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Nous nous interrogeons ici sur le parcours des groupes autochtones au Canada sur le plan historico-politique, principalement depuis les années 1970. Pour nous, le nationalisme autochtone exprime une nouvelle réalité, et nous proposons une interprétation plus moderne de celui-ci. Appréhender ce nationalisme sous un angle contemporain permet d’envisager ce qui nous paraît être sa construction dynamique en relation avec son environnement politique. Ce constat remettra en question une donnée fondamentale : la question de l’origine et de la nature du nationalisme et des nations autochtones, qui met en avant une conception principalement primordialiste et essentialiste de celles-ci. Notre propos ici est que le nationalisme autochtone, à la base ethnique ou culturel, accorde de plus en plus d’espace à la composante politique, qui transcende la notion de protection culturelle. En conséquence, nous observons une atténuation graduelle de la différence ontologique qui le sépare des autres nationalismes.

Des processus de construction nationale mutuellement constitutifs

La difficulté majeure qui nous empêche d’apprécier sur le même plan les nationalismes autochtones et les nationalismes non autochtones a trait à l’ambivalence de la question de leur origine et de leur nature. Nous concevons généralement que les nationalismes non autochtones ont subi des mutations importantes. Au sujet du nationalisme au Québec, par exemple, c’est aujourd’hui un lieu commun d’affirmer que, durant la Révolution tranquille, celui-ci s’est métamorphosé de façon radicale, passant d’un nationalisme canadien-français à celui de québécois, et que le gouvernement et le territoire du Québec ont pris le relais de la religion catholique comme expression de ce nationalisme. Le nationalisme canadien a lui aussi évolué, les références presque exclusivement britanniques s’étant estompées au profit de l’apparition progressive d’une certaine identité canadienne, et ce, depuis la Première Guerre mondiale.

Dans le cas québécois, ce nouveau nationalisme territorial s’est trouvé dès le départ confronté à la réalité multinationale du Québec. Ce fut le cas lorsqu’on mit en branle le projet hydroélectrique de la Baie-James : tandis que le Québec affirmait sa souveraineté sur les ressources naturelles, les Cris et les Inuits lui rappelaient qu’il partageait ce territoire avec d’autres peuples. Conséquence des actions en justice entreprises par les autochtones, le jugement Malouf suspendit les travaux hydroélectriques en raison de leur atteinte aux droits des autochtones, obligeant le gouvernement du Québec à négocier la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Cet événement peut être interprété comme un tournant politique chez les nations autochtones, qui prirent alors un virage plus moderne.

L’usage du terme « nations » pour définir les groupes autochtones n’est cependant pas nouveau : à titre d’exemple, les Iroquois se représentaient eux-mêmes comme étant un regroupement de cinq, et plus tard six nations, tandis qu’un document de 1760, signé par le général Murray, reconnaissait la nation huronne de la région de Québec[2]. Néanmoins, il convient ici de souligner les différences importantes entre les groupes autochtones des débuts de la colonisation. Les groupes semi-sédentaires, tels les Iroquois, possédaient une organisation politique complexe, formée de nations relativement stables réunies en une configuration politique proche du confédéralisme[3]. À l’opposé, les groupes nomades, de loin les plus nombreux, étaient formés de quelques familles réunies autour d’un chasseur expérimenté qui prenait alors une certaine autorité — temporaire — sur le groupe[4].

La phase de marginalisation politique des autochtones qui caractérisa le xixe siècle et une bonne partie du xxe siècle sera, à partir des années 1960, suivie d’une certaine résurgence : l’obtention du droit de vote, la reconnaissance constitutionnelle de 1982 et les actions entreprises à l’ONU qui débouchèrent sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Fait intéressant : tout au long de cette phase de résurgence qui se poursuit jusqu’à nos jours, nous remarquons une utilisation de plus en plus importante du terme « nation ». En 1975, la Déclaration des Dénés affirmant leur statut de nation a servi d’étincelle et, à la suite de la victoire du Parti québécois en 1976, le terme s’est répandu chez les autochtones[5].

Pour nous, il est manifeste que l’expression des nationalismes environnants a influencé la formulation de ce nationalisme autochtone naissant. À ce sujet, le processus de rapatriement de la Constitution représente une excellente démonstration d’opposition mais aussi de développement mutuel des nationalismes. Pierre Elliott Trudeau, dans une véritable démarche de construction nationale canadienne, répondit à l’élection du Parti québécois en 1976 en réactivant le processus constitutionnel, et les autochtones réagirent pour tenter à leur tour d’y être inclus, ce qui se traduisit par la reconnaissance constitutionnelle de 1982[6]. Plus tard, on vit une confrontation claire entre les nationalismes québécois et les nationalismes autochtones dans le rejet de l’accord du lac Meech, lorsqu’un député autochtone du Manitoba s’opposa à cette entente en raison de son silence sur la question autochtone[7]. On observa une opposition similaire au moment des deux référendums sur la souveraineté du Québec : les Inuits en 1980[8], et les Cris en 1995[9] consultèrent leur population par voie référendaire sur leur volonté de suivre ou non le Québec dans la démarche souverainiste. Pour nous, ces oppositions peuvent aussi être perçues comme autant d’interactions où le nationalisme de l’un permet à l’autre de se questionner et de se redéfinir.

Les nations autochtones : nature, culture et mutation

Toutefois, certains auteurs doutent que les groupes autochtones puissent constituer des nations. Tom Flanagan, par exemple, croit que l’utilisation du terme « nation », dans le cas des autochtones, est problématique, voire tendancieuse. Il s’agirait d’une mutation de l’ancien terme « tribu », compris en tant que groupe ethnique et surtout culturel. Sous l’égide de la Loi sur les Indiens, les bandes, anciennement nomades, ont été sédentarisées et sont devenues des centres de pouvoir reconnus, tandis que les tribus sont restées des notions plutôt sociologiques, sans responsabilité politique[10]. Mais pour nous, ce constat est peu adapté aux nations autochtones contemporaines. En effet, des groupes comme les Cris et les Inuits possèdent des structures et des pouvoirs politiques à l’échelle nationale, tandis que de nombreux autres groupes ont entamé des négociations dans le but d’obtenir de telles structures. Que la configuration politique reste à définir ou que ce sentiment national soit postérieur au contact avec les Européens ne change pas le fait qu’il s’agisse aujourd’hui de nations dont la représentation aurait pu évoluer pour se rapprocher d’énoncés qu’on retrouve dans les autres nationalismes.

Ces postulats doivent néanmoins être confrontés à un certain discours nationaliste autochtone, construit sur le traditionalisme et la pérennité de la nation. Il s’ensuit deux types d’argumentaires, en apparence contradictoires, mais souvent présents au sein d’un même discours. Le premier cherche à affirmer le caractère distinctif autochtone par les références aux traditions, aux ancêtres, à l’origine de ces peuples, déposés là par le Créateur et occupant l’île de la Grande Tortue depuis des temps immémoriaux — des éléments qui font partie intégrante d’un mysticisme que le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, entre autres, a abondamment illustré[11]. On y observe aussi une série de dichotomies : le progrès opposé à la tradition, la compétition à la coopération, ou l’individu à la communauté[12]. Ainsi, pour l’historien Georges Sioui comme pour le nationaliste Taiaiake Alfred, bien que certaines nations autochtones fort éloignées n’ont eu aucun contact pendant de très longues périodes, elles possèdent des caractéristiques communes, que ces auteurs n’hésitent pas à qualifier d’universalisme autochtone[13].

Le second type d’argumentaire est, à l’opposé, une tentative d’inclusion des conceptions traditionnelles autochtones dans le langage politico-juridique actuel. Est alors affirmée la présence de concepts en apparence modernes chez les autochtones de l’époque précolombienne, comme ici chez l’auteure nishnaabeg Leanne Simpson : « In the times prior to colonization, Indigenous peoples lived in independent, sovereign nations governed by complex political and social systems », qui s’appuient de la même façon sur diverses notions contemporaines comme « citizens » et « international diplomacy »[14]. Il faut noter cependant qu’une attention doit ici être portée sur la signification particulière que les autochtones attribuent à ces concepts, lesquels ne se révèlent pas toujours les équivalents exacts de l’acception non autochtone courante, ou encore de leur signification juridique. À ce sujet, soulignons qu’une certaine compréhension interculturelle a été mise en avant grâce au travail d’un groupe d’intellectuels, les « word warriors[15] », et à celui des négociateurs, qui tentent de faire reconnaître, par le biais des ententes d’autonomie gouvernementale, leur conception particulière du territoire, du pouvoir et de la communauté[16]. S’il est essentiel de tenter cette compréhension interculturelle, il est cependant clair, pour nous, que la pensée politique autochtone a absorbé nombre d’influences qui la rendent grandement tributaire de la modernité.

Néanmoins, l’adoption d’un certain virage contemporain trouve aussi ses opposants, comme le politologue Peter Russell, pour qui le nationalisme autochtone est à l’origine plus culturel que politique. En effet, compte tenu des conceptions traditionnelles des autochtones, ce nationalisme viserait à protéger la culture plutôt qu’à conquérir de nouveaux pouvoirs. Menno Bolt et J. Anthony Long formulent des critiques du même type quant au respect des traditions dans la nouvelle formulation du nationalisme autochtone, puisque ce dernier aurait fait fi des structures autochtones non hiérarchiques[17]. Ce type de résistance envers une conception dynamique de la nation et du nationalisme est également visible sur le plan juridique et constitutionnel. Par exemple, pour le métis Chris Andersen, la notion de droits ancestraux emprisonne les autochtones dans une représentation figée d’eux-mêmes, limitée aux éléments précédant le contact et faisant obstacle aux possibilités d’évolution culturelle[18]. De même, pour Jean-Jacques Simard, le concept d’« Occident » est de plus en plus désuet : « [À] l’heure actuelle, il n’existe à peu près plus d’endroits et de peuples sur terre qui ne soient en train de s’approprier la modernité[19]. »

Le nationalisme autochtone et les théories de la nation

La diversité des conceptions du nationalisme autochtone que nous avons exposée résulte de différentes interprétations de la nation, de son origine, de sa nature et de ses fondements, issues des diverses théories de la nation. Ainsi, de façon générale, les nationalistes autochtones mettent en avant une interprétation primordialiste de leurs nations : en effet, les chefs de file autant que les intellectuels insistent sur l’origine immémoriale des nations autochtones et le caractère particulier de celles-ci. La nation y est entendue comme étant un tout organique, les caractéristiques qu’elle possède sont fixes. Ce type de conception essentialiste de la nation est visible au sein des anciennes tribus, qui deviennent ainsi, selon les mots de Pierre van der Berghe, des « superfamilles[20] », dès lors qu’on ne peut entrer ni sortir de la nation[21]. La nation est ici envisagée comme étant naturelle, reconnaissable à des caractéristiques culturelles, voire biologiques et raciales. Aux dires d’Anthony Smith, le langage de la survivance y est particulièrement présent : « The members of nations may, and frequently have, lost their national self-consciousness along with their independence ; and that the duty of nationalists is to restore that self-consciousness and independence to the ‘reawakened’ organic nation[22]. » Cette dernière observation concernant la résurgence volontaire de la nation nous semble d’ailleurs particulièrement appropriée pour qualifier la démarche des auteurs et des dirigeants nationalistes autochtones.

Toutefois, l’approche primordialiste essuie diverses critiques qui la rendent peu appropriée aujourd’hui au regard des sciences sociales. En effet, une telle conception de la nation, et même de la tribu, est idéalisée : la descendance commune étant issue de mythes qui se butent à la réalité historique du métissage, il se trouve que l’ethnicité apparaît comme étant, volontairement ou non, instrumentalisée[23]. Notre objectif n’est pas ici d’établir une hiérarchisation normative des différentes conceptions de la nation. La composante mythique étant intériorisée et employée au sein du discours autochtone, elle revêt de ce fait une certaine réalité. Toutefois, en raison des lacunes susmentionnées, le primordialisme perd de sa valeur historique explicative. Quant à la légitimité de la conception ethnique de ces nations, nous n’exposerons pas de façon exhaustive les critiques courantes du libéralisme sur cette question. Bien que l’idée même d’un type de citoyenneté axée sur l’ethnicité irrite certains libéraux, des auteurs comme Michel Seymour et Charles Taylor reconnaissent que cette autoreprésentation est parfaitement légitime. En effet, l’assimilation ainsi que l’inclusion forcée, par le passé, des peuples autochtones par les non-autochtones rendent aujourd’hui quelque peu délicat le refus de la légitimité d’une quelconque autoreprésentation, même ethnique, de leurs nations[24].

Au-delà de ces considérations, nous devons souligner ce que nous semble être la tension majeure de ce nationalisme : pour nous, il est clair qu’il n’est plus aujourd’hui exclusivement ethnique ou culturel. Les droits revendiqués par les nations autochtones, dont le droit à l’autodétermination, dépassent depuis longtemps les simples protections culturelles, et quoi qu’en dise une interprétation primordialiste des droits autochtones, les institutions qu’on a mises en place dans le cas des Cris, des Inuits ou encore des Nisga’as, et qu’on cherche à établir dans d’autres nations au Québec et au Canada, ont beaucoup plus à voir avec un type de gouvernement observable chez les nations contemporaines qu’avec celui des anciennes bandes de chasseurs-cueilleurs nomades. En effet, bien qu’une certaine place soit accordée à des conceptions particulières autochtones dans les domaines tels que la citoyenneté, la culture, la langue, les services de santé, l’éducation, les services à l’enfance et à la famille[25], force est de constater que, dans l’ensemble, les structures politiques sont assez proches de celles observées dans d’autres nations. En cela, elles ne remettent pas en cause les éléments fondamentaux de gouvernance soulignés chez les auteurs nationalistes autochtones, par exemple le fait que l’accent soit mis sur l’individu au détriment de la communauté, l’instrumentalisation du territoire et de la nature, ou encore le gouvernement représentatif. Évidemment, l’analyse de ces structures ne doit pas négliger le rapport de force qui entre en jeu au cours de la négociation et qui se traduit par les limites posées par les gouvernements provincial et fédéral, ces derniers semblant peu enclins à s’écarter de façon trop importante d’un modèle politique d’origine non autochtone. Néanmoins, en dehors de cercles intellectuels restreints, on n’a guère assisté à un mouvement de rejet massif de ce type d’entente en raison de la promotion de valeurs et de formes de gouvernement étrangères aux autochtones ; les doléances habituellement entendues visent davantage le fait que ces ententes n’octroient pas suffisamment de pouvoirs aux autochtones.

Les autochtones mettent donc en avant des fondements normatifs ethniques, culturels, axés principalement sur une conception primordialiste de la nation, mais visant l’obtention de structures politiques essentiellement modernes. Ce qui ne nous fait pas davantage pencher vers une interprétation purement moderniste de la nation qui, au terme de son analyse historique, ne perçoit pas de nations avant la période dite moderne[26], bien qu’on observe une rupture par rapport aux anciens modes d’identification. La nation ainsi entendue trouve son origine dans les révolutions américaine et française, et prend son essor au courant du xixe siècle en Europe et en Amérique du Nord. Ces nations modernes seraient construites exclusivement sur des éléments liés à la modernité, dont l’imprimerie et le capitalisme, qui ont rendu possible le rattachement et l’éventuelle union de groupes distincts[27], ainsi que l’accès à l’éducation[28] et le recensement des populations[29]. La nation serait donc un construit, elle est même « une communauté politique imaginaire », selon l’expression devenue célèbre de Benedict Anderson[30]. Ernest Gellner abonde aussi dans ce sens : « Le nationalisme n’est pas l’éveil à la conscience des nations : il invente des nations là où il n’en existe pas[31]. » Anderson, qui approuve le constat de Gellner, conteste néanmoins la conclusion de ce dernier, pour qui le caractère inventé de la nation lui retire toute réalité ou légitimité. Notons que, pour les tenants de cette approche, l’ancien usage du terme nation, tel qu’on l’utilisait avant la période moderne, comme c’est le cas des autochtones au début de la colonisation, semble avoir été abandonné, précisément au moment où on construisait la nation moderne.

Le modernisme amène lui aussi son lot de critiques, cette théorie semblant véhiculer une conception ethnocentrée de la nation qui ne rend pas compte de la réalité sociologique et politique de nations différemment constituées[32]. En effet, ces auteurs mettent en avant un modèle de l’État-nation qui semble peu adapté pour expliquer les nationalismes minoritaires, principalement autochtones. À titre d’exemple, Anderson explique la montée du nationalisme par le déclin d’anciennes allégeances, en particulier par rapport au village, à la région, à l’ethnie, ou encore au clan, ce qui ne nous semble pas du tout valable dans le cas des autochtones. Cependant, certains aspects de la modernité auraient pu jouer un rôle dans le regroupement d’anciennes bandes de chasseurs-cueilleurs en groupes plus importants et dans leur prise de conscience nationale : on pense ici à la sédentarisation, aux communications, à l’éducation et au recensement. Il en va de même de l’origine des nations. Partiellement d’accord avec les modernistes, Anderson allègue que ces nations n’existent certes pas depuis le début des temps : elles sont des construits dynamiques, dont l’évolution se poursuit encore aujourd’hui.

C’est pourquoi il nous semble approprié d’évaluer le cas des nations autochtones, comme celui d’autres nations d’ailleurs, par le biais d’une certaine hybridité des approches, offerte par la théorie de l’ethnosymbolisme. Tout en reconnaissant le rôle central joué par la modernité, l’ethnosymbolisme reconnaît l’existence et l’apport des ethnies préexistantes aux nations, ethnies autour desquelles se sont construites les nations contemporaines. Cette théorie cherche à donner du poids aux éléments subjectifs de la nation, telles les cultures et les pratiques populaires[33]. Comme en fait foi le titre de l’ouvrage majeur du pionnier John A. Armstrong, Nations Before Nationalism, les nations auraient existé sur la base des ethnies avant que ne se construise l’idéologie du nationalisme, autour d’une conscience ethnique préexistant au concept moderne de nation[34]. Ce propos est repris par Anthony Smith, auquel est associé aujourd’hui de la façon la plus étroite la théorie de l’ethnosymbolisme. Pour Smith, certains groupes sont considérés comme des « core ethnies[35] » des nations qui se sont développées par la suite. Une importance particulière est accordée à l’élément « longue durée » de la nation sans toutefois, contrairement aux primordialistes, que les nations soient considérées comme des éléments presque naturels de l’humanité.

Il s’ensuit que pour l’ethnosymbolisme, en accord avec les auteurs modernistes, les nations sont des créations, comme le nationalisme d’ailleurs. La nation ainsi construite autour d’une ethnie pourra se faire, entre autres, de façon verticale, par une résurgence identitaire ; un passage de l’ethnie vers la nation dans lequel les intellectuels joueront un rôle primordial, en orientant la construction nationale autour de principes ciblés. Ce processus est particulièrement visible chez les ethnies minoritaires, comme les autochtones, qui se sont vues insérées au sein de l’État. L’ethnosymbolisme met également l’accent sur l’aspect mythique d’une origine commune, une caractéristique aussi applicable aux ethnies qu’aux nations. En ce qui concerne les autochtones, nous croyons pour notre part que la culture historiquement orale renforce le rôle des mythes. Ainsi, sans documents historiques rapportant les migrations et les métissages, l’origine de ces groupes semble effectivement se perdre dans les temps, alimentée par l’explication mystico-religieuse de la genèse des peuples autochtones qui résiste difficilement à un examen approfondi. L’ethnosymbolisme nous semble donc être la théorie la plus adéquate pour expliquer la formation des nations, mais aussi l’interaction entre celles-ci, au sein d’un processus de construction dynamique des identités. Tout en reconnaissant une certaine continuité, cette théorie ne nie toutefois pas l’apport de la modernité dans la construction nationale. Malgré un certain discours autochtone nationaliste axé sur la tradition, cet élément de modernité est crucial dans le processus de formation des nations et du nationalisme autochtone contemporain. Reconnaître l’importance de la modernité autant que les caractéristiques ethniques et culturelles, tout comme l’influence mutuelle entre les nations, permettrait selon nous de surmonter les tensions que nous avons observées au sein du discours politique et identitaire autochtone.

Appréhender le nationalisme autochtone ?

Il est difficile de tenter de cerner le nationalisme autochtone. Les différences culturelles entre les nations autochtones sont elles-mêmes importantes. De plus, la reconnaissance ou non de l’apport de la modernité dans les nations autochtones constitue un sujet de division. Une fois de plus, il nous apparaît utile de tenter d’éviter les dichotomies trop tranchées. Taiaiake Alfred, par exemple, ne néglige pas une adaptation des conceptions traditionnelles autochtones à la modernité, en réitérant dans l’ensemble de ses ouvrages le danger que constitue une idéalisation du passé. Selon Alfred, nous avons assisté, dès les premiers moments du contact avec les Européens, à une transformation identitaire chez les autochtones ainsi qu’à la promotion d’une forme de nationalisme « because they maintain traditional cultural boundaries and create group self-identification as a political community distinct from the state[36] ». Le nationalisme et la nation sont par conséquent pour Alfred en perpétuelle transformation. Il est clair que la revitalisation nationale préconisée par l’auteur, c’est-à-dire la remise en avant consciente de certains principes traditionnels, ne peut que créer un artefact original dont l’aspect (re)construit est incontestable. Si le projet d’Alfred peut s’avérer séduisant, il semble toutefois ardu à mettre en pratique, en raison de ce qui nous semble être une certaine intériorisation de la modernité chez les autochtones et l’influence indéniable qu’exercent les nations entre elles, des processus qui s’avèrent difficilement réversibles.

Bien sûr, outre les distinctions entre les nations autochtones et l’importance, fondée ou non, des dichotomies pour ce qui est des valeurs autochtones et non autochtones, nous assistons à un conflit sur ces questions liées à l’opposition entre tradition et modernité à l’intérieur même des nations et communautés autochtones, par exemple dans le cas du débat sur la question de l’application de la Charte canadienne des droits et libertés. Ainsi, une certaine rhétorique nationaliste autochtone considère l’application de la charte sur les autochtones comme étant l’imposition d’un code de valeurs axé sur un individualisme d’origine étrangère tenant du colonialisme. En contrepartie, des femmes autochtones jugent que la charte constitue un rempart assurant la protection de leurs droits contre certaines dérives potentielles de l’éventuelle revalorisation de principes traditionnels qui pourraient contrevenir à l’égalité entre les sexes. À ce sujet, il semblerait que l’accueil des autochtones à certaines définitions ou redéfinitions telles que la Commission royale sur les peuples autochtones les a rapportées n’a pas été unanimement positif[37]. Nous voyons donc ici l’importance de l’apport de la modernité sur les consciences autochtones, cette modernité ne devant pas nécessairement être rejetée en bloc.

Nous avons souligné le rôle de la modernité dans la construction de l’identité nationale autochtone : la sédentarisation ainsi que le développement des moyens de transport et de communication ont provoqué le regroupement des anciennes bandes en groupes plus importants, tandis que l’éducation a indéniablement favorisé l’émergence d’une génération d’intellectuels et de dirigeants politiques qui portent aujourd’hui les projets nationalistes. En adoptant la rhétorique de la nation et du droit à l’autodétermination, les autochtones sont entrés de plain-pied dans la modernité politique. Comme les autres nations, elles souhaitent prendre leur place, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des États, un phénomène accentué par le contexte de mondialisation dans laquelle nous évoluons. Ces observations ne signifient évidemment pas que les autochtones ne pourront pas faire la promotion de leurs propres structures, inspirées de certains principes traditionnels. Mais nous pensons que la reconnaissance des dynamiques interactionnelles permettrait de désenclaver, sur le plan théorique, un nationalisme autochtone qui, paradoxalement, a déjà connu ce processus sur le plan pratique.

L’appropriation de la modernité par les autochtones et la reconnaissance de l’influence des autres expressions nationales pourraient aussi se transposer sur le plan normatif. Il semble en effet de plus en plus évident que l’argument principal des autochtones, soit l’antériorité de l’occupation du territoire, est de portée limitée. La présence de nations particulières sur des territoires précis est fréquemment remise en question par le caractère nomade de ces nations et les conquêtes que certaines nations autochtones elles-mêmes ont effectuées au détriment d’autres nations autochtones, parfois même après le contact avec les Européens[38] ; cela rend problématique la question de territoires spécifiques revendiqués par certaines nations autochtones sur le plan historique et, par extension, juridique. Cependant, la légitimité des revendications pourrait se trouver renouvelée si l’on inclut ces nations et nationalismes au sein d’une théorie générale du droit des peuples, par exemple celle de Michel Seymour, exposée dans son ouvrage De la tolérance à la reconnaissance : une théorie libérale des droits collectifs. Nous avons vu plus haut que l’interprétation selon laquelle les autochtones constituent des nations à part entière divise les chercheurs. Les objections fréquemment entendues concernent la faiblesse démographique de certains groupes autochtones ou la diminution du nombre de leurs traits culturels, en particulier la langue[39]. Mais un auteur comme Seymour met l’accent plutôt sur l’autoreprésentation de la nation et le fait que, en tant que culture sociétale, elle constitue un contexte de choix pour les individus[40]. Cela permet également de nuancer l’importance d’un certain discours essentialiste, entendu de part et d’autre, concernant les nations autochtones. Selon nous, une fois que les influences passées et les possibles rapprochements futurs seront assumés, les nationalismes autochtones pourront arriver à faire reconnaître leur caractère foncièrement dynamique et à être éventuellement inclus dans une théorie générale du droit des nations.