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Art as Performance devrait être lu attentivement par tous ceux qui désirent être au courant des tendances actuelles de l’ontologie de l’art. David Davies nous y offre un survol très fiable des thèses et arguments dans ce domaine. Qui plus est, il esquisse et soutient une nouvelle approche selon laquelle une oeuvre d’art est une action (ou une performance) particulière. Dans ce qui suit, je poserai des questions portant uniquement sur un aspect de ce livre impressionnant.

À la fin de son livre Davies offre un résumé des points fondamentaux sur lesquels il s’oppose aux ontologies antérieures en esthétique. Il écrit que l’une de raisons pour lesquelles nous devrions préférer sa théorie de l’oeuvre comme action particulière aux autres options est une considération d’ordre axiologique : l’option « contextualiste », y compris une variante que Davies nomme « l’empirisme éclairé » [enlightened empiricism], souffre de ne pas pouvoir reconnaître une des espèces de la valeur artistique. C’est un reproche très grave, même décisif, si l’on accepte ce que Davies nomme le « principe pragmatique » selon lequel une théorie de l’ontologie de l’art doit s’intégrer dans une approche capable de rendre compte de la pratique artistique et critique (ce qui comprend l’interprétation, l’évaluation et l’appréciation des oeuvres d’art dans tous les médias).

Comme de nombreux autres chercheurs dans ce domaine, je suis d’accord avec ce principe, pouvu que l’on voie bien que son application n’est pas une simple codification ou réflection d’une attitude purement neutre ou descriptive de la part du philosophe. C’est ainsi que Davies commence son livre par une critique des critiques qui ne comprennent pas la raison d’être d’une bonne part de la production artistique postérieure à 1945. Et Davies indique plus généralement que la seule pratique des artistes et critiques pertinente pour l’application du principe pragmatique est celle qui se fait accepter et codifier par une « réflexion rationnelle » [rational scrutiny] (p. 18).

Appliquer un tel principe n’est pas chose facile, surtout dans un contexte (le nôtre) où les pratiques des critiques et des publics de l’art manifestent une hétérogéneité et un désaccord très prononcés. La façon dont les uns parlent d’une oeuvre d’art, tout en croyant faire fonction de critique progressiste, constitue pour les autres la trahison même de l’idée que l’on peut aborder une oeuvre d’art en tant qu’oeuvre d’art. Et d’autres critiques encore repoussent la proposition que les valeurs artistiques ou esthétiques seraient un objet privilégié du regard critique. Le philosophe ne peux donc pas se contenter simplement de refléter la pratique critique en élucidant son ordre systématique implicite, car il n’y en a pas. Simplement répéter la pratique serait se contredire (ce qui correspond mal à l’idée d’une codification par la « réflexion rationnelle »). Le philosophe de l’art doit au contraire poser ses propres jugements sur la pratique critique ; il devrait alors présenter des arguments d’ordre normatif au sujet de ce qu’il croit pouvoir défendre comme la bonne façon de se comporter envers les oeuvres.

Si donc il est vrai que certaines théories de l’ontologie de l’art ne peuvent pas faire place à une sorte de valeur artistique que la critique devrait à juste titre reconnaître, nous aurions une très bonne raison de préférer une approche qui serait capable de le faire. Mais quelle est, au juste, cette espèce de valeur selon laquelle « l’empirisme éclairé » se montre insuffisamment éclairé ? Un tel empirisme (que Davies attribue en passant à Malcolm Budd, entre autres), se dit « éclairé » parce que Davies voit clairement que les oeuvres d’art ne sont pas uniquement ou exclusivement des objets perceptibles. Afin de connaître une oeuvre, il faut en connaître plus que ses qualitiés sensorielles. Il ne suffit pas, non plus, de savoir sous quel concept générique il faut ranger ce que l’on voit et entend dans une oeuvre : il y a des qualités artistiques et esthétiques imperceptibles, que l’on doit imaginer et penser. (Si, par exemple, l’oeuvre est une structure liée à un contexte artistique et culturel, il faut la penser dans ce contexte pour pouvoir l’apprécier.) Puisque cet empirisme est éclairé au point de vue épistémologique, il n’est pas plausible de dire que son erreur consiste à prétendre que toute valeur artistique relève d’une qualité directement perceptible. Autrement dit, la valeur artistique des oeuvres n’est pas réductible à des qualités directement perceptibles ou sensorielles. Je peux, par exemple, en écoutant une performance, expérimenter le fait qu’une pièce de Rachmaninov soit très difficile à jouer, mais l’expérience que je fais ainsi de la valeur d’une virtuosité musicale spécifique n’est pas uniquement sensorielle. La difficulté du morceau n’est pas uniquement « intrinsèque » à la structure musicale puisqu’elle est également liée aux capacités et au talent des musiciens dans un contexte donné.

Dans les paragraphes où il critique « l’empirisme éclairé », Davies dit que celui-ci se trompe en acceptant la thèse axiologique selon laquelle la valeur d’une oeuvre d’art réside dans l’expérience de ceux qui s’engagent correctement envers cette oeuvre. Davies semble ici soutenir l’idée qu’il y a une valeur artistique en quelque sorte immanente à l’action de l’artiste, et qui ne dépend point de l’expérience que l’on peut en faire. Une tâche nécessaire de la critique est alors de reconnaître la valeur dans ce qu’a fait l’artiste, chose distincte de la reconnaissance des valeurs instrumentales que les oeuvres peuvent véhiculer ou rendre possibles pour le public.

Mais cet argument axiologique est-il valable ? A-t-on raison de croire : 1) qu’il existe une valeur artistique incompatible avec une thèse expérientialiste raisonnable ; et 2) que seule l’ontologie de l’art comme action particulière puisse reconnaître cette valeur correctement ?

Ad (1) : Se peut-il que Davies cherche à nous faire accepter une thèse radicalement anti-expérientialiste en axiologie, selon laquelle il existerait des valeurs n’apportant aucun soutien, qu’il soit direct ou indirect, dans l’expérience, c’est-à-dire des valeurs situées en principe au-delà de toute réponse subjective (comme l’a fait G. E. Moore, dans le troisième chapitre de Principia Ethica, lorsqu’il postulait que nous devrions attribuer de la valeur à l’existence d’une planète belle mais à jamais située hors du champ des expériences possibles) ? J’ai du mal à le croire, tout comme j’ai du mal à voir comment on pourrait formuler un argument convaincant en faveur d’un tel postulat onto-axiologique. Si le bien et le mal objectifs et totalement indépendants des préférences des agents sont des propriétés « étranges » (ou queer, pour parler comme John Mackie), dont l’existence reste difficile à expliquer, ô combien plus étrange encore est l’existence d’une valeur artistique n’ayant aucun rapport avec l’expérience que l’on fera de l’oeuvre dont elle est une des qualités. N’y a-t-il pas une tension très forte entre la notion d’une valeur dont personne ne fait l’expérience, et l’idée qu’une telle valeur serait proprement artistique ? (Moore, par exemple : « parler du Beau naturel, non pas d’une valeur artistique ».) Existe-t-il un morceau de musique dont la valeur artistique n’a rien à voir avec l’expérience de l’entendre ou de le jouer ? Essayons d’imaginer un exemple : un musicien en pleine crise de créativité apprend qu’un rival détesté a terminé une nouvelle symphonie ; sans avoir entendu celle-ci, notre musicien est saisi d’un accès de jalousie et y trouve la motivation de composer un morceau génial. La symphonie du rival a donc une valeur instrumentale dans l’histoire de la composition musicale, car elle a contribué indirectement à la création d’un autre morceau, et ceci indépendamment de toute expérience auditive. Mais la valeur artistique du « morceau génial » ne dépend-elle pas, elle, de l’expérience de l’audition du compositeur ou de quelqu’un d’autre ? La thèse la plus plausible est que la valeur instrumentale de la symphonie réside dans la valeur intrinsèque et expérientielle du morceau génial, une valeur à laquelle cette symphonie a contribué de manière curieusement silencieuse.

Peut-être la pensée de Davies était-elle qu’à l’intérieur d’une réponse ou d’une expérience évaluative, la valeur non instrumentale de l’oeuvre doit se penser comme immanente à l’oeuvre et non pas comme la construction ou la projection de celui qui en jouit. On se souvient de la thèse socratique dans l’Euthyphro : « telles actions ne sont pas pieuses parce que les dieux les pensent ainsi ; les dieux les pensent ainsi parce qu’elles le sont ». Et je pense que l’on a intérêt à rejeter l’idée que la valeur d’une oeuvre n’est que la projection toute subjective de quelques critiques ou auditeurs. Mais cela implique-t-il que la valeur de la musique existe indépendamment de l’expérience, du compositeur et du public ? Je dirais au contraire (avec D. W. Ross, C. I. Lewis, et bien d’autres) que l’accomplissement d’un artiste, c’est-à-dire sa contribution essentielle à la valeur artistique, consiste à faire quelque chose qui, de manière appropriée, rend possible des expériences intrinsèquement (aussi bien qu’instrumentalement) valables. Je trouve donc très difficile à suivre la façon dont Davies résume une partie de son argument axiologique contre Budd, Levinson et autres en suggérant que la valeur de certaines oeuvres n’a rien à voir ni avec une valeur expérientielle ni avec une valeur « culturelle » :

Second, if it is said that in the Turner and Louis cases the ‘experiential’ payoff of the artistic achievement is to be found in the very works themselves — the paintings by Turner and Louis where the innovations yield valuable experiences to receivers of the works — it is not obvious that even this must be the case in order for a work to have artistic value in virtue of what was done by the artist. Certain early twentieth-century ‘experiments’ in performance, such as the ‘bruitism’ of Marinetti and Russolo (see Goldberg 2001 : ch. 1), possess neither cultural value, in Levinson’s sense, nor obvious merit through directly enriching human experience. Yet what was done by the artists at this time has genuine artistic interest, of the same sort as the interest we take in those artistic doings that do have experiential value.

p. 261

Il y a donc un intérêt artistique, inhérent en quelque sorte à ce que fait l’artiste, qui ne dépend pas de l’expérience que l’on fait de l’oeuvre ; et même lorsque ce sont de telles expériences qui nous sont chères, il s’agit au fond du même type d’intérêt. Mais — pour en venir finalement à mes questions — quel est le type d’intérêt qui ne dépend point d’une expérience actuelle ou possible ? Un intérêt radicalement indépendant de toute expérience existe-t-il ? Pourquoi alors parler d’« éprouver de l’intérêt » [the interest we take] ? Qu’est-ce qui fait qu’une ontologie de l’art, guidée par le principe pragmatique, doit tenir compte d’une telle chose ? Est-ce un aspect de la seule pratique critique qui survit à la « rational scrutiny » ? Que dire à la foule de critiques qui suivent Bourdieu et Cie en niant activement l’existence de ce genre de valeur ? La « rational scrutiny » exige-t-elle la reconnaissance d’une telle valeur artistique ? C’est ici que mes remarques précédentes sur le rôle du philosophe-ontologue deviennent pertinentes : comment justifier une attitude critique envers des pratiques et des attitudes critiques très répandues ?

Ad (2) : Si l’on pouvait effectivement fonder la notion d’une telle valeur, en quoi cette idée serait-elle incompatible avec d’autres ontologies de l’art, y compris celles de Currie et de Levinson ? Il semble raisonnable de conclure que si une action particulière peut avoir en soi une valeur non expérientielle, un type d’actions le pourrait aussi. Et que dire du rapport d’un type de structure artistique à un contexte particulier ? Il est pertinent de noter ici que Levinson s’est montré très critique à l’égard de la thèse expérientialiste de Budd. (J’ai même l’impression que la critique que Davies fait de Levinson dans ce contexte est au fond celle que Levinson avait dirigée contre Budd en 1996[1]. Et il n’est pas évident que ce que Levinson dit dans ce contexte soit incompatible avec sa propre position sur l’ontologie des oeuvres.) Levinson cherchait (en vain, je crois) à identifier des types de valeur musicale radicalement externe à l’expérience des auditeurs. Il propose qu’une oeuvre musicale puisse avoir de la valeur pour ceux qui la jouent — remarque banale qui contredit une thèse expérientialiste étroite, mais non une thèse expérientialiste raisonnable, laquelle comprend l’expérience des artistes aussi bien que celle du public. Levinson propose aussi qu’une oeuvre musicale puisse avoir une valeur parce qu’elle « résout un problème », mais cela reviendrait à dire que le compositeur, en trouvant (ou en « présentant ») une suite de sons et leur mode de production, aurait fait une expérience porteuse de valeur artistique. Levinson déclare aussi que l’originalité est une valeur artistique « qui va au-delà de la valeur de [son] appréciation », mais il n’explique pas pourquoi la valeur de l’originalité ne repose pas sur l’expérience faite par le compositeur ou les autres auditeurs. Certes, on peut faire ou apprécier une action originale sans l’expérimenter comme étant originale, car l’originalité est un fait relationnel complexe entre l’action et son contexte historique (et possiblement psychologique, si l’on en croit Margaret Boden. Il y a en tout cas un débat épineux quant à la nature de l’originalité et sa valeur artistique et esthétique[2], que je ne chercherai pas à résumer ici). Mais qu’est-ce qui fait que ce genre de relation historique est potentiellement valable sur le plan artistique, sinon les effets possibles de sa reconnaissance ?

On peut soulever une question semblable en ce qui concerne l’ontologie proposée par Davies. Je pense plus spécifiquement à la manière dont il décrit le genre d’action qu’est une oeuvre d’art, et à ses implications quant à la question de la valeur artistique non expérientielle. Davies nous dit, par exemple, que l’artiste manipule un médium artistique et un médium « véhiculaire » afin de réaliser un « véhicule artistique », le tout étant une oeuvre qui constitue un « artistic statement » (un « énoncé artistique » ? La traduction des expressions que Davies reprend de Binkley n’est pas un problème trivial et il serait intéressant d’en explorer les implications). Est-il vrai que toute oeuvre artistique doive constituer un énoncé ou un statement ? Et la constitution d’un « énoncé » peut-elle avoir une valeur indépendamment de toute expérience ? Peut-on constituer un énoncé ou un statement sans en faire l’expérience ? Et comment faut-il comprendre cette condition si l’on rejette la lecture ordinaire selon laquelle un énoncé ou un statement serait toujours l’expression d’une attitude d’assertion relative à un contenu propositionnel (un « constatif » comme diraient certains théoriciens des actes de parole) ? Et je voudrais aussi poser la question plus générale qui consiste à savoir si statement est le mot juste, s’il faut le mettre entre guillemets dans bon nombre de cas (voir p. 53).

Pour conclure, voyons un autre argument qui va un peu dans le sens de Davies, mais je ne sais pas s’il l’endosserait (ce n’est pas de toute façon un argument qu’il donne dans le livre). Brièvement, il s’agit de raisonner de la manière suivante : si une valeur est artistique et non instrumentale, elle est expérientielle ; la valeur artistique non instrumentale est une valeur inhérente à l’oeuvre d’art, et qui ne dépend pas uniquement de la réception de celle-ci ; une « structure artistique » (qu’elle soit indiquée ou non) n’est pas une expérience et ne peut pas avoir de valeur artistique non instrumentale ; une oeuvre d’art qui peut avoir une valeur artistique et non instrumentale est donc une expérience (peut-être celle de faire une action d’ordre artistique).

Voilà donc quelques questions et remarques pour David Davies. J’ai passé sous silence bien des qualités de Art as Performance, ainsi que d’autres points (et il y en a beaucoup) sur lesquels je suis complètement d’accord avec l’auteur. Je n’ai fait, par exemple, aucune mention des arguments, à mon avis indispensables, présentés par Davies contre l’ontologie structuraliste.