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C’est un euphémisme que de dire que la thèse selon laquelle les émotions constituent des perceptions des valeurs est controversée[1]. Dans son étude critique, Paul Dumouchel avance une kyrielle d’objections — on peut en compter pas moins de cinq — à cette thèse, dont il dit très justement qu’elle occupe une place centrale dans mon livre.

L’idée principale qui sous-tend la thèse que je préconise est que les émotions se comparent aux expériences perceptuelles en ce qu’elles possèdent ce qu’on peut appeler des conditions d’adéquation ; une émotion est adéquate ou appropriée dans la mesure où ces conditions sont remplies.[2] Contrairement à ce qui se passe dans le cas des expériences perceptuelles, les conditions d’adéquation d’une émotion doivent être spécifiées en termes axiologiques. Une émotion d’envie sera appropriée (ou adéquate) si et seulement si la personne que l’on envie est vraiment enviable, tandis que l’admiration ressentie à l’égard d’une personne sera appropriée (ou adéquate) si et seulement si cette personne est réellement admirable. De plus, l’intensité d’une émotion est elle aussi sujette à une évaluation, dans le sens que cette intensité doit être proportionnée à la valeur correspondante ; face à un danger minime, une peur violente sera jugée exagérée ou inadéquate.

Selon l’approche que je préconise, ces conditions d’adéquation sont du même ordre que les conditions de vérité d’une croyance ou encore que les conditions de véridicité d’une expérience perceptuelle. Tout comme la vérité ou la véridicité, le caractère approprié d’une émotion consiste en une dimension d’évaluation cognitive ; les émotions sont évaluées en termes de leur adéquation à des faits axiologiques. Par conséquent, on peut dire que les émotions sont des perceptions des valeurs ; elles nous présentent des valeurs comme l’enviable, l’admirable, l’amusant ou encore le dégoûtant ou le méprisable. De plus, ces perceptions étant plus primitives que les jugements de valeurs, il est naturel de penser qu’elles sont d’ordre non conceptuel[3].

C’est la notion de caractère approprié qui est au coeur des quatre premières objections de Dumouchel. Ce dernier note que je n’accepterai pas la thèse qui consiste « à rejeter l’idée que les valeurs sont incommensurables et à construire un espace où les différentes valeurs correspondent à des variations de certaines grandeurs mesurables »[4]. (p. 374) Il est en effet évident que l’espace des couleurs n’a pas la même structure que l’espace des valeurs ; l’enviable, l’admirable, l’amusant, le méprisable et le dégoûtant, pour ne citer que ces exemples-ci, ne se trouvent certainement pas sur un même continuum. Toutefois, accepter ce fait ne revient pas, je pense, à « développer un concept différent de “être approprié” » (p. 374). Ce que Dumouchel veut montrer, c’est que ce concept est en réalité axiologique, de sorte que l’analogie avec les expériences perceptuelles doit être rejetée.

Le premier point que Dumouchel soulève est que l’intensité de nos réactions émotionnelles varie selon des facteurs qui n’ont que peu à voir avec la nature de la valeur : « […] nos réactions émotives sont généralement plus fortes lorsque nous sommes, ou que nos proches sont directement impliqués même lorsqu’une valeur identique est en jeu […]. » (p. 375) Il faudrait donc dire que la plupart de ces émotions sont inadéquates ; une insulte qui me vise provoquera une réaction émotive plus intense que celle qui vise un inconnu, mais elle n’est pas de ce fait plus insultante que la première. Ce serait là un fait qui montre que le cas des émotions diffère de celui des expériences visuelles, car nous n’accepterions pas que la plupart, voire tous, se trompent quand les expériences visuelles ne correspondent pas exactement aux variations lumineuses. Toutefois, le cas des expériences perceptuelles n’est pas si différent du cas des émotions. Les montagnes vues de loin ont toutes un air bleuté, mais en général nous ne concluons pas qu’elles sont réellement bleutées ; au contraire, nous pensons que notre expérience visuelle nous induit en erreur. Dans ce cas comme dans celui des émotions, il faut tenir compte de certains facteurs qui perturbent nos perceptions, soit en corrigeant nos réactions, soit en modifiant les jugements corrélés. Comme le dit David Hume dans un passage qui souligne l’analogie entre les sentiments et les expériences visuelles, « l’expérience nous enseigne bientôt cette méthode de corriger nos sentiments, ou du moins de corriger notre langage, quand nos sentiments sont plus obstinés et immuables. » (1739-40, p. 708)

Le second point développé par Dumouchel vise plus directement à montrer que le concept « être approprié » est axiologique. Dumouchel commence par poser la question de savoir quel est le critère pour déterminer si une émotion et son intensité sont appropriées et note que c’est là une question hautement contestable. Je pense qu’il a raison sur ce point. Toutefois, cela n’implique guère que qualifier une émotion d’appropriée, c’est-à-dire affirmer qu’elle satisfait ses conditions d’adéquation, consiste à lui attribuer une propriété axiologique. Ce qu’il faut voir, c’est que ce qui détermine qu’une émotion et son intensité sont appropriées consiste en un fait axiologique.[5] C’est donc la correspondance à un fait axiologique qui rend l’émotion appropriée. Il ne faudrait toutefois pas en déduire que le caractère approprié de l’émotion est lui-même axiologique. En d’autres termes, s’il est vrai que les conditions d’adéquation d’une émotion sont d’un type particulier — ce sont des faits axiologiques — il serait par contre faux de penser que la dimension d’évaluation invoquée par ces conditions d’adéquation est elle aussi d’un type particulier. Nier cela équivaudrait à dire qu’une proposition mathématique n’est pas vraie au sens propre du terme — elle ne serait pas vraiment vraie, mais mathématique — puisque ce qui la rend vraie est un fait mathématique[6].

Selon Dumouchel, celui qui affirme que le caractère approprié des émotions est d’ordre axiologique se trouve confronté à deux difficultés. Du moment que rien ne m’oblige à accepter cette idée, la conception que je préconise n’est pas mise en danger. Il sera néanmoins utile de discuter ces difficultés. On peut en effet les formuler indépendamment de la thèse selon laquelle les émotions n’admettent pas d’évaluation cognitive. La première difficulté a trait à la fonction épistémique des émotions. En simplifiant, la thèse que je soutiens affirme qu’une croyance axiologique est justifiée si et seulement si elle repose sur une émotion dont il n’y a pas de raison de croire qu’elle manque de fiabilité[7]. Selon Dumouchel, il est difficile de voir comment les émotions peuvent justifier une croyance si la notion d’émotion appropriée est axiologique. Comme je l’ai montré, cette notion n’est pas axiologique. Toutefois, il reste vrai que si ce sont les faits axiologiques qui rendent une émotion appropriée, on pourrait objecter que ma conception implique un cercle vicieux. Ne faudrait-il pas savoir que mon admiration est appropriée pour être justifié de croire qu’untel est admirable ? La réponse est « non ». En effet, le simple fait de ressentir une émotion tout en n’ayant pas de raison de penser qu’elle nous induit en erreur est suffisant pour justifier une croyance axiologique. En bref, la raison à cela est qu’en l’absence de raison de penser le contraire, il est raisonnable pour chacun de présumer que ses émotions sont appropriées ; ce cas n’est pas différent de celui des expériences perceptuelles, qui sont elles aussi traitées par défaut comme véridiques[8].

La seconde difficulté a trait à la question de la naturalisation. Comme il pense que le caractère approprié d’une émotion est axiologique, Dumouchel doute que l’on puisse naturaliser la notion d’émotion appropriée. C’est là une difficulté qui persiste même si l’on rejette l’idée que la notion d’être approprié est axiologique. En effet, un état dont les conditions d’adéquation impliquent des faits axiologiques cadre mal avec une naturalisation visant « simplement qu’on l’explique en ne faisant appel qu’à des catégories des sciences naturelles » (p. 377). Ne risque-t-on pas de devoir postuler une mystérieuse faculté de perception des valeurs ? Cette question nécessiterait une longue discussion. Pour faire vite, je dirais simplement que je ne suis pas convaincue de la nécessité de tout réduire à des catégories scientifiques. Je suis plutôt partisane d’une naturalisation de type généalogique, qui consiste à expliquer les concepts axiologiques en montrant comment ils ont émergés à partir de traits naturels (comme justement nos dispositions à ressentir certaines émotions)[9]. C’est là une conception qui est compatible avec l’affirmation selon laquelle les concepts axiologiques et peut-être aussi les faits correspondants sont irréductibles et sui generis.

Paul Dumouchel termine en soulignant une différence importante entre le cas des émotions et celui des expériences perceptuelles. Il note que contrairement aux secondes, « les émotions me donnent accès à des valeurs qui sont absentes dans l’espace et le temps » (p. 377). Il en conclut que « la “perception émotive” s’apparente beaucoup plus à la compréhension intellectuelle qu’à l’expérience visuelle. » (p. 377). Il est vrai que la capacité des émotions à présenter des valeurs qui appartiennent à une chose non présente constitue une des différences les plus importantes entre les émotions et les expériences perceptuelles. Cette différence est due au fait que contrairement aux expériences perceptuelles, les émotions requièrent des bases cognitives. Il faut voir le chien qui accourt pour ressentir de la peur ; il faut croire qu’un tel vous a insulté pour éprouver de la colère. Certaines de ces bases cognitives sont de simples perceptions, alors que d’autres sont propositionnelles. Et parmi ces bases cognitives, certaines portent sur le passé, le futur ou le possible. Dès lors, il n’est pas étonnant que les valeurs dévoilées par les émotions ne sont pas toujours présentes. Faudrait-il conclure qu’il ne s’agit pas d’une perception des valeurs, mais d’une compréhension intellectuelle ? Il me semble que non. En effet, un trait qui caractérise ce genre de saisie des valeurs est son caractère immédiat. Quand je me souviens d’un lapsus honteux et que je ressens une émotion de honte, il y a là quelque chose d’immédiat et de primitif qui se distingue de la simple catégorisation intellectuelle.

Que conclure ? Il faut, je pense, reconnaître qu’on ne peut se débarrasser de la thèse selon laquelle les émotions consistent en des perceptions des valeurs en quelques pages. Cela ne veut évidemment pas dire que cette thèse ne restera pas controversée.[10]