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Introduction

Qui peut revendiquer un territoire, sur quelles bases et avec quelles conséquences ? Ces questions ont récemment fait l’objet d’un débat philosophique sérieux, important pour ceux que la justice intéresse, tant sur le plan global que sur le plan social. Sur le plan social, ceux qui ont une approche nationaliste ont affirmé que le territoire serait autant la base de l’identité d’une nation que son fondement (voir Miller 1995 ; 2012). Sur le plan global, la justification des revendications du territoire peut être perçue comme un autre volet des arguments échangés en matière de justice (redistributive) internationale : certains territoires sont convoités, pas uniquement pour leur valeur identitaire nationale, mais aussi pour le type de ressources qu’ils recèlent et qui peuvent donner à leurs résidents accès à des richesses ou, en l’absence de telles ressources, les placer devant un manque de ce que d’aucuns considèrent comme étant des ressources redistribuées de façon juste et équitable (voir Pogge 1994 ; 2002 (chap. 8) ; voir Meisels 2009 pour une réfutation de cette approche).

Dans le présent article, je veux traiter de la question du territoire du point de vue de ceux qui sont à l’extérieur, mais qui veulent y résider, ainsi que des questions qui sont soulevées en ce qui concerne les problématiques de justice dans des régimes de migration par les différentes théories portant sur les revendications de territoires. Mon prisme d’analyse est la légitimité. Anna Stilz affirmait récemment que l’État légitime serait justifié dans la revendication de son territoire (Stilz 2011) ; Christopher Wellman, pour sa part, a soutenu que l’État légitime aurait le droit de rejeter tout immigrant potentiel, même ceux qui réclament asile à juste titre (Wellman 2008 ; 2011).

Je désire remettre en question le point de vue de Wellman, selon lequel les États ont le droit de refouler tous les migrants ; au contraire, et en cela j’adopte les idées de Stilz, je vais démontrer que, pour qu’un État soit légitime, il doit satisfaire plusieurs conditions minimales, allant au-delà de celles que Wellman propose en matière de respect des droits de la personne. L’État légitime doit appuyer une conception de la justice — il a le devoir moral de rechercher ce que Stilz appelle la « liberté en tant qu’indépendance » — et d’assurer à ses habitants les moyens d’une telle autonomie[1]. Wellman fait aussi sien le postulat que l’autonomie individuelle joue un rôle dans la détermination de la légitimité ou de l’illégitimité d’un État : il base sa conception de l’État sur une idée d’autodétermination individuelle et collective fondée sur l’autonomie individuelle. Si nous acceptons, comme Stilz l’affirme : a) que l’État est l’outil nécessaire pour garantir l’autonomie individuelle, et b) que seul l’État légitime permet l’autonomie, alors on peut, au contraire de Wellman, affirmer que si une personne est privée de la protection d’un État légitime (i) et qu’elle doit se tourner vers un autre État pour avoir la possibilité d’exercer son autonomie (ii), l’État en question n’a pas le droit de la rejeter. En d’autres termes, les membres de l’État perdent leur juridiction territoriale unilatérale dans de tels cas, et ils doivent plutôt accueillir ceux qui désirent rejoindre le territoire de cet État.

Je commencerai par présenter l’argument qui lie légitimité et justice dans ses grands traits. Je traiterai ensuite de la position de Wellman selon laquelle la liberté d’association justifie le contrôle des frontières. Je résumerai certaines des critiques qui ont été formulées à l’encontre de cette position, en particulier celle de Phillip Cole. Dans la deuxième partie, je présenterai la théorie de l’État légitime de Stilz, qui allie revendication du territoire et légitimité de l’État. J’expliquerai en quoi le concept de légitimité de Stilz est plus exigeant que celui de Wellman et montrerai que, sur la base de l’argumentaire de celle-ci, un manquement du devoir moral à assurer l’autonomie individuelle signifierait que la juridiction territoriale est injustifiée. Finalement, dans la troisième partie, je démontrerai que, si l’argument de l’autonomie était accepté comme principe fondateur de la légitimité et de la revendication du territoire, il ne serait pas plausible que seule compte l’autonomie des résidents et des citoyens.

I.

La caractérisation précise de l’État légitime est une question qui a reçu de nombreuses réponses au fil du temps. Il est important de définir la légitimité pour délimiter l’action de l’État sur les individus qui en font partie, ainsi que sur les États voisins et leurs citoyens. La plupart des philosophes politiques s’entendent pour dire que l’État légitime a l’obligation d’adopter une certaine conception de la justice, qui exprime l’égalité du statut moral dont chaque personne devrait bénéficier. Les conceptions de la justice peuvent aller de la nécessité d’assurer la base d’une justice sociale dans le contexte d’une culture nationale (voir Miller 2001 ; Seymour 2008) à ancrer le besoin de redistribution et de bien-être collectif (Rawls 1999 ; Cohen 2009), pour ne nommer que deux tendances actuelles en philosophie politique. La plupart des philosophes libéraux s’entendent pour réclamer un certain type de justification (voir Blake 2001 ; Nagel 2005 ; Valentini 2011) quand l’État légitime entrave ses citoyens dans la poursuite de ces objectifs en matière de justice. Autrement dit, si le principe médiateur de l’autonomie cher aux libéraux n’est pas respecté, il est nécessaire de fournir une forme quelconque de justification ; aux yeux de ceux qui s’intéressent à l’autonomie individuelle, une telle justification prend la forme de la justice égalitaire. J’y reviendrai plus loin.

Wellman propose l’idée de l’autonomie en tant que principe fondamental de la légitimité de l’État : « Selon moi, tant les personnes autonomes que les États légitimes ont droit à l’autonomie. Cela signifie qu’ils occupent une position dominante moralement privilégiée sur les affaires qui les concernent » (Wellman 2008, p. 114) ; et plus loin : « Les régimes politiques légitimes ont droit à un degré d’autodétermination, dont une composante importante est la liberté d’association » (Wellman 2008, p. 116). Donc, la liberté d’association est l’expression de la légitimité de l’État ainsi, pourrions-nous dire, que l’expression de l’autonomie des personnes au sein de l’État ; et « tout comme la liberté d’association d’une personne lui permet de rester seule, la liberté d’expression d’un État lui permet d’exclure tout étranger de sa communauté politique » (Wellman 2008, p. 111). Si nous imposons aux citoyens d’un État certains devoirs d’ouverture des frontières, nous faisons preuve de non-respect fondamental à leur égard ; et, si « les violations de l’autonomie personnelle constituent une forme paradigmatique de non-respect » (Wellman 2011, p. 23), celui-ci peut revêtir d’autres formes que la violation de l’autonomie personnelle, en fonction du rôle qu’une personne assume et de la façon dont on lui manque de respect (Wellman 2011, p. 23). La revendication ici, comme je la comprends, serait que les individus en tant que citoyens ont droit à un certain type de respect, qui exige que l’on se conforme à leurs décisions dans le domaine politique, en tant que membres d’une communauté libre de s’autodéterminer.

Dans la position de Wellman, le recours à l’autonomie sert deux objectifs : d’abord, l’attention portée à l’autonomie justifie la mesure de la justice qu’il propose, laquelle est fondée sur la liberté d’association des membres de l’État. Ensuite, l’argument de l’autonomie aide Wellman à justifier sa définition minimaliste de l’État légitime. Il soutient qu’un État est légitime s’il respecte les droits de la personne (Wellman 2011, p. 16), et que l’État légitime a droit à l’autonomie, comme je viens de l’expliquer. Une fois ce seuil établi, c’est-à-dire pour autant que les actes de l’État ne violent aucun droit de la personne, les membres ont la liberté de choisir avec qui ils s’associent (voir Wellman 2008, p. 113 ; 2011, p. 16). L’argument semble se lire ainsi : i) tous les êtres humains ont un statut moral équivalent ; ii) tous les êtres humains devraient être autonomes ; iii) l’autonomie est fondée sur les droits de la personne ; iv) donc, si l’État ne viole pas les droits de la personne de ses citoyens ou de ceux qui sont à l’extérieur de ses frontières, il respecte le postulat selon lequel toutes les personnes devraient être traitées de façon égale ; et l’État applique son principe de justice en ne portant pas atteinte à l’autonomie individuelle. Remarquons ici que la raison pour laquelle nous n’avons qu’un devoir négatif envers l’autonomie individuelle (c’est-à-dire le devoir de ne pas y porter atteinte) plutôt que d’accepter un devoir positif qui nous ordonnerait d’en faire la promotion et de la favoriser n’est pas évidente. C’est comme je l’explique plus loin, l’argument de Stilz.

Dans un premier temps, nous pouvons remettre en question la définition minimaliste de la légitimité selon Wellman, comme l’a fait Phillip Cole dans sa réponse (voir Cole 2011[2]). Comme le souligne celui-ci, le premier problème en ce qui concerne le concept de Wellman est qu’il est sous-déterminé : on peut en effet se demander ce que signifie l’idée de la protection des droits de la personne. Ici, nous pouvons renvoyer aux auteurs qui affirment que la mise en oeuvre de la liberté de mouvement et le droit de quitter son État d’origine — tous deux des droits de la personne — exigent un droit correspondant de s’installer autre part (voir Cole 2011, p. 293). En fait, comme Cole l’a soutenu ailleurs, la migration peut être interprétée comme un droit de la personne en lui-même, pourvu qu’il incarne une constituante fondamentale de la réalisation de l’autonomie individuelle (Cole, 2012). Remarquons qu’il y a là une faille dans la position de Wellman, puisque celui-ci reconnaît que les individus méritent un respect égal en tant qu’êtres autonomes ; pour défendre son argument devant Cole, Wellman aurait dû aller jusqu’à préciser que le domaine du respect de ceux qui cherchent à immigrer est différent, que ces personnes sont placées dans une situation différente et que de ne pas leur permettre d’entrer sur le territoire n’est donc pas une violation de leur autonomie en tant que citoyens potentiels. Je vais démontrer plus loin que cet argument n’est pas plausible.

Sinon, affirme Cole, faisant ainsi un renvoi direct aux prémisses de l’argument de Wellman défini plus haut, nous pouvons poser que la protection des droits de la personne implique que les États soient obligés de traiter tous les humains également. Toutefois, le traitement égal dans les régimes de migration ne peut être possible qu’en ouvrant les frontières et en permettant aux humains de résider là où ils le veulent, comme l’a expliqué Joe Carens (voir Carens, 1987, pour la formulation originale ; voir aussi Cole 2011). Un traitement égal peut aussi signifier assurer des moyens d’autodétermination (Cole 2011, p. 293), ce qui amène à poser la question suivante : la protection des droits de la personne est-elle fondée seulement sur des devoirs négatifs (interdiction de violation), comme Wellman semble le postuler, ou les États contractent-ils des devoirs positifs envers tous les êtres humains pour protéger leurs droits ? La position de Wellman semble particulièrement se prêter à une analyse basée sur nos obligations, puisque celui-ci cherche explicitement « à défendre une conclusion déontologique à propos des façons dont les États légitimes ont le droit d’agir » (Wellman 2008, p. 116).

Enfin, Cole objecte que la légitimité elle-même ne suggère pas que seul l’État a la compétence de la déterminer et de la mettre en oeuvre ; au contraire, « il peut être du ressort de l’association d’États légitimes d’agir internationalement et multilatéralement pour conserver leur légitimité » (Cole 2011, p. 237). En d’autres mots, Wellman nous présente une définition de la légitimité centrée sur l’État, et l’utilise pour justifier une politique restrictive de l’immigration, au lieu de nous présenter une « théorie des relations internationales », comme il devrait le faire afin d’appuyer son argument, ce qu’expose Cole de façon convaincante.

Une telle théorie des relations internationales devrait contribuer à une justification préalable à toute revendication légitime de territoire. Pourquoi devrions-nous présumer que l’État détient le droit qu’il revendique d’exclure les migrants de son territoire s’il ne parvient à justifier pourquoi il peut revendiquer le territoire sur lequel il exerce son autorité ? En d’autres termes,

[j]ustifier les droits au contrôle des ressources et des frontières exige une approche plus complexe. Ces droits sont afférents à un droit préalable de juridiction territoriale, et ils sont également limités par des conditions de légitimité externes qui restreignent la façon dont l’État devrait exercer ces droits quand ceux-ci affectent ceux des étrangers.

Stilz, 2011, p. 573 et sq., en italique dans l’original

Voici le projet de Stilz, sur lequel je me concentre maintenant.

II.

À l’instar de Wellman, Stilz estime que l’État, dans sa quête de légitimité, doit avoir pour objectif principal d’assurer l’autonomie individuelle, ou, comme elle l’écrit, « la liberté en tant qu’indépendance ». Selon Stilz, les États détiennent « des droits territoriaux parce que leur juridiction sert les intérêts de leurs citoyens » en matière d’autonomie (Stilz 2011, p. 578). Cela suggère que l’État légitime, comme dans l’argumentaire de Wellman, a une certaine obligation envers ses membres. Dans une deuxième étape, Stilz affirme que la juridiction territoriale est un préalable nécessaire pour que l’État puisse remplir son obligation principale à l’égard de ses citoyens :

La raison pour laquelle les États sont les détenteurs appropriés de la juridiction territoriale […] est qu’ils sont nécessaires pour fournir une interprétation unitaire et publique des droits des personnes et appliquer ces droits d’une façon cohérente avec la liberté et l’indépendance constantes de ces personnes les unes par rapport aux autres [3].

Stilz 2011, p. 580

Stilz justifie cette affirmation par une interprétation de la définition de l’autorité de l’État selon Kant, pour qui l’État est l’instrument de l’indépendance morale en cela qu’il instaure des droits et s’assure qu’ils sont respectés. Nous ne saurions, autrement dit, assurer la liberté en tant qu’indépendance de tous les membres de l’État si nous cherchions à établir et mettre en oeuvre isolément, en dehors de la juridiction de l’État, des droits individuels[4].

La conséquence de la revendication d’indépendance morale, affirme Stilz, est la revendication d’occuper le territoire : « L’occupation de territoire est liée à l’autonomie parce qu’elle joue un rôle important dans presque tous nos projets » (Stilz 2011, p. 583). Remarquons ici que nous pourrions comprendre cela comme un appui à la revendication de Wellman selon laquelle la liberté d’association en tant que forme d’autodétermination a nécessairement comme corollaire l’autorité sur le territoire ; nous pourrions donc nous convaincre que l’État légitime, dans sa version de défenseur de l’autonomie, requiert l’autorité sur le territoire (argumentaire de Stilz), et que cela permet la détermination unilatérale de l’accès au territoire (Wellman).

Toutefois, Stilz va plus loin et, ce faisant, ouvre sa théorie à la sphère internationale, remettant ainsi en question la revendication de Wellman : « Ce qui est véritablement au coeur du sujet, c’est le besoin des individus d’avoir une résidence légale stable ; le besoin de vivre au sein d’un État légitime qui leur permet d’exercer leur autonomie personnelle dans un lieu particulier » (Stilz 2011, p. 583). Si la préoccupation est la liberté en tant qu’indépendance, comme l’affirme Stilz, « l’affiliation à un État est un impératif moral […] puisque la seule façon de le respecter est de vivre sous un système commun de droit » (Stilz 2011, p. 597). En fait, l’impératif est tel que Stilz refuse d’écarter entièrement l’annexion de territoire comme moyen légitime de gouvernance internationale dans les cas d’États en déroute qui ne peuvent plus assurer la liberté en tant qu’indépendance.

III.

Deux éléments me semblent remarquables dans cet argumentaire : tant Stilz que Wellman s’entendent pour affirmer que l’autonomie individuelle est une valeur fondatrice de l’État légitime. Si nous admettons, comme Stilz le soutient : a) que l’État n’est légitime que s’il est un outil pour la promotion et la protection de l’autonomie individuelle ; et b) que seul l’État légitime peut revendiquer la juridiction sur un territoire, je tiens à affirmer dans ce cas, à la différence de Wellman, que : i) si une personne n’a pas la protection d’un État légitime et ii) qu’elle doit se tourner vers un autre État pour avoir la possibilité d’exercer son autonomie, l’État en question doit l’accueillir pour lui permettre de satisfaire l’impératif moral dont Kant fait mention, sinon il perd sa légitimité et, partant, la juridiction territoriale ainsi que l’autorité sur ses frontières. En d’autres termes, il perd son droit territorial puisqu’il est appelé à agir au nom de ceux qui frappent à sa porte en quête du type de stabilité et de primauté du droit que Stilz, après Kant, définit comme une condition de la liberté en tant qu’indépendance, et comme une justification fondée des revendications et du droit au territoire.

Plusieurs objections à ce lien entre protection de l’autonomie individuelle et droit territorial viennent à l’esprit. Les défenseurs de la justification nationaliste du territoire pourraient affirmer que le fait que certaines personnes fassent partie du peuple qui a créé l’État et l’a par conséquent rendu légitime, par opposition à d’autres, doit jouer un rôle dans notre évaluation des obligations de l’État envers les individus (voir Blake 2001). Ils pourraient objecter que traiter sur un même pied les besoins de toutes les personnes en matière d’autonomie nie le genre de devoirs associatifs particuliers qu’elles contractent envers ceux avec qui elles partagent les institutions de l’État (voir Miller 2007). Remarquons cependant que Stilz définit sa perspective comme étant distincte des justifications nationalistes de territoire. Elle note particulièrement que les citoyens de l’État qu’elle entrevoit ne sont pas définis par une appartenance nationale ou culturelle — point de vue que partage Wellman —, mais plutôt que « le “peuple” devient collectif en se rangeant sous les institutions de l’État et en contribuant collectivement à donner forme à ces institutions […] l’État […] définit les citoyens qui sont ses membres » (Stilz, 2011, p. 579). Si cela est vrai, nous devons donc au moins être en mesure de penser que les individus peuvent se joindre au projet commun plutôt que de conclure que seuls ceux qui sont nés au sein de l’État peuvent y prendre part. Remarquons toutefois que Stilz tente d’insérer un élément historique dans son argumentation, quand elle explique pourquoi l’annexion d’autres territoires à un État ne saurait être légitime, sauf dans des cas très exceptionnels, comme ceux des États en déroute dont il a été question plus haut. L’argument historique est que le « peuple » en question partage des liens historiques et un vécu collectif quant à l’établissement des institutions de l’État légitime (Stilz 2011, p. 590 et sqq.). Si toutefois l’argument selon lequel le « peuple » est façonné par les institutions légitimes de l’État doit prévaloir, et si Stilz tient à distinguer sa position de celles des argumentaires nationalistes concernant la revendication territoriale, il n’est toujours pas facile de voir pourquoi ceux dont la protection de l’autonomie individuelle n’est pas garantie dans d’autres États et qui désirent se joindre à l’État légitime et à ses institutions — espérant peut-être y apporter leur contribution — ne pourraient pas faire partie de ce peuple[5]. En effet, si l’on suit la position de Stilz, il n’est pas évident que le devoir de l’État légitime ne soit pas de permettre et de protéger l’autonomie individuelle de ces personnes venues d’ailleurs. Dans ce cas, il n’est pas suffisant d’admettre un devoir négatif de l’État qui serait simplement de ne pas s’engager dans des violations des droits de la personne ; il semble plutôt, sur la base du devoir moral de tous les individus et des États légitimes de permettre la liberté en tant qu’indépendance — comme le propose Kant —, que les individus et les États légitimes ont un devoir positif. Cela est, à mes yeux, une extension de la position de Stilz selon laquelle toute théorie des droits territoriaux doit prendre en considération « des conditions de légitimité externes ». Selon l’argumentaire que j’avance ici, les droits territoriaux ne sont légitimes que s’ils sont extérieurement légitimes, et ils ne le sont que s’ils donnent accès au même bien, soit les conditions de l’autonomie individuelle, à ceux à qui leurs États d’origine nient un tel accès. Sinon, la revendication territoriale n’est pas légitime[6].

Wellman pourrait néanmoins répondre que, dans un tel scénario, liberté d’association et autodétermination collective sont compromises. Autrement dit, à quel point les membres d’un État sont-ils libres de s’associer s’ils doivent tenir compte des intérêts à l’autonomie de ceux qui désirent se joindre à eux ? Pour répondre à cette objection, permettez-moi de revenir à l’idée selon laquelle les États légitimes s’appuient sur une conception de la justice. J’ai dit plus tôt que Stilz et Wellman partagent une conception de la justice selon laquelle tous les individus ont un statut moral égal. Pour y arriver, tous deux adoptent l’idée de l’autonomie individuelle ou de la liberté en tant qu’indépendance comme étant la mesure des politiques des États. J’ai brièvement traité du fait que, dans les cas où le principe d’autonomie individuelle est remis en question, les États démocratiques doivent fournir une justification à cet égard ; si, pour employer l’exemple de Michael Blake, nous sommes obligés de faire quelque chose, nous devons obtenir compensation. J’ai aussi fait remarquer que la compensation en question prend la forme de la justice égalitaire. Supposons que Wellman ne soit pas convaincu par mon objection au sujet de la liberté d’association ; supposons plutôt que les membres de l’État appelé à admettre des migrants puissent affirmer qu’ils sont contraints. Quelle forme prendrait cette coercition et quel type de compensation, le cas échéant, serait approprié ?

Supposons que les membres de l’État A ont décidé majoritairement (puisque Wellman admet que de telles décisions sont rarement unanimes) de refuser toute immigration sur leur territoire. Ils sont cependant forcés d’accepter un groupe d’immigrants somaliens qui arrivent à leur frontière[7]. Dans un esprit de légitimité, l’État accepte ceux-ci et les aide à s’installer afin d’accélérer leur intégration réussie dans ses institutions. On peut même imaginer que la plupart des immigrants sont dirigés vers une ville où ils doivent s’installer, et que l’ensemble des autres citoyens de l’État A n’entrent que rarement ou pas du tout en contact avec eux. Nous devons alors démontrer que, pour qu’une coercition ait pu s’exercer, la volonté autonome des citoyens d’origine a été fondamentalement entravée. Remarquons néanmoins que ce qui définit le respect de l’autonomie est objet de discussion (voir Blake 2001). Dans la définition de Stilz, « [l]e respect de mon autonomie exige que l’intégrité de ma vraie structure d’objectifs, de buts et de relations sociales — comme me le permet la vie que je mène maintenant — soit protégée. Ce qui ne veut pas dire que toutes mes aspirations subjectives doivent être satisfaites » (Stilz 2011, p. 585, n. 23). La distinction présentée ici est reprise par d’autres (voir par exemple Blake 2001, p. 267 et sqq.). Pour paraphraser Joseph Raz, si je n’ai pas l’oreille musicale, le fait que je ne puisse pas devenir chanteuse d’opéra ne constitue pas une atteinte à mon autonomie individuelle (Raz 1986, p. 376 et sqq.).

Si cela est une interprétation plausible de l’autonomie, comme je le crois, il me semble donc évident que Cole et Sarah Fine ont raison quand ils affirment que la liberté d’association n’est pas enfreinte puisque les personnes, les citoyens en tant que tels, peuvent toujours s’associer avec qui ils veulent dans le contexte de la société civile (voir Fine 2010, p. 343, citée par Cole, 2011, p. 238). En d’autres mots, même si Wellman construit l’autodétermination comme un projet collectif au cours de son argumentaire, la liberté dont il se réclame pour permettre les revendications sur un territoire sans accepter les devoirs correspondants est individuelle. C’est l’individu qui désire avoir la liberté de s’associer avec qui il le veut ; mais les individus peuvent toujours s’associer avec qui ils souhaitent le faire. À vrai dire, nous pourrions aller encore plus loin et supposer, comme Wellman le fait lui-même, que dans le cas où tous les individus ne veulent pas rejeter les immigrants, et où certaines personnes veulent plutôt s’associer aux nouveaux venus, l’autonomie de ceux qui décident de ne pas s’associer n’est pas enfreinte. En fait, nous pourrions affirmer qu’il est essentiel de permettre l’immigration afin de satisfaire l’autodétermination de ceux qui veulent s’associer, mais ne peuvent le faire en l’absence d’immigrants, alors que ceux qui ne le désirent pas peuvent effectuer leur choix malgré la présence de migrants.

Nous pouvons ainsi démontrer que, sur la base de l’argument de l’autonomie, il est difficile de voir en quoi les membres de l’État A sont contraints ; nous pouvons donc affirmer qu’aucune compensation ne leur est due. La revendication la plus plausible est celle qui vient de ceux qui ne peuvent entrer dans le territoire en quête d’un État légitime, lequel serait en mesure de leur donner accès à l’autonomie ; ceux-ci subissent une contrainte (voir Abizadeh 2008) ; dans ce cas, l’argumentaire pour la justice égalitaire en compensation s’applique.

Conclusion

Les revendications territoriales des États sont étudiées de près par les philosophes politiques qui cherchent à justifier les droits territoriaux. J’ai traité des conséquences externes que peuvent avoir les droits territoriaux s’ils sont accordés. J’ai plus particulièrement analysé l’argument présenté par Wellman, selon lequel les membres d’un État ont le droit de refuser tous les migrants, sur la base des notions de liberté d’association et d’autodétermination. Contre cette vision, j’ai suggéré que si nous envisageons sérieusement l’idée, comme le propose Stilz, que seuls les États légitimes puissent avoir des droits territoriaux, quelques conditions viennent s’y greffer : seul l’État légitime peut les revendiquer, mais l’État n’est légitime que s’il met en oeuvre et protège la « liberté en tant qu’indépendance » de ses citoyens. J’ai également soutenu que la position minimaliste de la légitimité telle que la présente Wellman n’est pas convaincante à la lumière de la présomption qu’il partage avec Stliz, selon laquelle l’autonomie est l’unité de mesure de la justice de l’État. Plutôt, en adoptant l’argument de Stilz, j’ai affirmé que le devoir moral des États s’étend à ses citoyens et à ceux dont les États ne remplissent pas ce devoir — soit leur donner accès à l’autonomie individuelle —, et ce, particulièrement si nous acceptons, comme Stilz le fait, que le peuple d’un État est formé et façonné par les institutions de l’État légitime. Les droits territoriaux ne sont pas illimités, mais ils sont plutôt liés par des devoirs moraux qui s’étendent à tous les êtres humains.