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Ontologie ist nur als Phänomenologie möglich.

Martin Heidegger ([1927], 1967)

Dans Husserl (2007)[1], David Woodruff Smith sculpte Husserl, avec Aristote et Kant, sur le mont Rushmore de la philosophie occidentale. C’est effectivement le cas, car tous les trois étaient des philosophes systématiques qui, par leurs systèmes, ont radicalement changé et amélioré les anciens systèmes (5)[2]. Smith affirme : « En intégrant des théories de la logique, de l’ontologie, de la phénoménologie, de l’épistémologie et des théories socio-éthiques — d’une manière qui, dans son ensemble, n’est pas encore comprise — Husserl a développé un système large et complexe de la philosophie » (2). La phénoménologie, qui a fait la renommée de Husserl, est, selon Smith, seulement une partie de sa philosophie systématique, bien que cette partie « joue un rôle particulier » (1). Ce rôle dérive du fait que c’est l’étude de l’intentionnalité et qu’elle fournit ainsi « la fondation adéquate pour la connaissance » (12 : voir aussi 77). Mais Smith dit que ce n’est pas suffisant pour assurer le caractère fondamental de la phénoménologie de Husserl.

Il suggère parfois que la phénoménologie est primus inter pares, fondationnelle d’une manière particulière au sein de parties fondatrices :

Pour Husserl […] toute la philosophie est fondée sur la théorie phénoménologique de l’intentionnalité, mais la phénoménologie, la logique, l’ontologie et l’épistémologie sont mutuellement fondatrices d’une certaine manière. Ainsi, la philosophie de Husserl s’est développée dans une sorte de holisme structuré, même lorsque la phénoménologie est devenue la pièce maîtresse avouée et la fondation proclamée du système au complet.

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Comme on peut le détecter à partir de la dernière phrase citée, Smith reconnaît avec réticence la priorité donnée par Husserl à la phénoménologie sur les autres sciences philosophiques : « la pièce maîtresse avouée et la fondation proclamée » (je souligne). Comme il le fait dans cette citation, Smith insiste continuellement sur la fondation réciproque des sciences philosophiques de base comme la logique, l’ontologie, la phénoménologie et l’épistémologie[3], et la phénoménologie demeure ultimement une seule partie de la philosophie systématique de Husserl. Je crois que la façon dont Smith comprend la relation de la phénoménologie à l’ontologie est erronée et que cela mène à une interprétation systématique des intuitions phénoménologiques centrales de Husserl qui est fausse. Dans ce qui suit, je vais suggérer : 1) que Husserl réinscrit l’ontologie à l’intérieur de la phénoménologie ; et 2) que « ontologiser » le noème ne fait que distordre la théorie de l’intentionnalité de Husserl.

1. Ontologie et phénoménologie

Smith propose deux arguments pour soutenir sa conception de la relation entre ontologie et phénoménologie : a) l’argument de la continuité, qui sous-tend la thèse selon laquelle la phénoménologie fait partie d’un tout philosophique plus large ; et b) l’argument de la présupposition, qui sous-tend la thèse selon laquelle l’ontologie fonde (en partie) la phénoménologie. Je vais remettre les deux arguments en question.

Contre l’argument de la continuité

Selon Smith, les Recherches logiques de 1900-1901 exposent les différentes parties interconnectées de la philosophie systématique unifiée de Husserl (66)[4]. Ainsi, Smith est d’avis que, dans la première Recherche, Husserl se penche sur la logique, et spécifiquement sur la théorie de la signification. Il se tournerait ensuite dans la deuxième et troisième Recherche vers les questions ontologiques, en décrivant d’abord une théorie des universaux (les espèces) et ensuite une théorie des touts et des parties. Dans la quatrième Recherche, Husserl revient à la logique, en employant la théorie des touts et des parties pour développer une théorie de la grammaire logique pure. La cinquième Recherche se tourne vers la « phénoménologie », c’est-à-dire la théorie de l’intentionnalité, et la sixième s’attaque à l’épistémologie. En combinant cette conception de l’unité des Recherches avec la thèse de la continuité, c’est-à-dire avec la thèse que rien dans le développement intellectuel de Husserl n’implique un tournant radical et que celui-ci a plutôt suivi une seule trajectoire, élargissant constamment la profondeur d’analyse de son système philosophique (33-35), Smith conclut que la philosophie de la maturité de Husserl est similaire à la réalisation systématique d’une unité de sous-disciplines philosophiques. Cette conception implique que la phénoménologie soit davantage à comprendre comme une science régionale de la conscience — pour reprendre le vocable de Husserl — incluant ses contenus réels et abstraits (les noemata), que comme une philosophie englobante en soi[5].

Il y a cependant différentes manières de comprendre à la fois l’unité des Recherches et la continuité de la pensée de Husserl. En ce qui concerne l’unité des Recherches, on doit noter qu’elles commencent et se terminent par la même question : « Quelle est la discipline théorique qui sous-tend la normativité de la logique ? ». La psychologie est la réponse qui est rejetée au début, et la réponse proposée à la fin est la logique pure. Étant donné (1), l’argument des Prolégomènes selon lequel la psychologie ne peut être la science théorique qui sous-tend les lois logiques parce que les significations (propositionnelles) régies par ces lois sont idéales et objectives, et étant donné (2), le fait indéniable que ces significations peuvent être pensées par des esprits, Husserl fait face à la difficulté de relier les significations aux esprits, c’est-à-dire au problème de la relation entre la subjectivité du connaître et l’objectivité du contenu connu. Le corps des Recherches pose précisément cette question. Au moment de la première édition (1900-01), c’est la psychologie qui formule ce problème, mais, dans la seconde édition (1913), c’est la phénoménologie qui fait ce travail[6].

La différence peut-être la plus importante entre la première et la seconde édition des Recherches porte précisément sur cette différence entre la psychologie descriptive et la phénoménologie. Alors que dans la première édition, Husserl a introduit « une importante distinction […] entre le contenu réel et le contenu phénoménologique (psychologique descriptif) d’un acte et son contenu intentionnel », dans la seconde édition, il introduit une « distinction phénoménologique (je souligne) importante entre le contenu réel d’un acte et son contenu intentionnel[7]. La première édition identifie le contenu phénoménologique avec le contenu psychologique descriptif, et le contenu intentionnel tombe à l’extérieur de ce qui est le domaine de la psychologie descriptive. D’autre part, la seconde édition distingue entre le contenu réel et intentionnel à l’intérieur du contenu phénoménologique, et le contenu intentionnel tombe alors à l’intérieur de ce qui peut être considéré phénoménologiquement. Husserl considéra ce changement comme suffisamment significatif pour le rendre explicite dans une note de bas de page de la seconde édition, une note qui réfère au compte rendu détaillé de la corrélation noético-noématique présentée dans Idées I[8].

La réduction phénoménologique — cette nouvelle technique méthodologique que Husserl décrit pour la première fois dans les cinq leçons introductives à son Dingkolleg de 1907 (sur la perception des choses matérielles dans l’espace) — est centrale à ce développement, et elle marque la transition entre la psychologie descriptive et la phénoménologie transcendantale[9]. La réduction phénoménologique implique la suspension de notre participation à la croyance qui caractérise l’attitude naturelle, c’est-à-dire la croyance que le monde et ses objets existent. En suspendant notre participation à cette croyance, notre attention réflexive appréhende l’objet simplement comme objet dont on fait l’expérience, mais cet « objet dont on fait l’expérience » n’est ni un contenu psychologiquement immanent au sujet de l’expérience ni quelque chose de distinct ontologiquement de l’objet dont on fait l’expérience dans l’attitude naturelle. Une partie et une parcelle du développement de la notion de réduction est, autrement dit, une élaboration de nouveaux sens pour les termes « immanence » et « transcendance »[10] et de la distinction entre le psychologique et le transcendantal[11].

La réduction n’est pas une réduction à ce qui est simplement subjectif. Elle est une reconduction à l’expérience dans laquelle un objet est présenté en même temps que l’objet tel qu’il est présenté dans cette expérience. Dans cette attitude phénoménologique, nous assistons aux performances synthétiques et aux réalisations dans lesquelles un objet est présenté comme ayant une certaine importance pour nous, et nous assistons également aux différentes couches de sens qui constituent cette importance. Contra Smith, la conscience au sens transcendantal n’est alors pas à considérer comme une région du monde, et la phénoménologie n’est pas une science régionale. La conscience au sens psychologique — à laquelle Husserl se réfère habituellement en parlant de la psyche ou de l’âme — est une région ontologique et le sujet de la psychologie (y compris la psychologie descriptive), mais la conscience transcendantale, en tant que corrélation du sujet et de l’objet de l’expérience, transcende les distinctions de régions.

La distinction revisitée de la seconde édition des Recherches marque donc à la fois un changement méthodologique et un changement substantiel dans la façon dont Husserl comprend la phénoménologie, mais elle n’altère pas radicalement l’unité générale de la seconde édition des Recherches. Comme je l’ai dit, cette unité est à trouver dans la préoccupation à identifier les disciplines théoriques qui sous-tendent une logique normative. Cette discipline est la logique pure, et la clarification des concepts fondamentaux de la logique requiert des investigations phénoménologiques fondationnelles[12]. Husserl est explicite sur ce point, justement dans les Recherches. Il dit de ces investigations phénoménologiques qu’elles sont une nouvelle fondation de la logique pure et de l’épistémologie »[13], et, on doit le noter, il ne parle pas de logique ou d’épistémologie (ou encore d’ontologie) comme fondant réciproquement les investigations phénoménologiques. Bien plus, regardant rétrospectivement les Recherches à partir de la perspective de Logique formelle et logique transcendantale, Husserl écrit : « dans le second volume les investigations “phénoménologiques” […] ont pavé la voie à une phénoménologie transcendantale[14] ». Bref, les Recherches sont proto-phénoménologiques.

En me basant sur une lecture différente de l’unité des Recherches, je peux donc complètement endosser la thèse de la continuité. La continuité générale persiste, même malgré l’importante discontinuité introduite par le déplacement de la psychologie descriptive vers la phénoménologie transcendantale. Dans ce déplacement, Husserl abandonne une science qui investigue une région du monde (la conscience et ses contenus réels=phénoménologiques =descriptifs psychologiques) au profit d’une science qui investigue la corrélation transcendant les régions entre la conscience du monde et le « contenu » phénoménologique (réel+intentionnel) de cette corrélation. La conception qu’a Smith de l’unité des Recherches et de la continuité de la pensée de Husserl le mène à penser que la phénoménologie serait une science régionale de la conscience et qu’elle serait réciproquement fondationnelle avec la logique, l’épistémologie et l’ontologie, mais pour ma part j’affirme que les Recherches constituent une proto-phénoménologie et que la phénoménologie est une science compréhensive, clarificatrice, qui fonde la logique, l’épistémologie et — comme je vais maintenant le soutenir — l’ontologie.

Contre l’argument de la présupposition

Le second argument de Smith en faveur de la conception selon laquelle l’ontologie fonde (en partie) la phénoménologie est l’argument de la présupposition. L’ontologie, selon l’affirmation de Smith, est présupposée par la phénoménologie. Dans la lecture de Smith, la préoccupation de Husserl était d’abord de clarifier certains concepts ontologiques, tels que ceux de « tout » et de « partie », de « fait » et d’« essence », qui ont alors servi à l’élucidation des concepts phénoménologiques. Dans la deuxième et la troisième Recherche, les questions ontologiques sont formulées en arrière-plan de la phénoménologie qui est abordée dans la cinquième Recherche (66-68, 136). Un autre exemple est celui des §§ 1-26 des Idées I, qui vise à expliquer le sens d’importants concepts logico-ontologiques de façon à préparer aux considérations phénoménologiques introduites dans le § 27 et les suivants[15]. Mais ce n’est pas simplement que ces notions ontologiques ont été traitées en premier : pour Smith, elles sont des présuppositions philosophiques quant à ce que Husserl accomplit dans sa phénoménologie[16].

Ici encore, une autre lecture est cependant possible. On peut comparer les considérations logico-ontologiques au début des Idées I à l’Organon d’Aristote, une discussion à propos des termes dans lesquels nous parlons d’objets, ou, dans le cas de Husserl, des termes dans lesquels nous expliquons notre conscience du monde. Il y a ici une sorte de débrouillardise herméneutique à l’oeuvre. Nous commençons par identifier la compréhension ordinaire des catégories telles qu’elles fonctionnent dans notre discours sur les choses, et ensuite nous les clarifions philosophiquement dans la réflexion. Dans le cas d’Aristote, les catégories logiques de l’Organon sont clarifiées dans la Métaphysique, et, dans le cas de Husserl, les catégories logico-ontologiques sont clarifiées dans sa phénoménologie. À cet égard, il est intéressant de noter que, dès le début, la distinction de Husserl entre les touts et les parties est expliquée, au moins en partie, dans des termes représentationnels (c’est-à-dire phénoménologiques)[17]. De plus, certains échos les plus ontologiques des formulations de Husserl dans les Idées I, par exemple en ce qui concerne l’être absolu de la conscience et l’annihilation du monde, doivent être compris phénoménologiquement, comme l’admet Smith[18].

Sous cet angle, il est instructif d’observer dans Logique formelle et logique transcendantale comment Husserl traite plus tard des relations entre la logique, l’ontologie et la phénoménologie. Il affirme que les Recherches ont indiqué une distinction entre la logique formelle et l’ontologie formelle (la théorie formelle des objets)[19]. Logique formelle et logique transcendantale poursuit cette discussion en distinguant dans la tradition deux approches différentes qui constituent la science de la logique, à savoir la logique apophantique et la logique mathématique. La logique apophantique examine l’apophansis, le jugement assertif dans lequel on prédique quelque chose, ou encore l’endroit où quelque chose est dans un sujet, et développe notre compréhension de ce qu’il appelle les « catégories de signification » (Bedeutungskategorien)[20] telles que « jugement » ou « proposition », « sujet », « prédicat », et « syllogisme ». D’autre part, la logique mathématique — la mathématique des sommes, des ensembles et des relations — saisit les formes comme ce qui peut être appliqué à « quelque chose en général »[21], et Husserl interprète cela comme de l’ontologie formelle, la théorie formelle des objets, avec son ensemble corrélatif de « catégories d’objets » (Gegenstandskategorien) telles que « objet », « état de choses », « unité », « pluralité », « nombre » et « relation »[22]. Autrement dit, l’ontologie formelle est caractérisée par son contraste avec la logique apophantique.

Logique formelle et logique transcendantale va cependant au-delà des Recherches, en clarifiant également l’unité de l’apophantique et de la théorie formelle des objets[23].

Car en fin de compte, toutes les formes d’objets, toutes les formes de transformation du quelque chose en général font leur propre apparition dans l’apophantique formelle, tout comme les propriétés d’essence (les qualités et les déterminations relatives), les états de choses, les connexions, les relations, les touts et les parties, les quantités, les nombres et les autres modes d’objectualité ne se présentent pour nous originellement in concreto et explicitement que comme de l’existant véritable ou de l’existant possible dans des jugements[24].

Cette citation souligne deux choses. D’abord la relation intentionnelle entre les actes et leurs objets, et ensuite le fait que même les concepts ontologiques trouvent leur clarification ultime seulement dans le contexte d’une clarification phénoménologique des expériences dans lesquels les objets sont présentés de certaines manières. Bien entendu, cela ne veut pas dire que ces entités et ces formes ontologiques doivent leur existence au jugement ; cela veut seulement dire que la clarification des concepts ontologiques présuppose la phénoménologie, l’analyse intentionnelle, des expériences dans lesquelles les objets sont donnés. Qu’elle soit formelle ou matérielle (régionale), l’ontologie est pour Husserl la science des objets de l’expérience, et c’est ainsi que l’ontologie se réinscrit à l’intérieur de la phénoménologie.

2. Une interprétation erronée de l’intentionnalité

Le passage allant de la considération des formes de signification et des formes d’objets comme étant simplement corrélative à leur considération en tant qu’identité-en-corrélation présuppose une conception de l’intentionnalité du logique, c’est-à-dire de la manière par laquelle le logique à proprement parler se présente à nous et peut être saisi dans sa relation d’identité avec l’ontologique. En se prononçant pour la priorité de l’ontologie sur la phénoménologie, Smith est cependant conduit à se poser ce que j’appellerais une question butée [wrongheaded] sur la nature de l’intentionnalité. Il se demande quel genre d’entité est le noème (275). Sa réponse est que c’est une entité « dont le genre est foncièrement différent à la fois de l’acte et de l’objet » (57) : c’est une entité idéale, abstraite, qui médiatise la relation d’un acte à son objet[25].

La doctrine de la corrélation noético-noématique est toutefois une doctrine phénoménologique, et non une doctrine ontologique. De la même manière que nous devons comprendre phénoménologiquement les fortes consonances ontologiques d’« être absolu » et d’« annihilation du monde », nous devons comprendre également la doctrine du noème de façon phénoménologique, c’est-à-dire à la lumière de la doctrine de la réduction phénoménologique comprise comme changement d’attitude. En changeant l’attitude par laquelle je considère l’objet, je ne dévoile pas un type particulier d’entité jusqu’alors inconnu. Je considère plutôt le même objet d’une façon particulière et nouvelle. Dans l’attitude phénoménologique, je suspends ma croyance en l’existence, qui est partie intégrante de l’expérience directe des objets pour lesquels on a une considération particulière dans l’attitude naturelle, et je considère l’objet comme il m’apparaît et comme il nous apparaît, c’est-à-dire selon le sens qu’il a pour moi et pour nous.

L’idée d’une identité-en-corrélation — présentée dans une multiplicité d’expériences distinctes du point de vue de leurs attitudes — peut être retracée dans trois discussions husserliennes. Dans ces discussions, nous voyons comment le domaine du sens (le thème de la logique pure) émerge dans une modification de notre rencontre avec les objets. La première discussion est celle de l’introduction de Husserl à la notion de noème dans un passage bien connu des IdéesI :

La perception par exemple a son noème, et de manière plus fondamentale son sens perceptif, c’est-à-dire le perçu comme tel. De la même manière, l’acte de se souvenir a un souvenir qui lui est propre, tout comme il est « visé » et « conscient » ; et le jugement a son jugé comme tel, le plaisir a ce qui est plaisant comme tel, etc.[26]

Notons que Husserl caractérise le noème comme étant du même coup : 1) l’objet visé en tant que visé, et 2) un sens. Contra Dreyfus (1984)[27], je considère que la seule lecture plausible d’expressions comme « le perçu en tant que perçu » renvoie à l’objet dont on fait l’expérience dans l’attitude naturelle, et non pas à une sorte d’entité spéciale. Dans la conception de Smith (264), le noème n’est pas un objet de perception, mais un corrélat de la perception en vertu duquel l’acte de percevoir vise son objet. Cela introduit un problème apparent pour Smith, car Husserl identifie ici explicitement — du moins selon la « lecture évidente » — le noème comme étant l’objet visé et le sens.

La seconde discussion d’une identité dans des expériences appartenant à différentes attitudes révèle plus clairement en quoi le sens — d’une manière pertinente pour la logique — émerge de notre expérience. Le logicien s’occupe des sens logiques exprimés dans le langage, et, au §124 des Idées I, Husserl parle de l’enchevêtrement des strates expressives d’actes avec d’autres actes. Il affirme que tout ce qui est présenté intentionnellement comme ayant une signification pour nous peut être exprimé dans le langage. Le sens noématique est pour ainsi dire extrait du noème complet et attaché à une expression linguistique. L’expression réfère ainsi à l’objet même dont on fait l’expérience dans la présentation sous-jacente, et elle y réfère de la même manière déterminée que dans l’expérience sous-jacente (cf. 111-115). L’objectualité visée en tant qu’elle est visée est dévoilée à la fois par l’acte sous-jacent et par l’expression précisément parce que le sens noématique sous-jacent à l’acte a été produit à même la signification de l’expression. C’est sous cet éclairage que Husserl peut affirmer qu’il y a une identité — et en même temps une différenciation — entre les formes de signification et les formes d’objets.

Ces deux discussions révèlent la manière par laquelle le sens est contenu à la fois dans notre expérience directe des objets et dans notre expérience médiatisée linguistiquement de ceux-ci. Nous sommes absorbés dans les choses qui suscitent notre attention. En parlant de ces choses, nous demeurons la plupart du temps complètement engagés vis-à-vis d’elles plutôt qu’envers les mots que nous utilisons ou le sens logique en tant que tel (bien que nous puissions tourner notre attention vers les mots et leur sens). Autrement dit, nous n’avons toujours pas de conception de la manière par laquelle le sens logique se présente à notre attention précisément en tant que sens logique, précisément en tant que contenu logique. C’est dans la troisième discussion que nous trouvons une conception de l’émergence du logique comme tel. Cette discussion se trouve dans Logique formelle et logique transcendantale, et elle concerne le dévoilement de la proposition, le jugement au sens logique.

Les actes de jugement sont dirigés vers des états de choses, c’est-à-dire vers ces objets que nous jugeons ainsi que leurs déterminations et relations, et nous ne sommes pas conscients de quelque objectivité logique que nous pourrions appeler le contenu judicatif ou la proposition. Cependant, nous pouvons diriger notre attention de manière réflexive sur le jugé en tant que tel, vers l’état de choses jugé précisément de la manière supposée. Il peut en être ainsi, par exemple, dans les cas où nous en venons à douter de la vérité de nos propres jugements ou de ceux qui nous ont été rapportés par un interlocuteur. Dans les deux cas, nous neutralisons notre acceptation du jugement et réfléchissons de manière critique sur celui-ci. Nous ne posons plus l’état de choses pour nous-mêmes. Mais nous ne le nions pas non plus. Nous considérons simplement l’état de choses comme supposé dans nos jugements ou comme exprimé dans le récit de quelqu’un. En d’autres termes, le jugement prend alors pour nous un double caractère : ce qui est jugé — c’est-à-dire l’état de choses formé catégorialement — et le jugement en tant que tel, c’est-à-dire la supposition en tant que supposée, la proposition ou le jugement au sens logique[28]. L’état de choses visé et la proposition sont donc proprement distingués au moyen d’une différence dans la manière par laquelle nous cernons l’objectualité visée. Dans la manière directe de cerner les objets, nous appréhendons l’objectualité catégoriale ou l’état de choses comme tel : dans la manière critique de cerner l’état de choses comme supposé, nous appréhendons le jugement ou la proposition[29], plus précisément l’état de choses visé eu égard au sens qu’il a pour nous.

Bien que ce soit seulement la réflexion phénoménologique ou transcendantale qui nous permette de voir clairement ce qui se passe dans notre appréhension du domaine logique, la réflexion critique ou logique qui cerne le sens ou le contenu logique d’une expérience est différente de la réflexion phénoménologique qui considère l’objet comme le corrélat d’une visée. Lorsque je réfléchis de manière critique sur la proposition, je ne considère pas la proposition relativement à l’expérience dans laquelle je vise l’état de choses, comme je vais le faire dans la réflexion phénoménologique. Au lieu de cela, je considère la proposition en rapport à l’état de choses dont je fais directement l’expérience, et je cherche la confirmation ou l’infirmation de cet état de choses tel que supposé par nous ou affirmé par mon interlocuteur. L’identité-en-corrélation du logique et de l’ontologique est donc pleinement réalisée seulement au troisième niveau du logique que Husserl appelle la logique de la vérité[30].

Nous pouvons clarifier plus avant le point concernant l’identité-en-différenciation de l’ontologique et du logique en examinant la structure sous-jacente du noème et sa relation à la pure grammaire logique. Husserl distingue trois moments dans le noème : le caractère thétique, le sens noématique et le x déterminable[31]. Le x déterminable, dit-il, « constitue le point central nécessaire du noyau et fonctionne comme un “porteur” de particularités noématiques appartenant spécifiquement au noyau, c’est-à-dire aux propriétés noématiquement modifiées du “visé en tant que visé” »[32]. Husserl fait la même distinction entre l’objectualité identique (le x déterminable) et ses « propriétés » dans différents langages lorsqu’il ajoute un peu plus loin :

il est évident […] que nous devons pouvoir opérer en principe une telle description noématique de [cette objectualité] « exactement comme elle est visée ». Par explication et saisie conceptuelle, nous gagnons un ensemble fermé de « prédicats » formels ou matériels, thématiquement déterminés ou encore « indéterminés » (« visés » à vide), et ceux-ci déterminent le « contenu » dans sa signification modifiée du noyau objectuel du noème dont il est question[33].

Les « prédicats », comme Husserl le souligne immédiatement, doivent bien entendu être des « prédicats de quelque chose »[34]. Ainsi, nous pouvons dire que le x déterminable, comme le « porteur » de « propriétés » est également le « sujet » de « prédicats ». En d’autres termes, Husserl emploie à la fois les termes « ontologiques » (« porteur » et « propriétés ») et les termes « logiques » (« sujet » et « prédicats ») pour décrire la structure interne du sens noématique. Cela ne surprend aucunement si le noème est à la fois l’objet visé lui-même en tant qu’il est visé, et un sens. C’est précisément cette identité de l’objet visé (en tant que visé) et le sens que nie Smith dans son approche ontologique du concept d’intentionnalité de Husserl.

Le texte auquel Smith et ceux qui défendent une distinction entre l’objet visé et le noème font immanquablement référence — et Smith y fait appel pas moins de trois fois[35] —, est celui-ci :

L’arbre tout court, la chose dans la nature, n’est rien moins que ce perçu-d’arbre-comme-tel qui appartient inséparablement à la perception en tant que sens de la perception. L’arbre tout court peut complètement brûler et se décomposer en ses éléments chimiques, etc. Mais le sens — le sens de cette perception, quelque chose qui appartient nécessairement à son essence — ne peut pas brûler : il n’a pas d’éléments chimiques, pas de forces, pas de propriétés réelles[36].

Je suis d’accord avec Smith sur le fait que « rien moins que » (nichts weniger als) devrait être lu comme une négation intensifiée. Ainsi, le noème d’arbre est tout sauf l’arbre tout court dans la nature. Cependant, ce passage fait exception dans la force de son énoncé, et je souligne encore une fois que la consonance ontologique de cet énoncé doit être interprétée phénoménologiquement. Mon point ici est que la différence catégoriale notée dans le texte n’implique pas de différence ontologique. Les différences catégoriales, c’est-à-dire les différences dans la prédication et dans les formes de prédication, n’impliquent pas que les objets auxquels se réfèrent les termes sujets des prédications soient ontologiquement différents. Si je dis « ce mur est blanc » et « le mur dont je fais l’expérience dans cette perception m’apparaît gris », je parle d’un seul et même mur, même si les prédicats sont différents ; l’objet et le noème ne sont pas ontologiquement distincts, mais c’est le même objet qui est considéré de manières différentes. Dans le premier cas, je cerne directement l’objet tel qu’il est, alors que dans le second cas je cerne de manière réflexive l’objet tel qu’il m’apparaît et comme le corrélat de l’acte dans lequel il m’apparaît. C’est précisément ce type de différence qui est à l’oeuvre dans le texte que Smith a cité trois fois.

Même si le dernier exemple n’est pas parfaitement analogue à l’affirmation de Husserl, je crois que le point général demeure le même. L’objet simpliciter et l’objet sur lequel je dirige ma réflexion sont le même objet, mais ce qu’on dit d’eux est différent. Même si l’arbre que je vois [à t1 dans p1] brûle et cesse d’exister, l’arbre — exactement le même arbre — comme on l’a vu à t1 dans p1 (dans la mesure où cette expérience est retenue dans les expériences subséquentes) demeure disponible pour moi [à t2] pour la réflexion et la mémoire. L’arbre reste disponible pour moi avec le sens qu’il avait pour moi à t1 dans p1. Dans cette affirmation, rien ne renvoie à l’existence de deux entités. Ce qui est indiqué, ce sont deux expériences : la première, une expérience perceptuelle, appréhende à t1 l’arbre sous une certaine considération (disons en tant qu’il brûle et existe), alors que la seconde expérience, une expérience réflexive à t2, appréhende l’arbre — qui a cessé de brûler et d’exister — en tant qu’il a été considéré de telle manière par moi à t1. Ma considération de l’arbre, telle qu’elle est donnée dans une certaine expérience, ne disparaît pas de la manière dont l’arbre et ses propriétés naturelles disparaissent puisque l’arbre, qui m’est donné avec cette considération comme le corrélat d’une expérience particulière, demeure disponible à la mémoire et à la réflexion exactement au même degré auquel il se maintient (avec son corrélat) dans les expériences subséquentes.

Ainsi, la façon dont Smith critique la position de la « Côte Est » manque sa cible. Selon lui, dans l’interprétation de la « Côte Est », le noème de la perception originale est x en tant que f, et le noème de l’acte réflexif est (x en tant que f) à T, et cela transforme une modalité d’attitude en une propriété. La formation de Smith reconstruit toutefois la position de manière erronée. L’objet visé de l’expérience originale (=le noème complet) est (X en tant que f) [en tant que P avec la caractéristique thétique de la croyance]. Le noème complet, doit-on le rappeler, comprend à la fois un sens noématique et un caractère thétique, et les deux différentes instances de « en tant que » pointent vers ces deux moments. X est perçu comme f avec la caractéristique thétique de la croyance (perceptuelle). Cependant, dans la réflexion phénoménologique ou transcendantale, nous avons comme objet (X en tant que f) [en tant que T avec une croyance neutralisée et précisément en tant que corrélat des performances et des réalisations synthétiques propres à l’acte perceptif]. La réflexion transcendantale n’est pas plus une propriété de l’objet que de l’acte de percevoir. Le même sens noématique (=le même objet visé précisément comme il est visé) est donné dans des actes de différentes sortes et qui ont différents caractères thétiques, mais cela revient à dire que le même objet est donné de la même manière déterminée dans des actes de genres différents et avec des caractères thétiques différents, car la seule entité dont nous parlons ici est toujours Xf.

De la même manière, dans le cas de la réflexion critique (logique), nous commençons avec le jugement direct « X est f » et nous tournons notre attention sur le sens propositionnel. Une façon de le faire est d’utiliser les guillemets. Bien que je ne sois pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle la réduction est une « mise entre guillemets phénoménologique » (247), je crois avec Sokolowski[37] que les guillemets ordinaires sont une amorce de réduction phénoménologique. Smith émet le jugement « X est f » et m’en fait état dans l’énoncé « X est f ». À mon tour, je fais état à quelqu’un d’autre du fait que Smith a émis ce jugement en disant : « Smith a dit “X est f”. » Le jugement de Smith et ma citation de celui-ci portent leur attention sur l’état de choses de X qui est f. Toutefois, ma citation n’affirme pas l’état de choses de la même manière que le fait le jugement de Smith. En citant le jugement de Smith, je n’affirme pas et ne nie pas non plus, mais je dirige simplement l’attention de mon interlocuteur vers l’état de choses tel que Smith l’a proposé et sur Smith en tant que juge. L’état de choses tel que Smith l’a proposé est la proposition, une simple suggestion [proposal] sur la manière dont sont les choses. Dans ce cas, le transfert noématique va de (l’être-f de X) [en tant que J avec un caractère thétique de croyance] vers (l’être-f de X) [en tant que Q avec une croyance neutralisée]. De plus, dans le cas de la réflexion phénoménologique sur l’expérience judicative, le noème de l’acte phénoménologique réflexif est (l’être-f de X) [en tant que T avec une croyance neutralisée et précisément comme corrélat de performances synthétiques et de réalisations de l’acte de juger]. Cependant, encore une fois, la seule chose qui sert d’objet de jugement — la mise entre guillemets — et l’acte phénoménologiquement réflexif est l’état de choses que X est f. La position de la « Côte Est » n’affirme pas et n’a jamais affirmé non plus que l’objet et le noème sont identiques sous tous leurs aspects, ou que le noème et l’objet coïncident parfaitement. Ce qu’elle affirme est que le noème n’est pas une entité médiatrice, c’est-à-dire n’est pas ontologiquement distincte de l’objet visé, même si elle est catégorialement distincte. Le noème est l’objet visé précisément comme il est visé avec ses contrastes et ses nuances de signification dans des expériences dont le genre est différent, lesquelles appartiennent à des sujets qui ont différentes histoires personnelles, attitudes, intérêts et motivations, gouvernés par différents ensembles de conditions psycho-physiques[38].

En conclusion, la continuité dans la pensée de Husserl va en direction d’une phénoménologie transcendantale qui est fondamentale pour toutes les autres disciplines dans la mesure où les significations qui sont à l’oeuvre dans ces disciplines sont clarifiées par la phénoménologie. La phénoménologie réinscrit l’ontologie comme science des objets de l’expérience, et les catégories ontologiques qui sont applicables aux objets de l’expérience sont clarifiées phénoménologiquement. Enfin, les concepts phénoménologiques, comme celui de noème, ne doivent pas eux-mêmes être interprétés ontologiquement.