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C’est un condensé explosif, aux allures de manifeste, que nous propose Frédéric Lordon, avec la parution de ce recueil de textes nés de sa plume à diverses occasions — ce qui présente certes l’inconvénient de la répétition — mais judicieusement sélectionnés et ordonnés pour conférer à l’ouvrage une solide unité construite autour d’un projet central, annoncé comme « l’esquisse d’un mouvement », et suffisamment armé pour penser la question de la transformation sociale, à savoir : promouvoir ce que l’auteur appelle « un structuralisme des passions ». Ce concept systémique, en apparence oxymorique, s’attribue la lourde tâche d’apporter des réponses cohérentes et hautement pertinentes à la problématique générale, bien connue des sciences sociales, des rapports entre ces deux mondes réputés hétérogènes et exclusifs : celui des structures, des institutions, des rapports sociaux d’un côté, celui des individus de l’autre. Ou plutôt fait-il un pas de côté pour se saisir du problème de manière radicalement critique : pourquoi faudrait-il « choisir entre deux aspects également pertinents, et manifestement complémentaires, de la réalité sociale — les émotions des hommes, le poids de détermination des structures — que rien ne devrait opposer en principe » ? Autrement considérés, comment articuler et tenir ensemble ces deux bouts de la chaîne ?

Nul doute que les motivations d’une telle ambition sont à chercher dans le contexte économico-politico-culturel de notre époque. Et à cet égard, l’auteur part d’un triple constat. D’abord, la redécouverte des émotions par les sciences sociales contemporaines marque le retour en force « des figures de l’individu, de l’acteur et du sujet », qui plongent ces sciences « dans un individualo-centrisme oublieux des forces sociales, des structures et des institutions ». Ensuite, le capitalisme contemporain offre l’occasion rêvée de penser et d’illustrer, dans une perspective analytique, ce en quoi peut consister la crise d’un ordre institutionnel. Enfin, comme toute grande crise historique, celle que nous traversons actuellement est propice au nouvel agencement d’« une conjoncture intellectuelle particulière », dans laquelle le structuralisme des passions peut prétendre jouer son rôle fondateur.

En termes de rapports de forces qui lui conviennent si bien, ce structuralisme des passions se présente donc comme une attaque frontale sans concession portée à l’encontre des sciences sociales en général, qui font de la célébration de « l’individu » — compris comme libre, autonome, indépendant, souverain, responsable —, de son libre-arbitre, du subjectivisme et de « l’humanisme-théorique » leur postulat implicite. C’est d’ailleurs pour les mêmes raisons qu’il prend également pour adversaire, en particulier et à titre d’exemple, la théorie néolibérale, dont les formes de domination structurelle, extrêmement puissantes, notamment dans le rapport salarial, reposent sur ces mêmes présupposés métaphysiques. Autrement dit, dans cette perspective, anéantir le sujet revient à détruire le socle métaphysique de toute pensée libérale.

Contre le privilège accordé au point de vue subjectiviste qui régit nos sociétés depuis Descartes, Frédéric Lordon propose tout bonnement de « tuer l’individu », c’est-à-dire de l’évacuer de l’horizon épistémologique des sciences sociales, afin d’être en mesure de poser paradoxalement cette éclatante affirmation qui ouvre le recueil : « La société marche aux désirs et aux affects. » Loin de tomber dans le psychologisme sentimental individualiste, cette assertion permet au contraire de dépasser l’antinomie des émotions et des structures, pour les tenir inextricablement liées : « Il y a bien des individus et ils éprouvent des affects. Mais ces affects ne sont pas autre chose que l’effet des structures dans lesquelles les individus sont plongés. » Dans un sursaut de lucidité, ce structuralisme des passions nous ramène à ce qui définit la condition humaine, et plus précisément, à sa finitude, qui n’est telle que parce que l’individu est ontologiquement pris dans des réseaux infinis de déterminations causales, dont la puissance suffit à orienter celle des individus. Néanmoins, ce déterminisme intégral est aussi ce qui permet de concevoir les individus « comme des pôles de puissance désirante, dont le désir, précisément, peut parfois aspirer à échapper aux normalisations institutionnelles et, dans certaines conditions, y parvenir ». Le monde social, en tant que puissance de détermination, n’est donc qu’affaire de désirs et d’affects : voilà une référence évidente à la philosophie de Spinoza. Et c’est bien là le geste novateur de l’auteur : solliciter — outre des auteurs tels que Bourdieu, Durkheim, Marx ou Mauss — l’onto-anthropologie spinoziste pour traiter un problème éminemment sociologique.

Pour ce faire, Frédéric Lordon commence par montrer ce qui caractérise le déficit de scientificité, du moins en apparence, des sciences sociales, et comment elles peuvent le combler (Première partie). Pourquoi faudrait-il maintenir la frontière qui sépare ces dernières de la philosophie ? En effet, les sciences sociales, bien malgré elles, souffrent de n’avoir rien de spécifique : ni de langage ni d’objet propres. Or « la langue de la science sociale ne trouvera évidemment cette spécificité qu’en se faisant langue de théorie, c’est-à-dire langue de concepts ». Et s’il y a un champ théorique qui doit être reconnu comme producteur par excellence de concepts, c’est bien celui de la philosophie. Se réconcilier avec cette dernière offrirait aux sciences sociales la possibilité de penser leurs impensés, qu’elles expriment pourtant sans le savoir — et du coup de la pire des manières. De surcroît, elles gagneraient en systématicité à emprunter les concepts d’une philosophie elle-même systématique : celle de Spinoza s’y prête adéquatement. C’est pourquoi ce structuralisme des passions se revendique « science sociale spinoziste », et prétend inaugurer une véritable économie politique spinoziste, en faisant du conatus spinozien fondé ontologiquement le point de départ fondateur d’une « théorie sociale de l’action ».

Sur cette base, une analyse des structures, plus complète que celle de Bourdieu, est possible (Deuxième partie). Comment les structures mettent-elles les individus en mouvement ? Pour Spinoza, un individu n’est pas autre chose qu’un conatus, c’est-à-dire un élan de puissance, une force d’activité qui persévère dans son être. En tant que tel, il est désir — appétit dont on a conscience —, dans la mesure où il est déterminé, c’est-à-dire affecté, à prendre telle ou telle orientation, à poursuivre concrètement tel ou tel objet. Autrement dit, des affections proviennent de la rencontre avec des choses extérieures, qui produisent des affects (joie, tristesse), lesquels deviennent désirs dès lors qu’ils mettent le corps en mouvement dans telle ou telle direction. Pour un structuralisme des passions, « la plupart de ces choses extérieures que nous rencontrons, qui nous affectent et qui nous meuvent, sont sociales, ou dotées de qualités sociales ». Ce sont les structures, les institutions ou les rapports sociaux. C’est donc parce qu’ils sont affectés par les structures que les individus désirent se comporter comme ils se comportent. En ce sens, le rapport salarial est une parfaite illustration de la manière dont « les structures du régime d’accumulation s’expriment sous l’espèce d’un certain régime de désirs et d’affects ». Historiquement, les structures du capitalisme vont imposer aux salariés leurs objets de désir, d’abord pour lutter contre le dépérissement, puis, sous le régime fordien, pour « les joies extrinsèques de la consommation marchande », enfin, avec le néolibéralisme, pour « les joies intrinsèques de la “vie accomplie” ou de la “vocation réalisée” dans et par le travail ». Dans tous les cas, un rapport social se concrétise localement dans les interactions sociales ; et si l’institution impose l’obéissance à sa norme, ce n’est que parce qu’elle a réussi à produire « un affect commun », suffisamment répandu et partagé. C’est dire qu’une fois atteint le seuil de l’indignation, un affect commun contraire et plus puissant peut se substituer au premier, et renverser l’institution en place, quelle qu’elle soit, consacrant ainsi le dynamisme de la transformation par l’histoire.

Pour le comprendre, l’auteur nous propose une théorie spinoziste des institutions (Troisième partie). Qu’en est-il de leur légitimité ? Qu’en est-il de leur puissance ? En ce qui concerne la première question, la réponse est radicale : « la légitimité n’existe pas ». Elle n’existe pas précisément parce que les institutions relèvent des désirs et des affects. Contre la notion de légitimité entièrement construite sur des valeurs morales subjectivistes, l’anti-humanisme théorique de Spinoza fournit une vision immanentiste de l’homme comme automate affectif, où l’action individuée est sans « acteur » et où le droit naturel reprend sa place en tant qu’« expression brute du conatus » ; ce qui a pour vertu de rendre aux institutions toute leur positivité puisque, outre qu’elles concrétisent des désirs, leur existence et leur stabilité sont justifiées par leur production d’affects joyeux. Mais pour les mêmes raisons, une coalition de puissance séditieuse, sous l’effet de la colère, est tout à fait en mesure d’entrer en confrontation avec la puissance institutionnelle. Quant à celle-ci, qui prend la forme de l’autorité, elle n’est identifiable qu’à « la puissance de la multitude », c’est-à-dire à l’entre-affection inter-individuelle et collective des hommes. La puissance de la multitude est donc « un pouvoir d’affecter tous », dont la force démultipliée conduit les individus à composer, à se normaliser, par le jeu spontané de l’imagination, dans lequel « l’émulation sympathique » est un opérateur crucial. La puissance interprétative du conatus — synthèse de la puissance d’agir du corps et de la puissance de penser de l’esprit — est donc socialement orientée par des effets de proximité sociale. Et c’est dans ce cadre anthropologique que la politique, pouvoir d’affecter au plus haut point, se voit conférer le rôle de « bouger les structures ».

Enfin, l’auteur achève l’analyse de la problématique générale à l’aune du point de vue des individus (Quatrième partie). Qu’en est-il de leur état et de leurs ressources dans leur rapport aux structures ? Selon les lois de cette « physique sociale », la notion de domination se voit redéfinie comme une certaine production sociale d’affects qui fait désirer l’obéissance, c’est-à-dire un comportement ajusté aux commandements de la norme. L’histoire du capitalisme ne fait que le démontrer. Quand bien même des salariés se disent consentants, ils sont abusés, puisqu’ils offrent eux-mêmes les moyens de nuire à leurs propres intérêts. Cette contradiction fait l’essence même de l’aliénation. Avec Spinoza, les problèmes de liberté, de consentement ou de servitude volontaire n’ont pas lieu d’être : le salarié n’échappe pas à la nécessité passionnelle. « La différence de la “contrainte” et du “consentement” n’est pas celle de l’hétéronomie et de la liberté : c’est celle de la tristesse et de la joie. » D’où l’intérêt du capital de façonner des désirs à même de recevoir l’assignation joyeusement. C’est pourquoi ce structuralisme des passions s’en prend également aux actions locales dites « citoyennes » qui, certes animées de bonne volonté progressiste, trouvent néanmoins leurs motivations dans la vertu individuelle, et donc dans la métaphysique moralement subjectiviste du vouloir libre et souverain, prétendu initiateur de ses actes — alors que même les constitutions idiosyncratiques, seules à même de générer des différences affectives et des rapports de force, sont le fait de déterminations sociales. Ces comportements ignorent qu’ils ne sont que l’expression typique de l’imaginaire néolibéral, qui prend racine dans la croyance en l’autonomie et « la suffisance individuelle », à défaut de connaître les causes qui les déterminent. À l’inverse, l’imaginaire post-libéral prône un vivre-ensemble sur le mode de « la dépendance généralisée assumée », pour la simple et bonne raison que « la plupart des effets — effets de pensée ou de mouvement — que le mode humain peut produire ne s’expliquent pas par lui seul, mais sont co-déterminés par des choses extérieures ».

Ainsi, ce livre présente sans conteste l’intérêt de penser la sédition, la transformation, le changement. Au moyen d’une récupération des concepts spinoziens de conatus, d’affect et de désir, qu’il réinvestit dans le champ des sciences sociales, il a le mérite de dresser un tableau théorique original des conditions de possibilité et de réalisation d’une révolution institutionnelle. Tant est si bien qu’au terme de cette lecture, à proportion du haut degré de stimulation qu’il a reçu, le lecteur a toutes les chances de se sentir frustré par l’absence de propositions politiques concrètes. Mais c’est omettre que l’horizon immédiat de l’action n’est pas du ressort d’un structuralisme des passions, qui s’engage au contraire dans une opération de réforme de nos « sous-sols mentaux », digne des grands mouvements intellectuels pluridisciplinaires qui s’étalent sur des échelles temporelles considérables. Fonder une nouvelle épistémè à partir d’une image non subjective de l’humain : voilà peut-être le voeu non avoué d’une telle entreprise. Force est donc de la faire travailler, de lui accorder le temps nécessaire pour habiter nos esprits, pour imprégner profondément nos schèmes mentaux les plus fondamentaux.

Par ailleurs, d’autres questions peuvent sans doute demander à être approfondies. Sur le thème de la crise institutionnelle par exemple, on est en droit de s’interroger : comment mobiliser un affect commun subversif de grande ampleur, c’est-à-dire qui soit collectivement synchronisé ? La puissance de la multitude est-elle amputée du fait de dissemblances affectives ? Au regard de la crise actuelle, et de la faible opposition réactionnelle, ne peut-on pas penser que la puissance de la complexion individuelle est plus déterminante qu’il n’y paraît ? Selon quels critères collectifs le seuil de l’intolérable est-il atteint ? Autant de questions auxquelles les sciences sociales pourraient désormais s’atteler. Quant à la philosophie, l’occasion lui est offerte de penser à nouveaux frais — pourquoi pas avec Spinoza ? — le socle métaphysique post-libéral susceptible de fonder le concept de conatus et de soutenir ce structuralisme des passions. Une chose est certaine : nous ne pouvons qu’espérer que cette oeuvre reçoive un écho à la mesure de sa portée.