, dont l’émergence se situe dans les années 1960, elle s’est plutôt caractérisée par une prise de distance face au religieux au profit de méthodes jugées plus rigoureuses (Dupont, 2006 ; Rondeau et Commelin, 2000). Dans le cadre de cette « révolution scientifique », le travail social s’est détaché de « toute forme de spiritualité, laquelle était perçue comme non scientifique et trop subjective, parce que fondée sur l’expérience et l’intuition » (Dupont, 2006, p. 168).

Il a fallu attendre quelques décennies, et sans doute des études épidémiologiques indiquant que la spiritualité constituait un facteur de protection de la santé, pour que s’amorce, à partir des années 2000, la troisième période. Celle-ci est caractérisée par un intérêt et une considération croissante de la spiritualité dans la pratique québécoise du travail social. À ce titre, une étude récente menée au SaguenayLac-Saint-Jean met en évidence que la considération de la spiritualité est bien présente, notamment chez les travailleurs sociaux qui oeuvrent dans le domaine de la santé mentale ; mais que cette intégration est modulée par différents facteurs, dont le plus marquant est celui de l’importance accordée à la spiritualité dans la vie personnelle du travailleur social (Gauthier, 2021).

En dehors de cette étude et d’un numéro spécial de la revue Reflets dédié à la spiritualité en 2006, il existe peu d’écrits canadiens francophones à propos des liens unissant travail social et spiritualité. Il en va de même pour les cours dédiés à la dimension spirituelle qui sont pratiquement absents des cursus scolaires des étudiants inscrits dans les écoles québécoises de travail social. En revanche, on attend des travailleurs sociaux qu’ils considèrent les réalités et besoins spirituels des personnes accompagnées (OTSTCFQ, 2012). Cette revue narrative systématisée d’écrits internationaux ne comblera certainement pas tous les vides observés. Elle constitue toutefois une perspective utile pour penser le présent et l’avenir des relations entre spiritualité et travail social.

La mÉthode

Cet article constitue une revue narrative systématisée (Framarin et Déry, 2021). Ce type d’approche vise à pallier les critiques souvent émises envers les revues narratives traditionnelles, notamment leur manque de clarté et de rigueur méthodologique et les biais qui peuvent en découler (Framarin et Déry, 2021). Contrairement aux recensions systématiques des écrits, ce type de revue permet d’inclure des articles de nature qualitative et quantitative, ce qui constitue ici un net avantage dans le domaine du travail social. Afin de mener cette revue narrative, un recensement d’études dédiées à la spiritualité en travail social a été effectué. Ces écrits ont été identifiés au terme d’un rigoureux processus d’identification mené dans dix bases de données scientifiques[1]. Une stratégie de recherche bilingue, dans les rubriques « titre-mots-clefs-résumé » a été privilégiée en utilisant les mots clés « Travail social » ou « Service social » et « Spirit* » et leurs équivalents en anglais. Les critères d’inclusion utilisés pour retenir les études étaient : a) avoir été publiées entre 1990 et 2019 au sein d’une revue scientifique, b) avoir été rédigées en anglais ou en français, c) contenir une méthodologie détaillée permettant de situer la nature de l’étude et d) avoir pour thématique centrale la spiritualité dans le domaine du travail social. Le logiciel Endnote (9.2) a permis d’importer les 2278 articles initialement recensés et de procéder aux étapes de tri. Par une suppression des doublons, de même que des articles ne répondant pas aux critères de sélection, 101 études ont finalement été retenues pour analyse[2]. Celle-ci a consisté en une codification progressive des contenus à l’aide du logiciel NVivo (12), réalisée par triangulation entre les auteurs et en collaboration avec la bibliothécaire de notre département universitaire. De ces codifications successives, trois thèmes, lesquels structurent cet article, ont émergé.

La spiritualitÉ dans le travail social : de quoi parle-t-on?

La conception de la spiritualité dans le champ du travail social varie dans l’espace et dans le temps. Selon les pays et les dates de parution des études, les définitions de la spiritualité peuvent ainsi aller du recouvrement (partiel ou total) avec la notion de religion jusqu’à une totale disjonction entre les deux termes. En outre, ces conceptions s’ancrent dans des disciplines variées. La psychologie est très influente : Pargament, mais aussi Jung et les auteurs issus du courant transpersonnel (ex. Maslow, Wilber, Frankl). Viennent ensuite, parmi les principales disciplines de référence, la théologie de Fowler (1981, 2001) et la sociologie, notamment les théories postmodernes (Barker, 2007; Gray, 2008). Cette diversité d’ancrages disciplinaires s’accompagne de connotations très généralement positives pour l’objet spirituel. De ce fait, la très grande majorité des chercheurs identifient de nombreuses raisons justifiant la pertinence de l’intégration de la spiritualité dans le travail social et très rares sont ceux à être critiques face à cette notion. Ces critiques portent sur le caractère colonialiste (Wong et Vinsky, 2009) ou individualiste (Gray, 2008) du terme.

Les conceptions de la spiritualité en travail social

Les différentes conceptions de la spiritualité en travail social se distinguent selon que le terme est clairement distingué de celui de religion ou que ces derniers se recouvrent mutuellement. Même si les auteurs conçoivent en général que la spiritualité est théoriquement différente de la religion, on ne retrouve que très rarement cette distinction dans le contenu des études de terrain ; celles-ci étant consacrées le plus souvent à la « religion/spirituality ».

Il est à noter que les conceptions qui distinguent spiritualité et religion sont le fait de cultures assez sécularisées ou dans lesquelles la religion est objet de conflit : Australie (Holden, 2012 ; Pandya, 2018), Royaume-Uni (Carlisle, 2015 ; Furman et al., 2004) et Norvège (Furman et al., 2007 ; Zahl et al., 2007). Dans des pays moins sécularisés, comme les États-Unis, la distinction entre religion et spiritualité apparaît moins essentielle (Furman et al., 2007).

La spiritualité et la religion se chevauchent

Historiquement, dans le champ du travail social, l’intérêt pour la spiritualité et la religion est fondamental et s’explique notamment par l’origine chrétienne de cette pratique (Bowpitt, 1998), mais aussi par la volonté historique de reconnaître l’influence professionnelle, individuelle et sociale de la religion dans le travail des intervenants (Spencer, 1956). Les deux notions de spiritualité et de religion sont donc reliées depuis très longtemps, mais il apparaît que cette relation s’est transformée avec le temps. Ainsi, alors que les premiers écrits considéraient la religion comme le concept englobant la spiritualité, la relation s’est inversée depuis une trentaine d’années et c’est maintenant le concept de spiritualité qui tend à recouvrir plus ou moins largement celui de religion.

Ainsi, dans la très grande majorité des études, les auteurs conçoivent aujourd’hui la notion de religion comme une manifestation extérieure et observable de la foi. Cette manifestation extérieure se caractérise par des croyances, une morale et des pratiques cultuelles établies (Canda et al., 2004, p. 28 ; Kvarfort et Herba, 2018). La notion de religion se définit aussi par l’appartenance à une institution et l’inscription dans une communauté qui manifeste cette même foi. La religion est donc instituée, communautaire et extériorisée. Par distinction, la spiritualité est définie comme une dimension mouvante, personnelle et intérieure. Selon un chercheur très cité dans les études, la spiritualité est conçue comme : « [a] human quest for personal meaning and mutually fulfilling relationships among people, the nonhuman environment, and, for some, God » (Canda, 1988, p. 243). Ainsi, spiritualité et religion peuvent se recouvrir lorsque certaines questions de sens et de connexion (avec soi, les autres, l’environnement) ou de transcendance trouvent un lieu d’expression dans une institution religieuse.

Cela dit, malgré de telles différences théoriques affirmées – le plus souvent dès l’introduction – les auteurs qui s’intéressent à la spiritualité en travail social le font majoritairement au sein d’une tradition religieuse particulière ; le plus souvent le christianisme, mais également l’islam (Chaney et Church, 2017 ; Graham et al., 2010) et plus rarement l’hindouisme, le bouddhisme (Brenner et Homonoff, 2004) voire d’autres confessions (Carrington, 2010 ; 2013). D’ailleurs, de nombreuses études utilisent le terme spiritualité dans le sens de la religiosité (la pratique religieuse formelle ou informelle) ou de la foi (la croyance en Dieu le plus souvent).

De même, dans la grande majorité des études, le terme spiritualité recouvre (ou est recouvert par) celui de religion et l’expression « religion/spirituality » se retrouve couramment pour caractériser ce chevauchement (Al-Ma’seb, 2019 ; Furman et al., 2007 ; Graff, 2007 ; Kvarfordt et Herba, 2018 ; Larsen et Rinkel, 2016 ; Oxhandler, 2017, 2019 ; Oxhandler et al., 2018 ; Oxhandler et Parrish, 2016, 2018). Au final, on peut retenir que les notions de religion, de foi et de spiritualité sont si proches qu’elles peuvent être englobées dans le « concept parapluie » de spiritualité (Barker et Floersch, 2010).

La spiritualité est distincte de la religion

Quelques auteurs opèrent toutefois une nette distinction entre spiritualité et religion (Hodge et McGrew, 2006). Ils considèrent que, pour le travail social comme ailleurs dans le champ de la santé, la spiritualité est une dimension intrinsèque de l’être humain – on parle de dimension spirituelle (i.e. non matérielle) – qui renvoie à un ensemble d’aspects particuliers de l’existence : la quête de sens et l’espoir ainsi que la connexion aux autres et à une transcendance (Coholic, 2006). Ces aspects ne sont donc pas l’apanage des religions et ne doivent pas s’y limiter : tout être humain est constitué d’une dimension spirituelle.

Dès lors, même face à une population sécularisée, le travail social se doit de prendre en compte cette dimension de la personne, afin de considérer l’entièreté de celle-ci. Certains vont privilégier les notions de sens (meaning mais aussi purpose) et d’espoir, ou celle de « valeurs » (values). En effet, les valeurs constitueraient le fondement de ce qui donne sens et connexion (à soi, aux autres, etc.) parce qu’elles sont source d’action et d’engagement social et personnel (Drayton, 2016).

Toutes les conceptions de la spiritualité que nous venons de voir partagent une même vision de celle-ci : il s’agit d’une force, d’une ressource intérieure de la personne et l’intervenant aurait tort de ne pas la mettre à profit pour permettre à la personne de retrouver un fonctionnement social satisfaisant voire optimal et aux communautés de rendre plus signifiantes leurs actions sociales. Aussi, il apparaît que toutes ces caractéristiques de la spiritualité – notamment la connexion aux autres – trouvent une place et un rôle majeurs dans la logique systémique et relationnelle du travail social.

Vers une séparation croissante avec la religion

Entre spiritualité et religion, nous avons vu que selon les pays, le champ du travail social semble partagé entre le recouvrement total, le chevauchement partiel ou la totale distinction. Nous pouvons également remarquer que le temps aussi semble jouer un rôle : de façon schématique, on peut dire que plus les publications sont récentes, plus la distinction spiritualité/religion apparaît – au moins en théorie – importante dans les publications en travail social. L’évolution de la pensée de Hodge, auteur majeur sur ces questions, est à ce titre éloquente. Si, au début des années 2000, il définissait la spiritualité comme une composante de la compétence culturelle des travailleurs sociaux, il promeut depuis l’idée d’une compétence spirituelle en propre (Hodge, 2007b). De nombreuses publications récentes font de plus en plus écho à cette nécessité de développer une approche inclusive de la spiritualité, par exemple en réfléchissant aux façons de rendre les travailleurs sociaux plus « spiritually sensitive » auprès de populations diverses et pas forcément religieuses (Benson et al., 2016 ; Bowland et al., 2013 ; Delich, 2014 ; Pandya, 2015). On note toutefois que la distinction souhaitée n’est pas toujours très claire, surtout dans les écrits plus anciens, mais pas seulement (Moffatt et Oxhandler, 2018).

L’intÉgration de la spiritualitÉ dans les pratiques d’intervention en travail social

Comme le souligne Bowpitt (1998), l’intégration de la spiritualité dans l’intervention sociale suit un mouvement de balancier : d’une totale intégration entre spiritualité religieuse et travail social aux premiers temps du travail social, la profession serait passée par une totale évacuation de toute spiritualité lors de son processus de sécularisation avant de revenir, depuis une vingtaine d’années, à une volonté de réintégrer la dimension spirituelle, dans une perspective laïque. Aujourd’hui, les spécialistes de la discipline souhaitent une plus grande intégration de la spiritualité dans les pratiques d’intervention et proposent d’ailleurs des modèles et des outils pour ce faire.

La spiritualité des travailleurs sociaux

Plusieurs études rendent compte aujourd’hui de la spiritualité des travailleurs sociaux eux-mêmes qui seraient – aux États-Unis en tout cas – qualifiés de très spirituels (Larsen, 2011). Ces études souhaitent également montrer comment la spiritualité des travailleurs sociaux influence positivement leur travail puisqu’elle leur permet de garder espoir face aux personnes ayant de grandes difficultés (Evans et Devlin, 2016), les protège de l’épuisement (Lizano et al., 2019), favorise leur bien-être (Graham et Shier, 2011) et leur permet de reconnaître la spiritualité de leurs clients (Stewart et Koeske, 2006) et ainsi de protéger ces derniers d’une éventuelle discrimination (Chaney et Church, 2017 ; Hodge, 2007a ; Hodge et McGrew, 2006). Plusieurs auteurs relèvent également comment certaines valeurs présentes dans des traditions spirituelles et celles du travail social (justice sociale, équité, etc.) sont très souvent proches et permettent un enrichissement mutuel (Chenot et Kim, 2017 ; Eun-Kyoung et Barrett, 2007 ; Lee et Barrett, 2007). On indique également comment le choix de cette profession dépend pour beaucoup de raisons spirituelles (Hirsbrunner et al., 2012) et à l’inverse comment le travail social influence la spiritualité des intervenants (Rinkel et al., 2018). Dans ces études, le chevauchement est très important entre spiritualité et religion (surtout le christianisme), la majorité d’entre elles étant réalisées aux États-Unis. Une très grande partie des études portant sur les représentations de la spiritualité chez les travailleurs sociaux est en outre réalisée auprès d’étudiants en formation universitaire initiale.

Le niveau d’intégration de la spiritualité dans les interventions sociales

De très nombreuses études visent aujourd’hui à évaluer le degré de prise en compte de la spiritualité dans les pratiques des intervenants sociaux. En effet, divers référentiels des compétences professionnelles du travail social comprennent une reconnaissance de la spiritualité[3] et les chercheurs souhaitent vérifier quelle est la réalité de cette prise en compte dans la pratique. Il apparaît que cette intégration de la spiritualité est faible et en tout cas insuffisante aux yeux des chercheurs : selon eux, le travail social accuse un retard de plus en plus marqué par rapport à d’autres disciplines de la santé (Furman et al., 2011 ; Oxhandler et Parrish, 2018). Cette différence serait due à une incompatibilité entre la prescription de tenir compte de cette dimension dans les référentiels de compétences et le désir des intervenants de l’appliquer.

Ce jugement serait toutefois à nuancer puisque l’intégration semble souhaitée et assez largement expérimentée auprès de certaines clientèles, en particulier auprès des personnes âgées (Bushfield, 2010 ; Duncan-Daston et al., 2016 ; Wesley et al., 2004), celles en fin de vie ou atteintes de cancer (Carr et Morris, 1996 ; Stewart, 2014), celles issues de la diversité sexuelle et de genre (Bowland et al., 2013), les réfugiés et les migrants (Worland et Vaddhanaphuti, 2013), les vétérans (Freeman, 2016), les survivantes de la prostitution (Hohn et al., 2017) et les personnes confrontées à des catastrophes naturelles ou technologiques (Benson et al., 2016). Les travailleurs sociaux seraient également plus à l’aise que d’autres intervenants pour aborder certains aspects de la spiritualité (Wittenberg et al., 2016). À l’inverse, la spiritualité des enfants et des adolescents est peu abordée (Kvarfordt et Herba, 2018 ; Kvarfordt et Sheridan, 2007). Également, les recherches évaluant les effets des interventions sociales intégrant la spiritualité sont nombreuses auprès de certaines communautés chrétiennes (Limb et al., 2018a), mais très limitées auprès d’autres confessions et surtout en dehors de celles-ci. Enfin, notons que la considération de la dimension spirituelle s’effectuerait davantage dans un contexte d’intervention individuelle que de groupe (Gilbert, 2000).

De ces recherches, il ressort que l’intégration de la spiritualité dans l’intervention sociale contribue au mieux-être des personnes ayant des troubles mentaux (Carlisle, 2015 ; Starnino, 2014) et constituerait une ressource de sens majeure pour les personnes traumatisées (catastrophes, deuil, etc.) ou en fin de vie (Benson et al., 2016 ; Bushfield, 2010 ; Freeman, 2016).

Les outils d’intégration de la spiritualité dans le travail social

La plupart des études présentant des modalités d’intégration de la spiritualité dans le travail social décrivent des outils d’évaluation. Parmi ceux-ci, certains visent la spiritualité des personnes qui ont ou non une appartenance religieuse. Ainsi, des outils permettent d’identifier les ressources spirituelles de la personne. On peut citer la Spiritual Lifemap (Limb et Hodge, 2007), le Spiritual Genogram (Limb et al., 2018a ; 2018b), le Spiritual Ecomap (Hodge et Limb, 2014), l’identification archétypale (Freeman, 2015), etc. En dehors de ces outils formels, de nombreux auteurs proposent des façons d’augmenter la sensibilité à la spiritualité (spiritually sensitive) des intervenants en proposant des adaptations aux pratiques d’évaluation et d’intervention en place (Hodge et Limb, 2010 ; Rawlings et al., 2019). Concernant les outils d’intervention plus spécifiques, ceux misant sur la présence attentive, comme la pleine conscience, semblent très utilisés et en tout cas étudiés dans le champ du travail social (Dwyer, 2010). Dans une moindre mesure, la prière est également utilisée par des travailleurs sociaux, lors des séances d’intervention (Dwyer, 2010 ; Sheridan, 2010).

D’autres approches plus globales de l’intervention, et intégrant la spiritualité, sont également proposées, par exemple l’Integrated Spiritual Practice Framework (Carrington, 2013), tandis que d’autres visent des populations plus spécifiques (ex. Family Circles destiné aux familles d’anciens combattants (Freeman, 2016).

Un constat est mis en lumière à travers ces multiples outils : la spiritualité y apparaît toujours comme une ressource, qu’il semble utile d’identifier puis de mobiliser dans un processus d’accompagnement plus efficient. Les travailleurs sociaux ne « travaillent » donc pas la spiritualité, mais ils tentent de la reconnaître (avec la personne) pour l’utiliser dans la perspective, notamment, d’un meilleur fonctionnement social.

L’intégration de la spiritualité transforme le travail social

Plusieurs auteurs constatent combien la prise en compte par les travailleurs sociaux de leur propre spiritualité ou encore l’intégration de celle-ci dans leur formation ou dans leurs interventions conduit à une transformation des pratiques et de la représentation de la discipline elle-même. La spiritualité constituerait ainsi un outil de transformation du travail social. L’influence des spiritualités et des approches thérapeutiques traditionnelles autochtones apparaît manifeste dans cette évolution (Hodge et Limb, 2010 ; Coholic, 2016).

L’intÉgration de la spiritualitÉ dans la formation au travail social

Selon les écrits, la spiritualité constitue un enjeu important de la formation en travail social : elle serait un moyen de reconnaître la diversité entre les individus, mais aussi toutes les dimensions de la personne (Barker, 2007). De nombreux écrits sont consacrés à cette question (Stewart, 2014) et constatent l’écart manifeste entre le manque de connaissances concernant ce sujet et la nécessité de l’intégrer dans l’intervention (Coholic, 2006). Ainsi, les formateurs doivent prendre en compte leur propre spiritualité ainsi que celle des étudiants dans une perspective de posture professionnelle, de reconnaissance et d’apprentissage signifiants, visant donc ultimement le bien-être (Graham et Shier, 2011) et la prévention de l’épuisement des travailleurs sociaux (Lizano et al., 2019). Cette prise en compte n’est pas sans soulever de nombreux enjeux éthiques, comme la difficulté de reconnaître la spiritualité sans être soi-même spirituel (Graff, 2007 ; Stewart et al., 2006) et l’importance de s’assurer qu’il n’y ait pas de discrimination basée sur les croyances (Vetvik et al., 2018). À ce sujet, une étude qualitative canadienne met en évidence les craintes que certains étudiants ont d’être marginalisés s’ils évoquent leurs convictions religieuses/spirituelles (Coholic, 2006 ; Mulder, 2014). L’importance de créer des contextes de formation sécuritaires pour discuter de la spiritualité est soulignée tant par les étudiants que par les formateurs (Coholic, 2006 ; Mulder, 2014). Face à ces enjeux, des objectifs de formation précis apparaissent pertinents : être plus à l’aise avec les croyances, développer l’autoréflexivité et l’autoformation, renforcer les habiletés cliniques sur les questions spirituelles et religieuses, etc. (Barker et Floersch, 2010 ; Sloan-Power, 2013).

Les recherches montrent clairement une insuffisance de la prise en compte de la spiritualité dans les formations collégiales et universitaires à l’intervention sociale (Furman et al., 2004 ; Kvarfordt et al., 2018) : encore aujourd’hui, seul un tiers des écoles ou facultés universitaires intégrerait un enseignement à la religion/spiritualité (Kvarfordt et Herba, 2018 ; Moffatt et Oxhandler, 2018). Ces lacunes seraient dues à un manque d’intérêt de la part des étudiants, mais aussi de connaissances chez les formateurs (Stewart et Koeske, 2006). Face à ces lacunes – et de façon assez paradoxale – de nombreuses études visent à théoriser la spiritualité à partir des représentations de cette notion chez les étudiants et les travailleurs sociaux (Bhagwan, 2010 ; Gilligan et Furness, 2006 ; Graham et Shier, 2011) dans le but de pouvoir par la suite leur enseigner ces définitions…

Plusieurs modèles et expériences de formation au travail social existent et sont proposés dans les écrits scientifiques, en lien avec l’intégration progressive des approches de la psychologie transpersonnelle et celles dites de « troisième vague » dans les cursus collégiaux et universitaires en travail social. Certains modules de formation s’offrent en présentiel, d’autres en modalités virtuelles (Callahan et Benner, 2018). Concrètement, certains auteurs présentent des outils de formation assez clairs et aisément intégrables dans le cadre d’un cours existant, par exemple le Photovoice (Mulder, 2014). Ou encore la pleine conscience, qui peut faire l’objet d’un cours ou d’une formation complémentaire en travail social (Vick-Johnson, 2010). D’autres types de formation prennent la forme de modules de plusieurs cours, comme Reflection on Spirituality and Aging (ROSA) (Birkenmaier et al., 2007), et sont spécialisés envers un type de population (les personnes âgées ici). Ces différents modèles d’intégration de la spiritualité dans la formation en travail social « obligent » donc à penser différemment les méthodes d’enseignement utilisées. Il s’agit de mieux arrimer les connaissances à propos de la spiritualité aux approches d’intervention (postmodernes, structurelles, humanistes, féministes, narratives ou autochtones) en travail social (Coholic, 2006).

Discussion

Cette revue narrative systématisée met en évidence la connotation actuellement très majoritairement positive de la spiritualité dans le champ du travail social. Cette notion aux contours assez flous – surtout concernant ses frontières avec la religion – est considérée comme un ensemble de ressources individuelles que l’intervenant peut mobiliser tant chez la personne accompagnée, pour favoriser son fonctionnement social, que pour lui-même, afin d’améliorer sa pratique. La spiritualité, en travail social, serait donc l’ensemble des ressources individuelles et communautaires qui donnent un sens (« signification » et « orientation ») à la vie; qui sont donc sources d’espoir et de valeurs ; et qui s’appuient sur et s’actualisent dans une connexion aux autres, à l’environnement et à une forme de transcendance. Cette spiritualité peut s’inscrire, ou non, dans une religion (une institution religieuse). Dans les recherches et dans la pratique, la distinction théorique entre spiritualité et religion semble moins pertinente dans certains pays où la religion est socialement valorisée, alors qu’elle semble fondamentale dans les pays plus sécularisés. Plus précisément, des différences sont notables selon les milieux culturels étudiés (les universités et collèges noirs américains sont surreprésentés, par exemple) et les populations ciblées (surtout les personnes âgées, en fin de vie, atteintes de cancer et les anciens combattants) et très peu les enfants, les adolescents, les adultes bien portants, etc.). Cette inégalité des études s’accompagne d’une inégalité des outils puisque ceux-ci sont conçus pour ces mêmes populations. Cela dit, des modèles sont en développement pour évaluer et intervenir sur la spiritualité (religieuse ou non) et des adaptations demeurent possibles pour d’autres milieux et clientèles.

Enfin, il apparaît clairement que les écrits à propos de la spiritualité et du travail social ont été publiés dans une très large proportion aux États-Unis. En effet, le premier rang était occupé par les études américaines (71,3 %), tandis qu’au second on trouvait des études canadiennes (8 %)[4]. Il existe certes des tentatives d’intégration de la spiritualité au sein d’univers francophones de travail social. Toutefois, les écrits sont plus difficiles à repérer dans le cadre d’une recension d’écrits reposant exclusivement sur des moteurs de recherche classique. D’une part, les revues francophones ne bénéficient pas des mêmes perspectives de recensement au sein de ces banques de données, ce qui constitue ici une limite de la recension et, d’autre part, par tradition, les chercheurs en sciences humaines et sociales de la francophonie publient souvent leurs travaux sous forme de livres. Il est ainsi fort probable que des articles aient échappé à ce recensement. Les travaux de Verba (2019) et de Guélamine (2016) constituent des exemples éloquents à ce titre. À côté de ces travaux existent aussi des initiatives encore plus difficilement repérables, car non liées à des publications ou à des études. À titre d’exemple, la Haute École de Travail Social de Genève offre depuis plusieurs années un module de formation lié à la spiritualité[5]. Ces écrits et ces initiatives viendraient peut-être éclairer certains angles morts que nous avons évoqués plus haut. Il nous paraît donc important que ces initiatives, qu’elles concernent la pratique, la formation ou l’organisation des services, soient plus largement diffusées.

Conclusion

Cette revue narrative systématisée a permis de faire un état des connaissances à propos de la signification de la spiritualité en travail social, de l’intégration de la spiritualité dans les pratiques du travail social et de l’intégration de la spiritualité dans la formation au travail social. Elle ne nous renseigne certes pas sur la réalité québécoise au regard de ces thématiques, mais permet de saisir l’étendue des connaissances internationales à ce sujet. Bien que l’étude de Gauthier (2021) nous renseigne sur la considération de la dimension spirituelle par les travailleurs sociaux du SaguenayLac-Saint-Jean, il importe à notre avis de mener des études à portée provinciale. Il existe certains domaines inexplorés et qui auraient selon nous un intérêt certain. Par exemple, l’intégration de la spiritualité dans les aspects organisationnels de la santé et des services sociaux des différents milieux est peu étudiée. De même, il y a fort peu d’écrits sur les religions autres que le christianisme et dans une moindre mesure l’islam ; encore moins sur cette insaisissable spiritualité qui se situerait hors des religions. De plus, nous l’avons dit précédemment, les études recensées s’inscrivent principalement dans une perspective de spiritualité positive. Même si plusieurs enjeux éthiques sont soulevés à travers les écrits, des études critiques pourraient être envisagées. Enfin, nous n’en savons que peu à propos de l’importance de la spiritualité autochtone dans les pratiques québécoises de travail social. Ce serait très certainement une piste à explorer prochainement.