Corps de l’article

INTRODUCTION

Selon les résultats de la cinquième enquête démographique et de santé du Cameroun (EDSC-V), le taux de mortalité maternelle est estimé en 2018 à 406 décès pour 100 000 naissances vivantes, contre 782 en 2011 (INS et ICF, 2020). Les causes principales de ces décès sont les hémorragies, les désordres hypertensifs et les infections (Foumane etal., 2015). Une certaine littérature explique le recours aux services de santé maternelle par des facteurs institutionnels (Mbola Mbassi, 2014 ; Rwenge et Tchamgoue-Nguemaleu, 2011), culturels (Beninguisse etal., 2004), économiques (Tchango, 2015) et démographiques (Tsapi, 2011). En outre, le modèle théorique de Thaddeus et Maine (1994) et son extension le modèle de Gabrysch et Campbell (2009), utilisé pour expliquer l’accès aux services de santé maternelle dans les pays du sud global, rendent compte de la construction du comportement individuel de recours aux services de santé maternelle considérant l’individu comme acteur autonome de prise de décisions sans influence de son environnement. Ils ne nous permettent pas de comprendre la façon dont le contexte structure les comportements de santé des femmes.

Or depuis la conférence d’Alma-Ata (UNICEF et OMS, 1978) et l’initiative de Bamako (Ridde, 2004), la participation communautaire et l’empowerment sont présentés comme des éléments clés pour renforcer les systèmes de santé en Afrique. Ces éléments nous permettent de comprendre, à la fois, la façon dont le contexte structure les comportements individuels de santé et de quelles manières l’engagement des individus dans l’action communautaire a une influence sur le contexte. L’empowerment, étant défini comme un processus par lequel une personne ou une communauté s’approprie le pouvoir ainsi que sa capacité de l’exercer de façon autonome (Ninacs, 2002), reste un concept de nature situationnelle et fortement dépendant du contexte dans lequel le processus est mené (Pratley, 2016). Dans le contexte rural de la région du Centre au Cameroun, dans une perspective d’empowerment, quels sont les facteurs structurant l’accès des femmes aux services de santé maternelle ? Cet article se propose de montrer que l’empowerment de la femme et l’empowerment communautaire sont les facteurs structurant l’accès des femmes aux services de santé maternelle en milieu rural dans la région du Centre. À cet effet, l’article s’appuie sur une stratégie d’étude de cas de type exploratoire. Un guide d’entrevue et le journal de bord ont permis de collecter les données. L’analyse de contenu thématique a été privilégiée pour l’analyse de données.

La première partie présente le contexte de l’étude par une analyse situationnelle de la santé maternelle en zone rurale dans la région du Centre et montre l’apport de l’empowerment face aux défis que pose la santé maternelle en zone rurale. Puis la deuxième partie est consacrée à la méthodologie qui a servi à la collecte et à l’analyse des données utilisées. Enfin seront présentés les résultats de terrain et la discussion de ces résultats.

CONTEXTE

Analyse situationnelle de la santé maternelle en zone rurale dans la région du Centre

Le taux de mortalité maternelle au Cameroun est passé de 430 décès pour 100 000 naissances vivantes en 1998 à 669 en 2004 puis à 782 en 2011 (INS et ICF, 2020). Depuis 2014, le Cameroun s’est doté d’un programme national multisectoriel de lutte contre la mortalité maternelle, néonatale et infanto-juvénile (PLMI 2014-2020). Ce programme avait pour objectif de réduire de 29 % les décès maternels, soit de passer de 782 à 557 décès pour 100 000 naissances vivantes. L’un des cadres directeurs de ce programme est la participation et l’implication optimales des communautés, des hommes et des femmes. Plusieurs sous-programmes sont associés à ce programme, on peut penser ici au plan stratégique intégré de communication 2016-2021, qui a pour objectifs spécifiques l’élévation du niveau de connaissances des ménages et des communautés sur les causes et les signaux d’alerte sur la gravité des cas relatifs à la mortalité maternelle ; d’amener au moins 70 % de ménages et acteurs des communautés à adopter de bonnes pratiques et des comportements favorables à la réduction de la mortalité maternelle. Le deuxième sous-programme qu’on peut citer ici est le document d’investissement pour l’amélioration de la santé de la reproduction, santé de la mère, du nouveau-né, de l’enfant et de l’adolescent/jeune au Cameroun (SRMNEA, 2017-2020). Au rang de ses initiatives clés figure la mobilisation sociale ciblant les leaders d’opinions, les autorités traditionnelles et les hommes comme partenaires. La dimension communautaire n’est pas nouvelle dans la politique sanitaire du Cameroun, car elle prévoit déjà des structures de dialogues pour promouvoir la participation communautaire autour de chacun des trois niveaux du système de santé (Emgba Bitha, 2017). Mais la mise en oeuvre de ces structures permettant la participation communautaire a connu des difficultés et ces dernières sont devenues des structures administratives de management réduisant les communautés à un rôle de figurant (Ministère de la Santé publique, 2016).

Dans la région du Centre, un projet pilote constitué de neuf districts de santé, dont sept sont situés en milieu rural et deux en milieu urbain, a permis le renforcement des capacités des personnels de santé, le recrutement et la formation des agents de santé communautaire, la sensibilisation et la mobilisation des communautés. Selon les résultats de la quatrième enquête démographique et de santé du Cameroun (EDSC-IV), dans la région du Centre, bien que 92,8 % des femmes ont eu accès aux services prénataux, 50,2 % ont eu quatre visites prénatales ou plus et 36,1 % faisaient leurs premières consultations au cinquième mois de grossesse. En outre, 78,5 % des femmes étaient assistées par un prestataire de santé formé, 33,1 % avaient eu des services postnataux dans les deux premiers jours suivant l’accouchement et 60,7 % des femmes n’ont pas eu de services postnatals (INS et ICF, 2012). L’accès aux services prénatals dans une formation sanitaire de façon continue, l’accouchement assisté par un personnel de santé qualifié, l’accès aux services postnatals dans une formation sanitaire et la qualité des services restent ainsi les principaux défis de la santé maternelle dans la région du Centre.

Empowerment de la femme et communautaire face aux défis de la santé maternelle

Les mouvements féministes au début des années 1970 en Asie du Sud et aux États-Unis, comme le mouvement des « femmes battues », semblent être parmi les premiers à utiliser le concept d’empowerment tel qu’il est considéré aujourd’hui, c’est-à-dire un processus d’acquisition d’une « conscience critique » permettant aux femmes d’acquérir une capacité d’action à la fois personnelle et collective dans une perspective de changement social (Bacqué et Biewener, 2013). L’empowerment de la femme se distingue par deux éléments : le processus, « process », qui désigne les étapes du changement, du statut de « disempowered » à celui d’« empowered » et une capacité d’action « agency » qui désigne le pouvoir des femmes « empowered » à prendre le contrôle de leur santé (Malhotra et Schuler, 2005 ; Kabeer, 2005). Le processus d’empowerment n’est pas strictement individuel, il relève également d’une action collective qui s’enrichit et se construit dans un contexte, d’où l’empowerment communautaire. L’empowerment communautaire désigne, pour Ninacs (Tremblay, 2017), un ensemble de facteurs collectifs structurants permettant aux individus de développer leur propre empowerment. L’empowerment communautaire se distingue également par deux éléments : un « processus » et un « état ». Le « processus » désigne la capacité de la communauté à « choisir » et à « décider » sur les questions prioritaires de la communauté, par exemple la question de l’accès aux services de santé maternelle. L’« état » quant à lui renvoie à la capacité de la communauté de passer à l’action. Ces deux dimensions de l’empowerment, l’empowerment individuel et l’empowerment communautaire, se développent de façon simultanée et sont interdépendantes.

L’influence positive de l’empowerment sur l’accès aux services de santé en général n’est plus à démontrer (Wallerstein, 2006). Particulièrement, l’influence de l’empowerment sur l’accès aux services de santé maternelle a été démontrée dans plusieurs études en Afrique. L’étude de Datiko etal. (2019), dans les zones rurales du sud de l’Éthiopie, montre que les femmes enceintes, les agents de santé, les volontaires et la communauté ont un rôle à jouer dans l’amélioration de la qualité des services de santé maternelle. De même, Miltenburg etal. (2017) en Tanzanie montrent comment la participation active des groupes communautaires a amélioré l’accès aux services de santé maternelle en zone rurale. Au Malawi, les stratégies de mobilisation communautaire et la capacité d’agir collective des femmes en zone rurale constituent une occasion d’améliorer l’accès aux services de santé maternelle (Rosato etal., 2006).

Dans cet article, le cadre conceptuel de l’empowerment individuel et communautaire de Ninacs est privilégié, car comme le souligne Tremblay (2017), plusieurs auteurs ont travaillé sur le processus d’empowerment communautaire, mais sans le faire avec autant de précision. Au niveau individuel, il se réalise sur quatre plans : la participation, les compétences, l’estime de soi et la conscience critique. Au niveau communautaire, il se réalise également sur quatre plans : la participation communautaire, les compétences, la communication et le capital communautaire.

MÉTHODOLOGIE

L’étude repose sur une stratégie de recherche de cas multiples de type exploratoire. C’est une approche méthodologique qui consiste à faire appel à plusieurs sources de données, étant donné que l’accès aux soins de santé maternelle reste complexe et dynamique, et dépend des logiques individuelles et communautaires. Cette partie est structurée en trois moments, la sélection des participants, la collecte des données et l’analyse des données.

Les participants

Le projet pilote à partir duquel l’enquête a été menée concerne neuf districts sanitaires dans la région du Centre sur les trente qu’elle compte. Deux sont situés en milieu urbain et sept en milieu rural. L’enquête a été menée exclusivement en milieu rural. Une pré-enquête a permis de sélectionner trois districts sanitaires sur les sept concernés par le projet pilote, Bafia, Mbalmayo et Obala, avec l’aide du point focal de la santé maternelle à la délégation régionale de la santé publique de la région du Centre. Ces districts sanitaires et les communes (Bafia, Mbalmayo et Obala) les abritant ont été sélectionnés à partir des critères d’accessibilité et de représentativité.

Le nombre de participants dans les méthodes qualitatives ne prétendant pas à une représentativité statistique (Roy, 2009), un échantillon de 27 répondants a été constitué et réparti en 5 catégories : 6 femmes enceintes, 6 personnels de santé, 6 agents de santé communautaires, 6 autorités traditionnelles et 3 élus locaux. Le recrutement des participants s’est fait de la façon suivante : dans chaque commune, une formation sanitaire privée est retenue sur la base de son ancienneté et le niveau de fréquentation des femmes enceintes. L’hôpital de district est retenu pour les formations sanitaires publiques. À partir de la méthode d’échantillonnage par choix raisonné, les participants ont été retenus. La moyenne d’âge du groupe de femmes enceintes ayant participé à l’étude est de 32 ans. Le personnel de santé est recruté sur la base de son ancienneté et est constitué des infirmières majors des services de santé maternelle et de leurs adjoints. Le personnel de santé interrogé a en moyenne 43 ans et 18 ans d’ancienneté. Les agents de santé communautaires ont été formés dans le cadre du projet par les formations sanitaires retenues. L’âge moyen des agents de santé communautaire est de 44 ans et 4 ans d’ancienneté. Les autorités traditionnelles retenues sont celles des villages abritant les formations sanitaires de l’enquête, elles ont en moyenne 52 ans avec une ancienneté de 16 ans. Enfin, les élus locaux retenus sont les conseillers municipaux desdites communes, et ont en moyenne 52 ans.

Collecte des données

Les données analysées proviennent de deux techniques de collecte de données, l’entretien et l’observation directe. Les données ont été collectées en juillet et août 2019. L’entretien semi-dirigé a été privilégié au détriment de l’entretien directif et de l’entretien non directif, du fait qu’il apporte une plus grande précision et un approfondissement du phénomène, et que l’accès aux services de santé maternelle reste un phénomène complexe. Les entretiens ont consisté en des interactions verbales animées par le chercheur sous forme de conversation avec les participants. Ces interactions entre le chercheur et les participants ont contribué à une meilleure compréhension de l’accès aux services de santé maternelle. L’outil de collecte de données qui a été mobilisé est le guide d’entrevue. Un seul guide d’entrevue a été prévu pour toutes les catégories de participants. Les thématiques abordées s’appuient sur la catégorisation conceptuelle de l’empowerment de Ninacs (Ninacs, 2002 ; Cayouette, 2009). Cette catégorisation conceptuelle met en lumière des sujets tels que la participation communautaire, en l’occurrence celle de la femme, les compétences communautaires dont celles de la population féminine, l’estime de soi de la femme, la communication dans la communauté, la conscience critique et le capital communautaire. L’observation directe comme technique de collecte données a permis de mobiliser le deuxième outil, le journal de bord. Il a consisté à consigner par écrit dans un carnet les réflexions personnelles du chercheur, les événements observés sur le terrain tels que des descriptions des faits, des images et des paroles entendues, dans leur contexte. L’objectif étant de s’en souvenir et d’établir un dialogue entre les données et le chercheur à la fois comme observateur et comme analyste.

Méthode d’analyse des données

Les données collectées ont fait l’objet d’une analyse de contenu de type thématique. L’analyse thématique est une approche d’analyse de données qualitatives qui consiste à repérer dans des expressions verbales ou textuelles des thèmes généraux récurrents qui apparaissent sous divers contenus plus concrets. L’analyse s’est faite en 4 étapes : la phase de pré-analyse, la phase de codification, la phase de catégorisation, la mise en relation (Intissar et Rabeb, 2015).

La phase de pré-analyse a consisté à retranscrire partiellement les données tout en éliminant les parties sans liens directs avec l’objet de recherche (Savoie-Zajc, 2009). La phase de codification a consisté à transformer les données brutes issues des transcriptions en termes concis et aisément repérables appelés codes. La stratégie de codage privilégiée est le codage conceptualisé à partir des sous-thèmes du guide d’entretien. Dans la phase de catégorisation, les codes identiques ont été regroupés sous des titres génériques. Après la phase de la construction des catégories d’analyse, il est question, de façon systématique, d’établir des relations entre les différentes catégories, c’est l’étape de la mise en relation. Dans cette étape, le chercheur cherche à approfondir les contenus et les significations des différents thèmes, à comprendre de quelle manière les différents thèmes sont organisés entre eux. Les réponses et les arguments des répondants ont été traités manuellement. Afin de préserver l’anonymat des répondants, leurs prénoms ont été changés.

RÉSULTATS : Le dÉveloppement de l’empowerment des femmes et des communautÉs

L’accès de la femme enceinte aux services de santé maternelle est lié à l’empowerment de la femme et à l’empowerment communautaire.

L’empowerment de la femme enceinte

L’empowerment de la femme enceinte se caractérise par sa participation, ses compétences et son estime de soi. La participation de la femme enceinte à l’accès aux services de santé maternelle se caractérise par deux éléments. Le premier est sa volonté de prendre soin d’elle (la venue à l’hôpital, le respect des rendez-vous des visites prénatales, l’observance du traitement), comme le confirme Angèle, une femme enceinte de 36 ans. Elle déclare : « C’est sa santé d’abord, donc elle doit aller à l’hôpital, elle doit respecter les rendez-vous, elle doit faire les examens qu’on lui demande, elle doit prendre ses médicaments. » Le deuxième élément est sa participation financière. Pour les deux femmes sur quatre de l’échantillon en union, cette participation financière apparaît comme un soutien à la responsabilité du conjoint, ce dernier étant le principal responsable de la maison. Odile, 29 ans, souligne à propos, « … oui, le mari est le responsable de la maison il doit donner. Maintenant ce que moi je dis c’est que si tu négliges en pensant que tout ce que tu dois avoir passe par ton mari, c’est là tu vas te retrouver dans les problèmes. » Selon les deux femmes de l’échantillon qui ne sont pas en union, leur autonomisation financière est nécessaire, comme le souligne Marie, jeune femme âgée de 20 ans « pour venir à l’hôpital, je fais les bâtons de manioc, je vends des légumes et des tubercules avec ma mère, on fait des économies et ça fait que je peux venir aux rendez-vous. Sinon je ne peux pas venir. »

Cette participation de la femme enceinte est liée à son niveau de connaissance sur l’importance des services de santé maternelle. Cette connaissance est acquise à travers les canaux de communication dans la communauté. Par exemple, selon l’avis de Marcelle 26 ans, « quand nous assistons aux réunions [causeries éducatives] organisées par les agents de santé communautaire, ils nous disent des informations qu’on ne connaît pas pour aller à l’hôpital. Et même à l’hôpital on nous apprend aussi. » La femme a besoin de ces connaissances et d’habiletés qui lui permettent de développer progressivement des compétences qui sont mises en oeuvre face à une situation précise, par exemple, « une femme qui fait l’éclampsie, elle se met à convulser, si tu ne lui apprends pas que c’est la tension qui l’emmène à convulser, on peut penser à l’épilepsie, à la sorcellerie or c’est juste une élévation de la tension artérielle qu’on peut traiter à l’hôpital » (Adèle, personnel de santé).

Durant cet apprentissage, la confiance des femmes enceintes envers elles-mêmes se met en place et les émotions négatives qu’elles avaient enregistrées sur leur état de santé disparaissent progressivement. Odile confirme : « au début de ma grossesse je ne me sentais pas bien, […]. Mais avec les conseils des agents de santé, j’ai commencé à venir à l’hôpital pour m’assurer que l’enfant va bien, et moi-même ma santé. » La perception qu’ont les femmes d’elles-mêmes, de leurs actions sur leur santé s’est également améliorée, comme l’indique Odile : « je suis contente de moi-même, d’apprendre beaucoup de choses sur ce que je dois faire quand je ne me sens pas bien pour mon enfant et moi-même ». L’estime de soi de la femme se construit tout au long du suivi de la grossesse jusqu’à l’accouchement par des séances d’Information, Éducation et Communication (IEC).

Les femmes enceintes, par leur participation, acquièrent des connaissances, des habiletés et développent des compétences, et l’estime de soi qui leur permettent de recourir aux services de santé maternelle.

L’empowerment communautaire

L’empowerment communautaire est lié à la participation communautaire, aux compétences de la communauté et à la communication au sein de la communauté. Plusieurs acteurs dans la communauté sont impliqués dans l’amélioration de l’accès aux services de santé maternelle. Il s’agit du mari, du chef de village, du personnel de santé, de l’agent de santé communautaire (ASC), de l’accoucheuse traditionnelle et du chef religieux. Les thèmes de l’éducation, la sensibilisation et la mobilisation sont abordés par ces acteurs. Les hommes, au-delà de l’apport financier, encouragent également les femmes à se rendre à l’hôpital, comme l’indique Anita, personnel de santé. Elle affirme que : « certains hommes encouragent leurs femmes à venir parce que certains les accompagnent et beaucoup ce sont eux qui financent ». Le personnel de santé, quant à lui, effectue quelques fois, avec le soutien des ONG, des visites « dans certains villages, chercher les femmes enceintes pour venir les faire consulter gratuitement et faire des examens » (Anita, personnel de santé). Pour ce qui est de l’autorité traditionnelle, leur rôle dans les initiatives relatives à l’amélioration de l’accès aux services de santé maternelle consiste en la sensibilisation et la mobilisation de la communauté et des femmes. Cela se fait notamment lors des causeries éducatives qui, selon Maurice, autorité traditionnelle, sont organisées environ trois fois par an dans sa communauté d’appartenance. Concernant les ASC, leur rôle est non seulement de sensibiliser en faisant « des descentes dans les associations féminines et leurs parler des bien-fondés des consultations prénatales à l’hôpital », selon l’avis de Marc, agent de santé communautaire, mais aussi de convaincre les femmes enceintes de se rendre à l’hôpital. La participation de l’accoucheuse traditionnelle est également remarquée, elle réfère les femmes qui la visitent aux formations sanitaires, selon le témoignage d’Adèle, personnel de santé, « on a eu un séminaire avec les accoucheuses traditionnelles, elles ont reçu une formation sur l’importance des services de santé maternelle à l’hôpital. Et maintenant après la formation il y a des fruits [des accoucheuses traditionnelles réfèrent les femmes à l’hôpital]. » Enfin, on observe la participation des religieux qui réfèrent les femmes aux formations sanitaires, tel que le souligne Martin, autorité traditionnelle, « nous essayons d’impliquer tout le monde, tous ceux qui peuvent encourager les femmes enceintes à aller à l’hôpital, même les prêtres, les pasteurs. Parce que les prêtres et les pasteurs, les femmes les écoutent beaucoup aussi. »

Les compétences communautaires examinées dans cet article renvoient aux forces du milieu, c’est-à-dire l’ensemble des ressources humaines et matérielles disponibles, et à développer. Le premier niveau de compétence consiste en la reconnaissance de ces ressources. L’autorité traditionnelle, Maurice, reconnaît l’insuffisance des ressources humaines et matérielles à laquelle fait face une formation sanitaire privée dans la zone, et qui connaît pourtant une forte affluence,

[…] c’est un centre de santé qui devrait grandir depuis longtemps mais il n’y a pas d’infrastructures, il y a aussi un besoin énorme en ressources humaines. Vous avez vu malheureusement c’est un hôpital qui est géré par deux médecins, c’est insuffisant pour un hôpital de cette envergure, c’est insuffisant.

Le second niveau d’expression des compétences communautaires est leur utilisation. Elle consiste en la mise en réseau des différentes ressources de la communauté. Cette organisation en réseau des ressources se structure autour des formations sanitaires.

Dans une formation sanitaire nous avons assisté à une séance de travail entre le personnel sanitaire et les agents de santé communautaire. Durant cette séance de travail deux éléments classiques de ce type de rencontre ont attiré notre attention : le point sur le travail effectué et le partage des expériences de terrain en termes de difficultés rencontrés, de points forts des stratégies mises en place et des propositions de nouvelles stratégies

Journal de bord, le 12 juillet 2019

Les formations se réfèrent également aux hôpitaux de district en cas de complications graves lors d’un accouchement. Toutefois, cette mise en réseau reste limitée. Il n’existe pas d’espaces de concertation entre toutes ces différentes ressources au niveau local.

La communication de masse et la communication de proximité sont les deux moyens de sensibilisation et de mobilisation des femmes. La communication de masse, notamment les radios communautaires et les lieux de culte, permet d’atteindre les villages éloignés, selon le témoignage de Clément, autorité traditionnelle. Il déclare : « lors de nos campagnes de sensibilisation, la radio communautaire passe l’information bien avant et le jour-j beaucoup de femmes répondent présentes ». La communication de proximité est faite par les agents de santé communautaire qui, comme le témoigne Joachim, élu local, « sillonnent le village c’est-à-dire qu’ils font le porte à porte ». Cette activité communicationnelle est également menée par le personnel de santé dont les séances d’éducation prénatale constituent des moments idoines pour davantage sensibiliser, selon l’avis d’Agnès, personnel de santé : « nous on sensibilise nos femmes, chaque jour on fait l’IEC ».

C’est à partir de ces trois facteurs interdépendants, la participation communautaire, les compétences communautaires et la communication, se réalisant de façon simultanée, que le processus d’empowerment communautaire sur la question de l’accès des femmes enceintes aux services santé maternelle se déploie.

DISCUSSION

Cet article examine les facteurs structurant l’accès des femmes enceintes aux services de santé maternelle en milieu rural dans la région du Centre au Cameroun. Les résultats de cette étude montrent que l’accès aux services de santé maternelle en milieu rural dans la région du Centre se construit à partir de deux dimensions de l’empowerment : l’empowerment de la femme enceinte et l’empowerment communautaire. L’empowerment de la femme enceinte se caractérise par sa participation, ses compétences et son estime de soi. Alors que l’empowerment communautaire est lié à la participation communautaire, aux compétences communautaires et à la communication. Ces deux dimensions sont interdépendantes. Elles nécessitent, pour leur mise en oeuvre, une participation active des femmes et des communautés dans le processus. Elles constituent également un processus d’apprentissage dynamique qui contribue à l’acquisition, par la femme enceinte et la communauté, de compétences en matière de choix de santé, de décision et de capacité d’action d’une part et, d’autre part, en sensibilisation et en mobilisation des populations. Ces compétences leur permettent d’avoir un sentiment de contrôle sur l’accès aux services de santé maternelle.

La participation active des femmes et des communautés : élément majeur du processus

La participation des personnes et des communautés est un élément incontournable du processus d’empowerment. Selon nos résultats, la participation de la femme à l’accès aux services de santé maternelle est liée à sa volonté de prendre soin d’elle (sa venue à l’hôpital, son respect des rendez-vous des visites prénatales et l’observance du traitement) et à sa participation financière qu’elle soit en union ou non. Cette participation de la femme enceinte est favorisée par la mise en place des facteurs structurants tels que les formations sanitaires, les agents de santé communautaire et les outils communicationnels dans la communauté. Ainsi, l’étude de Datiko etal. (2019) dans les zones rurales du sud de l’Éthiopie montre que la participation des femmes enceintes aux séances de sensibilisation, ou forum de femmes enceintes, tenues par les agents de santé a amélioré l’accès aux services de santé maternelle. Mais cette participation de la femme enceinte reste limitée. Sa capacité à contribuer au niveau communautaire reste embryonnaire, se cantonnant dans la sensibilisation de proximité.

En ce qui concerne la participation communautaire, l’engagement de tous les acteurs communautaires est important. Les résultats montrent que plusieurs types d’acteurs (le mari, le chef de village, le personnel de santé, l’agent de santé communautaire [ASC], l’accoucheuse traditionnelle et le chef religieux) sont engagés dans des actions de sensibilisation, de mobilisation et d’éducation sur l’importance de l’accès aux services de santé maternelle. L’étude de Datiko etal. (2019) montre également que la participation active des groupes communautaires (les agents de vulgarisation sanitaire, l’armée de développement sanitaire, les forums de femmes enceintes et la communauté au sens large) a permis d’améliorer l’accès aux services de santé maternelle. Mais on relève un manque de soutien des collectivités territoriales décentralisées.

L’acquisition des compétences individuelles et communautaires

Le deuxième élément important à prendre en compte dans le processus d’empowerment est l’acquisition des compétences tant au niveau individuel que communautaire. Au niveau individuel, les résultats montrent que les femmes acquièrent des connaissances et des habiletés par la sensibilisation, la communication de masse et de proximité durant les activités d’Information, d’Éducation et de Communication (IEC) mises en place en milieu rural dans la région du Centre. Ces connaissances et ces habiletés leur permettent de développer des compétences en matière de choix de santé, de décision et de capacité d’action durant la maternité sur l’évolution de leur santé et celle de leurs enfants. L’acquisition de ces compétences se situe dans un processus dynamique d’apprentissage et d’émancipation, permettant d’accroître la participation de la femme enceinte, de favoriser son estime de soi. Cela donne à la femme enceinte le sentiment d’avoir un grand contrôle sur son état de santé et celui de son enfant, améliorant ainsi sa perception et son utilisation des services de santé maternelle. Étant donné que la femme vit dans une communauté, cette dimension de l’empowerment, psychologique, se construit non seulement à un niveau personnel, mais aussi à un niveau de soutien mutuel de la communauté.

En termes d’acquisition de compétences communautaires, les résultats montrent que les communautés rurales ont acquis des compétences en matière de sensibilisation, de mobilisation et d’éducation des femmes. Le dispositif communicationnel mis en place en termes de sensibilisation, de mobilisation et d’éducation des femmes participe à l’amélioration de l’accès aux services de santé maternelle. Dans un cadre d’action similaire en Tanzanie, Schmid etal. (2001) montrent comment les communautés rurales engagées dans un processus d’empowerment ont trouvé une solution au transport des urgences obstétricales.

Ces résultats montrent également que les compétences communautaires sont encore relativement faibles. Les communautés reconnaissent qu’il y a encore des compétences à acquérir : une insuffisance de ressources tant humaines que matérielles. En outre, les réseaux de collaboration entre les différentes ressources restent faibles, du fait de l’absence d’espaces de concertation entre ces différentes ressources au niveau local et de l’implication des collectivités territoriales décentralisées.

Dans cette étude, la conscience critique de la femme et le capital communautaire n’ont pas été pris en compte, bien que faisant partie de l’empowerment individuel et communautaire. La participation de la femme enceinte reste limitée. Elle ne permet pas encore aux femmes de développer une conscience critique leur donnant la chance de percevoir le problème d’accès aux services de santé maternelle à un niveau politique et d’être mobilisées collectivement. À l’exemple de l’étude de Rosato etal. (2006) au Malawi où la capacité d’agir collective des femmes constitue une occasion d’améliorer l’accès aux services de santé maternelle.

Le capital communautaire est constitué de deux éléments : le sentiment d’appartenance à sa communauté et la conscience citoyenne. Or, les collectivités territoriales ne sont pas réellement impliquées dans l’initiative, les espaces de concertation entre les différentes ressources au niveau local sont quasi absents, la mise en réseau des différentes ressources reste limitée. Cela témoigne que le capital communautaire reste embryonnaire.

Les principales limites de cette étude peuvent être celles liées aux études de cas, la stratégie de sélection des cas peut être discutable, la difficulté de mesure des biais de l’étude, la validité externe de l’étude. Cependant, les cas à l’étude ont été sélectionnés à partir des critères d’accessibilité et de représentativité. Ces cas sont donc des cas « exemplaires » du phénomène à l’étude dans les zones rurales de la région. Les résultats ne prétendent pas à une généralisation statistique, mais théorique et peuvent être transférables dans d’autres zones rurales de la région du Centre.

CONCLUSION

L’accès aux services de santé maternelle reste un défi pour les pays du Sud global et particulièrement le Cameroun. Les résultats de cette étude menée en milieu rural dans la région du Centre au Cameroun montrent que l’empowerment de la femme enceinte et l’empowerment communautaire sont les facteurs structurant l’accès des femmes aux services de santé maternelle. Les interactions réciproques entre les deux dimensions de l’empowerment favorisent un processus d’apprentissage dynamique qui nécessite une participation active de la femme et de la communauté, et par lequel la femme et la communauté acquièrent des compétences (les capacités à faire des choix en matière de santé, à décider, à agir, à sensibiliser, à mobiliser et à éduquer) et un sentiment de contrôle sur la santé de la femme enceinte.

Cet article apporte ainsi une meilleure compréhension des facteurs structurant l’accès des femmes aux services de santé maternelle, dans une perspective d’empowerment, tant pour les communautés rurales concernées que pour les communautés rurales de la région du Centre au Cameroun. L’article met en évidence l’apport de la dimension psychologique de l’empowerment dans la mesure de l’accès des femmes aux services de santé maternelle et sa dépendance vis-à-vis de l’empowerment communautaire. En outre, l’idée selon laquelle l’accroissement des inégalités de santé dépend davantage des facteurs structurels qu’individuels trouve sa place dans cet article. Les résultats de cette étude mettent également en relief des défis majeurs en termes d’intervention et de recherche. Des interventions favorisant le développement de la conscience critique chez les femmes et du capital communautaire sont nécessaires pour une meilleure appropriation de l’initiative. Sur le plan scientifique, une autre recherche pourrait être menée dans une approche quantitative, avec le même cadre conceptuel de l’empowerment, afin d’avoir une mesure du phénomène. La recherche pourrait s’étendre avec le même cadre conceptuel de l’empowerment sur d’autres questions de santé comme la santé néonatale et infantile.