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Le problème capital de la philosophie des sciences est sans aucun doute celui des rapports de la théorie mathématique et de l’expérience physique. Nous voudrions pouvoir un jour montrer comment les conceptions relatives à l’univers physique ne sont qu’une représentation concrète de notions définissables uniquement au sein d’une théorie mathématique. Il en est certainement ainsi pour les notions d’état d’un système, d’énergie, de solutions discontinues, de spectre continu, de périodicité, etc., qui sont à la base de la physique contemporaine. Cette attitude philosophique exclut la thèse inverse qui prétend introduire dans l’interprétation des mathématiques des notions communes empruntées à la physique macroscopique ou même à l’expérience psychologique, comme par exemple celle de Becker qui s’efforce, dans son ouvrage Mathematische Existenz, de fonder phénoménologiquement la construction du transfini cantorien en s’appuyant sur les itérations de la conscience réfléchissant sur elle-même.

Nous nous proposons, dans ce rapport, de présenter quelques considérations sur la notion d’existence en mathématiques en essayant de situer le problème sur un terrain légèrement différent de celui de la discussion traditionnelle entre formalistes et intuitionnistes. Il nous semble que c’est encore considérer l’existence au sens de l’expérience courante que de la définir comme une construction effective d’où serait éliminé l’infini. Tout le monde sait la différence entre 100 thalers réels et 100 thalers conçus, mais le critère de l’existence mathématique est ailleurs. Nous essaierons, en nous inspirant de la pensée constante de M. Brunschvicg, de la caractériser par la connexion rationnelle du tout et de ses parties, et nous nous attacherons à montrer la structure interne des édifices mathématiques plutôt qu’à décerner à certaines catégories comme les nombres un injustifiable primat. Nous retrouverons ainsi à propos du problème particulier des rapports du tout et de ses parties la conception hilbertienne de la non-contradiction et tenons en passant à indiquer combien la logique mathématique est féconde en conséquences philosophiques aux mains d’Hilbert, et combien elle paraît jusqu’à présent ingrate aux mains de ceux qui n’y ont vu qu’une grammaire.

Le point de vue le plus général duquel on puisse considérer l’existence mathématique est celui de ce que les mathématiciens appellent les théorèmes d’existence. Un théorème d’existence fait dépendre l’existence et éventuellement le nombre de solutions d’un problème déterminé de la présence, dans les hypothèses de conditions nécessaires et suffisantes. Très souvent, les conditions nécessaires et suffisantes sont obtenues par la considération d’un système plus simple, adjoint au système à étudier. La discussion de ce système adjoint montre en effet que le problème posé n’est possible que dans certains cas déterminés. Ces systèmes adjoints s’appellent tantôt discriminant, tantôt déterminant, tantôt équation résolvante, tantôt équation caractéristique, équation aux limites, etc. Il est facile de donner des exemples : une équation de second degré n’a deux racines réelles et distinctes que si le discriminant est positif, un système d’équations linéaires homogènes sans second membre n’est résolu que si le déterminant est nul [sic], etc. Lorsque dans les données du problème interviennent des coefficients, des paramètres ou des fonctions arbitraires, l’existence de la solution est parfois liée à certaines conditions que doivent remplir ces paramètres ou ces fonctions : pour qu’une équation différentielle linéaire à coefficients analytiques ait des solutions, il faut que l’origine soit un pôle d’ordre déterminé ou un point ordinaire pour les coefficients de l’équation.

Il nous a paru intéressant de serrer de plus près la relation qui unit l’existence de la solution à la réalisation des conditions nécessaires et suffisantes, pour voir dans les raisons de cette liaison logique une des racines de la vérité mathématique. Nous ne prétendons pas que l’essai d’explication que nous allons proposer puisse s’appliquer à toutes les mathématiques, nous y voyons seulement un des principes fondamentaux que la critique philosophique peut dégager de l’étude des théories mathématiques.

Dans toutes les questions que nous allons examiner, il va s’agir de l’étude globale ou intégrale d’un domaine à partir d’éléments locaux ou différentiels. Nous entendons par là soit le problème géométrique de la reconstruction globale d’un espace à partir d’éléments différentiels de l’espace, soit la détermination du domaine d’existence d’une fonction analytique, qui peut être également intégrale d’équation différentielle, à partir de valeurs locales de cette fonction, soit l’étude d’une multiplicité algébrique comme un groupe ou un corps à partir de transformations infinitésimales du groupe ou d’éléments spéciaux du corps. La thèse que nous allons soutenir est la suivante : il est impossible de reconstituer globalement un tout à partir d’éléments locaux si, dans les données locales, on ne tient pas compte des exigences de structure du tout, et la détermination des conditions nécessaires et suffisantes pour la résolution d’un problème n’est le plus souvent que l’introduction, dans les données locales, des garanties qui doivent assurer à la solution une existence globale. L’existence mathématique réside bien ainsi dans la non-contradiction au sens d’Hilbert, et nous croyons simplement que les conditions purement formelles de compatibilité appellent la représentation « matérielle » que nous en proposons.

Nous voulons donc montrer que la construction d’un tout par un cheminement progressif d’éléments locaux à éléments locaux n’est possible que si des considérations globales sont déjà impliquées dans les éléments locaux. Lorsqu’on détermine un ensemble par l’indication d’une propriété qui caractérise les éléments de l’ensemble ou, ce qui revient au même, par l’énumération des individus qui composent l’ensemble, il est contradictoire de définir les éléments par la considération de la totalité à laquelle ils appartiennent. Ceci est formellement interdit par Poincaré, et par Russell dans sa théorie des types. Mais Russell et Whitehead avaient admis, poussés par des exigences mathématiques, la possibilité de définir une propriété d’un être par la totalité des êtres qui jouissent de cette propriété. Cet axiome de réductibilité n’a jamais été démontré, bien qu’il paraisse à Russell extrêmement probable. On lui reproche pourtant de réintroduire les définitions non prédicatives. Nous allons essayer de montrer qu’il est impossible de ne pas définir la partie par le tout auquel elle appartient et que ce processus est parfaitement légitime, à condition d’employer d’autres procédés de définition du tout que l’énumération des parties. On sait depuis longtemps que le calcul de variations, qui n’est que la partie la plus ancienne du calcul fonctionnel, amène à la détermination d’une fonction extrêmale par la considération de la totalité des fonctions de la classe à laquelle appartient l’extrêmale cherchée. M. Hadamard n’a pas craint, au Congrès de mathématiques de Bologne, de prononcer le mot de finalisme pour caractériser le calcul fonctionnel. En donnant ainsi à finalisme le sens de point de vue global, nous croyons que les dangers du finalisme mathématique proviennent de la définition énumérative, récurrente ou inductive des éléments d’une classe, mais que s’il existe des procédés de définitions globales, axiomatiques, topologiques ou autres, indépendantes de la nature des éléments particuliers, l’introduction de considérations globales dans la détermination des éléments locaux est particulièrement légitime. Pour reprendre les idées de Hermann Weyl nous opposerons à la conception classique de l’arithmétique, où les nombres sont engendrés les uns à partir des autres, par récurrence, la conception algébrique globale de l’anneau des nombres entiers ou du corps des nombres rationnels.

Nous allons exposer d’abord, en nous inspirant le plus possible des travaux de M. Cartan, comment la considération simultanée du point de vue local et du point de vue global s’est imposée à la géométrie. Le xixe siècle avait vu formuler deux programmes opposés pour la généralisation de la géométrie. L’un est celui de Klein, l’autre de Riemann. Klein se place au point de vue global des espaces homogènes auxquels sont attachés les invariants d’un groupe de transformations, Riemann caractérise les espaces par les propriétés locales impliquées dans un élément différentiel. M. Cartan a insisté sur la manière dont les théories de la Relativité avaient accentué la divergence entre les deux points de vue : la Relativité restreinte développe une théorie kleinéenne de l’espace-temps où les invariants sont ceux du groupe de transformations de Lorentz, la Relativité généralisée définit un [sic] chaque point les composantes de la courbure de l’espace en ce point. Il s’est trouvé que la conception riemanienne était plus riche que la conception kleinéenne, puisqu’elle permettait l’étude d’espaces non homogènes, mais les géomètres modernes ont dû compléter le point de vue de Riemann en adjoignant aux problèmes posés des considérations globales. Le problème suivant va en montrer les raisons. Étant donné un élément linéaire, à quelles conditions doit-il satisfaire pour qu’il existe dans un voisinage infiniment petit d’un point donné, un système de coordonnées conférant à l’espace dans le voisinage étudié le ds2 donné ? Ces conditions sont fournies par les équations de structure de M. Cartan qui donnent ainsi la structure d’une infinité de morceaux d’espace infiniment petits, mais ne donnent aucun moyen d’opérer le raccordement de ces voisinages les uns aux autres. Ce que l’on a donc obtenu est moins un espace qu’une collection amorphe de morceaux d’espace. Il n’existe aucun moyen de passer des coordonnées d’un point dans un système de références aux coordonnées de ce point dans un système de références éloigné du premier. En développant un cycle de cet espace sur un espace euclidien, on ne revient pas au point de départ, l’espace n’est pas fermé. On voit donc par cette absence de fermeture que pour pouvoir établir en chaque point de cet espace un repérage qui puisse être déduit par prolongement du repérage en un autre point, il faut caractériser l’espace tout entier par des propriétés topologiques globales comme la possibilité d’une correspondance biunivoque et bicontinue avec un espace euclidien, ou comme la possibilité de faire passer par deux points donnés d’une surface plongée dans cet espace, une seule géodésique. C’est en ce sens que M. Cartan peut écrire que la résolution des équations différentielles de la théorie unitaire du champ d’Einstein ne sera possible qu’en introduisant des hypothèses relatives à la cosmogonie de l’Univers pris comme un tout. Cette nécessité de considérer à la fois le point de vue local et le point de vue global se traduit dans les recherches récentes de ce que l’on appelle la Géométrie différentielle en grand. Ces recherches portent sur les deux problèmes réciproques suivants : 1) Étant donné une surface topologique, quelles sont les métriques que l’on peut introduire localement sur cette surface ? 2) Étant donné un petit morceau d’espace, quelles conséquences peut-on en conclure, relatives aux surfaces dans lequel [sic] il est plongeable (problème du prolongement) ? Voici un résultat tout à fait caractéristique : étant donné un nombre K, il n’existe qu’une surface d’un seul tenant qui admette la courbure locale K. Cette surface est une sphère, un plan euclidien ou un plan hyperbolique selon qu’on a K positif, négatif ou nul [sic]. Si nous considérons alors l’énoncé particulier suivant : la condition nécessaire et suffisante pour qu’un élément de surface de courbure donnée K soit prolongeable en un plan, il faut que l’on ait K = 0, nous voyons bien que les conditions nécessaires et suffisantes traduisent les exigences de compatibilité du tout et de la partie.

Les rapports étroits qui existent entre l’analyse et la géométrie permettent de comprendre que l’on doit retrouver dans la théorie des fonctions les mêmes problèmes de dépendance entre point de vue local et point de vue global. On sait que si une fonction analytique est représentée par une série de Taylor au voisinage d’un point ordinaire, cette série est convergente à l’intérieur d’un cercle ayant pour centre le point en question, et il est possible, par le prolongement analytique de Weierstrass, de déterminer tout le domaine où la fonction est holomorphe. La fonction est donc caractérisée à l’exception de ses singularités (ce qui est capital) par les coefficients de son développement en série de Taylor dans le voisinage d’un point ordinaire quelconque de son domaine d’existence. Les mathématiciens ont alors démontré un grand nombre de théorèmes qui permettent de déterminer en quelque sorte « à l’avance » les cas où le prolongement est possible.

Ces théorèmes répondent aux questions suivantes : étant donné une série de Taylor qui représente une fonction dans un certain domaine, quelles conditions doivent remplir les coefficients de cette série pour que la fonction soit prolongeable dans un domaine donné, qui comprend le premier domaine élémentaire considéré ? Quelles sont les relations entre les coefficients qui permettent de déterminer les directions de répartition des singularités à partir desquelles la fonction n’est plus prolongeable ? Cette détermination des possibilités de prolongement par la seule considération des coefficients et des conditions auxquelles ils doivent satisfaire nous montre comment les propriétés des fonctions analytiques sont comme inscrites dans un élément quelconque de son domaine d’existence. La solidarité du tout et de ses parties qui s’exprime par les propriétés des coefficients est comme exigée par la notion d’analyticité d’une fonction. Il y a là quelque chose qui est spécifique des fonctions de variable complexe, et il nous semble que l’existence mathématique résulte de ce qu’il existe ainsi dans chacune des parties des mathématiques des modes irréductibles les uns aux autres de solidarité de structure du tout et de ses parties. Nous venons de voir cette solidarité naître des propriétés topologiques d’une surface, de l’analyticité d’une fonction, nous allons maintenant donner deux exemples algébriques où nous la verrons naître d’abord de la définition axiomatique d’un corps puis de la fonction d’un ordre progressif à un ordre régressif.

Étant donné un sur-corps obtenu par un nombre fini d’extensions à partir d’un corps primitif, on appelle base du sur-corps tout ensemble fini d’éléments tels que tous les autres puissent être obtenus par des combinaisons linéaires [sic] des éléments de la base. Le problème de la recherche d’une base est donc celui du nombre maximum d’éléments linéairement indépendants du corps. Or une propriété de maximum est, comme nous l’avons vu plus haut à propos du calcul des variations, une propriété globale, et cette propriété globale se traduit, comme dans tous les problèmes où interviennent des équations linéaires, par le fait que le déterminant d’un certain système d’équations linéaires est différent de zéro. Les nombres de la base sous-tendent ainsi le corps et forment comme la charpente de tout l’édifice. Leur définition n’est possible que par référence au corps tout entier dont ils font partie, et cela est légitime parce qu’un corps est défini non par ses éléments, mais par les opérations qu’il est possible d’effectuer sur ses éléments.

Notre dernier exemple est emprunté à la théorie de Galois. Étant donné un corps initial K et un polynôme de degré n sur K soient L1, L2, Ln les sur-corps obtenus par adjonction successive au corps K d’une racine de polynôme, le sur-corps Ln contenant toutes les racines du polynôme n’est plus susceptible d’extension, il est dit complet par rapport à ce polynôme. On fait alors correspondre à chacun des corps K L1 L2 ... Ln le groupe des permutations des racines inconnues. Au corps K correspond le groupe d’ordre n ; au fur et à mesure que l’on monte d’un corps à une extension de ce corps l’incertitude relative aux racines disparaît, et le groupe correspondant est chaque fois d’ordre inférieur. Au corps complet Ln correspond le groupe qui ne contient qu’un élément de la transformation identique. Puisqu’à chaque montée dans l’échelle des corps correspond une descente dans celle des groupes, chaque extension progressive rapproche du but, et l’on sait à chaque fois le nombre de celles qu’il reste à effectuer. Les démarches progressives prennent donc leur sens de ce qu’elles tendent vers un but connu à l’avance. La juxtaposition d’un ordre ascendant et d’un ordre descendant a été l’instrument de ce merveilleux accord logique. Il y a bien apparence de finalisme, mais intégralement explicable en liaisons rationnelles.

Nous nous proposons d’appliquer également aux théories physiques les considérations qui précèdent relativement à la structure d’un tout et de ses parties. La notion de système physique est en effet une notion globale que l’on définit grâce aux intégrales premières et aux invariants intégraux d’un système d’équations différentielles. Ce sont ces recherches que nous voudrions poursuivre pour les explorer plus tard dans notre thèse.