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La lecture de Hobbes a longtemps été surdéterminée par l’importance de l’anthropologie morale et politique qu’il a prétendu ériger au rang de science[1], et cette percée a eu pour effet de jeter dans l’ombre le système hobbesien lui-même et la philosophie naturelle à laquelle cette anthropologie morale et politique devait s’articuler. La première lecture de Leo Strauss en offre l’exemple le plus frappant[2]. Cette réduction, à laquelle la littérature secondaire a depuis largement remédié[3], est comme le complément de l’intérêt que Diderot et D’Holbach portaient à Hobbes, si l’on se fie à ceci que D’Holbach, à la demande de Diderot, n’a traduit que les treize premiers chapitres des Elements of Law (1640), c’est-à-dire ceux où l’on retrouve le plus nettement les traces du matérialisme et du mécanisme qui animent l’anthropologie de Hobbes, et qui précèdent la fiction de l’état de nature et l’institution politique. Le point d’intersection entre ces deux intérêts partiaux est sans doute l’analyse du désir et des passions, et la théorie de la félicité qu’elle implique. On a étudié par ailleurs combien cette analyse doit à ceci que, comme toutes choses, l’homme est un corps animé de mouvements, et comment elle s’efforce de penser un sujet évaluant ses relations aux mondes, et produisant des échelles de valeurs et des normes qui visent à satisfaire au mieux le désir de puissance qui l’anime[4]. En somme, le sujet semble tenir, avec le désir, d’un côté son ancrage dans le réel, et de l’autre sa distance à l’égard du réel, l’arrachement au présent que constitue, grâce à l’affectivité et à la mémoire, la capacité à évaluer le réel.

Loin d’être conclusifs, ces points nous placent cependant à l’un des moments les plus problématiques de la pensée de Hobbes. L’expérience du désir réintroduit tout ce que la philosophie naturelle semblait avoir supprimé : une certaine finalité (quoique dépourvue d’une véritable fin), une axiologie, des normes morales. Le désir nous ancre dans le réel, les passions se comprennent à partir du mécanisme — et le concept de conatus (signifiant à la fois un effort au sens psychologique du terme, et, en physique, le commencement imperceptible du mouvement) l’illustre parfaitement — et pourtant, du fait du désir, le monde de l’expérience se retrouve structuré d’une façon qui ne semble pas en rapport avec ce que la science énonce, comme si le sujet pratique vivait un monde que le sujet théorique ne reconnaît pas. Dans ce problème général, on peut isoler celui plus spécifique que pose la notion de volonté[5]. Hobbes a une conception déterministe de la matière, et rien n’existe hors de la matière. De façon tout à fait logique, il en déduit l’inexistence du libre arbitre, c’est-à-dire d’une volonté conçue comme maîtrise autonome de son propre choix. Mais le problème de la volonté est peut-être plus radical : dire d’une action qu’elle est volontaire, indépendamment de la question du libre arbitre, c’est l’attribuer à l’individu. Or, si tout est nécessaire, quel sens a cette attribution ? C’est aussi bien le statut du désir qui est en jeu : le considérer comme évaluateur, c’est le rapporter à l’individu qui l’éprouve, le lui attribuer. Quel sens peut bien conserver cette attribution ? Au fond, le double statut du désir (effet naturel amoral / source unique d’évaluation) est mis en crise dès qu’on le rapporte, non à ce qui en découle, mais à son origine : comment Hobbes articule-t-il une conception déterministe de l’univers et une réalité de l’attribution des actes[6] ? Distinguer et articuler le problème de l’attribution et le problème du libre arbitre permet de comprendre par avance qu’il faut certes lire ces analyses hobbesiennes en regard de la théorie scolastique du libre arbitre, et cette confrontation a effectivement eu lieu dans la controverse qui, sous l’impulsion de William Cavendish, patron de Hobbes, l’a opposé à l’évêque anglican Bramhall, s’appuyant sur des arguments traditionnels. Cela permet de comprendre aussi qu’il faut également les lire en regard des analyses d’Aristote lui-même, dans l’Éthique à Nicomaque, qui lui non plus ne pense pas l’imputation (c’est-à-dire une attribution des actes telle que l’agent a à en répondre) à partir d’une théorie du libre arbitre.

Ainsi, pour analyser ce problème de l’imputation dans une pensée matérialiste et déterministe, nous commencerons par examiner ce que Hobbes peut entendre par un acte volontaire (I), ce qui permettra de poser le problème de l’imputation, puis nous ferons un détour par les données de la conception déterministe du réel qui est celle de Hobbes (II). Ce détour, confronté au problème de l’imputation, permettra d’évaluer si Hobbes parvient à proposer une théorie de l’action humaine (III).

I. L’action volontaire

Qu’est-ce qui fait le caractère volontaire d’une action ? Le corps humain, doté de mémoire, est à distance de l’influence immédiate et présente des choses parce qu’il a le pouvoir de synthétiser dans le temps ces influences. D’un point de vue physique, le désir et même l’imagination et la mémoire sont déjà des mouvements, ou de simples commencements intérieurs du mouvement externe du corps, c’est-à-dire du mouvement volontaire. Donc, l’animation du corps n’attend pas la décision d’agir, même si c’est celle-ci qui provoque un mouvement extérieur. De ce point de vue, l’attribution d’un acte, en dépit de la discontinuité que représente la décision d’agir, repose sur une continuité physique. C’est là que la notion de volonté est introduite. Lorsque Hobbes identifie mouvements internes, passions et imaginations, impliquant, dans le Leviathan, qu’il y ait des passions et des imaginations insensibles, la conscience perceptive et affective devient l’intégration ou le phénomène de surface d’un complexe affectif dont les détails se perdent[7]. Le discours de l’esprit, c’est-à-dire, pour Hobbes, la succession continue et incessante des images en nous qui constitue notre vie mentale, d’un point de vue cognitif, prend un autre sens : l’enchaînement des imaginations est aussi un enchaînement de passions, c’est-à-dire de désirs et d’aversions, ce qui explique que, dans le Leviathan (chapitre VIII), les pensées puissent devenir les « espions » des désirs. Dès 1640, c’est ce qui définit la délibération. Il arrive qu’une action procède spontanément d’un désir, mais souvent la crainte la retient :

Et à cette crainte peut succéder un nouvel appétit, et à cet appétit une autre crainte, alternativement, jusqu’à ce que l’action soit faite, ou qu’un accident vienne entre temps la rendre impossible, et alors cesse cette alternance d’appétits et de craintes. Cette alternance successive d’appétits et de craintes, qui dure tant qu’il est en notre pouvoir d’agir ou de ne pas agir, est ce que l’on appelle DÉLIBÉRATION[8].

Le corps agissant vit les effets physiques provenant présentement de l’extérieur comme des facteurs, et non comme des nécessités, du seul fait qu’il a une mémoire, donc que les effets présents ont à composer avec les effets passés dont le corps est encore animé. Cependant, parce que le désir est évaluation, même si la délibération est pleinement consciente et raisonnée, elle n’est rien d’autre au fond qu’une alternance de désirs et d’aversions, donc d’imaginations. Dans le même sens, la formulation du Leviathan insiste sur le surgissement aveugle des passions :

Lorsque, dans l’esprit d’un homme, les Appétits et les Aversions, les Espoirs et les Craintes, au sujet d’une seule et même chose, surgissent, alternativement, et que différentes conséquences bonnes et mauvaises à faire ou omettre la chose en question viennent successivement dans nos pensées, de sorte que l’on en ait parfois l’Appétit, et parfois une Aversion […], la somme totale des Désirs, Aversions, Espoirs et Craintes, se prolongeant jusqu’à ce que l’action soit faite ou pensée impossible, est ce que l’on appelle DÉLIBÉRATION[9].

Il n’y a pas de simple alternance. En 1640, tout semblait se passer en rapport avec la conscience : la « conception d’un mal » freine le premier désir, ce qui constitue une crainte. En 1651, désirs et aversions « surgissent alternativement », les conséquences « viennent […] dans nos pensées », et ce n’est pas le cheminement, l’« alternance successive », qui est la délibération, mais la « somme » de ces passions, qui ne disparaissent jamais, même si le phénomène de ce conflit, sa conscience, ne peut en être qu’une succession. La délibération est déjà une mise en ordre conflictuel du fond passionnel intérieur, en ceci qu’une seule et même passion est ressentie, en un instant. Autrement dit, la délibération est le déroulement du conflit axiologique intérieur. Le passage à l’acte ou la pensée de son impossibilité en seront une autre, en mettant un terme à une délibération. Par cette analyse, Hobbes refuse de définir la délibération comme ce qui conduit au choix raisonné, en tant qu’il se distinguerait du souhait ou du désir, comme si un choix pouvait être le simple résultat d’un raisonnement dont les appétits ne seraient pas juges. Si la délibération est organisation des affects, le principe de cette organisation est immanent à cette vie affective.

C’est pour cela que, dans la controverse qui les oppose, Bramhall, qui comprend bien, sur ce point, la démarche de Hobbes, s’efforce de reconstituer la définition aristotélicienne de la délibération (boulê), ou plutôt la manière dont la comprend l’École. Il est utile d’en rappeler les éléments parce que l’analyse aristotélicienne de la délibération et du choix (proaïrésis) fournissent le cadre théorique de la théorie que Bramhall défend de la liberté. Outre qu’elle fut lue de près par Cudworth, Locke, Leibniz[10], et beaucoup d’autres, et qu’elle a conduit Hobbes à soutenir des positions proches de ses adversaires politiques (les Presbytériens) contre ses alliés de fait (la hiérarchie anglicane, plutôt favorable, sous l’influence d’un arminianisme radical, à la thèse du libre arbitre), l’intérêt de cette controverse tient surtout à ce que Hobbes est conduit à préciser et à développer ses thèses sur lesquelles il reste plutôt rapide d’ordinaire, voire muet pour les questions théologiques[11]. Nous allons d’abord rappeler les données de l’analyse d’Aristote, pour comprendre comment elles nourrissent chez Bramhall une théorie du libre arbitre et comment la position de Hobbes se construit contre la théorie du libre arbitre et, plus fondamentalement peut-être, quoique différemment, contre Aristote. Après avoir distingué le choix de l’appétit et de l’impulsivité, parce qu’il est maîtrisé et délibéré, de l’opinion parce qu’elle est d’abord théorique, et non pratique, et du souhait (boulêsis) parce que celui-ci porte d’abord sur les fins, et non sur les moyens, Aristote articule la délibération au choix, ainsi délimité :

L’objet de la délibération et l’objet du choix sont identiques, sous cette réserve que lorsqu’une chose est choisie elle a déjà été déterminée, puisque c’est la chose jugée préférable à la suite de la délibération qui est choisie. […] L’objet du choix étant, parmi les choses en notre pouvoir, un objet de désir sur lequel on a délibéré, le choix sera un désir délibératif des choses qui dépendent de nous[12].

Puisque la délibération détermine le choix, on retrouve en elle les caractères du choix. D’abord, on délibère sur les moyens propres à atteindre une fin, non sur les fins elles-mêmes[13]. Surtout, elle ne relève pas du seul désir. Le choix est « désir délibératif » (oréxis bouleutikê) ce qui semble impliquer deux choses, comme l’atteste le fait qu’il rende possible la vertu morale :

Puisque la vertu morale est une disposition capable de choix, et que le choix est un désir délibératif, il faut par là même qu’à la fois la règle soit vraie et le désir droit, si le choix est bon, et qu’il y ait identité entre ce que la règle affirme et ce que le désir poursuit[14].

Aristote confirme plus loin la dépendance du choix à l’égard d’une « partie rationnelle » de l’âme, en affirmant qu’il s’agit d’une dépendance à l’égard de l’intellect, ou de la pensée[15]. Outre une certaine disposition, le véritable choix implique une capacité de connaître. De la sorte, on pourrait dire indifféremment, formule bien connue, « que le choix préférentiel est un intellect désirant ou un désir raisonnant[16] ». Cette indifférence renvoie au début de l’Éthique à Nicomaque qui semble hésiter entre deux dualités. La « partie irrationnelle de l’âme », soutient-il d’abord, est double :

Il y a, d’une part, la partie végétative, qui n’a rien de commun avec le principe raisonnable, et, d’autre part, la partie appétitive ou, d’une façon générale, désirante[17].

Mais cette « partie appétitive » « participe en quelque manière au principe raisonnable en tant qu’elle l’écoute et lui obéit[18] ». De la sorte, la dualité se déplace : « si cet élément irrationnel doit être dit aussi posséder la raison, c’est alors la partie raisonnable qui sera double[19] ». En d’autres termes, si le désir est lui-même de quelque manière raisonnable, c’est en tant qu’il peut obéir à la raison. Ces distinctions ne semblent pas figées, ce qui peut tenir au fait qu’Aristote ne se soucie pas de savoir si elles engagent des distinctions réelles. L’important est de distinguer désir et intellect, d’une façon quasi-fonctionnelle : « quant à savoir en quel sens ces deux parties de l’âme sont distinctes, cela n’a aucune importance[20] ». On retrouve ces éléments dans la réponse que formule Bramhall à la définition hobbesienne de la délibération comme conflit indécis de désirs, orienté vers une action à accomplir :

La délibération est une recherche menée par la raison pour savoir si ceci ou cela, de façon définie, est un moyen bon et adéquat, ou, de façon indéfinie, pour savoir quels sont les moyens bons et adéquats qu’il faut choisir pour atteindre la fin que l’on souhaite[21].

Comme chez Aristote, la délibération est assignée à la détermination non des fins, objets du souhait, mais des moyens (elle est analogue au raisonnement technique), et, plus important, le primat est donné à l’idée que la raison commande au désir. La distinction aristotélicienne des éléments combinés dans la délibération est traduite en termes de facultés différentes, dont l’une doit réellement soumettre l’autre, de sorte que la possibilité que le désir obéisse à la raison n’entraîne aucune indécision sur la partition de l’âme. Quant aux formules de Hobbes que l’on a citées, on voit bien en quoi elles portent contre la distinction aristotélicienne : 1) la distinction fin / moyens n’intervient pas ; 2) la délibération n’est rien d’autre qu’un conflit orienté de désirs, ou d’appétits, qui sont autant d’opinions sur la valeur d’un acte, c’est-à-dire d’imaginations de cet acte ; 3) avec le Leviathan, c’est même cette impulsivité des désirs qui domine la délibération. Surtout, raison pratique et délibération, ainsi définies, sont une seule et même chose. C’est ce que Hobbes finit par écrire dans la restitution de sa controverse avec Bramhall :

La raison dont un homme fait usage dans la délibération étant la même chose que l’on nomme délibération, sa définition [celle de Bramhall] selon laquelle la délibération est une recherche menée par la raison revient à dire que la délibération est une recherche menée par la délibération, définition digne d’un scolastique[22].

Voilà pourquoi Hobbes doit conserver le terme, et pas seulement pour qu’on y lise une critique de la différence entre désir et choix raisonné : au-delà du caractère polémique de la réponse de Hobbes, elle montre bien l’idée que la volonté et le choix sont pensés à partir du fond passionnel. Tout se dégage, chez Hobbes, d’un fond commun qui est aussi bien imagination que passion. À Bramhall qui lui reproche, en ce même point (n° 26) de tout confondre, Hobbes revendique cette confusion. Dans ses réponses de 1656, il affirme la dépendance entre sa définition de la délibération, en tant qu’elle refuse la distinction aristotélicienne entre choix, d’un côté, et désir, opinion et souhait de l’autre, et l’ensemble de sa théorie de l’esprit :

Si l’évêque avait observé ce qu’il fait lui-même, lorsqu’il délibère, raisonne, comprend ou imagine, il aurait su comment interpréter tout ce que j’ai dit dans ce numéro [en 1646, donc]. Il aurait su que l’acte de considérer, l’entendement, la raison et toutes les passions de l’esprit sont des imaginations, que de considérer une chose, c’est l’imaginer ; que de comprendre une chose, c’est l’imaginer ; que d’espérer et de craindre, c’est imaginer les choses espérées et craintes[23].

Ces éléments attaquent frontalement la lecture scolastique d’Aristote, sans cependant atteindre pleinement l’analyse d’Aristote, puisque celle-ci ne se soutient pas, comme on l’a rappelé, d’une distinction réelle entre les parties de l’âme. En un sens même, pour Hobbes, la délibération est aussi et indifféremment raison désirante et désir raisonnant. La différence avec Aristote lui-même est plutôt à chercher dans le rapport de la délibération au réel, comme on va le voir. C’est ici qu’interviennent liberté et volonté, chez Hobbes :

On l’appelle Délibération parce que cela met fin à la Liberté que l’on avait de faire ou de ne pas faire, en fonction de son propre Appétit, ou de sa propre Aversion[24].

Le latin deliberatio et son équivalent anglais sont à prendre au sérieux : elle est -libération. Le conflit des passions est le temps où l’on a la liberté de se décider à agir ou non, parce que l’action est future, donc n’est pas encore accomplie et peut l’être. Une fois qu’elle l’est ou qu’elle est en train de l’être, ou qu’elle devient impossible, cette liberté a évidemment disparu ; le mouvement d’alternance, vers son achèvement, dé-libère, c’est-à-dire met fin par l’action ou son impossibilité manifeste à la liberté d’agir. Voilà qui conditionne le rapport entre la volonté et la liberté :

Dans une Délibération, le dernier Appétit, ou la dernière Aversion, au contact immédiat de l’action, ou de son omission, est ce qu’on appelle VOLONTÉ. […] La Volonté est le dernier appétit d’une Délibération[25].

Ainsi, la volonté, si elle est ce qui détermine intérieurement une action, ne peut être que le désir qui clôt la délibération intérieure des passions. Lexicalement, on pourrait dire que le désir qui n’engage pas présentement une action est « passion », et celui qui le fait, « volonté ». Il en résulte que, non seulement l’action est signe de la volonté, mais, inversement, sans action, on ne peut parler de volonté, car tant que l’action n’est pas accomplie, tout en restant possible, de nouveaux désirs peuvent modifier les intentions. Dans les Elements of Law, Hobbes compare avec les dernières volontés : tant que l’on est en vie, on peut toujours changer son testament ; de la même façon, tant que la délibération est en vie, il n’y a pas de volonté, car le désir peut toujours changer. On ne parle donc de volonté que lorsqu’on n’est plus libre à l’égard de l’action voulue[26]. Une action volontaire, c’est-à-dire procédant d’une volonté, ne se définit pas par la liberté, mais par le fait d’être due à une détermination intérieure. Ici plus qu’ailleurs, Hobbes retrouve la lettre de l’analyse d’Aristote :

L’acte volontaire semblerait être ce dont le principe réside dans l’agent lui-même connaissant les circonstances particulières au sein desquelles son action se produit. Sans doute, en effet, est-ce à tort qu’on appelle involontaires les actes faits par impulsivité ou par concupiscence[27].

Plus tôt, Aristote précisait qu’il n’est pas possible de considérer comme involontaires les actions commises par passion :

Il est […] ridicule d’accuser les choses extérieures et non pas soi-même, sous prétexte qu’on est facilement capté par leurs séductions, et de ne se considérer soi-même comme cause que des bonnes actions, rejetant la responsabilité des actions honteuses sur la force contraignante du désir[28].

Pour Hobbes comme pour Aristote, il n’y a aucune antinomie entre les passions et la volonté ainsi définies ; leur différence, pour Hobbes, s’établit à partir de l’action. La volonté est la passion qui s’accomplit dans l’action, ou l’omission, et cet accomplissement a un sens temporel et spatial : spatialement, c’est l’extériorisation d’un effort, d’un conatus ; temporellement, c’est la clôture d’une chaîne ou plutôt d’un conflit de passions (donc aussi d’imaginations). Cette détermination phénoménale de la volonté, ne présupposant aucune faculté distincte à son fondement, est rattachée, par Hobbes, à la délibération telle qu’il la définit. De même que la délibération n’est pas essentiellement rationnelle, la volonté n’est pas essentiellement appétit rationnel, définition que le Leviathan attribue à la scolastique. En 1640, Hobbes ne donne pas cette précision ; on y reconnaît l’effet de sa polémique avec Bramhall dont les premiers échanges ont eu lieu dès 1646. Ainsi trouve-t-on sous la plume de Bramhall, en réponse à Hobbes :

La vraie liberté consiste dans le pouvoir de choisir qu’a la volonté rationnelle. […] La raison est la racine, la source, l’origine de la vraie liberté, en tant qu’elle indique par ses jugements à la volonté que ceci ou cela convient, ou que ceci ou cela convient davantage[29].

On voit bien, ici, le lien entre une théorie du libre arbitre et l’établissement de la raison comme source d’évaluation radicalement distincte du désir. On reconnaît aussi le rôle de l’analyse aristotélicienne du choix rationnel dans cette théorie de la liberté comme volonté soumise à la raison : dès lors que la distinction fonctionnelle sur laquelle elle se construit est comprise comme une distinction réelle de facultés en l’âme, on peut reconstruire l’idée d’un choix autonome et maîtrisable par une raison évaluatrice, c’est-à-dire un libre arbitre. Pour reprendre les termes qui traduisent Aristote, le désir serait distinct de la volonté (rationnelle) parce qu’il est « séduit » par des « choses extérieures », donc par le corps, et ne serait pas pleinement soi, cela dit non à titre d’excuse, cette fois, mais d’écart condamnable entre un être et un devoir-être. Si l’on définit la volonté comme appétit rationnel, on ne peut admettre qu’il y ait des volontés irrationnelles qui soient vraiment des volontés. Il faut alors supposer que rien de ce qui est irrationnel n’est volontaire, que l’on est absent de ses actions irrationnelles, ou plutôt, sous peine de perdre le jugement moral, que l’on y est à tort soumis. Cela impliquerait, en contexte moderne, qu’une action irrationnelle est semblable à une transmission inanimée de mouvements, et non à une action imputable à un agent (non seulement le corps, mais aussi tout ce qui est irrationnel, contre quoi la volonté doit exercer sa force, et, surtout, tout ce qui est déterminé à l’unique possible). En un sens, on pourrait aussi, sur cette voie, reconstituer la manière dont le xviie siècle a pu lire le motif stoïcien de la citadelle intérieure (en tant que lieu de repli, ce qu’elle n’est pas seulement[30]), seul espace propre, parce que seul espace totalement déterminé par la seule volonté. Cette citadelle se dégage une fois soustrait de l’individu tout ce qui est déterminé par le monde. On reviendra plus loin sur ce problème, mais disons déjà que, en dépit des différences, il semble que cette idée, étrangère à Hobbes pourtant déterministe, provient d’un principe dont procèdent aussi bien un certain stoïcisme que les théories du libre arbitre, sous la forme que défend Bramhall : n’est véritablement soi que ce qui ne dépend que de soi.

II. Les fondements ontologiques de l’analyse du domaine pratique : la différence entre Hobbes et Aristote

Le caractère volontaire de l’action repose donc, chez Hobbes, sur l’intériorité de la détermination à agir, au moment de l’action, et non sur l’idée que sa cause serait rationnelle ou morale. En cela, Hobbes peut se réclamer de la lettre du texte d’Aristote, contre la lecture qu’en offre Bramhall. Ce différend, qui part d’une analyse de l’action et de considérations morales, aboutit progressivement à des considérations d’ordre ontologique : peut-il y avoir une cause qui ne soit pas physique ? Que sont le soi et le hors de soi ? De façon plus nette, la distinction entre l’analyse d’Aristote et celle de Hobbes concerne d’abord leurs analyses ontologiques. Bramhall opère le virage en confrontant l’analyse de Hobbes à ce que doit être la liberté humaine compte tenu de ce qu’est la nature de l’homme. La liberté dont parle Hobbes, bien loin d’être une véritable autonomie de la personne, n’est même pas une liberté humaine, pour Bramhall : la liberté comme absence d’obstacle n’est rien de plus que celle du cours d’une rivière[31]. Pour éviter le fatalisme stoïcien, il faut alors supposer, pour Bramhall, que la volonté a une efficace sur le monde, à travers le corps, dès qu’elle a la force de le maîtriser, ce qui signifie que le corps peut être mû sans qu’un mouvement physique antérieur ne l’ait déterminé. C’est précisément cette conséquence que Hobbes tire, à titre de réfutation par l’absurde, dans l’un des passages les plus importants de la polémique :

Lorsque l’homme manie son épée librement, l’épée blesse nécessairement, et ne peut ni suspendre ni refuser son concours. Et, par conséquent, si l’homme ne se meut pas de lui-même, il ne peut pas refuser son concours. À ceci il [Bramhall] ne peut pas répondre, à moins qu’il ne dise qu’un homme peut originellement se mouvoir de lui-même ; or, il ne pourra appuyer cette thèse sur l’autorité de quiconque a, si peu que ce soit, considéré la science du mouvement[32].

Le problème est clairement posé par rapport à la nécessité telle qu’elle s’exprime dans la mécanique : il n’y a pas de causalité libre parce qu’il n’y a pas de mouvement qui naisse de rien, ce qui est un principe établi par la philosophie première[33]. La spontanéité ne peut être l’absence de cause physique. C’est une contrainte scientifique à laquelle on ne peut se soustraire lorsqu’on s’efforce de comprendre l’action volontaire, qui, en tant qu’acte d’un corps, appartient de plein droit au champ physique[34]. Les actions volontaires, comme les actions involontaires, sont déterminées, alors que l’École tient pour indubitable que la volonté n’est pensable que parce qu’il y a, dans le réel, une part d’indétermination : la contingence, hors de laquelle il n’y a nulle place pour parler d’une délibération, ce qui explique a contrario que le stoïcisme ait pu associer les motifs du fatalisme et de la citadelle intérieure, et que tout déterministe soit, aux yeux d’un Bramhall, stoïcien (en l’entendant ainsi). Pourtant, on voit aussi pourquoi ces développements de la pensée hobbesienne rencontrent tant Aristote, en ce que Hobbes refuse certes le cadre qu’il donne à son éthique (la distinction entre ce qui est contingent et ce qui est nécessaire, pour simplifier), mais retrouve quelque chose de son analyse de l’action volontaire contre les théories du libre arbitre. Hobbes reprend, dans les Elements of Law, la formule d’origine aristotélicienne : « Par conséquent, des nécessités, on ne délibère pas[35]. » Certes, cette affirmation ne se fonde pas, ici, sur une distinction ontologique entre le nécessaire et le contingent, mais sur la relation à la puissance de l’agent : est perçu comme nécessaire ce qui n’est aucunement soumis à la puissance de l’agent. La façon dont le sens de cette formule est précisé, en 1640, ne quitte cependant pas complètement Aristote. Cette formule, écrit Hobbes, n’implique que deux choses : la délibération porte sur l’avenir et sur des actions qui semblent être en notre pouvoir[36]. C’est ce qu’on retrouve dans le Leviathan :

Par conséquent, on ne délibère pas des choses passées, parce que manifestement elles sont impossibles à changer, ni des choses connues pour être impossibles[37].

Dans les Elements of Law, cités plus haut, Hobbes reprenait simplement la formule aristotélicienne qui associe la délibération à la théorie des futurs contingents : l’avenir est déterminé en partie, mais la plupart des événements qui concernent les actions humaines sont restreints à quelques possibilités, mais non déterminés à l’unique possible. La décision humaine, dont il suit une action, trouve donc sa place dans l’idée d’un hasard, ou d’une incomplétude de la détermination de l’avenir, au regard d’une prudence nécessairement finie. Voilà sur quoi peuvent porter les délibérations[38]. Dans le texte de 1640, Hobbes balisait clairement son rapport au texte d’Aristote par une double reprise : celle de la formule aristotélicienne que l’on vient de citer et celle de l’exemple aristotélicien classique d’un homme pris dans une tempête, qui jette ses marchandises à la mer[39]. La nuance qu’apporte Hobbes ne doit pas masquer la continuité. Cet acte, pour Hobbes, est volontaire, même si se retrouver dans une situation où un choix si difficile est à faire ne relève pas de son choix. Pour Aristote, cela fait partie des actions mixtes, mi-volontaires, mi-involontaires, parce que « dans l’absolu [aplôs] » personne ne ferait un tel choix. L’important est l’extension que les deux auteurs donnent à l’idée d’action volontaire, définie par l’intériorité de la détermination à agir, et non par une liberté ou une maîtrise absolues, ou même simplement une rationalité, du choix. Aristote et Hobbes partent d’un même constat : agir ou produire, c’est contribuer à modifier par soi-même le cours du monde, et la volonté est l’expérience d’être l’auteur de cette modification ou de cet effort de modification. Mais, là où Aristote y voit le signe que le monde humain est en partie indéterminé, contingent, Hobbes y voit le signe que l’agent, son intériorité y compris, est inscrit dans le cours déterminé et infini de l’univers. La véritable différence avec Aristote n’est pas la même que celle qui distingue Hobbes d’un Bramhall et qui ne se comprend pas hors d’une querelle d’abord théologique autour du libre arbitre (théologique au sens où son premier enjeu est la responsabilité du péché). Il n’est plus question de savoir si l’âme est composée de facultés, puisque cette question est écartée d’emblée par Aristote. La différence principale engage la nature de la connaissance et, surtout, de son objet. Outre que l’intellect n’est, pour Hobbes, rien hors de l’imagination[40], il n’y a pas à opérer la distinction aristotélicienne qui définit la délibération : dans la « partie rationnelle » de l’âme, il y a deux parties, « l’une de ces parties est la partie scientifique [épistêmonikon], et l’autre la calculative [logistikon], délibérer et calculer étant une seule et même chose[41] ». Cette distinction procède d’une distinction ontologique entre le nécessaire, qui fait l’objet de l’intellect scientifique, et le contingent, objet de l’intellect calculatif ou délibératif, tous deux offrant deux domaines distincts à connaître. Si tout est nécessaire, cette distinction n’a plus lieu d’être, et la prudence doit être définie en partie autrement. En d’autres termes, la différence majeure entre Hobbes et Aristote, d’un point de vue éthique, n’est pas dans le rapport entre raison et désir. Quelle que soit cependant la position, disons, cosmologique, la conséquence est la même pour les deux auteurs : la prudence est chose finie et se fonde sur l’exemplarité. Cette finitude est la conséquence aussi bien d’une pensée de la contingence réelle que d’une pensée déterministe : dans les deux cas, il y a imprévisibilité du cours de l’univers, par sous-détermination chez Aristote, par sur-détermination, pourrait-on dire, chez Hobbes. Dans les deux cas aussi, rien de tel qu’une indépendance absolue du vouloir n’est pensé. Il reste que, pour Hobbes, la prudence, ne pouvant se prévaloir d’un domaine ontologique propre, n’est en rien science ou sagesse. Ainsi n’y a-t-il pas de possibilité pour anticiper le devenir du cours des choses par la seule science : l’inférence des faits relève de l’opinion, et non de la science[42]. Il n’y a pas à dessiner un domaine pratique ontologiquement distinct, justifiant une intelligibilité distincte, sinon celle de l’opinion.

Ainsi, Hobbes rejette tout à la fois l’idée d’un libre arbitre, c’est-à-dire d’une autodétermination de la volonté, et celle d’une passivité radicale. Contrairement aux apparences, on est loin d’une thèse affirmant la servitude de l’homme, vissé à ses propres passions : phantasmes et passions étant une seule et même chose, à savoir des affections, et non des déterminations, les pensées déterminent autant les passions que les passions déterminent les pensées, donc une passion n’est pas nécessairement une emprise, mais d’abord un élément de la résolution temporelle d’une action, laquelle résolution, dans le temps où elle se fait, apparaît bien comme un champ de liberté, restreinte uniquement par ce qui est possible, c’est-à-dire restreinte par le pouvoir du corps (une telle restriction ne dépend pas de la question du libre arbitre). Mais cette restriction signifie justement que plusieurs actions sont alors possibles. La possibilité, comprise comme pouvoir, et l’avenir, décrivant, déjà chez Aristote, le champ propre du délibérable, sont bien les deux éléments constitutifs de la liberté proprement animale. Il ne s’agit plus de dire que l’on ne délibère que de l’indéterminé. Tout est déterminé absolument, le passé comme le futur, mais le passé est « manifestement » irrévocable, et seules les « choses connues pour être impossibles » sont réputées telles. Dans l’absolu, le contraire du nécessaire est toujours l’impossible.

En somme, Hobbes n’adosse pas la liberté d’agir à une volonté comprise comme causalité libre, ni à une contingence ontologique de l’avenir, mais à une indétermination vécue de cet avenir. Il ne peut y avoir de conception de l’avenir car l’avenir n’est pas encore. C’est le sens de l’interprétation hobbesienne du hasard comme ignorance : ne paraît fortuit (ou spontané) que ce dont la cause est ignorée. Quant à la contingence, elle n’est que relative : sont contingents deux événements entre lesquels il n’y a pas de rapport causal, ce qui ne signifie pas que chacun de ces deux événements ne soit pas nécessité par sa propre cause[43]. De ce point de vue tout est absolument nécessaire ; il n’y a pas de futur qui ne soit pas radicalement déterminé par cela même qu’aucun événement n’est sans cause entière, puisqu’un événement ne se produit que si tout ce qui le permet est réuni, et il en sera de même dans l’avenir. L’affection du monde sur le corps de l’agent, à un moment donné, ne peut qu’obéir à la même loi. Il y a cependant toujours un sens à définir le hasard ou la contingence. La polémique avec Bramhall apporte, sur ce point, un éclairage décisif : il y a un sens à définir la contingence comme croisement de chaînes causales distinctes, en tant que la nécessité n’est pas l’écoulement d’une seule et même chaîne causale, depuis une cause première ; mais de cette cause première émanent une multiplicité de chaînes de facteurs, nécessairement réunies en leur origine, et qui se croisent, on en fait l’expérience, pour former tels ou tels choses ou événements :

Le concours de toutes les causes ne fait pas davantage une seule chaîne ou concaténation, mais un nombre incalculable de chaînes jointes ensemble, non pas dans toutes leurs parties, mais dans le premier maillon, le Dieu Tout-Puissant[44].

Si l’on met entre parenthèses la question de la validité du motif de la cause première chez Hobbes[45], l’unicité de la cause première n’intervient pas pour penser la causalité comme telle, et ne semble là que pour fonder une forme d’espoir (s’il y a une cause première intelligente, on peut toujours la prier). L’important ici est dans l’idée d’un « nombre incalculable de chaînes ». La multiplicité des facteurs, donc des chaînes causales, qui se croisent en une chose, ou un événement, explique d’avance l’apparence de hasard. D’un point de vue lexical, Hobbes ne fixe pas précisément, comme nous le faisons par commodité, une telle distinction du fortuit (ce dont on ignore la nécessité) et du contingent (ce qui résulte de la somme de chaînes causales distinctes), d’autant que les deux sont liés. Plus encore, Hobbes semble parfois simplifier sa définition du contingent, dans ses dernières répliques à Bramhall :

C’est tout un de dire qu’une chose est contingente ou simplement de dire qu’elle est, sauf que lorsque l’on dit simplement qu’elle est, on ne considère pas comment ni par quel moyen[46].

On peut très bien concilier cette simplification avec la définition que donne le De Corpore de la contingence en comprenant que toute chose et tout événement résultent du croisement de chaînes causales distinctes, ce qui est parfaitement cohérent avec l’idée que la cause entière n’est pas une chose, mais une somme de facteurs. Plus précisément, qu’il y ait ainsi une contingence, dans le croisement de « chaînes », alors que tout est absolument nécessaire, vient compléter la notion de cause entière, c’est-à-dire la somme des facteurs nécessaires et suffisants pour qu’une chose se produise[47], en y apportant la composante du temps. Bramhall relève bien que cause entière et effet sont, par principe, concomitants[48]. La difficulté est présente dans le chapitre IX du De Corpore[49] : si l’effet est différé d’un instant, cela signifie que la cause n’est pas entière au moment où l’on affirme qu’elle l’est[50]. Il y a une tension entre la temporalité et la causalité, parce que la visée discontinue de la causalité (saisir la cause d’un événement) perd quelque chose du flux continu de l’univers. Le cours nécessaire et continu de l’univers ne peut pas plus se ressaisir comme une somme discrète d’événements causés que le temps ne peut se reconstruire comme une somme d’instants. Cette difficulté réapparaît dans la controverse sous une forme tout à fait étonnante. Bramhall s’appuie sur cette simultanéité pour montrer que la nécessité que Hobbes démontre n’est qu’hypothétique : si les facteurs sont réunis, alors la chose se produit. Or, parmi ces facteurs, il peut y avoir des « causes libres », c’est-à-dire des commencements absolus. Cela n’enlèverait rien au fait que l’effet est nécessaire dans l’instant même où l’effet se produit. Mais on ne peut en conclure à une nécessité antécédente, c’est-à-dire une nécessité déterminant par avance tous les phénomènes, parce que cela n’implique pas que chaque facteur présuppose lui-même une réunion exhaustive de facteurs déterminants. On ne peut donc conclure de la nécessité de la cause entière à la nécessité absolue. Cette prise en considération des causes libres permet de contourner le problème de la simultanéité de la cause et de l’effet. Hobbes s’efforce de renverser l’argument, non en contournant le problème de la simultanéité, mais, précisément, en s’appuyant sur cette difficulté, assumée dans le De Corpore. Si on pouvait déduire de la concomitance de la cause et de l’effet l’idée qu’il n’y a que dans l’instant de l’événement qu’il est nécessaire, alors il faudrait en dire autant de la cause entière de chacun des facteurs déterminés qui composent la cause entière de l’événement en question. Par régression, il en résulterait que tous les événements nécessaires de l’univers existeraient au même instant :

D’où il s’ensuivra que toute la connexion des causes de n’importe quel effet, depuis le commencement du monde, existe en fait en un seul et même instant, et par conséquent, que tout le temps écoulé depuis le commencement du monde, ou que toute l’éternité jusqu’à ce jour, n’est qu’un seul instant, ou nunc stans. Or, il [Bramhall] sait, du fait de ce temps, que cela n’est pas vrai[51].

Le problème se pose dès qu’on admet l’idée de causalité entière. Bramhall devrait alors soutenir que la temporalité, la non-concomitance de tous les facteurs déterminants de l’univers, ne tient qu’à des causes libres, ce qui serait nier la causalité comme telle. Donc, la concomitance de la cause et de l’effet ne doit pas, du fait de l’existence du temps, conduire à admettre le caractère exclusivement instantané de la nécessité. La nécessité serait au contraire intrinsèquement liée au temps. Auparavant, Hobbes a rappelé que « nécessaire » se dit à l’égard du futur :

On ne parle à juste titre de nécessité qu’à propos de quelque chose de futur. De fait, est nécessaire ce qui ne peut absolument pas être autrement, et une possibilité se rapporte toujours à un temps futur[52].

C’est parce qu’il y a temporalité que l’on parle de nécessité, puisqu’elle implique en elle le possible, c’est-à-dire le pouvoir, donc l’avenir, et ce qu’on ignore de lui qui n’existe pas encore. La nécessité porte sur le cours de l’univers, sous peine de nier le temps ou la causalité ; elle implique la causalité et le temps. Plus exactement, causalité et temporalité s’imposent avec la même force, puisqu’une conséquence stricte en apparence de la notion de cause entière est inversée par le fait de la temporalité : « du fait de ce temps », on sait que tout n’est pas un nunc stans. Ainsi, admettre la nécessité hypothétique, sachant que temps il y a, c’est admettre la nécessité antécédente. Plus précisément, sachant que cause entière et effet sont concomitants, si l’on admet la nécessité hypothétique, il n’y a que trois possibilités : 1) le temps n’existe pas, ce qui n’est pas sans évoquer l’idée d’une co-présence de toutes choses dans une éternité conçue comme atemporalité, idée radicalement étrangère à la pensée de Hobbes, qui, au contraire, ne définit l’éternité que par la perpétuité[53] ; 2) il n’y a pas de causalité réelle, même hypothétique, et cette négation des causes secondes n’est pas étrangère aux discussions du xviie siècle sur la causalité ; 3) la nécessité est antécédente, même si la temporalisation de la nécessité n’est adéquatement perceptible que sous la forme du développement temporel d’un mouvement, c’est-à-dire sous la forme d’un mécanisme. Ce n’est pas un hasard si Hobbes oppose à Bramhall, contre l’idée d’une cause libre, non simplement que tout effet a une cause, mais qu’aucun mouvement ne naît de rien : le mouvement, et telle est la raison de son statut épistémologique au xviie siècle, est l’union élémentaire de la causalité et de la temporalité. Le principe d’inertie, ou encore qu’un mouvement ne naisse ni ne change sans que ce soit l’effet d’un autre mouvement, est la conception de cette synthèse du temps et de la cause qu’est la nécessité. Ce qui se présente comme une difficulté liée à la continuité du temps, qu’on ne peut construire comme une somme d’instants, justifie que l’on parle de nécessité antécédente, et non simplement hypothétique (si les facteurs sont réunis, alors la chose existe nécessairement), ou instantanée (lorsque la chose existe, il est nécessaire qu’elle existe).

En somme, c’est en vertu d’un caractère essentiel de la nécessité — la temporalité — que l’agent volontaire vit du hasard, de la contingence et de la liberté dans la délibération. La nécessité de penser une expérience propre du temps constituant l’intériorité de l’agent engage de se vivre comme un agent volontaire, donc doublement libre : libre dans son acte, comme toute chose, lorsque son action n’est pas empêchée ; libre dans la détermination de son acte, en ce que la volonté se constitue dans le temps, et non comme une simple communication extérieure et instantanée du mouvement (à l’instar d’une transmission mécanique). Hasard et contingence ainsi compris sont directement impliqués dans l’anthropologie hobbesienne, de sorte que le travail de Hobbes des années 1640, sur les questions ontologiques et physiques, et la radicalité atteinte par ses analyses anthropologiques, dans le Leviathan, sont étroitement liés[54] : 1) l’imprévisibilité due à la sur-détermination de toutes choses implique, à la fois, l’apparence de hasard et la finitude radicale de la prudence, et aussi bien la mutation du droit naturel en un droit de tous à tout, mutation qui repose sur l’imprévisibilité ; 2) la contingence permet de déduire, et non simplement de constater, ou de lire en soi, l’idée d’un conflit axiologique intérieur, dans la délibération, puisque la vie affective n’est, originairement, que la rencontre de désirs appartenant à des chaînes causales distinctes, dans la mesure où le corps que je suis, ainsi que la multitude des affections qui composent son expérience, sont eux-mêmes le point de rencontre de multiples chaînes causales distinctes. Dans la connaissance de la conduite et de l’origine de la vie pratique on trouve des positions ontologiques, articulées à l’idée d’une unité problématique de l’agent.

III. Le fondement ontologique de l’imputation et sa limite

Le caractère volontaire de l’action est donc ramené, chez Hobbes, à l’idée d’une intériorité de la détermination à agir, et le sens de cette intériorité engage la délimitation de l’agent. D’autre part, on vient de le voir, la nécessité de toutes choses inclut le fait du temps, donc le fait de se vivre comme libre (la délibération) et de vivre la réalité comme partiellement indéterminée (la spontanéité, le hasard, la contingence). Il n’en reste pas moins que, si tout est nécessaire, on voit mal comment cette liberté apparente n’est pas purement et simplement illusoire. Au mieux, on perçoit une illusion nécessaire. Pourtant, il est frappant de voir que Hobbes nie constamment qu’il y ait là une difficulté : en aucun cas, affirme-t-il, nécessité et liberté ne s’excluent l’une l’autre. Il va falloir reprendre les acquis des deux paragraphes précédents pour comprendre quel sens les analyses ontologiques et cosmologiques de Hobbes donnent finalement à l’intériorité d’une détermination à agir, donc à l’imputation d’un acte à un agent.

Du point de vue de l’expérience du temps, tout ne semble pas déterminé ; les événements semblent être en train de se déterminer, et, en un sens, c’est le cas. De ce même point de vue, un homme s’éprouve libre. La temporalité et la corporalité de l’agent volontaire se muent en liberté : la temporalité intègre chaque effet du monde sur lui à un tout qui n’est, du même coup, jamais le fruit exclusif d’un événement présent ; la corporalité, qui implique l’agent dans le monde vécu, lui donne pouvoir d’agir, à la mesure de cette corporalité. L’agent volontaire prend donc une identité ne dépendant pas du seul présent, et participe à ce qui détermine le développement du monde. Tout est nécessaire et chacun peut le concevoir, pour Hobbes : le scientifique le sait par la science du mouvement ; mais cette épreuve de la nécessité se fait, d’abord, à même l’expérience pratique, y compris lorsqu’on ignore tout des causes qui nécessitent la volonté :

Il [Bramhall] ne devrait pas renoncer à cette vérité particulière qu’il y a des causes certaines et nécessaires qui amènent chaque homme à vouloir ce qu’il veut, bien qu’il ne conçoive pas encore selon quel mode la volonté de l’homme est causée. Je pense, pourtant, que ce n’est guère malaisé à concevoir, quand on constate journellement que la louange, le blâme, la récompense, le châtiment, les bonnes et mauvaises conséquences des actions enregistrées dans la mémoire de chacun, nous font choisir tout ce que nous choisissons[55].

L’Évêque sent lui-même, écrit aussi Hobbes, la force des passions en lui. Autre exemple : un débiteur qui veut rembourser son créancier le veut tant qu’il ne pense pas à un avantage plus grand à conserver la somme, plus grand que le souci de tenir ses promesses, et avoir telle ou telle pensée n’est pas radicalement en son pouvoir[56]. On peut promettre mais non assurer qu’on voudra tenir sa promesse. Dans ce cas, on peut prendre conscience de la nécessité, à la racine des passions et de l’imagination. Les affaires humaines enseignent aussi bien la nécessité que le laboratoire du savant, et c’est peut-être d’abord la lecture de Thucydide qui a mené Hobbes au déterminisme. Cependant, cette conscience, doublée de celle du temps, n’empêchent en rien que l’avenir soit vécu comme indéterminé. Il y a une indétermination de l’individu, mais elle n’est pas indétermination absolue : elle est indétermination par le présent. L’expérience du temps est celle d’un agent qui s’arrache à l’emprise du présent qui est pourtant seul à exister véritablement[57]. On pourrait dire que la liberté d’agir vient de ce qu’on peut prendre le temps d’agir, non de ce que la volonté procèderait d’une causalité libre, autonome, thèse que Hobbes considère comme absurde :

L’appétit, la crainte, l’espoir et les autres passions ne sont pas appelés volontaires, car ils ne viennent pas de la volonté, mais sont la volonté, et la volonté n’est pas volontaire. Un homme ne peut pas plus dire qu’il veut vouloir, qu’il ne peut dire qu’il veut vouloir vouloir, et ainsi faire une répétition infinie du mot « vouloir », ce qui est absurde et insensé[58].

Pour cause de la Volonté de faire une certaine action, qui est appelée Volitio, ils [les Scolastiques] assignent la Faculté, c’est-à-dire la Capacité en général que les hommes ont de vouloir parfois une chose, parfois une autre, qui est appelée Voluntas[59].

L’idée de libre arbitre, ou libre détermination de la volonté, implique soit la répétition à l’infini des volontés (si je veux déterminer ma volonté, il faut bien vouloir déterminer de telle ou telle manière la volonté de déterminer ma volonté, et ainsi de suite), soit l’indétermination de cette volonté, donc l’absence d’action volontaire. Les facteurs de la volonté ne sont pas volontaires, mais sont des effets. Soutenir le contraire conduit à ce que Hobbes désigne, dans le Leviathan, comme étant l’erreur du libre arbitre : l’idée que la volonté serait une faculté de déterminer le vouloir. Au fond, ce qui prime, entre ces deux termes, c’est le vouloir[60]. Comme on l’a déjà avancé plus haut en confrontant les conditions ontologiques des prudences aristotélicienne et hobbesienne, il y a une évidence de la volonté, et de l’action volontaire ; le débat porte sur ce qui la fonde. C’est ainsi que Hobbes formule la différence entre sa thèse, dont il ne dit jamais qu’elle nie la liberté, et celle de Bramhall, qui affirme l’existence du libre arbitre. Les occurrences sont nombreuses, parmi celles-ci :

Dans le premier cas, sur la question de savoir « si un homme est libre de faire ce qu’il veut », je suis d’accord avec l’Évêque. Dans le second cas, sur la question de savoir « s’il est libre de vouloir », je suis en désaccord avec lui. […] J’admets cette liberté en vertu de laquelle je peux si je veux ; mais dire que je peux vouloir si je le veux me paraît un discours absurde. […] Je lui fis savoir qu’un homme est libre, concernant les choses qui sont en son pouvoir, de suivre sa volonté ; mais qu’il n’est pas libre de vouloir, c’est-à-dire que sa volonté ne procède pas de sa volonté. […] La liberté consiste à choisir ce que nous voulons, non à choisir notre volonté[61].

La question de la liberté porte sur le rapport entre la volonté (et sa détermination intérieure) et l’action. Il n’y a pas à confondre la détermination de l’action par la volonté, et la détermination par soi de la volonté. Bien sûr, Hobbes n’entend pas dire que la volonté serait, à elle seule, cause entière de l’action. Néanmoins, et sans qu’elle se détermine elle-même, elle en est la cause sine qua non. Soutenir cela n’est pas réintroduire une causalité morale, distincte de la causalité physique, puisque désir, volonté et effort sont une seule et même chose, et sont déjà du conatus, c’est-à-dire du commencement intérieur et imperceptible du mouvement. Un tel commencement n’est jamais, pour Hobbes, une puissance ou une faculté qui ne seraient pas toujours déjà du mouvement, mais un mouvement, ou une somme de mouvements, se faisant en un temps et un espace trop petit pour être perçus. Ce n’est pas non plus nier l’expérience que l’on a d’agir selon son opinion, ou son jugement, puisque discours mental et délibération, désir et imagination, sont la même chose. C’est en ce sens, écrit-il, que la délibération est cause de la volonté. Lorsque son interlocuteur estime que, dans l’hypothèse déterministe, la délibération est vaine, Hobbes répond que

c’est la délibération qui est cause et qui rend nécessaire qu’un homme choisisse de faire une chose plutôt qu’une autre. […] Quand il est déterminé qu’une chose sera choisie de préférence à une autre, il est donc également déterminé pour quelle raison ce choix est fait ; et cette cause, pour l’essentiel, c’est la délibération ou la consultation, laquelle n’est donc pas vaine, et l’est même d’autant moins à proportion de ce que le choix est plus nécessaire[62].

En d’autres termes, s’il ne dépend du pouvoir de personne de « choisir son imagination, ou de choisir son choix et sa volonté[63] », la délibération devient partie prenante des facteurs naturels de cette classe de phénomènes que sont les actions volontaires. Voilà comment l’importance de la délibération cesse d’être en proportion inverse de la détermination. Elle est à la fois raison et cause de l’action. La radicalisation du déterminisme, auquel n’échappe aucune intériorité, n’a pas pour conséquence de rendre la volonté et le jugement impuissants, mais de les rendre au contraire pleinement déterminants, et d’autant plus déterminants qu’ils participent du déterminisme général.

C’est là que la question de l’action volontaire devient celle de l’identité de l’agent, de son unité et de ses limites, dans une ontologie matérialiste et déterministe. Ce point se comprend à partir de la manière dont Hobbes reformule la question de Bramhall. Ce dernier estime en effet que le débat sur la liberté est un débat sur le déterminisme :

Tous les agents, et tous les événements naturels, civils, moraux […] sont-ils déterminés extrinsèquement et inévitablement sans qu’ils concourent eux-mêmes à cette détermination[64] ?

Si tout est radicalement déterminé, estime Bramhall, alors les « agents » ne participent pas à la détermination de leurs actes. Cette façon de poser le débat lui permet, de manière stratégique, de placer Hobbes au côté d’une vision caricaturale du stoïcisme. À cela, ce dernier répond de façon surprenante : il ne répond ni qu’il n’y a pas de liberté, ni même en répétant que la liberté consiste dans la détermination de l’acte par la volonté, et non dans l’auto-détermination de la volonté ; il répond que la question que pose Bramhall (tout est-il déterminé sans que les agents y concourent ?) est la même que celle que pose Hobbes (est-on libre même si la volonté n’est pas libre ?), « bien que [Bramhall] ne le perçoive pas » [65] ! À l’origine de ce point précis de l’échange, on trouve une des nombreuses occurrences dans lesquelles Hobbes affirme que le débat n’est pas celui de savoir si la nécessité exclut la liberté, puisque la liberté consiste dans la détermination de ses actes par la volonté, mais qu’il porte, par exemple, sur la question de savoir « si la volonté d’écrire et la volonté de s’en abstenir s’imposent à quelqu’un selon sa volonté, ou bien selon tout autre chose qui se trouve en son pouvoir » [66]. Donc, Hobbes est censé admettre qu’il soutient que tout est déterminé, alors même qu’il affirme que la liberté n’est pas en cause, lorsqu’on discute le libre arbitre, parce que, quelles que soient les origines de la volonté, être libre, c’est agir suivant sa volonté. Qu’y a-t-il de commun entre ces deux questions, et qui échappe à Bramhall, sinon cette question-ci : que le libre arbitre n’existe pas implique-t-il que la détermination de l’agent soit extrinsèque à l’agent ? Lorsque Bramhall pose la question du déterminisme, il présuppose bien que ce qui est radicalement déterminé est extérieur à l’agent, au contraire de Hobbes. En d’autres termes, la question commune que Bramhall ne voit pas est celle du partage entre l’extrinsèque et l’intrinsèque, le soi et le hors de soi. Ainsi formulée, la question, comme nous l’avions déjà laissé entendre, pourrait cette fois placer étrangement Bramhall au côté du stoïcisme, sous cette forme caricaturale qui servait à ses yeux de repoussoir, les deux positions partageant l’idée que n’est véritablement soi que ce qui ne dépend que de soi, donc que toute dépendance est une aliénation. Comment le comprendre ?

Du point de vue des phénomènes, agir signifie contribuer au cours des choses, en fonction d’une pensée et d’un désir propres que l’on perçoit comme moteurs de cet acte. Toujours, du point de vue phénoménal, la possibilité de telles interventions implique une imprévisibilité du cours de certaines classes de phénomènes constituant le champ des actions humaines. Souvent, Hobbes reproche à Bramhall de n’avancer que des arguments dont la portée n’excède pas cette description. Loin de Hobbes l’idée de la contester. Lorsque Bramhall multiplie les exemples manifestes d’actions volontaires (ou plus souvent les extraits bibliques qui rapportent des actions volontaires), affirmant qu’elles ne sont volontaires que parce qu’à leur origine il y a une cause morale libre, Hobbes répond que ces exemples ne portent pas si loin : « elles [les références bibliques] prouvent qu’il y a choix, mais n’invalident pas l’idée que je soutiens de la nécessité de ce qui résulte de ce choix[67] ». Il se contente de montrer qu’il est aussi bien possible que les volontés en question soient comprises comme intégralement déterminées, comme si admettre ou non le libre arbitre n’avait aucune conséquence sur l’expérience du choix. Ordinairement, on se contente d’éprouver que ses propres mouvements procèdent de ses choix, de sa volonté, et un animal peut aussi bien l’éprouver ; cela n’implique en rien l’hypothèse d’une causalité libre puisque le déterminisme absolu implique la même expérience ordinaire, et la même imprévisibilité du cours des choses. Par sa radicalité, le déterminisme hobbesien conduit ainsi à des conséquences, dans une certaine mesure, anti-stoïciennes au sens où Bramhall l’entend. Le rejet de l’autodétermination de la volonté implique l’intériorité de l’agent dans le cours du monde : comme dans le passage de la polémique, cité plus haut, la délibération intérieure est pensée comme un phénomène physique, comme un cas particulier de conatus, donc comme déterminée, et c’est précisément ainsi qu’on peut comprendre qu’elle soit, non impuissante, mais physiquement déterminante. Il n’y a pas de repli dans la citadelle intérieure (comprise comme une réalité ontologique) parce que l’intériorité de la délibération, et de la vie mentale en général, ne l’exclut pas de la réalité physique. Le partage entre l’intériorité et l’extériorité n’est pas un partage entre le mental et le physique, mais une délimitation du mental dans l’univers physique. Le problème de la volonté est conditionné par les principes du mécanisme. Au contraire, percevoir la fatalité comme telle, et estimer qu’on ne peut qu’y conformer ses désirs, supposent la possibilité de ce repli, de sorte que, paradoxalement, cette impuissance affirmée présuppose un territoire qui échappe à la toute-puissance du monde[68]. Au contraire, la radicalité du déterminisme, chez Hobbes, ne prive pas l’action humaine de sens, de sorte qu’il n’est en rien nécessaire de supposer que Hobbes renonce à son déterminisme pour penser l’efficace d’une action, et le sens qu’il y a à parler d’actions humaines, ou pire, que ce mécanisme déterministe n’est qu’une structure de la représentation sans validité ontologique.

Il reste que si l’action ne perd pas son efficace, ni son agent, Bramhall estime que le sens même de l’imputation de l’acte se perd, et voilà pourquoi il ne se place pas seulement sur un terrain ontologique, mais aussi sur un terrain théologique et moral, arguant du fait que refuser le libre arbitre ruine toute moralité. Comment imputer à charge une action si son agent n’en est pas la cause déterminante, donc, semble-t-il, s’il ne lui appartient pas qu’elle se fasse ou non ? Hobbes reconnait que, sous sa forme théologique, c’est là un argument de poids[69]. Bramhall développe plus précisément deux types d’arguments moraux : 1) un premier, sur lequel nous ne nous arrêterons pas, et qui consiste à renvoyer Hobbes à l’argument paresseux, traditionnellement objecté au stoïcisme (si tout est écrit d’avance, à quoi bon agir[70] ?), mais compte tenu de ce qui sépare Hobbes de cette forme de stoïcisme décrite par Bramhall, cet argument ne touche pas au but ; 2) bien plus pertinente semble être l’objection de l’imputabilité : le déterminisme est amoral parce qu’il serait alors injuste d’imputer quoi que ce soit à un homme ; seul Dieu Tout-Puissant, dans l’hypothèse de Hobbes, serait cause et auteur du mal, de telle sorte que cette amoralité est aussi une impiété, donc une immoralité en tant qu’elle est injuste à l’égard de Dieu. Hobbes ne se place que secondairement sur ce terrain. Ses arguments théologiques (se fondant sur les Écritures ou sur le seul raisonnement) n’apparaissent qu’en réponse à des accusations ou des arguments théologiques avancés par Bramhall. En règle générale, Bramhall reproche à Hobbes de nier la justice de Dieu et de ruiner la piété ; Hobbes rétorque que Bramhall nie la prescience de Dieu, sans parvenir à disculper Dieu du mal :

Si […] l’Évêque tire de l’impiété de cela [le déterminisme], il tombe dans l’impiété qu’il y a à nier la prescience divine. […] Il dira peut-être que […] cette opinion fait de Dieu la cause du péché. Mais l’Évêque ne pense-t-il pas qu’il est la cause de toutes les actions[71] ?

Si le déterminisme nie la bonté et la justice de Dieu, alors la prescience en fait autant « car Dieu ne prévoit rien qui puisse ne pas advenir[72] ». Bramhall est au moins obligé d’admettre que Dieu concourt au mal, à moins de nier son omnipotence. Ces échanges théologiques font suite à une réelle difficulté, tout à fait traditionnelle au moment de ce débat : comment concilier la bonté et la toute-puissance (donc aussi la prescience) de Dieu, et l’existence manifeste du mal ? Sur le plan éthique, le problème de l’imputabilité est majeur, car pour estimer qu’il y a du sens à parler d’actions humaines, il faut non seulement que jugements et volontés aient une efficace, mais aussi qu’en un sens ils s’attribuent véritablement à un individu, que ce qui fonde cet efficace ne conduise pas à les attribuer purement et simplement au cours des choses. Bramhall impute l’amoralité de la théorie de Hobbes à la définition même de la liberté qu’il propose, liberté qui n’a rien de proprement humaine, ni même d’animale :

Une liberté semblable à celle qui existe chez les animaux, tels que les abeilles et les araignées, qui n’acquièrent pas leurs facultés comme nous apprenons nos métiers, par l’expérience et la réflexion […]. Enfin, et c’est pire que tout ce qui précède, une liberté semblable à celle dont dispose une rivière pour suivre son cours. Quoi ! Veut-il attribuer la liberté à des créatures inanimées, qui n’ont ni raison ni spontanéité ni même appétit sensitif ? Telle est la liberté de T. H. [73]

Cette liberté n’a rien à voir avec une action s’imputant à un individu qui puisse en répondre. Et en un sens, c’est bien ce que propose Hobbes, mais en un sens seulement, car deux éléments compliquent l’affaire : 1) Hobbes propose deux définitions de la liberté ; 2) si Hobbes définit bien une même liberté pour chaque type de corps (corps inanimé, corps simplement animal, homme), ce n’est pas pour affirmer que la liberté de l’homme est identique à celle d’une rivière. On l’a vu, il y a une première liberté, propre aux animaux, c’est-à-dire aux agents volontaires, et qui est celle qui disparaît au terme de la délibération : la liberté à l’égard d’une action qui n’est pas encore accomplie[74]. Bramhall reconnaît cette définition, mais estime qu’elle contredit l’autre définition de la liberté, que Hobbes propose aussi dans le Leviathan, et qui semble tout droit sortie de la science du mouvement :

La liberté est l’absence de tous les empêchements à l’action qui ne sont pas contenus dans la nature et dans la qualité intrinsèque de l’agent[75].

Par LIBERTÉ est comprise, selon la signification propre du mot, l’absence d’Empêchements extérieurs[76].

Liberty, ou Freedom, signifie (au sens propre) l’absence d’opposition (par opposition, j’entends les obstacles extérieurs au mouvement), et peut aussi bien être appliqué à des créatures irrationnelles ou inanimées, qu’aux créatures rationnelles[77].

On reconnaît, dans le début du chapitre XXI du Leviathan sur la liberté politique, le condensé des premiers échanges avec Bramhall. Pour parler d’« empêchement » ou d’« opposition », deux conditions sont requises : que ce qui rend présentement l’action impossible soit extérieur et que sans cela l’action ait lieu. L’eau d’une rivière est empêchée de déborder parce que, sans rives, elle se répandrait, ce qui implique qu’elle a le pouvoir de déborder, mais qu’elle n’en a pas la liberté. En revanche, on ne peut dire, rigoureusement, qu’elle est empêchée de remonter son cours, parce qu’elle n’en a pas le pouvoir ; l’obstacle n’est pas extérieur, mais, disons, intérieur — formulation peu rigoureuse conceptuellement puisque l’extériorité est une caractéristique essentielle de l’obstacle. Dans le cas d’un animal, on peut même avoir le pouvoir d’accomplir un acte, ne pas le faire, sans qu’on puisse parler d’empêchement, puisqu’il n’y a pas de volonté, donc pas d’effort, de conatus ou de commencement d’acte. Plus encore, on peut vouloir agir, commencer l’action, mais il n’y a toujours pas d’empêchement tant que l’action n’est pas interrompue contre notre gré, même s’il est nécessaire qu’elle le soit dans un avenir proche. L’idée d’empêchement est bien relative à un effort qui tend vers l’extériorité, et c’est en ce sens que la liberté se comprend par l’absence d’empêchement :

D’après ce sens propre, et généralement reçu, du mot, un Homme Libre est celui qui, en ces choses dont il est capable par sa force et son intelligence, n’est pas empêché de faire celles qu’il a la volonté de faire[78].

Pour toute chose, la liberté s’oppose à l’involontaire, dont l’empêchement est le résidu ultime lorsqu’un homme a le pouvoir (force et intelligence) et la volonté d’agir, et nullement au nécessaire. L’eau d’une rivière coule nécessairement et librement, puisque la force par laquelle elle coule appartient à sa nature. Dans le cas d’un homme, l’action volontaire est libre, de ce fait, mais nécessitée parce que la volonté, comme toute chose, est nécessitée[79]. Dans ces définitions, tout dépend de la distinction entre l’intériorité et l’extériorité, donc de la nature de l’agent en question : si cette définition de la liberté « peut aussi bien être appliquée à des créatures, irrationnelles ou inanimées, qu’aux créatures raisonnables », ce n’est pas par réduction, mais parce que cette définition de la liberté comporte une variable, la frontière entre intériorité et extériorité, que l’on retrouve dans toutes les définitions générales que donne Hobbes de la liberté, on l’a souligné. Elle inclut finalement le cas de la délibération. Pendant la délibération, désirs et craintes d’agir luttent, et l’on suppose qu’il dépend de cette lutte intérieure que l’action soit accomplie ou non. Puisque ce qui détermine le destin de cette action est intérieur, on parle à bon droit de liberté. Mais, dès que l’action s’avère impossible ou qu’elle est accomplie, ou en train de l’être, elle devient une donnée extérieure, donc elle peut être un empêchement[80].

Donc, si la délibération est dé-libération, c’est en vertu de la définition générale que Hobbes donne de la liberté, appliquée au cas des animaux. L’application de cette définition doit aller jusqu’à la situation individuelle, notamment pour savoir si, dans tel ou tel cas, c’est la liberté ou le pouvoir qui manque, c’est-à-dire si l’impossibilité d’un acte est extérieur ou intérieur à l’agent : s’il est attaché, il n’a pas la liberté de se mouvoir ; s’il est malade, il n’en a pas le pouvoir[81]. L’exemple de l’homme malade radicalise l’idée que la liberté est relative à ce qui est intérieur hic et nunc.

Hobbes soutient donc, à la fois, que tout dans un corps est nécessaire, donc relève d’une chaîne causale qui excède les limites de ce corps, et qu’il y a un sens à parler d’une intériorité qui attribue la détermination d’un acte à ce corps. On a vu plus haut que, pour Hobbes, la question en débat, entre Bramhall et lui, est celle du libre arbitre, sans être celle de la liberté, précisément parce que Hobbes soutient que la volonté a des causes extérieures, dans le passé, mais reste néanmoins volonté d’un certain animal. C’est a contrario ce problème de l’attribution d’un acte qui conduit Bramhall à lier la question du libre arbitre à celle de la liberté, en général : comment parler, à propos d’un homme, de sa volonté, si elle a des causes extrinsèques ? Inversement, comment disculper Dieu du mal s’il est cause adéquate de tous les actes des pécheurs ? La position de Hobbes repose sur deux piliers : distinguer nécessité visible et nécessité invisible et donner à la volonté le même statut qu’à n’importe quelle propriété. Lorsque Bramhall répond à Hobbes que si tout est déterminé, alors on ne parle plus en termes de possibilité, mais de nécessité (on ne dit pas qu’on peut écrire, mais qu’on doit écrire), Hobbes répond ainsi :

« Si la volonté est déterminée, alors le fait d’écrire est déterminé et il ne devrait pas dire qu’il peut écrire, mais qu’il doit écrire. » Il est vrai qu’il s’ensuit qu’il doit écrire, mais il ne s’ensuit pas qu’il faudrait que je dise qu’il doit écrire, à moins qu’il ne souhaite me voir dire plus que je ne sais, comme lui le fait souvent dans cette réponse[82].

En d’autres termes, que tout soit nécessaire implique qu’une part de cette nécessité reste ignorée ou cachée, et cette « invisibilité » suffit à sauver les phénomènes du volontaire et du possible, comme ceux du hasard. Les absurdités que Bramhall déduit, à titre de réfutation, de la position de Hobbes tiennent à ce que Bramhall « ne distingue pas encore entre une nécessité que l’on voit et une nécessité invisible[83] ». Par cette distinction, Hobbes peut redresser tous les arguments de ce type : comme on l’a déjà vu, soutenir la détermination de la volonté ne change rien aux phénomènes de l’action, comme si le champ de l’action était indifférent à la question du libre arbitre. L’argumentum baculinum, objecté par Bramhall et retourné par Hobbes, l’illustre bien : un domestique de Zénon, ayant commis une faute, argue, à bon droit selon Bramhall, de la nécessité de toutes choses pour s’en dédouaner ; Bramhall détourne le sens de cette anecdote, répond Hobbes, qui se conclut par la punition du domestique, Zénon soutenant qu’il y est poussé par la même nécessité[84]. Les facteurs déterminant la volonté font précisément partie de ce qui est, le plus souvent, invisible, et cette invisibilité suffit à laisser paraître la volonté :

Une toupie de bois […] penserait, si elle était consciente de son propre mouvement, qu’il procède de sa volonté, à moins qu’elle ne sentît ce qui l’a lancée[85].

La notion de volonté est directement liée à la perception de l’action et de son agent. L’attribution ne repose-t-elle que sur une ignorance ? Pourquoi Hobbes parle-t-il d’une nécessité invisible et non simplement ignorée ? Précisément parce que la volonté est pour lui une propriété comme les autres, bien qu’elle n’apparaisse que par autre chose qui en est le signe, à savoir une action volontaire :

D’habitude, quand nous voyons et connaissons la force qui nous pousse, nous reconnaissons la nécessité, alors que, quand nous ne voyons ni ne remarquons cette force qui nous pousse, nous pensons qu’il n’y en a pas et que ce ne sont pas des causes, mais la liberté qui produit l’action. De là vient qu’on s’imagine qu’il ne choisit pas telle ou telle voie, celui qui la choisit par nécessité ; mais on pourrait aussi bien dire que le feu ne brûle pas, parce qu’il brûle par nécessité[86].

À celui qui pourrait voir la connexion de ces causes [celles de la volonté], la nécessité de toutes les actions volontaires des hommes semblerait claire[87].

Brûler pour le feu et choisir pour un homme sont mis sur le même plan : il y a le phénomène ou la propriété, et il y a sa cause entière. Que la volonté soit nécessitée ne l’empêche pas d’être volonté. Plus généralement, que l’agent volontaire soit fait tel ou tel n’empêche pas qu’il s’agisse de lui. C’est aussi bien dire que la liberté hobbesienne engage précisément le fait que le désir est d’abord mode d’être du vivant. Pour un homme, le pouvoir touche son être même, en tant qu’il vit dans un monde : ce qu’il peut est ce qu’il est, effectivement, dans le monde. Bien sûr, toutes les propriétés, ou accidents, n’ont pas le même statut : la grandeur est un accident qui ne peut quitter un corps, alors que vouloir ceci ou cela ne semble pas toujours décider ce qu’on est, parce que la nécessité réelle n’en est pas visible. Ce qui paraît plus volontiers, c’est ce qu’on devient par son choix, et ce devenir n’a rien d’illusoire. Percevoir, c’est être affecté de façon à imaginer les corps qui agissent, et, du même coup, percevoir contribue aussi à engendrer, à changer, celui qui perçoit. La perception de la nécessité est limitée aux conditions de la perception que cette nécessité elle-même implique : la perception est finie et discontinue, de sorte que l’attribution des actes (aux êtres inanimés, aux animaux, ou aux hommes) n’est pas la même chose que l’imputation causale. « Il n’est, en effet, guère d’action, si fortuite semble-t-elle, que ne concoure à causer tout ce qui est in rerum natura[88] » ; chaque acte, à ce compte, serait l’acte de l’univers, ou de Dieu, sa supposée cause première. De là vient l’idée qu’il faut distinguer être cause et être auteur d’une action :

Bien que les hommes puissent faire beaucoup de choses que Dieu n’ordonne pas, dont par conséquent il n’est pas l’auteur, ils ne peuvent cependant avoir aucune passion ou appétit pour quelque chose dont la volonté de Dieu ne soit pas la cause[89].

Bien que Dieu soit la cause de tout mouvement et de toute action, et bien que par conséquent le péché, à moins qu’il ne soit ni mouvement ni action, provienne nécessairement du premier moteur, on ne peut dire néanmoins que Dieu est l’auteur du péché, car l’auteur n’est pas celui qui nécessite une action, mais celui qui l’ordonne et en a la responsabilité[90].

Que ces deux extraits disent la même chose, tout en étant construits l’un à l’envers de l’autre, exprime bien l’équilibre que Hobbes cherche à tenir. Ce qui est vrai pour disculper Dieu est aussi vrai pour inculper l’homme. Être auteur, c’est pouvoir assumer en parole un acte, pour quelle autre raison si ce n’est qu’on est perçu comme étant celui qui agit ? Il y a une phénoménalité constitutive de l’attribution des actions, parce que cette attribution relève de la perception finie de la nécessité de toutes choses. Imputer un acte à un homme ou à Dieu (ce qui est tout à fait problématique dans ce cas) n’est pas une attribution causale in natura rerum, mais une structuration de l’expérience pratique par des agents réellement efficients (mais pas causes entières à eux seuls) et des actes imputés. Cette expérience a un fondement ontologique et physique, mais ce qui s’y montre suppose que quelque chose de la nécessité et de la matière reste invisible. Voilà la raison physique pour laquelle l’agent volontaire est un masque, une persona, qui ne se montre qu’en cachant[91]. Ainsi, l’imputation des actions volontaires à l’agent, en dépit de la nécessitation de la volonté par des facteurs qui lui ont été extérieurs, se justifie par ceci que ces facteurs sont à présent intérieurs à l’agent et le constituent individuellement. Refuser l’attribution des actions volontaires, au prétexte que je ne forge pas ma volonté, serait comme refuser mes propriétés au prétexte que je ne suis pas cause de moi-même. C’est en perdant de vue cette thèse ontologique que l’on confond obstacle à la liberté et limite du pouvoir, ou que l’on oppose liberté et nécessité.

IV. Conclusion

Ainsi, en dépit des difficultés qui subsistent, la position de Hobbes sur la liberté, et le sens qu’il y a à parler d’action volontaire et d’imputation, semblent s’accorder pleinement avec la pensée d’un cours déterminé et temporel de l’univers sachant que la connaissance est située dans cet univers. Les paradoxes du déterminisme viennent de ce qu’on pourrait appeler une radicale nativité de l’agent volontaire : tout ce qu’est un individu, dans la pensée hobbesienne, naît radicalement du cours des choses, et continue d’en naître. En d’autres termes, l’imputation trouve son sens en atteignant une radicalité ontologique qui est la conséquence des principes du matérialisme déterministe de Hobbes. Être radicalement déterminé, sans que la liberté soit une illusion, vient de ce que la personne devient continûment ce qu’elle est. Procéder ainsi radicalement de toutes choses, donc de la cause première de toutes choses, s’il y en a une, ne permet pas d’imputer la responsabilité de ce que l’on devient à Dieu, parce qu’être devenu ce qu’on est ne signifie pas qu’on n’a pas à l’assumer, ou qu’on ne l’est pas vraiment. La distinction entre être cause et être auteur n’est toutefois pas si évidente, en ce qui concerne Dieu, et pose problème s’agissant de sa justice. Mais Hobbes prévient souvent : s’aventurer à résoudre les mystères du rapport entre Dieu et le monde conduit à des contradictions inévitables. Il vaut mieux se taire sur ces points, et Hobbes n’y vient, tout en réclamant le secret, que si son interlocuteur l’y pousse. Néanmoins, outre la façon dont Hobbes relativise la notion de péché (seuls les hommes peuvent pécher, et non pas Dieu, un péché n’étant tel qu’au regard d’une loi énoncée par qui en a le droit et le pouvoir), outre l’innocence de la nature humaine elle-même, qui innocente aussi son auteur, Hobbes avance une référence scripturaire :

« Ô homme, qui es-tu pour contester avec Dieu ? L’ouvrage dira-t-il à l’ouvrier : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’a-t-il pas puissance sur l’argile, pour faire avec la même masse un vase d’honneur et un vase d’un usage vil[92] ? »

Il s’agit d’un extrait de l’Épître aux Romains[93]. Hobbes le mobilise pour arguer de ceci que ce que Dieu fait est juste par cela même qu’il le fait (ce qui est conforme à la position de Luther[94]). Le sens en est proche de la manière dont Hobbes mobilise le livre de Job, dans lequel Dieu justifie l’arbitraire apparent des malheurs de Job par sa toute-puissance[95]. Par ailleurs, l’image du pot et du potier revient, sans référence ni indication de citation, dans le Leviathan latin (1668)[96], au terme d’un développement qui synthétise ces derniers acquis du débat entre Hobbes et Bramhall. Pour ne pas conclure de l’omnipotence de Dieu à sa méchanceté, la scolastique s’est crue subtile, écrit Hobbes, en pensant le péché comme anomia (en grec dans le texte) : Dieu est dit cause de l’acte et de la loi, mais pas de leur incongruité, ceci dit en s’appuyant sur une lecture fautive d’Aristote, selon Hobbes. Le libre arbitre ne peut d’aucune façon disculper Dieu si causer et être responsable sont identiques. La vraie subtilité aurait été de comprendre que être cause et être auteur ne sont pas la même chose :

L’auteur du fait est celui qui ordonne que ce soit fait ; la cause est celui par les forces de qui cela se fait. Dieu n’ordonne à personne de faire ou de s’efforcer de faire quoi que ce soit contre les lois ; mais tout ce que nous faisons est fait par des forces données par Dieu[97].

L’existence du mal est placée sur le même plan que le problème de la prédestination : c’est par les forces que Dieu nous a données que nous commettons le mal, et pourtant il nous condamne ou nous sauve d’avance, par prescience, parce que nos actes sont pleinement nôtres dès lors qu’ils sont voulus, et que les facteurs de la volonté soient nécessaires n’y change rien. Mais, précise Hobbes, rien dans les Écritures n’affirme que la condamnation se traduit par des souffrances éternelles au regard desquelles mieux vaudrait n’avoir pas existé. La lecture de Hobbes est ferme sur ce point : la seconde mort des réprouvés n’est rien d’autre qu’une mort, et non une vie éternelle de souffrances. Donc, exister, c’est exister tel qu’on est, et mieux vaut toujours avoir existé. C’est là qu’intervient l’image du potier : l’existence compense tout ; exister autrement, pour un homme, serait être autre, donc que l’univers ait été tout autre, un univers dans lequel cet homme n’aurait pas existé. Recevoir l’existence, c’est la recevoir à charge, donc c’est à bon droit que, sans présupposer de libre arbitre, on peut dire qu’un homme est l’auteur de ses actes, par cela même qu’il existe, donc se manifeste dans l’expérience pratique par tel ou tel choix volontaire. Le « vase d’un usage vil » n’existe plus s’il est refondu en « vase d’honneur ». Ce n’est pas le même individu amélioré. Tant qu’il vit, l’homme se perçoit comme un vase inachevé, et c’est ce qui mène, à l’échelle finie, à considérer à bon droit qu’un individu n’est jamais d’avance ni définitivement un immodéré, par exemple. Son identité n’est autre que celle du cours continu de ses actes et des actes qui le constituent, depuis son engendrement : tel est le principe d’individuation valable pour un homme, une rivière ou une cité[98]. Au regard de Dieu, tout « vase » est achevé, mais, puisque ces questions théologiques ne devraient pas, pour Hobbes, être soulevées, l’essentiel est donc pour lui, tout à la fois, de fonder l’imputation sur une base ontologique et physique (son lien à l’identité de la personne provient du principe d’individuation énoncé par la philosophie première), tout en montrant la spécificité de la manière dont nous sommes disposés par le cours des choses à percevoir le champ des affaires humaines, en partie par fiction, un champ où il fait sens d’imputer des actes. Ce décalage entre l’expérience pratique et une réalité physique qui la dispose, s’y montre en partie et s’y cache également, explique que Hobbes puisse, dans sa critique de la scolastique en général et de Bramhall en particulier, n’être pas si éloigné (en dépit des différences ontologiques) de la lettre du texte d’Aristote, qui pense aussi du point de vue de l’expérience vécue, en la fondant ontologiquement et sans forger de libre arbitre.