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« C’est la nuance de l’intonation qui fait tout... »

Stendhal, Correspondance

La littérature serait inconcevable sans l’ironie et toutes ses variantes, de l’humour à la satire et au sarcasme. Ironie du mot, de la phrase, de la situation, du narrateur, du personnage : la forme et le contenu des oeuvres littéraires ne sauraient s’en passer. Que le lecteur se méfie, même là où tout semble tragique, car l’ironie peut s’infiltrer partout, sans pourtant mettre en cause le sens tragique, mais en l’interrompant, un peu ou beaucoup, doucement, par une grimace ou un clin d’oeil, une allusion, un sourire : ouverte ou cachée, lourde ou légère, passagère ou constante, sombre ou effervescente, l’ironie traverse la langue littéraire. Oserait-on dire que, depuis bien longtemps, sans une forme ou une autre d’ironie, une oeuvre risque de perdre son véritable caractère littéraire et nous tombe dessus comme un manifeste ou une tirade moralisante ? Le bon écrivain saura éviter l’uniformité d’un sérieux tout lisse et plein de bons sentiments ; il saura appeler le sourire ou même le rire et fuira, selon les voeux de Rabelais et de Sterne, les « agélastes[1] », ceux qui s’indignent contre tout amusement. Le pacte même de l’intelligence en littérature réside dans l’attitude ironique : que l’écrivain et le lecteur ne s’enfoncent pas dans l’ennui d’un texte sans épaisseur incapable de puiser dans le vif de la langue, laquelle, bien qu’écrite, bien qu’à la recherche du style, d’un style, vise toujours, de manière plus ou moins évidente, à une conversation — avec le lecteur anonyme, avec des écrivains morts ou vivants, avec des idées, des formes, des traditions. L’élan de l’échange oral, même dans les oeuvres les plus repliées sur elles-mêmes, est blotti dans les pages écrites : à leur horizon se dessine la situation réelle de parole où un locuteur s’adresse à un autre, utilisant toutes les cordes de l’expression verbale, toutes les tonalités de la voix, enfin l’expressivité illimitée de la langue dans ses différentes modalités.

Les linguistes et les philosophes savent combien il est difficile de définir l’ironie et connaissent l’importance cognitive de ce phénomène. Quant à la littérature, l’ironie est une de ses grandes valeurs esthétiques — avec le tragique, le comique, le beau, le sublime, le kitsch. Une valeur esthétique est une valeur affective et, comme les phénomènes affectifs, elle est caractérisée par une grande variété d’intensité. Une même émotion peut être colorée de manière différente : les adjectifs et les adverbes la nuancent, jusqu’au point où ils la déplacent vers un autre état émotif : la nostalgie peut être douce ou désespérée ; la rage amère ou violente ; la tristesse sombre ou résignée, etc. Un certain degré d’intensité transforme une émotion en une autre : par exemple, il y aura un point au-delà duquel la véhémence devient agressivité, ou la rage, fureur, ou le dépit, envie de vengeance, ou la tristesse, souffrance, ou la répulsion, dégoût, etc. Les philosophes qui ont étudié les émotions ont souvent établi des taxinomies pour marquer les limites entre une émotion et une autre, une passion et ses dérivés, un état émotif et son contraire. Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, consacre quelques chapitres aux phénomènes affectifs sous forme d’un petit traité sur les sentiments écrit par le protagoniste, Ulrich. Musil s’est souvent plaint dans ses notes de la pauvreté de la langue pour exprimer les nuances des sentiments ; d’où la nécessité d’utiliser des adverbes et des adjectifs pour mieux décrire la coloration d’un affect : « Soupirer, sourire, rire — comportent d’innombrable variantes ; mais nous ne pouvons les traduire qu’adverbialement : de façon résignée, ambiguë, dédaigneuse, négligente, gaie, amusée, cordiale[2]. »

Comme tout phénomène affectif, l’ironie comporte une vaste gamme de types et degrés : elle peut être satirique, comique, tragique, nihiliste, paradoxale, etc. Les approches modernes ont mis en cause la définition rhétorique classique, donnée par Cicéron et Quintilien, de l’ironie comme un mode du discours dans lequel il faut comprendre le contraire de ce qui est dit (« Contrarium ei quod dicitur intelligendum est », selon les mots célèbres de Quintilien dans son Institutio Oratoria). Une visée purement rhétorique pourrait se contenter de cette définition, qui semble déjà insuffisante pour rendre compte de l’ironie socratique, et, dès le XVIIIe siècle, les philosophes ont élargi l’horizon de l’ironie. Anthony Ashley Cooper of Shaftesbury, dans son Characteristics of Men, Manners, Opinions, Times, a développé une conception qui échappe à la rhétorique et à la maïeutique : pour lui, l’ironie ne peut être réduite ni à un mot ni à une phrase ; elle est une manière de vivre, une attitude existentielle qui témoigne d’une grande compréhension de l’âme humaine.

Stendhal s’est interrogé sur les affects humains toute sa vie, à travers ses romans, ses journaux, ses livres de voyage, ses essais et sa correspondance. Toutes ses réflexions et notes font de lui un théoricien des passions et des émotions, même s’il n’a jamais écrit un traité comme l’avait fait Mme de Staël, avec De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796). La correspondance d’Henri Beyle en 1804 et 1805 montre que tout ce qu’il communique à sa soeur Pauline vise à comprendre les passions humaines. Beyle essaie des classifications et des distinctions ; il esquisse des dynamiques et souligne le lien entre la raison et les états émotifs. Il n’est pas étonnant que le rire et l’ironie occupent une place importante dans ses investigations.

Stendhal est un des écrivains qui ont le plus raffiné l’usage de l’ironie. Il a fait de celle-ci un véritable idéal esthétique qui non seulement le rapproche de Musil, mais lui donne une place particulière dans le Romantisme français, dont il a défendu l’aspect d’art moderne contre l’art classique[3]. Pour mieux saisir les nuances de l’ironie de Stendhal, nous verrons d’abord ce que son ironie n’est pas, de quoi elle se sépare en tant que phénomène éthique et esthétique à la fois. Par la suite nous nous arrêterons sur sa théorie du rire, telle qu’elle apparaît dans plusieurs oeuvres (Journal littéraire, Histoire de la peinture en Italie, Racine et Shakespeare, et Correspondance). Enfin, nous examinerons la position ironique du narrateur dans les romans.

Contre le style boursouflé et les enfants gâtés

Stendhal s’éloigne à la fois de la satire tragique de Chateaubriand et de l’ironie nihiliste des auteurs romantiques. En dépit de quelques moments d’appréciation, Stendhal n’a jamais supporté le gourou du romantisme français, Chateaubriand. Il y a sans doute des raisons biographiques et idéologiques à cela : le père détesté d’Henri Beyle vénérait Chateaubriand, et les idées politiques de Chateaubriand ne coïncidaient certes pas avec la ferveur de Beyle, enflammé par la Révolution française et qui rappelait sa propre joie à l’annonce de la mort du roi. Mais surtout le style « boursouflé » de Chateaubriand est tout le contraire de ce que Beyle cherche. Dans la lettre célèbre à Balzac en 1840, à la suite de l’article enthousiaste de celui-ci sur La Chartreuse de Parme, Stendhal affirme son penchant pour le style du Code civil et son refus du « charlatanisme » de l’auteur de René[4] : « Le beau style de M. de Chateaubriand me sembla ridicule en 1802. Ce style me semble dire une quantité de petites faussetés. Toute ma croyance sur le style est dans ce mot[5]. »

On trouve plusieurs exemples de l’antipathie que Stendhal avait pour René. Solitaire, incertain, éternellement mélancolique, ce personnage du Génie du christianisme (le roman fut publié en 1802 et connut un nombre invraisemblable de rééditions) devient le symbole de l’éthos romantique. Contre cet engouement pour la mise en scène un peu fausse de la mélancolie, Beyle rappelle dans La Vie de Henry Brulard, comment, dès son enfance, il adorait le Don Quichotte et se faisait surprendre pouffant de rire par son père. Les punitions paternelles ne domptent pas son instinct rieur et, dans ses premières tentatives littéraires avec l’ami Louis Crozet, Stendhal imagine un personnage, Barrhus, qui n’a rien du héros romantique : « Il ne s’abandonna nullement aux idées sombres. En général, il faut dire, une fois pour toutes, que les idées de Chateaubriand, le sombre René, etc., sont tout ce qu’il y a de plus opposé à son caractère[6]. »

Certes, Chateaubriand utilise la figure rhétorique de l’ironie, et de la manière la plus fidèle à Cicéron et Quintilien, comme s’il pouvait orner par cette figure de pensée sa foi religieuse et son sens tragique de la destinée humaine. Par exemple dans ce magnifique passage des Mémoires d’outre-tombe, de 1821, où l’écrivain se remémore la prise de la Bastille dont il a été témoin. Sa narration embrasse en même temps la terrible majesté de l’événement unique, exceptionnel, la récurrence fatale des désastres humains depuis les temps antiques, et enfin la présence du moi, du sujet qui ressent, juge et rappelle le fait atroce :

Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages est assommé sur les marches de l’hôtel de Ville. Le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet : c’est ce spectacle que des béats sans coeur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les Vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent. On en envoya à tous les niais d’importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j’ai manqué ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j’aurais une pension aujourd’hui[7].

Le mécanisme élémentaire de la figure rhétorique agit sur le lecteur : dans les premières lignes du passage, Chateaubriand dit le contraire de ce qu’il pense, car, il est bien évident qu’il n’y a aucun héroïsme à défoncer des grilles qui sont ouvertes et qui n’étaient défendues que par une poignée d’hommes faibles. La cruauté dont la foule parisienne contemporaine fait preuve est humiliée par la comparaison avec les révoltes romaines. Au fur et à mesure que la description avance, le souvenir prend de plus en plus un ton satirique : ces conquérants qui s’autoproclament ne sont que des ivrognes et ne règnent que sur une foule ignoble. La satire se colore d’un sarcasme qui est dirigé contre tout le genre humain, mais surtout contre les protagonistes de la prise de la Bastille : la lâcheté et l’opportunisme des hommes font que les passants saluent ces nouveaux « héros ». Le récit antiphrastique culmine dans l’image moqueuse de quelques héros qui meurent de fatigue. L’amertume et le dégoût pour ce triomphe ridicule sont grands chez l’aristocrate chrétien, et grande est aussi sa maîtrise rhétorique qui laisse la place à l’auto-ironie : « Que de fois j’ai manqué ma fortune ! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j’aurais une pension aujourd’hui. » C’est l’attitude vis-à-vis de soi-même qui semble confirmer l’idée d’Aristote sur l’ironie comme fausse modestie, car, en réalité, Chateaubriand est bien loin de s’en vouloir de ne pas avoir obtenu de pension, ou plutôt ce blâme cache l’éloge de son comportement : le lecteur doit constater qu’il n’a été ni lâche ni opportuniste.

En même temps, dans l’enchaînement des antiphrases, de la satire, du sarcasme et de l’auto-ironie, l’architecture du long paragraphe des Mémoires laisse entrevoir un autre type d’ironie, qui, cette fois, en dépassant les formules rhétoriques, indique la torsion que les mots peuvent donner à la réalité — des héros qui ne sont pas tels, le blâme qui est un éloge — et dit la situation, l’ironie du sort, la chance aveugle qui capricieusement régit les vies humaines.

Contrairement au sombre écrivain chrétien, Stendhal, tout en n’ayant pas d’opinions politiques fermes, a toujours exprimé sa fascination pour la Révolution et son horreur de ce qu’il appelle, dans Henri Brulard et dans son journal, « la satire ancien régime ». Certes, lui aussi écrit souvent de manière satirique, mais sa satire est dirigée contre les classes dominantes. Par exemple, dans Le Rouge et le Noir, le narrateur décrit la vie de salon dans l’hôtel de La Mole, où Julien est secrétaire du marquis de la Mole : la liste des sujets que l’on ne peut pas aborder est longue et l’ennui profond :

La politique dirigeante qui fait l’entretien des maisons bourgeoises n’est abordée dans celles de la classe du marquis que dans les instants de détresse.

Tel est encore, même dans ce siècle ennuyé, l’empire de la nécessité de s’amuser que même les jours de dîners, à peine le marquis avait-il quitté le salon, que tout le monde s’enfuyait. Pourvu qu’on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés par la cour, ni de tout ce qui est établi ; pourvu qu’on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de l’opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; pourvu surtout qu’on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout.

Il n’y a pas de cent mille écus de rente ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait une grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l’envie d’être agréable, l’ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se taisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps qu’il faisait[8].

Le lecteur ressent le brio de cette satire : la légèreté de Stendhal tient à ce mélange rapide de mépris politique et d’affection pour le genre humain, tandis que, avec humour, il dépeint une forme d’ennui qui n’a rien à voir avec l’âme sombre et solitaire de René, mais qui est toute liée à la pratique de la conversation dans les salons, à ce penchant si humain à s’amuser et à plaisanter ou railler sur les contemporains. Car, si l’on étouffe l’instinct humain, partagé par toutes les classes sociales, de faire de l’ironie ou de la satire, d’utiliser le langage dans toutes ses tonalités, l’intelligence en souffre, la conversation s’éteint, et la sociabilité se meurt.

Ce paragraphe — un parmi mille — montre aussi que l’ironie du narrateur n’est pas limitée à la figure rhétorique de l’inversion, qui n’apparaît que dans le mot « librement », lequel néanmoins arrive à la suite d’une longue liste d’interdictions réelles. Et Stendhal ne continue pas en disant le contraire de ce qu’il vaut signifier ; il dit exactement ce qu’il veut signifier, à savoir que pendant la Restauration on a peur de parler et que la vie de salon si importante dans la culture des Lumières est réprimée. Le ton dresse tout un tableau de moeurs, et l’on ne peut que sourire devant la crainte de laisser soupçonner une pensée ou trahir une lecture intelligente.

Certes, quelque chose est perdu : la verve, le plaisir de la liberté de langage et de la conversation dans les salons. Mais il est évident que Stendhal est loin du pessimisme tragique de Chateaubriand, qui voit l’Histoire comme le signe du péché originel, gravé dans le coeur de l’homme. Stendhal voit dans l’Histoire le théâtre humain des passions, des émotions, des croyances et des actions. Ambition, peur, lâcheté, orgueil, etc. : tous ces affects sont blottis dans les actes et les événements. Et si Stendhal s’arrête tant sur la vanité[9], cette vanité n’est certes pas la vanitas, l’inutilité du faire humain devant les ravages du temps qui passe et dévore les époques et les faits ; la vanité pour Stendhal est la manifestation la plus constante de cet animal narcissique qu’est l’être humain. Comme Molière, qu’il admira toute sa vie, il voudrait nous faire rire des petitesses humaines. Le salon est un lieu où l’on peut aiguiser sa connaissance de l’âme humaine et des passions — il est aussi instructif qu’un bon livre de philosophie ou un bon roman[10].

Le pessimisme romantique ne séduit pas Stendhal, qui garde un goût intact pour la philosophie du XVIIIe siècle en langue française ou anglaise : Hobbes, Hume et Burke l’intéressent plus que le mystique Friedrich Schlegel[11] ; la Edimburgh Review plus que De l’Allemagne de Mme de Staël. Proche de Shaftesbury, même s’il ne le connaît pas directement, lecteur régulier de la Edimburgh Review, passionné par Byron, Stendhal refuse les traits romantiques qui viennent de la culture allemande et qui ont influencé les Français à travers l’oeuvre de Mme de Staël[12]. Ainsi, l’ironie de Stendhal s’éloigne de la négativité romantique de Friedrich Schlegel, que souvent il juge un piètre philosophe et un penseur extrêmement confus. Stendhal, se méfiant de toutes les exagérations, repère dans l’ennui et dans toutes les souffrances romantiques une pose, quelque chose de faux, une complaisance de la vanité.

Un enfant gâté est disposé à souffrir de tout ; un homme sage à souffrir le moins possible, et, en ne s’occupant pas de ses maux physiques, en prenant l’habitude de plaisanter de ses chagrins, il finit par en plaisanter avec lui-même seul dans sa chambre, pendant que l’enfant gâté sanglote[13].

Schlegel a laissé maintes déclarations obscures sur cette célèbre ironie romantique, et son influence, qui fut grande en Europe au XIXe siècle, s’étend sans aucun doute jusqu’à l’ironie post-moderne, pour laquelle la réalité n’existe pas : tout est rhétorique, langage vide, jeu verbal, allégorie continuelle et citations infinies. Cette vision contemporaine continue la filiation de Schlegel, pour qui l’ironiste, comme Shakespeare, est celui qui étale des positions différentes sans en choisir aucune. L’ironie est « la conscience claire d’une infinie agilité, d’un chaos infiniment plein[14] ».

En dépit de l’anachronisme, on peut rappeler l’ironie négative de Baudelaire, que bien entendu Stendhal ne pouvait pas connaître : le poème L’Héautontimorouménos (titre homonyme de la comédie de Térence) analyse les tensions de l’ironie, radicalise la position de Schlegel, ou même, pourrait-on dire, la met en scène ironiquement. Le poète suit les transformations de la « vorace ironie » jusqu’au rire désespéré qui accompagne et a accompagné les grands malheureux, de Don Juan à Melmoth the Wanderer, héros du roman de Maturin dont Baudelaire a fait, surtout dans son essai De l’essence du rire, l’exemple de ce qu’il appelle le comique sublime ou absolu (qui se distingue du comique social ou didactique typique de la caricature et de la satire).

Je te frapperai sans colère

Et sans haine, comme un boucher,

Comme Moïse le rocher

Et je ferai de ta paupière,

Pour abreuver mon Saharah

Jaillir les eaux de la souffrance.

[...]

Ne suis-je pas un faux accord

Dans la divine symphonie,

Grâce à la vorace Ironie

Qui me secoue et qui me mord

Elle est dans ma voix, la criarde !

C’est tout mon sang ce poison noir !

Je suis le sinistre miroir

Où la mégère se regarde.

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau !

Je suis de mon coeur le vampire,

- Un de ces grands abandonnés

Au rire éternel condamnés

Et qui ne peuvent plus sourire[15] !

Les émotions déployées par l’ironie ont une intensité différente, se substituent l’une à l’autre et se juxtaposent : tout d’abord la célèbre distance ironique des Romantiques montre une indifférence surhumaine, par la suite interviennent la cruauté, le sadisme et enfin le masochisme. La description n’est pas statique, mais dynamique : dans le va-et-vient entre le monde externe et le monde intérieur, le poème étale toutes les nuances de l’ironie, jusqu’au sarcasme et à l’attitude sardonique ; un état d’anesthésie de tout sentiment est suivi par le mépris glacial pour les souffrances d’autrui, jusqu’à l’autodestruction amère de celui qui parle.

Certes, la « vorace Ironie » ne circule pas dans les textes de Stendhal, pour qui le rire et le sourire ne sont pas ennemis. Ni le satanisme ni le nihilisme ne triomphent chez un écrivain qui aime Cervantès et Molière, les romans d’aventures de Sterne et de Fielding. Stendhal, comme il l’écrit à Louis Crozet, s’occupe depuis sa jeunesse de « l’art de komiquer » et de « la peinture des caractères »[16]. Et si parfois il détecte le rire amer de Molière, cette amertume est toute sociale et ne conduit pas à un sentiment de flagellation du moi[17].

À la suite de Hobbes (et de Schlegel qui reprend Hobbes), Stendhal reconnaît que le rire est fondé sur le sentiment de supériorité, il le rappelle dans quelques pages de son Racine et Shakespeare, et aussi dans l’Histoire de la peinture en Italie en commentant les caricatures de Léonard de Vinci : « Il sentit le premier peut-être cette partie des beaux-arts qui n’est pas fondée sur la sympathie, mais sur un retour d’amour propre[18]. » Mais Stendhal donne une autre tournure à ce retour d’amour propre, et il déplace la supériorité vers quelque chose de plus léger. Ainsi, par exemple dans La Chartreuse de Parme, une anecdote fait briller encore la satire politique : en 1796, le peintre Gros, qui était arrivé en Italie avec l’armée, aurait dessiné une caricature de l’archiduc de Milan sur une feuille de papier jaune dans un café :

Sur le revers de la feuille il dessina le gros archiduc  : un soldat français lui donnait un coup de baïonnette dans le ventre, et, au lieu du sang, il en sortait une quantité de blé incroyable. La chose nommée plaisanterie ou caricature n’était pas connue dans ce pays de despotisme cauteleux. Le dessin laissé par Gros sur la table du café des Servi parut un miracle descendu du ciel : il fut gravé dans la nuit, et le lendemain on en vendit vingt mille exemplaires[19].

Stendhal, qui refuse la vanité de l’enfant gâté, ne peut pas se décider à accepter totalement la thèse de la supériorité, du manque de tendresse pour autrui, et il préfère toujours penser qu’il s’agit du trop humain désir de s’amuser (ce qu’on ne peut plus faire sous la Restauration). Dans Lucien Leuwen, en pensant à Mme de Chasteller, le protagoniste, déjà épris d’elle, se demande quel sentiment apparaît dans l’expression singulière de ses yeux : « [...] était-ce de l’ironie, de la haine, ou tout simplement de la jeunesse et une certaine disposition à s’amuser de tout[20] ? »

Personnages et narrateur

La recherche de l’art de komiquer chez Stendhal se conjugue à l’analyse de l’amour : De l’amour, qui se veut l’étude de ce sentiment complexe, date du début des années 1820. L’amour est né, selon Stendhal, avec la sensibilité chrétienne, les romans de chevalerie, les poèmes de l’Arioste. L’amour est la voie royale de la tendresse envers les hommes et les choses. On peut lire toute l’Histoire de la peinture en Italie (1817), le premier grand ouvrage de Beyle, comme l’explicitation de cet état émotif si difficile à définir : tendre doit être le bon peintre pour représenter les émotions humaines, qui sont le véritable sujet de la peinture selon Stendhal ; tendre doit être ou devenir le spectateur pour apprécier la peinture et se laisser émouvoir par les oeuvres d’art. Cultiver la sensibilité : voilà ce qui semble à Stendhal typique des modernes, à la différence des anciens dont l’existence se réduisait à « chasser, boire et dormir ». Les anciens n’ont développé que la force physique de l’athlète et ressenti des passions sombres et violentes comme la fureur et la rage guerrière : « Chez les anciens, après la fureur pour la patrie, un amour qu’il serait même ridicule de nommer ; chez nous, quelquefois l’amour, et tous les jours ce qui ressemble le plus à l’amour[21]. » Les formes artistiques parlent des différences culturelles, et Stendhal envisage une hiérarchie parmi les arts : la sculpture, à qui manquent les yeux, est l’art des belles formes physiques, elle stimule les sens ; la peinture, depuis l’époque de Raphaël, exprime les nuances des passions, les sentiments les plus subtils ; le drame possède toute la gamme des gestes et des expressions, le mouvement et la parole ; la musique emporte par des sensations sublimes. Il reviendra au roman, forme à laquelle l’écrivain arrive assez tard, d’exprimer les émotions humaines dans toute leur variété et richesse. Et Stendhal de rêver à son idéal romanesque : « Quelque chose d’aérien, de fantastique dans le comique, quelque chose qui donne des sensations analogues à celles que produit la musique[22]. »

Dans le roman, les émotions, entrelacées aux actions, liées aux croyances et aux décisions, peuvent se suivre à une rapidité vertigineuse, et à un double niveau — celui des personnages et celui du narrateur. Car les fictions montrent non seulement des personnages et des événements, mais aussi l’attitude du narrateur envers ces personnages et événements.

Stendhal, l’écrivain, remplit les marges de ses manuscrits de notations et remarques en tout genre (souvent en anglais ou en italien), suit la logique du tempérament de ses personnages dans leurs actes, dialogues et monologues intérieurs (toujours rapides), et, dans ses écrits autobiographiques, ne cache pas son identification avec quelques-uns de ses personnages principaux. Le narrateur du roman garde beaucoup des sympathies et antipathies qui animent Stendhal lui-même, habitué aux jeux de masque et au moi multiple, grâce à l’usage ironique de ses maints pseudonymes : non seulement celui qui est devenu sa signature, Stendhal, mais une myriade de prénoms et de noms, tels Cornichon, William Crocodile, Baron Patau, Alphonse de Lamartine ( !), etc.

Dans les romans, la satire sociale est destinée aux personnages mineurs : la vanité du maire de Verrière en est l’occasion dans Le Rouge et le Noir, ainsi que celle du prince de Parme dans La Chartreuse. Mais les personnages principaux, et surtout les femmes, sont souvent qualifiés d’âmes sublimes ; et quel lecteur ne verrait les qualités spirituelles de Mme de Rênal, l’intelligence et l’ardeur de Mathilde de la Mole, ou l’esprit et la passion de la Sanseverina, ou encore la grandeur d’âme de Julien en prison, condamné à mort ? Comment ne pas ressentir de la tendresse pour ces personnages ?

Dans la vaste gamme des émotions représentées ou suggérées par Stendhal dans ses romans, il y a souvent la pudeur, qui occupe un chapitre de De l’amour. Par exemple, Mme de Rênal est souvent décrite comme pudique. « Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles lorsqu’elle était loin du regard des hommes », ainsi apparaît-elle dans le chapitre qui porte ironiquement pour titre « L’Ennui » et présente la première rencontre entre Julien et Mme de Rênal. Il n’y a rien qui ressemble à de l’ennui dans ce chapitre, rien qui s’apparente au terrible ennui de René, de l’homme romantique en proie au « vague des passions », comme dit Chateaubriand dans la préface de René. Chateaubriand parlait du vide qui saisit l’homme moderne, Stendhal montre des êtres occupés à des dizaines de choses et capables de ressentir plusieurs « nuances de passions ». Loin de montrer un seul moment d’ennui, ce chapitre du Rouge et le Noir parle de la surprise et du plaisir des deux personnages, car l’une est effrayée à l’idée qu’un instituteur sale et méchant suive ses enfants adorés, et l’autre, le fils de paysan, déteste les riches et leurs privilèges, et n’a aucune envie de servir M. de Rênal en devenant l’instituteur de ses enfants.

Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !

– Quoi, Monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin[23] ?

La tendresse et la gaieté débordent non seulement dans ce que les personnages ressentent, et le style indirect libre en rajoute : les shifters (« si éblouissant », « si pâles ») ne peuvent pas appartenir à la narration au passé, ils ne sont pas les mots d’un narrateur impassible qui relate des événements et décrit des personnages, mais ils révèlent toute la participation émotive du narrateur qui se confond avec ses deux personnages. Il devient à la fois le jeune paysan en larmes et sensible à la beauté féminine, et la femme douce et bienveillante et gaie. L’on voit bien que le rire de Mme de Rênal manifeste une auto-ironie légère, pleine de brio, comme une musique, un allegro, comme l’opéra-bouffe, qui est « un misto d’allegria e di tenerezza », selon les mots de Stendhal[24].

L’écrivain se garde bien de tomber dans l’excès du sombre, d’alourdir le roman avec le poids d’un seul état d’âme qui demeurerait pendant des pages entières, qui serait accompagné d’adjectifs et de superlatifs. L’ironie, la veine même du style romanesque de Stendhal, doit danser, agile, aérienne ; elle doit habiller ce qui afficherait le ton tragique ou didactique. L’ironie doit enfin être la forme de la pudeur de l’écrivain qui adore ses personnages sublimes, veut parler de l’amour, mais ne veut pas tomber dans la complaisance des attitudes sentimentales ou pessimistes. Dans une lettre à Mme Jules Gaulthier, Stendhal conseille l’amie romancière et lui renvoie son roman Le Lieutenant avec des corrections : « Le langage, suivant moi, est horriblement noble et emphatique ; je l’ai cruellement barbouillé. » Il propose d’utiliser des dialogues pour alléger des chapitres :

Tout cela est lourd en récit. Le dénouement est plat [...]. Il faut effacer dans chaque chapitre au moins cinquante superlatifs, ne jamais dire : « La passion brûlante d’Olivier pour Hélène ».

Le pauvre romancier doit tâcher de faire croire à la passion brûlante, mais ne jamais la nommer : cela est contre la pudeur[25].

Il y a une pudeur de l’écrivain, pudeur du style, pudeur qui tient les sentiments vrais à l’abri du sentimentalisme et de l’excès. Ainsi l’écrivain n’expose pas son texte à l’indécence des mots les plus ordinaires pour dire les émotions les plus fortes. Il doit alors présenter, par le truchement du narrateur, les choses le plus intenses que ses personnages importants vivent : la tendresse et la pudeur mêlées allègent les situations les plus graves, donnent cet air d’opéra-bouffe aux situations les plus tourmentées, et le narrateur cache son admiration et sa sympathie pour ses personnages préférés en les ridiculisant affectueusement.

Les exemples sont nombreux dans les romans : on s’arrêtera à un moment crucial de La Chartreuse, lorsque le narrateur montre le ministre Mosca, homme d’État puissant et brillant, fou d’amour depuis longtemps pour la Sanseverina, et ravagé par la jalousie. Le prince de Parme se fait un plaisir de lui faire apprendre que le neveu adoré par Gina est chez elle, après une longue absence. Combien de pages tragiques dans la littérature de toutes les époques narrent les souffrances que cette émotion inflige à ceux qui l’éprouvent ! Mosca est un des personnages sublimes de Stendhal : chez lui le goût du pouvoir n’a pas étouffé la capacité d’aimer et de faire des folies par amour. Et comment ne pas s’identifier à ce que vit le personnage fictif, si on a connu, comme Stendhal lui-même, les charmes et les chagrins de l’amour ? Comment éviter l’indécence de dire : la passion brûlante dévorait Mosca ? L’ironie est le seul secours pour l’écrivain pudique, et plus elle saura susciter les mêmes sensations que la musique, plus elle sera adaptée à la pudeur de l’écrivain. Aussi le narrateur doit-il être le premier à se moquer tendrement de son personnage :

Faut-il parler de l’humeur abominable qui agitait le Premier ministre, comte Mosca de la Rovère, à l’instant où il lui fut permis de quitter son auguste maître ? Ranuce-Ernest IV était parfaitement habile dans l’art de torturer un coeur, et je pourrais faire ici sans trop d’injustice la comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa proie.

Le comte se fit reconduire chez lui au galop ; il cria en passant qu’on ne laissât monter âme qui vive [...] et courut s’enfermer dans la grande galerie de tableaux. Là enfin il put se livrer à toute sa fureur ; là il passa la soirée sans lumières à se promener au hasard, comme un homme hors de lui. Il cherchait à imposer silence à son coeur, pour concentrer toute la force de son attention dans la discussion du parti à prendre. Plongé dans des angoisses qui eussent fait pitié à son plus cruel ennemi, il se disait : l’homme que j’abhorre loge chez la duchesse, passe tous ses moments avec elle. Dois-je tenter de faire parler une de ses femmes ? Rien de plus dangereux ; elle est si bonne ; elle les paie bien ! elle en est adorée ! (Et de qui, grand Dieu, n’est-elle pas adorée !) Voici la question, reprenait-il avec rage :

Faut-il laisser deviner la jalousie qui me dévore, ou ne pas en parler[26] ?

Le paragraphe commence par une question du narrateur à soi-même et en même temps au lecteur : les adjectifs « abominable », « auguste », « habile à torturer », la comparaison du tigre avec sa proie montrent qu’il prétend à un regard distant et qu’il mêle la satire sociale, sur le grand théâtre du pouvoir et sur la malice humaine, à ce qu’il ne peut pas avouer s’il veut éviter de tomber dans le sentimentalisme : l’immense sympathie pour son Mosca, pour l’homme intelligent et amoureux. Un ton léger laisse alors entrevoir une situation tragi-comique où le personnage raisonne tout seul, étudie les motivations de l’un et de l’autre, et le comportement à adopter. L’ironie est non seulement un phénomène affectif, elle devient aussi la meilleure manière de faire voir dans le roman une situation comme si elle était réelle, et de faire passer une conviction qui anime toute la pensée de Stendhal sur les émotions (et le rend proche de Musil[27]). Car, ainsi qu’il l’écrivait très jeune à Pauline, ce que disent les romantiques épris de mysticisme allemand n’est pas vrai : il faut plutôt suivre le bon romantisme de la Edinburgh Review et admettre que la tête et le coeur, l’intellect et l’âme ne sont pas ennemis mais intimement liés.