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Philosophie du langage (et de l’esprit) est une introduction à la fois très sophistiquée et tout à fait accessible à la philosophie du langage contemporaine. Le livre aborde le sujet par thèmes, et non par auteurs ou par époques, comme c’est souvent l’habitude dans le monde francophone. Enfin, Récanati n’examine pas par le menu des théories comme la sémantique frégéenne, la théorie des descriptions de Russell, la sémantique de Davidson ou la théorie de la désignation rigide de Kripke, théories souvent présentées dans d’autres textes introductifs. Il présente de façon concise certaines thèses essentielles — comme celle de Grice concernant la signification non naturelle (chapitre V) ou celle de Russell concernant les descriptions — en les problématisant véritablement, sans faire une simple récapitulation des idées sur le sujet et sans se perdre dans les dédales de la littérature secondaire. De grands principes, comme le principe de compositionalité, et certaines notions fondamentales sont introduits au début du livre, alors que la dernière partie concerne des questions relatives à l’interface entre la philosophie du langage et la philosophie de l’esprit. On peut aussi se réjouir de voir discuter dans un même livre des questions d’intérêt général, comme la relation entre la syntaxe, la sémantique et la pragmatique (chapitre IV) ou les relations entre le langage et la pensée, qui intéresseront un large public, en plus de certains sujets plus particuliers, comme la sémantique des expressions indexicales ou la distinction entre termes désignatifs et termes prédicatifs, tout en rendant ces derniers sujets accessibles. Enfin, je dois souligner que, même si ce n’est pas mentionné dans le titre, l’on retrouve la présentation de notions d’ontologie (objet, propriété, état de choses) qui sont pertinentes tant en sémantique qu’en métaphysique. Dans la dernière partie du livre, Récanati prend position sur certaines questions actuelles en philosophie du langage. Philosophie du langage (et de l’esprit) constitue une lecture obligatoire pour tous ceux qui veulent s’initier à la philosophie du langage contemporaine, et j’en recommande vivement la lecture attentive.

Dans une longue préface, l’auteur explicite le contexte qui a présidé à la rédaction du livre. Récanati est un des philosophes français les plus respectés actuellement. On lui reproche, en France, d’être peu présent sur la scène nationale. Il est en effet difficile d’être à la fois très actif sur la scène internationale et très présent sur la scène nationale. On a cependant tort de lui proposer un faux dilemme entre ces deux scènes. Ce livre est une version remaniée d’un cours donné à Harvard. Ses onze chapitres en font un texte de base idéal pour un cours intermédiaire de philosophie du langage. Le livre comprend quatre sections. Une première, intitulée Sémantique et référence, est divisée en trois chapitres. Une seconde, Sémantique et emploi, et une troisième, Sémantique et représentation mentale, contiennent chacune deux chapitres. Une dernière section, Le langage, la pensée et le monde, est divisée en quatre chapitres. Chaque chapitre est court et concis, et ne s’éloigne jamais du sujet. Il n’y a ni digression ni rhétorique. Le livre contient aussi un très riche et très utile glossaire en appendice. L’auteur défend une sémantique référentielle. Une telle sémantique donne la signification des termes en se basant sur la relation que ceux-ci entretiennent avec le monde. Récanati montre clairement que la signification d’un terme ne peut être donnée en disant que c’est une idée dans l’esprit. On ne fait alors qu’associer une représentation linguistique à une représentation mentale, et l’on devrait expliciter ce qui relie la représentation mentale et le monde. La sémantique ne peut non plus être faite en disant que la signification est l’usage ou l’emploi de certains termes, comme le préconisent certains. On néglige alors les contenus des phrases et, ajouterais-je, la richesse de la syntaxe. La sémantique référentielle fournit cependant un tremplin pour examiner tant l’esprit que l’usage.

Dans le premier chapitre, R. présente et explique les notions importantes que l’on retrouve chez Frege — sens et référence —, et Carnap — intension et extension — de même que la distinction entre terme sujet et terme prédicat, et la différence entre le « est » de l’identité et celui de la prédication. Dans le second chapitre, il présente le modèle sémantique de Kaplan, où sont distingués le caractère, le contenu et l’extension, qui permet de traiter les indexicaux, les noms propres, les descriptions définies et les prédicats, de même que la différence entre détermination du contenu et évaluation de la valeur de vérité du contenu. Certaines expressions, les indexicaux, ont un caractère (ou signification linguistique) qui introduit un objet (ou extension) dans le contenu en exploitant l’énonciation ou l’occurrence, objet qui est alors fixé dans un contexte, mais qui demeure le même dans différentes situations. D’autres expressions, les descriptions définies ou les prédicats, ne mettent pas à profit l’énonciation ou l’occurrence, et introduisent des propriétés dans le contenu. Ces propriétés sont possédées par différents objets selon les situations et font donc que l’extension va varier selon les situations. Le contenu d’une phrase indexicale contient un objet ; le contenu d’une phrase non indexicale contient des propriétés. Ce qui satisfait ces propriétés varie selon les situations mais pas selon les contextes, et donc l’objet désigné par une description définie varie selon les situations. C’est ce qui explique que ce que désigne une énonciation de « Je » dans un contexte varie selon le locuteur mais pas selon les situations, alors que ce que désigne « Le Premier ministre du Canada » ne varie pas selon le locuteur, mais peut varier selon les situations. Les noms propres sont aussi discutés dans ce chapitre. On aurait aimé un texte un peu plus long, insistant sur la différence entre contexte et situation, et distinguant un peu plus clairement la théorie de Kaplan de celle de Perry. Le chapitre III se base sur l’examen d’éléments lexicaux afin d’entamer l’étude de la phrase. Ce chapitre est particulièrement intéressant, puisqu’on retrouve l’argument de Frege dont l’idée est que la phrase ne dénote pas un état de choses, mais plutôt une valeur de vérité, de même qu’un argument de R. contre cette thèse très classique. Récanati réintroduit alors les états de choses par le biais de la sémantique de Kaplan, sous la rubrique de contenu donné par le caractère, alors que la valeur de vérité est récupérée sous la rubrique extension. Le caractère de Kaplan devient le mode de présentation des contenus ou états de choses. Ce chapitre se termine sur une fascinante et trop rare discussion du problème de l’unité de la proposition. Comment une phrase peut-elle exprimer une entité unique ayant une grande cohésion et une valeur de vérité ? Qu’est-ce qui fait qu’on peut unir, par une phrase, un objet et une propriété ? R. s’en remet à l’idée que la cohésion de la phrase, fournie par la syntaxe permettant d’unir un sujet et un prédicat, et les caractéristiques sémantiques du sujet et du prédicat permettent d’expliquer ce qu’est un état de choses (76). Certains diront que l’ontologie ne fait alors que refléter la syntaxe et la sémantique des langues naturelles. Je crois que c’est là un excellent point de départ afin d’entamer une discussion ontologique et métaphysique. Remarquons que le même principe, combinant syntaxe et sémantique, permet de donner des pensées structurées, qui ne reflèteraient, elles aussi, que les caractéristiques des langues naturelles.

Le chapitre IV disqualifie les sémantiques fondées sur l’usage. Le chapitre V est en grande partie une présentation des thèses de Grice sur la signification non naturelle. Le chapitre VI porte sur le principe de compositionalité, le langage et la pensée. Le principe de compositionalité veut que la signification d’une expression complexe soit fonction de la signification de ses constituantes et de leurs relations syntaxiques. Ce principe est motivé par le fait que l’on peut produire et comprendre un nombre infini de phrases construites à partir d’un vocabulaire fini. Cela donne des raisons de croire que les pensées sont elles-mêmes structurées et compositionnelles, et produites à partir d’un nombre fini de constituantes élémentaires. Comme le mentionne R., demeure la question de savoir si l’on doit aller du langage vers la pensée, ou inversement ? Il oppose ensuite à l’idée de la compositionalité des phrases ou des pensées le problème de l’inarticulation (voir Perry, « Pensée sans Représentation » dans Problèmes d’indexicalité, éditions CSLI) : certaines phrases ont une valeur de vérité qui varie selon les contextes sans que cette variation puisse être reliée à une expression indexicale. Ainsi, différentes énonciations de « Il pleut » sont vraies selon les lieux. Par exemple, mon énonciation de « Il pleut » est vraie si, et seulement si, il pleut à San Francisco ; votre énonciation de la même phrase est vraie si, et seulement si, il pleut à Montréal. Cependant, rien n’indique de lieu dans cette phrase. Récanati argue que la phrase prononcée évoque un lieu dans la pensée du locuteur et qu’il y a inarticulation en ce qui concerne la phrase, mais pas en ce qui concerne la pensée, puisqu’il y aurait une représentation mentale d’un lieu dans la pensée. R. réussit ici à résumer en quelques pages un problème complexe et très actuel en utilisant des notions importantes introduites précédemment, et propose une solution plausible. Si l’on se fie au problème de l’inarticulation, certains éléments de la pensée exprimée par l’énonciation d’une phrase ne trouvent pas écho dans cette phrase. La sensibilité au contexte d’une énonciation de cette phrase ne dépend donc pas d’éléments lexicaux. La pensée aurait alors une certaine autonomie relativement au langage, lequel ne capture pas toujours intégralement les pensées exprimées. Il se dégage du livre, et en particulier de la dernière section, une image très complexe des relations entre le langage et la pensée. C’est probablement à partir de cette image que l’on devrait concevoir ces relations. La sensibilité au contexte de certains items lexicaux, comme « je » et « ici », est facile à enchâsser dans une sémantique compositionnelle. L’auteur s’y attarde au chapitre IX. Le chapitre VII porte sur la notion de représentation, aborde le fameux problème de l’intentionnalité — est-ce une propriété sui generis de l’esprit ? — et se termine sur une passionnante discussion de la distinction entre signification naturelle et signification non naturelle (Grice). Le problème de l’intentionnalité du mental demeure cependant sans explication. Récanati conclut sur les projets de naturalisation du mental — Dretske et Millikan — qui constituent des voies prometteuses afin de fournir une réponse plausible au fameux problème de l’intentionnalité.

Dans le chapitre VIII sont introduites les notions de connaissance par description, et celles de connaissance directe (aussi connue sous le nom de connaissance par acquaintance), la différence entre usage attributif et usage référentiel des descriptions définies, de même que le descriptivisme, cette thèse voulant qu’il n’y ait que des propositions générales et que les contacts que le langage entretient avec les objets ne soient jamais liés qu’à des conditions générales. Comme le montre le chapitre IX, le descriptivisme ne capture ni les conditions de vérité d’énonciations de phrases indexicales ou démonstratives ni l’externalisme, qui est maintenant une position philosophique acceptée, et demeure internaliste, ce qui constitue une position difficilement défendable. Une sémantique kaplanienne, distinguant caractère, contenu et extension, permet de saisir les indexicaux et les démonstratifs, et la singularité de la référence de même que les propositions singulières. La dernière partie du livre est une exploration d’une approche non descriptiviste du langage et de la pensée, et des relations entre le langage, la pensée et les objets. C’est aussi une généralisation de l’indexicalité aux représentations mentales. La position défendue veut que l’on accepte des modes de présentation non descriptifs des objets, modes qui saisissent une relation directe par perception, ou un mode de présentation indexical, pour « je » et « ici » par exemple. Les modes de présentation non descriptifs viennent en deux catégories : les modes de présentation ou concepts indexicaux — épisodiques pour « je », ou durables comme le concept d’une personne (non propre) ou d’un tigre (termes d’espèce naturelle) — et les entrées d’encyclopédie, « qui servent à emmagasiner les informations obtenues sur un objet, quelle que soit la relation en vertu de laquelle l’information se trouve accessible » (222). Récanati explore alors des idées développées par Perry dans Reference and Reflexivity en particulier. Ici, on quitte, selon moi, le terrain de la philosophie du langage pour entrer carrément sur celui de la philosophie de l’esprit. En fait, il semble s’agir de la philosophie de l’esprit conçue pour affronter nos relations particulières avec des objets singuliers et les pensées singulières imposées par l’indexicalité, les noms propres et les termes d’espèce naturelle. La sémantique a commencé sa vie avec la généralité et l’étude d’expressions types, et une philosophie de l’esprit idoine. Les travaux récents, dont ceux de Récanati en particulier, abordent la singularité et l’examen d’occurrences d’expressions, et semblent chercher une philosophie de l’esprit correspondante. Il sera intéressant de voir comment on peut attribuer de tels modes de présentation non descriptifs en contexte d’attitude propositionnelle. Si cela se révélait impossible ou nécessitait d’importantes modifications dans notre conception des termes d’attitudes propositionnelles, le choc en retour sur la sémantique se révélerait important et fort intéressant (sur ce point, voir J. Perry, « The Search for the Semantic Grail », dans P. Bouquet, L. Serafini et R. H. Thomason (dir.), Perspectives on Contexts, CSLI Publications, 2008, 65-77). Le livre de Récanati se conclut donc sur un sujet controversé et invite le lecteur à poursuivre sa propre réflexion.