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I. Introduction

Un des grands défis de la philosophie contemporaine est de développer une conception du soi, après le déclin des grandes philosophies modernes du sujet et de leur idéal jamais atteint d’une subjectivité susceptible de se poser elle-même et d’être parfaitement autonome et transparente à elle-même. Ce défi a déjà connu un certain nombre de réponses dans la tradition phénoménologique et herméneutique, selon des perspectives variées. On a cherché à penser le soi à partir de la question de l’être (Heidegger), du néant (Sartre), des capacités (Ricoeur), de la rencontre éthique de l’autre homme (Levinas), de la donation (Marion), de l’événement (Romano), etc. L’objectif de ce texte est de défendre, du point de vue d’une herméneutique phénoménologique s’inspirant largement de la pensée de Ricoeur, une intelligence du soi se développant à partir des notions de relation, d’appartenance et de capacité. Pour ce faire, nous suivrons d’abord la voie d’une conception relationnelle du soi, en mettant au jour les racines profondes de cette conception dans la tradition judéo-chrétienne et en discutant les efforts de certains philosophes pour développer une intelligence relationnelle du soi en s’inspirant de cette tradition. Cependant, une conception purement relationnelle du soi nous apparaît insatisfaisante pour un certain nombre de raisons que nous indiquerons. C’est pourquoi nous nous tournerons ensuite vers les notions d’appartenance et de capacité, en faisant intervenir la pensée de Ricoeur. Le but est d’offrir un portrait plus riche et plus adéquat de ce que c’est qu’être un soi et de ce qui fait la consistance du soi. Nous préciserons enfin comment les concepts de relation, d’appartenance et de capacité s’articulent entre eux.

II. Les sources religieuses de l’intelligence relationnelle du soi

Une intelligence relationnelle du soi s’impose à la pensée dès lors que le sujet cesse de jouer le rôle d’un absolu[1]. En effet, il suffit de rappeler que la notion d’« absolu » vient du mot latin absolutus, désignant à la fois quelque chose de parfait et d’achevé, mais aussi quelque chose qui est séparé, ou délié de toute attache. Ainsi, la notion d’absolu a toujours servi, philosophiquement, à désigner ce qui existe de façon indépendante et inconditionnée, par opposition au relatif. Si l’absolu est donc ce qui ne dépend d’aucune relation, par opposition il convient d’affirmer que le soi est fondamentalement un être de relations. Mais comment penser cette dimension relationnelle du soi ? Le philosophe qui pose cette question ne peut absolument pas ignorer le fait qu’il est précédé sur cette voie par la tradition judéo-chrétienne, qui a largement contribué au développement d’une intelligence relationnelle de la personne et de l’existence humaine dans une perspective religieuse. Bien évidemment, la question est de savoir comment la philosophie contemporaine peut s’inspirer de cette tradition, sans la transposer de façon servile, afin de répondre aux questions qui sont les siennes.

L’un des grands apports de la tradition judéo-chrétienne est d’avoir développé une réflexion sur la figure religieuse de l’homme dans sa relation à Dieu. En effet, dans cette tradition, l’homme est constamment défini selon ses rapports à Dieu. Comme on le voit dans la Bible, la relation primordiale, qui rend possible toutes les autres, est celle de la créature à son Créateur. Comme tout ce qui est, l’homme se définit de la façon la plus générale comme un être-créé par Dieu, par conséquent comme un être dont l’existence ne provient pas de lui-même, mais dépend radicalement du Dieu-Créateur. Mais ce Dieu ne fait pas que créer l’homme, comme l’ensemble des autres choses, il entre en contact avec lui en contractant une alliance et en lui dictant des commandements. C’est dire que, contrairement à la pierre, à la fleur ou à l’oiseau, l’homme est susceptible d’être interpellé et de répondre, par ses paroles et ses actes, par toute son existence, à Dieu. Mais si l’homme peut être le partenaire d’une alliance, si l’homme peut recevoir des commandements, c’est que l’homme dispose d’une certaine liberté dans ses rapports à Dieu. En effet, il peut, comme le saint, rendre gloire à Dieu et respecter ses commandements, ou il peut, en tant que pécheur, se détourner de Dieu en glorifiant autre chose que Dieu, en commençant par lui-même. Le pécheur est celui qui brise l’alliance contractée, celui qui ne respecte pas les commandements, et plus fondamentalement celui qui rompt ou corrompt toute relation à Dieu en s’en détournant.

Ces différentes relations à Dieu sont donc constitutives de la vie religieuse d’un point de vue judéo-chrétien. C’est cette dimension relationnelle de la vie religieuse que Lactance avait certainement en tête quand, au livre IV des Institutions divines, il affirma que le terme latin religio provenait de religare, désignant le fait d’être relié à quelque chose[2]. Cette célèbre étymologie, souvent contestée, de la notion de religion vise précisément à souligner ces liens définissant toute existence religieuse comme relations de l’homme à Dieu. Pour se convaincre de l’importance de cette dimension relationnelle, il suffit de relire les premières lignes des Confessions d’Augustin :

Te louer, voilà ce que veut un homme, parcelle quelconque de ta création, et un homme qui partout porte sur lui sa mortalité, partout porte sur lui le témoignage de son péché, et le témoignage que tu résistes au superbe. Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme, parcelle quelconque de ta création. C’est toi qui le pousses à prendre plaisir à te louer parce que tu nous as faits orientés vers toi et que notre coeur est sans repos tant qu’il ne repose pas en toi[3].

Augustin esquisse ainsi, dans ces quelques lignes, toute cette dimension relationnelle qui caractérise la vie religieuse. On y retrouve la relation fondamentale de l’être-créé à son Créateur : « un homme, parcelle quelconque de la création par Dieu », l’ambivalence de l’homme comme pécheur face à Dieu : « l’homme porte sur lui le témoignage de son péché », mais voué à la sainteté : « Et pourtant, te louer, voilà ce que veut un homme », puis cette relation que, dès le départ, Dieu instaure avec l’homme pour ensuite devenir promesse et alliance : « tu nous as faits orientés vers toi ». À cet égard, il importe de noter qu’Augustin connaissait l’étymologie proposée par Lactance, que, selon ses Révisions, cette étymologie lui plaisait davantage que celle de Cicéron à partir de religere (relire)[4], et qu’il l’a reprise volontiers en conclusion de son traité sur La vraie religion[5].

La théologie chrétienne a par ailleurs contribué au développement d’une conception relationnelle de la personne à travers sa réflexion sur le mystère de la Trinité. Comme chacun sait, un des plus grands défis qui se posent à la pensée chrétienne est d’expliquer comment le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont bel et bien trois réalités distinctes, tout en ne formant qu’un seul Dieu. La difficulté est, d’une part, de fournir un critère permettant de distinguer les trois personnes divines, sans que cela ne mène à un trithéisme, et d’autre part, d’expliquer l’unité des trois personnes sans les réduire à n’être que de simples modes, aspects ou apparences d’une unique personne divine, comme dans le modalisme. Le dogme de la Trinité s’est fixé suivant l’intention d’éviter le double écueil du trithéisme et du modalisme. La solution qui a été trouvée est de soutenir qu’il n’y a qu’une essence (ou substance) divine et trois personnes (ou hypostases) divines susceptibles d’être distinguées d’après les relations qu’elles entretiennent entre elles : paternité, filiation, procession. C’est notamment la réponse qu’on trouve dans le grand traité d’Augustin, La Trinité. La relation est ce qui permet de différencier le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Mais elle n’épuise jamais la réalité de ces trois personnes ou hypostases. Pour penser plus adéquatement cette réalité, il convient de rattacher les trois personnes à l’essence ou substance divine. Ces trois personnes ne se définissent pas simplement par les relations qu’elles entretiennent entre elles, mais également par leur participation ou appartenance à l’unique essence ou substance divine. C’est notamment pourquoi Augustin insistera sur le fait que les relations entre les personnes divines ne doivent jamais être pensées comme étant simplement accidentelles. Au contraire, il s’agit nécessairement de « relations essentielles » puisque rien n’est purement accidentel en Dieu. Pour sa part, Thomas d’Aquin parlera plutôt de « relations subsistantes ». La tradition théologique développera une très vaste littérature sur cette difficile articulation entre la dimension relationnelle des personnes divines et la dimension essentielle ou substantielle de Dieu.

III. La conception relationnelle du soi

Une partie importante de la philosophie post-kantienne et post-husserlienne s’inspirera de la conception relationnelle de l’existence religieuse que nous venons d’esquisser, pour sortir de la conception moderne du sujet comme ego transcendantal, pour éviter toute absolutisation du moi (c’est-à-dire poser un moi pur, antérieur à toute relation) et afin de réinscrire le soi dans notre expérience existentielle effective. Elle opérera une réappropriation philosophique du modèle de l’homme devant Dieu lui permettant principalement de penser un soi se définissant d’abord et avant tout à partir de sa relation à autre chose que soi, à un absolu, à une transcendance ou à une altérité, c’est-à-dire en relation à quelque chose qui échappe radicalement à tout effort de constitution du sujet. Cette voie est explorée notamment, de différentes façons, par les philosophies de Kierkegaard, Buber, Levinas, Marion et Ricoeur. Bien que certaines de ces philosophies ne fassent pas usage de la notion de « soi » ou encore ne proposent pas à strictement parler une « théorie du soi », il nous paraît néanmoins légitime de voir dans leurs analyses de l’existence humaine, du rapport à autrui et du rapport à Dieu, des contributions importantes à la possibilité d’élaborer une conception relationnelle du soi.

À cet égard, la pensée de Kierkegaard constitue une première étape décisive sur la voie d’une conception relationnelle du soi, postérieure aux grandes philosophies modernes du sujet et à l’idéalisme allemand. En effet, sa philosophie de l’existence marque une rupture complète avec la tentation de la philosophie moderne à absolutiser le moi, que cette absolutisation s’appuie sur une conception substantielle ou sur une conception transcendantale de l’ego. L’oeuvre de Kierkegaard nous invite à penser un soi (selv) qui se définit radicalement à travers ses relations existentielles, et plus particulièrement à travers son rapport existentiel à Dieu, lequel est un rapport de dépendance. À cet égard, sa démarche s’inscrit dans une parfaite continuité avec l’héritage judéo-chrétien que nous avons décrit, et dont il cherche à montrer toute la pertinence dans le contexte d’une philosophie existentielle.

Cette conception relationnelle du soi est particulièrement manifeste dans La maladie à la mort (aussi connu comme le Traité du désespoir) de 1849, publié sous le pseudonyme d’Anti-Climacus. Le point de départ de l’ouvrage n’est rien d’autre qu’une définition du soi : « Le soi (selv) est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit il est dans le rapport l’orientation intérieure de ce rapport ; le soi n’est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport[6]. » À première vue, cette définition du soi semble simplement inscrire Kierkegaard dans la tradition moderne de la philosophie réflexive, en pensant le soi comme retour sur soi. Mais en réalité, ce à quoi Kierkegaard veut nous amener est beaucoup plus original et en grande partie en rupture avec la tradition. D’abord, comme le rend d’entrée de jeu explicite la suite du texte, le soi qu’il décrit n’est pas que rapport à soi, retour réflexif sur lui-même, mais il est un rapport entre des termes opposés : le fini et l’infini, le temporel et l’éternel, la liberté et la nécessité. Dans le devenir de son existence, le soi est une synthèse entre ces termes, mais il n’existe comme un soi que si « le rapport se rapporte à lui-même[7] ». Or ici on rencontre deux possibilités : ou bien ce rapport a été posé par lui-même, ou bien ce rapport a été posé par un autre. Dans le premier cas, on rencontre la possibilité d’une autoposition de soi, qui est la voie empruntée par les philosophies modernes du sujet. Mais c’est la voie que refuse d’emprunter Kierkegaard puisqu’il la juge tout simplement illusoire et désespérée. Il nous invite plutôt à envisager la seconde possibilité, celle d’un rapport posé par un autre que soi : « Un tel rapport ainsi dérivé ou posé est le soi de l’homme : c’est un rapport qui se rapporte à lui-même et, ce faisant, à un autre[8]. » En tant qu’il a été posé par un autre que soi, le rapport à soi implique d’emblée une relation à cet autre. Dans la mesure où le rapport n’est pas posé par le soi lui-même, le soi se trouve dans une situation de dépendance par rapport à celui qui a institué le rapport et, par suite, dans « l’incapacité […] d’atteindre par ses seules forces à l’équilibre et au repos[9] ».

Le désespoir habiterait l’homme en raison d’une discordance interne dans le rapport qui se rapporte à lui-même. Tout le travail de La maladie à la mort vise précisément à mettre au jour, à travers une série de dialectiques, cette discordance interne au coeur du soi. Elle y est décrite comme déchirement du soi entre le fini et l’infini, entre le possible et la nécessité, ainsi qu’entre le temporel et l’éternel. Puis, Kierkegaard distingue deux formes principales de désespoir : le désespoir-faiblesse, qui consiste à ne pas vouloir être soi, et le désespoir-défi, lié à la volonté d’être soi-même. Mais il ne s’agit pas d’une distinction statique. Dans un mouvement dialectique, Kierkegaard décrit plutôt différents degrés de conscience de soi, qui sont autant d’approfondissements du désespoir passant du refus à la volonté d’être soi. Cette « phénoménologie de la conscience désespérée » débouche sur la figure du « soi infini », à savoir une conscience de soi dans laquelle le soi, qui veut intensément être lui-même, cherche à s’absolutiser :

C’est là le soi que le désespéré veut être en le détachant de tout rapport à un pouvoir qui l’a posé, en l’arrachant à l’idée de l’existence d’un tel pouvoir. À l’aide de cette forme infinie le soi veut désespérément disposer de lui-même, ou, créateur de lui-même, faire de son soi le soi qu’il veut devenir, choisir ce qu’il admettra ou non dans son soi concret. […] refusant d’endosser son soi, de voir sa tâche dans ce soi qui lui échut, il veut, par la forme infinie, qu’il s’acharne à être, construire lui-même son soi[10].

Cette absolutisation de soi n’est cependant pour Kierkegaard qu’une forme extrême du désespoir. Dans sa volonté d’être radicalement lui-même, le soi n’arrive qu’à hypostasier un soi hypothétique contredisant tout ce qu’il est effectivement : « En ce sens, dans son effort désespéré pour être lui-même, le soi s’enfonce dans son contraire, jusqu’à finir par n’être plus un soi[11]. » À la figure du moi infini, Kierkegaard oppose donc celle du soi face à la puissance qui l’a posé, autrement dit celle de l’homme devant Dieu : le « soi théologique ». Ce n’est qu’à partir de cette relation à Dieu que deviennent vraiment signifiantes les notions de péché et de foi. Le pécheur représente la forme la plus désespérée du soi, mais en même temps il est au plus près de la forme la plus haute du soi : celle de l’individu isolé devant Dieu, le soi en face du Christ, qui se confronte au scandale de la foi. Ainsi, le soi qui passe à travers l’épreuve du désespoir pour remonter à cet autre qui le pose découvre ultimement, dans la relation à cet autre, la véritable possibilité de sortir du désespoir en affrontant l’injonction à choisir la foi contre le péché. Sortir du désespoir, c’est, pour le soi, assumer pleinement dans la foi sa dimension relationnelle qui relie en permanence son existence à Dieu. Cette figure la plus haute du soi, qui a surmonté le désespoir, est celle où « dans son rapport à lui-même, en voulant être lui-même, le soi plonge à travers sa propre transparence dans la puissance qui l’a posé[12] ». Cela n’est rien d’autre pour l’auteur de La maladie à la mort que la définition même de la foi. Ainsi, chez Kierkegaard, la forme la plus haute du soi n’est jamais celle d’un soi absolu, mais celle d’un soi fondamentalement relationnel, un soi dérivé et dépendant par rapport à l’absolu qui l’a posé dans l’existence : celle de l’individu coram Deo.

Cette intelligence relationnelle du soi exercera une influence déterminante sur une grande partie de la philosophie postérieure à Kierkegaard, en commençant par celle de Martin Buber. La même volonté de rompre avec les conceptions modernes de la subjectivité pour penser un soi en relation à Dieu se verra clairement mise de l’avant dans son maître-livre Je et Tu (Ich und Du, 1919). En effet, le point culminant de la pensée de Buber est bien cette idée d’un Je se constituant et se définissant à partir de sa relation au Tu éternel, c’est-à-dire à Dieu ou à l’absolu.

Buber a bien saisi le sens du changement que Kierkegaard cherchait à introduire :

Le “devenir un Individu” de Kierkegaard n’est pas […] une conception socratique ; ce devenir a pour but non pas la “vraie vie”, mais l’entrée dans une relation. Devenir signifie ici devenir pour quelque chose, “pour” dans le sens rigoureux du terme, dans un sens qui transcende absolument le milieu de la personne elle-même : c’est précisément être préparé à une relation dans laquelle on ne peut entrer que comme l’Individu, que comme l’Un — à la relation même pour laquelle l’homme existe[13].

La pensée de Buber sur la relation Je-Tu s’inscrit dans la continuité de ce geste philosophique. Toutefois, on ne saurait réduire la contribution de Buber à cette conception du Je devant le Tu éternel. L’important ici est que Buber reproche à Kierkegaard d’opposer cette relation à Dieu aux autres relations que le soi entretient avec le monde et avec autrui :

Cette relation est exclusive. Elle est la relation exclusive : et cela signifie, selon Kierkegaard, qu’elle est la relation qui exclut, qui exclut toutes les autres relations ou, plus exactement, qui, en vertu de son unique essentialité, bannit toutes les autres relations dans le domaine de l’inessentialité[14].

Au contraire, soutient Buber, l’amour du soi pour Dieu est amour de tout ce qu’il a créé : « L’amour exclusif de Dieu (“de tout ton coeur”) est, parce que c’est Dieu, l’amour qui renferme tout, qui est prêt à accueillir et à renfermer tout amour[15]. » Nulle exclusion donc des relations au monde et autres personnes, puisque l’amour exclusif de Dieu est en réalité un amour de tout ce qui est par lui. Remarquons, cependant, que Kierkegaard ne semble pas avoir totalement méconnu cette idée, contrairement à ce que suggère Buber[16]. En revanche, elle ne connaîtra jamais, sous la plume de Kierkegaard, un développement systématique comparable à celui qu’apportera Buber dans ses travaux. L’apport de Buber est précisément de chercher à montrer le caractère essentiel de ces autres relations que Kierkegaard aurait exclues, ou du moins laissées dans l’ombre. Ainsi écrit-il :

La Création n’est pas un obstacle à franchir sur la voie qui mène à Dieu : elle est ce chemin lui-même. Nous sommes créés tous ensemble et en vue d’une coexistence. Les créatures ont été placées sur mon chemin pour que, créature comme elles et participant à leur existence, je trouve Dieu à travers elles et avec elles[17].

Cet effort pour retrouver l’essentialité des relations au monde et à autrui comme autant de voies menant à la relation à Dieu est au coeur de Je et Tu. L’ouvrage trouve son point de départ dans la distinction entre deux formes de relation, la distinction entre les « mots-principes » Je-Tu (Ich-Du) et Je-Cela (Ich-Es). Il ne s’agit pas ici d’une distinction entre le fait de se rapporter à une personne et celui de se rapporter à une chose. Buber utilise cette distinction pour décrire deux attitudes possibles de l’homme face à la nature, à un être humain ou à des « essences spirituelles » (c’est-à-dire les oeuvres de l’esprit). La relation Je-Tu désigne un rapport non objectivant du Je à la présence d’une singularité dans son altérité et dans son intégralité. Ce type de relation renvoie à une réciprocité et à un dialogue entre les termes de la relation. Par opposition, la relation Je-Cela implique ou bien une distance objectivante, séparant radicalement le sujet (Je) de son objet (Cela), ou bien une forme plus instrumentale de rapports où ce qui se présente à nous se voit instrumentalisé. Dans ce contexte, l’homme aborde toute chose soit en qualité d’observateur distant et impartial, soit comme individu poursuivant des visées instrumentales déterminées. La chose ou la personne y est analysée ou utilisée plutôt que rencontrée en elle-même. L’important est, d’une part, qu’il n’y a aucun sens, selon Buber, à parler d’un Je en soi, c’est-à-dire d’un Je qui n’entretiendrait pas toujours déjà une relation à un Tu ou à un Cela. Dire « Je », c’est toujours se situer par rapport à un Tu ou à un Cela. D’autre part, les mots-principes Je-Tu et Je-Cela ne sont pas co-originaires. Il convient au contraire d’affirmer que la relation Je-Tu précède et fonde la relation Je-Cela. Cela signifie que toute opposition entre un sujet et un objet, parfaitement séparés et indépendants l’un de l’autre, ne peut s’ériger que sur une relation préalable impliquant un rapport Je-Tu. La principale conséquence de ces deux points est que le soi ne peut d’abord et avant tout se constituer qu’à partir de la relation Je-Tu, que cette relation joue ici un rôle d’a priori dans la constitution du soi. Cependant, selon Buber, le cours des choses est tel que cette forme de relation tend constamment à s’effacer pour ne laisser place qu’à des rapports du type Je-Cela. Ce qui tend alors à disparaître, c’est la dimension relationnelle fondamentale, l’entre-deux, l’intervalle, l’espace préalable où le Je prend conscience de lui-même devant la manifestation de l’autre en tant qu’autre. Tout l’effort de pensée de Buber vise précisément à nous rendre attentif à cette dimension ontologique fondamentale, antérieure à toute opposition entre sujet et objet, entre subjectivisme et objectivisme, ou encore entre psychologisme et cosmologisme. En ce sens, la pensée de Buber cherche à formuler ce qu’il convient d’appeler une « ontologie de la relation » suivant le grand principe selon lequel : « Au commencement est la relation[18]. »

Cette pensée de la relation trouvera un écho important dans la philosophie de Levinas, qui découvre dans l’oeuvre de Buber une source d’inspiration majeure pour son projet phénoménologique. Le principal mérite de Buber est, aux yeux de Levinas, de partir du primat de la relation, c’est-à-dire du caractère originaire et irréductible de la relation Je-Tu, plutôt que du primat de la conscience, comme on l’a fait dans la philosophie moderne à partir de Descartes. Comme l’affirme explicitement Levinas : « C’est certainement l’irréductibilité de la relation “Je-Tu” de la Rencontre, l’irréductibilité de la rencontre à toute relation avec le déterminable et l’objectif qui reste le principal apport de Buber à la pensée occidentale[19]. » Le bouleversement qu’opère une telle approche est de penser le soi, d’abord et avant tout, dans sa relation à l’altérité d’autrui, et non pas comme un moi antérieur à toute relation. Elle nous invite à penser notre rencontre de l’autre, selon un autre mode que celui privilégié par les philosophies de la conscience ou par la pensée objectivante. Ce faisant, elle reprend de façon radicale le questionnement éthique. Comme l’écrit Levinas :

Toute l’oeuvre de Buber est un renouvellement de l’éthique laquelle ne commence ni devant un valoir mythique de quelques valeurs valant comme idées platoniciennes, ni à partir d’une préalable thématisation, connaissance et théorie de l’être, aboutissant à la connaissance de soi dont l’éthique serait la conséquence ou l’appendice, ni dans la loi universelle de la Raison. L’éthique commence devant l’extériorité de l’autre, devant autrui, et comme nous aimons le dire, devant son visage qui engage ma responsabilité de par son expression humaine laquelle précisément ne peut pas, sans s’altérer, sans se figer, être tenue objectivement à distance[20].

C’est ce renouvellement de l’éthique lancé par Buber que Levinas cherche à poursuivre d’un point de vue phénoménologique, qui, pour sa part, cherche à échapper aux présupposés épistémologiques et idéalistes de Husserl et au cadre ontologique de la philosophie heideggérienne.

Cette volonté de prolonger par d’autres moyens l’intuition de Buber est clairement exprimée par Levinas : « Nous pensons que l’oeuvre de Buber mérite une continuation dans sa partie la plus valable et la plus nouvelle[21]. » Cependant, Levinas soutient aussi « qu’il ne faut pas s’en tenir à ce formalisme un peu romantique d’un spiritualisme trop vague[22] » qui caractérise les écrits de Buber. Pour réaliser cette tâche, il ne suffit pas de simplement recourir à une conceptualité plus rigoureuse ou de fournir des descriptions plus concrètes des phénomènes que ne le proposait Buber. Il faut radicaliser encore plus la démarche. C’est du moins ce que Levinas tente de faire en opérant une séparation plus nette de l’éthique et de l’ontologie, et en reconnaissant un primat à l’éthique. Buber n’aurait pas vu la nécessité d’opérer clairement cette séparation et d’affirmer ce primat de l’éthique : « Le langage de Buber, si fidèle à la nouveauté de la relation avec autrui par rapport au savoir allant à l’être, rompt-il entièrement avec la priorité de l’ontologie ? Je-Tu ne se dit-il pas comme une façon d’atteindre l’être ? [23] » L’erreur de Buber serait d’avoir préservé cette dimension ontologique en pensant encore la relation Je-Tu comme un mode d’être, comme une co-présence ou un co-esse[24]. La tâche est donc de repenser la relation Je-Tu dans des termes purement éthiques, libérée de tout langage ontologique. L’oeuvre de Levinas est une recherche pour « penser la relation à autrui et l’Infini comme dés-inter-essement dans les deux sens du terme : comme gratuité de la relation, mais aussi comme l’éclipse du problème traditionnel de l’être dans la relation avec Dieu et avec autrui[25] ». Ce qu’il faut à tout prix mettre au jour, c’est l’antériorité et l’irréductibilité de la relation éthique par rapport à toute ontologie. C’est poser l’éthique comme philosophie première : au commencement est la relation éthique. Il faut, par ailleurs, repenser le soi dans sa dimension relationnelle. Du point de vue de la relation éthique, le soi n’est pas d’abord dans des rapports de réciprocité, comme le décrit Buber, mais dans une relation asymétrique face à l’altérité d’autrui. Le point de départ n’est pas l’interpellation que le Je adresse au Tu et qui instaure une réciprocité dialoguale entre les deux termes, mais dans l’injonction d’autrui qui rend le soi responsable. Comme l’explique Levinas : « Dans nos propres analyses, l’abord d’autrui n’est pas originellement dans mon interpellation de l’autre homme, mais dans ma responsabilité pour lui. Relation éthique originelle[26]. » La rencontre du visage d’autrui, comme événement paradigmatique pour l’éthique, place le soi devant une responsabilité illimitée :

Responsabilité pour l’autre homme, que ne conditionnent pas ni ne mesurent des actes libres dont cette responsabilité serait la conséquence. Responsabilité gratuite qui ressemble à celle d’un otage et qui va jusqu’à la substitution à autrui, sans exigence de réciprocité. […] Ici donc, contrairement au Je-Tu de Buber, pas d’égalité initiale […]. Inégalité éthique : subordination à autrui, diaconie originelle[27].

La figure du soi, qui émerge de la relation éthique originelle, est donc celle d’un soi responsable et coupable, du soi subordonné à autrui, voire otage de l’autre homme. Un soi constitué par l’injonction d’autrui, un soi face à l’altérité et à la transcendance en position de répondant.

La voie ouverte par l’oeuvre de Levinas sera empruntée par différents phénoménologues français, en commençant par Jean-Luc Marion[28]. Elle se caractérise par son opposition au moi pur de la phénoménologie de Husserl et au projet d’une constitution d’autrui à partir de l’ego transcendantal. Elle résiste catégoriquement à toute recherche d’un moi pur, d’un « ego absolument unique[29] », qu’on pourrait trouver comme résidu irréductible de la réduction phénoménologique, une fois suspendu l’ensemble des relations que le moi entretient avec le monde et autrui. Elle refuse systématiquement la voie cartésienne, que prolonge Husserl de façon originale, qui rencontre inévitablement le problème du solipsisme. Au contraire, elle part d’un soi toujours déjà en relation, ou mieux d’un soi qui se voit constitué par ses relations. Ce faisant, la phénoménologie française contemporaine, qui s’inspire de Levinas, renverse le projet husserlien de la constitution transcendantale à partir de l’ego pur, en faisant de l’Autre ce qui constitue le soi. L’alter ego n’est plus pensé à partir de l’ego transcendantal, mais le soi à partir de la « contre-intentionnalité » d’autrui.

Ainsi chez Marion, le soi se découvre comme « adonné », comme « interloqué » et comme « témoin », à travers l’interpellation provenant des phénomènes saturés. Le premier soi n’est pas celui de l’ego constituant, mais le soi du phénomène en ce qu’il se donne. Ce que Marion récuse de façon radicale, c’est « la prétention de tout Je à une fonction transcendantale ou — ce qui revient au même — la prétention d’un possible Je transcendantal à la fondation dernière de l’expérience des phénomènes[30] ». Le soi, dépouillé de sa prétention à être le Je transcendantal, à servir en quelque sorte de mesure de toutes choses, doit plutôt se comprendre lui-même comme se recevant à partir de la donation phénoménale. Le soi se présente sous les traits de l’« adonné », qui se définit précisément comme « celui qui se reçoit soi-même de ce qu’il reçoit[31] ». La figure de l’adonné représente donc un soi qui ne se constitue qu’en relation à des phénomènes qui l’appellent, l’interpellent ou le remettent en question. La particularité de Marion est d’élargir le champ des phénomènes pris en considération par Levinas à l’ensemble des phénomènes saturés. Ainsi, la constitution de soi ne s’élabore pas seulement dans la relation éthique, face au visage d’autrui, mais également devant un événement ou une oeuvre d’art. Face à n’importe quel phénomène saturé, le soi se voit réduit au rang d’« interloqué ». Comme l’explique Marion dans Étant donné[32], l’interloqué est précisément celui qui se voit constitué par un appel, celui qui se reçoit d’un événement d’interpellation : « Je me reçois de l’appel qui me donne à moi-même, avant de me donner quoi que ce soit[33]. » Cela signifie d’abord que, contrairement au sujet transcendantal, l’interloqué ne s’appuie sur aucune autoposition, mais se voit au contraire convoqué par ce qui se donne. L’adonné ne surgit comme individualité qu’à partir d’une relation d’interpellation plus originaire que toute autarcie. Par ailleurs, l’interloqué est celui qui est « sur-pris » par le phénomène saturé, c’est-à-dire qu’il est pris par l’excès du phénomène qui contredit toute visée intentionnelle, qu’il tombe en quelque sorte sous son emprise. Enfin, l’interloqué reçoit du fait de cet appel une « facticité indéniable ». La première parole n’est jamais la sienne, mais toujours déjà une parole qui lui a été adressée avant même qu’il ne fût en mesure de prendre la parole. L’interloqué est donc celui qui, surpris par un phénomène, se voit convoqué par un appel qui lui confère une facticité indéniable. Ainsi, l’« adonné », ou l’« interloqué », se voit constitué par ce qui l’excède, il se voit dépassé par une phénoménalité qu’il n’arrive pas à dominer. Face à cette phénoménalité, le soi se retrouve en position de témoin. La figure du témoin est, chez Marion, tout le contraire du sujet transcendantal de la métaphysique moderne. Elle désigne précisément « une subjectivité dépouillée des caractères qui lui donnaient un rang transcendantal[34] ». À l’instar de l’« adonné » et de l’« interloqué », le témoin se voit constitué par une phénoménalité qu’il n’arrive pas à dominer et par rapport auquel il est toujours en retard. Sa particularité est de se tenir dans une tension entre la saturation phénoménale et son effort pour rendre compte des phénomènes :

Le témoin tient son rôle dans l’intervalle entre, d’une part, l’excès indiscutable et incontestable de l’intuition vécue et, de l’autre, le manque jamais compensable des concepts qui rendraient cette expérience objective, autrement dit en feraient l’expérience d’un objet. Le témoin qui sait ce qu’il a vu, et qu’il l’a vu, ne le comprend pourtant pas par un ou des concepts adéquats, aussi subit-il une affection de l’événement et reste-t-il à jamais en retard sur lui. Jamais il ne le [re]constituera[35].

Comme l’« adonné » et l’« interloqué », le témoin est une figure du soi dont le projet transcendantal de constitution est condamné à l’échec. Le témoin vient toujours dans un second temps : il n’apparaît en qualité de témoin que par rapport à quelque chose qui le précède. Plus radicalement, l’« adonné », l’« interloqué » et le « témoin » sont, chez Marion, trois façons de penser le soi en contradiction avec tout effort ou toute tentation d’absolutisation du soi.

IV. Les trois déterminations fondamentales du soi

La conception relationnelle du soi qui se développe à travers les travaux de Kierkegaard, Buber, Levinas et Marion, permet de s’opposer efficacement à toute absolutisation du soi. En revanche, c’est une autre question de savoir si ces philosophies offrent une conception satisfaisante du soi. Selon nous, une conception purement relationnelle du soi, suivant le modèle théologique de l’homme devant Dieu, ne permet pas de rendre pleinement compte de l’ensemble des déterminations fondamentales du soi. En effet, une telle approche n’offre encore qu’une vision trop unilatérale du soi qui, dans son renversement des idéaux de la modernité, tend à absolutiser l’autre terme de la relation aux dépends du soi qui semble alors s’épuiser dans sa fonction de simple répondant. Ce faisant, elle n’est pas en mesure de reconnaître une consistance propre au soi. Pour arriver à cette fin, il faudrait, d’une part, oser sortir de la relation dyadique du soi et de l’autre, pour penser le soi du point de vue de ses appartenances. Il faudrait, d’autre part, cesser de mettre presque exclusivement l’accent sur la dimension passive du soi, et insister davantage sur sa dimension active qui se manifeste dans ses différentes capacités. Ainsi, notre thèse est que, pour développer une conception adéquate du soi, une conception susceptible de lui reconnaître une teneur propre, la dimension relationnelle doit inévitablement se voir articulée avec les notions d’appartenance et de capacité. Les notions de relation, d’appartenance et de capacité désignent trois déterminations fondamentales du soi. Cela signifie que le soi se constitue et se définit essentiellement à travers ses relations, ses appartenances et ses capacités. Pour développer une telle conception du soi, l’oeuvre de Ricoeur constitue assurément un modèle à suivre puisqu’elle a largement contribué à la thématisation et à la reconnaissance de l’importance de chacune de ces déterminations fondamentales.

La dimension relationnelle du soi apparaît très clairement chez Ricoeur à travers la figure du soi mandaté (responsive self), soit cette idée d’un soi qui se voit interpellé dans sa conscience (Gewissen) à travers les Écritures. Il s’agit, à l’instar du modèle de l’homme devant Dieu, d’un soi qui répond à un appel venant de quelque chose qui le dépasse, à une parole qui le précède. Cette figure du soi apparaît dans « Le soi “mandaté”. À l’école des récits de vocation prophétique[36] » (1986) qui forme la dixième conférence du cycle des Gifford Lectures (Édimbourg, 1985-86) à partir duquel s’est constitué Soi-même comme un autre. Rappelons toutefois que ce texte a finalement été retranché de Soi-même comme un autre, puisque directement lié à des questions religieuses, mais a été publié de façon séparée dans le recueil posthume Amour et justice. Ricoeur s’y risque notamment à une interprétation théologique de la conscience qui croise celle proposée par Gerhard Ebeling[37]. La conscience est alors décrite comme « l’organe de la réception du kérygme[38] », c’est-à-dire le lieu où l’interpellation religieuse est susceptible de résonner et d’être écoutée. Reprenant les analyses théologiques d’Ebeling, Ricoeur note que leur apport le plus intéressant est de situer le phénomène de la conscience dans un cadre relationnel triadique : « Dans la conscience, le souci de soi, l’attention au monde, l’écoute de Dieu, s’entrecroisent[39] ». Dans la perspective d’Ebeling, la conscience entretient en effet une triple relation à soi (coram seipso), au monde (coram mundo) et à Dieu (coram Deo). Or, le « soi mandaté » dont parle Ricoeur est précisément un tel être de relation, mais qui ne répond à l’appel qu’à partir d’une interprétation critique des Écritures. La dimension relationnelle du soi ne se limite cependant pas à la figure du soi mandaté. Comme l’affirme Ricoeur lui-même : « Ce terme de soi mandaté laisse la place à une certaine congruence avec le soi décrit dans notre herméneutique du je suis, lequel, dans ses grandes lignes, était déjà un soi en relation et, à ce titre, un soi en position de répondant[40]. » Le soi herméneutique est en effet un soi décentré, qui ne se comprend lui-même qu’en relation à autre chose que soi, en commençant par les symboles, les mythes, les oeuvres de la littérature universelle, les Écritures, les oeuvres d’art, etc. Mais c’est aussi et surtout, comme le révèle Soi-même comme un autre, un soi se constituant et se définissant fondamentalement à travers un ensemble de relations : relations de promesse, relations éthiques et morales, relations à l’altérité, etc.[41]

L’intérêt de l’oeuvre de Ricoeur est que cette dimension relationnelle ne s’y trouve jamais absolutisée, mais se voit maintenue en équilibre avec la dimension des appartenances et celle des capacités. S’inspirant grandement des travaux de Heidegger et de Gadamer, Ricoeur fera des appartenances une détermination appelée à jouer un rôle fondamental dans la constitution et la définition d’un soi herméneutique. Une caractéristique centrale de la tradition herméneutique est d’avoir proposé une importante réflexion sur l’appartenance sous ses différentes formes : appartenance à l’être, au langage, à l’histoire, à des traditions, à des communautés ou des groupes, etc. Chez Ricoeur, ces différentes appartenances font l’objet de développements attentifs, principalement dans Du texte à l’action, ainsi que dans le troisième tome de Temps et récit. Dans ces textes, Ricoeur insiste d’abord et avant tout sur le fait que l’appartenance à une époque particulière de l’histoire, à certaines communautés linguistiques et culturelles et à différentes traditions, aura un impact déterminant sur le soi, en lui conférant une teneur propre, c’est-à-dire en faisant de lui, en grande partie, l’être qu’il est. Il importe cependant de voir que ces différentes appartenances ne viennent jamais simplement s’abattre sur le soi comme un ensemble de déterminismes qu’il serait condamné à subir péniblement. Sans jamais arriver à une parfaite transparence à soi, le soi peut développer une conscience finie de l’impact de ces différentes appartenances sur son être. Plus encore, ces diverses appartenances contribuent en grande partie à rendre possible le fait d’être soi. Un soi sans langue, sans communauté, sans tradition, qui n’occuperait pas une place dans l’histoire, etc., n’est en réalité qu’une pure abstraction, un soi vidé de toutes ses déterminations. Pour mieux saisir le sens du phénomène d’appartenance, il convient de l’éclairer à partir des notions phénoménologiques de situation et d’horizon. Toute appartenance représente une place occupée par le soi, forme un sol sur lequel il peut s’appuyer. Ainsi, toute appartenance contribue à la constitution de ce que Charles Taylor appelle un « soi situé » (a situated self). Le soi herméneutique est toujours déjà un soi en situation, un soi positionné. Mais toute situation s’accompagne d’un horizon plus vaste susceptible d’être déplacé, un horizon qui indique à la fois une limitation liée à notre situation et une ouverture vers d’autres horizons possibles. C’est ce rapport entre situation et horizon que Ricoeur décrit dans sa réflexion herméneutique sur notre appartenance à l’histoire et la possibilité d’une conscience historique dans le troisième tome de Temps et récit. Comme il l’explique alors dans ce contexte : « Nous nous trouvons dans une situation ; de ce point de vue, toute perspective ouvre sur un horizon vaste mais limité. Mais, si la situation nous limite, l’horizon s’offre à être dépassé sans jamais être inclus[42]. »

Enfin, l’oeuvre de Ricoeur offre une importante phénoménologie herméneutique de l’homme capable insistant sur les capacités du soi à parler, à comprendre, à interpréter, à agir, à se raconter, à se reconnaître responsable, à se souvenir, etc. Dans cette perspective, le soi y est d’abord et avant tout défini comme un être de capacités. Plus précisément, la notion d’homme capable sert à désigner un « soi se reconnaissant dans ses capacités[43] », à travers le phénomène de l’attestation de soi. Comme l’explique Ricoeur dans Parcours de la reconnaissance, son intention est d’offrir un prolongement à l’analyse aristotélicienne de l’action dans le cadre d’une philosophie réflexive d’allégeance herméneutique :

La suite des figures les plus remarquables du “je peux” constitue à mes yeux l’épine dorsale d’une analyse réflexive, où le “je peux”, considéré dans la variété de ses emplois, donnerait sa plus grande amplitude à l’idée d’action une première fois thématisée par les Grecs[44].

Le principal intérêt de ces analyses est d’offrir un précieux contrepoids au privilège quasi-exclusif de la passivité dans des phénoménologies comme celles de Levinas et de Marion. Pour rendre compte du soi, il est absolument impératif de décrire la dimension active de son être, c’est-à-dire la possibilité qu’il a de mobiliser ses différentes capacités en vue d’une fin. De fait, par-delà la dimension du subir ou du pâtir, le soi se caractérise de façon essentielle non seulement par son aptitude à réagir, mais par celle à agir et à faire, en d’autres termes à prendre des initiatives, à poursuivre des fins et à faire arriver des choses. C’est que le soi ne se laisse jamais réduire à n’être qu’un simple adonné, interloqué, témoin ou otage, mais qu’il est toujours aussi un être agissant au sens insigne du terme, c’est-à-dire que l’être qu’il est se définit en grande partie par ses actions et ses engagements. La phénoménologie herméneutique du « je peux », déployée par Ricoeur à partir de Soi-même comme un autre, nous invite précisément à penser l’agir comme un mode d’être fondamental du soi.

Jusqu’ici, nous avons examiné les notions de relations, d’appartenances et de capacités de façon isolée. Il convient maintenant d’exposer brièvement comment ces trois déterminations fondamentales du soi s’articulent entre elles pour constituer et définir le soi. Il s’agit, plus précisément, d’établir comment les relations s’articulent aux appartenances et aux capacités, comment les appartenances se rapportent aux relations et aux capacités, puis comment les capacités se lient aux relations et aux appartenances.

La plupart de ces articulations comportent une ambivalence. Ainsi, les relations constituent aussi bien l’espace commun ou intersubjectif de nos appartenances qu’une possible source de remise en question de celles-ci. En effet, le soi n’est jamais seul à appartenir à une tradition, à une communauté, à l’histoire, etc. Toute appartenance est en réalité co-appartenance. Dans ses différentes appartenances, le soi partage une même condition avec ses contemporains, il a été précédé par des gens qui ont vécu avant lui, et il aura des successeurs. À travers les différentes relations qu’il entretient, le soi peut se sentir interpellé par autrui, par une Transcendance ou par un phénomène saturé et, par suite, être poussé à faire un effort de distanciation par rapport à ses appartenances, à revoir ou changer certaines de ses appartenances (ex : appartenances politiques, religieuses, associatives, etc.). En retour, il ne fait aucun doute que les appartenances les plus fondamentales fournissent un sol préalable ou un contexte aux relations entretenues par le soi. C’est toujours sur le fond de ses appartenances préalables que le soi se rapporte à autrui, fait des rencontres, entre en relation ou se sent interpellé.

De façon analogue, les relations sont ambivalentes par rapport aux capacités du soi. La prise en considération de la dimension relationnelle du soi dans une réflexion sur les capacités évite de poser un soi qui d’entrée de jeu disposerait pleinement de toutes ses capacités, avant tout rapport à autrui. Au contraire, avant toute relation, les capacités du soi ne peuvent se présenter au mieux que comme de simples prédispositions. Ce n’est qu’à travers un certain nombre de relations (ex : relations familiales, sociales, etc.) qu’elles sont susceptibles de s’acquérir, se développer et s’épanouir. Cependant, il est tout aussi vrai que certaines formes de relation peuvent nuire à ce développement (ex : mépris, oppression, asservissement, etc.). Mais toute relation fait appel, de la part du soi, à un certain nombre de capacités, aussi minimales soient-elles. Sans l’intervention de ses capacités à comprendre, à interpréter, à parler, à agir, etc., le soi ne serait absolument pas en mesure de répondre aux interpellations et aux injonctions qu’il reçoit. En somme, si le développement des capacités du soi fait nécessairement intervenir une dimension relationnelle, en retour, toute relation à autrui (ou à soi) fait appel aux capacités du soi.

Enfin, ces capacités ne se déploient pas seulement à travers des interactions, mais à partir des appartenances du soi. Le soi ne peut se raconter que depuis son appartenance à une communauté linguistique. De même, il ne peut développer une conscience historique qu’à partir de sa propre insertion dans le travail de l’histoire et de son appartenance à des traditions. Tout en rendant possible le développement des capacités, les différentes appartenances sont aussi une source de limitations : dans la mesure où il se trouve en quelque sorte toujours en retard sur ses appartenances les plus fondamentales, le soi ne peut jamais pleinement percer à jour la façon dont elles déterminent l’exercice de ses capacités. Pour le dire autrement, il n’y a pas de distanciation absolue permettant au soi d’être parfaitement transparent à soi par rapport à ses appartenances. Néanmoins, la capacité de dire suppose toujours la capacité de dire autrement. La capacité de raconter, celle de raconter différemment. La capacité de comprendre et de répondre à une question est intimement liée à celle de questionner en retour. Par le fait même, toutes les capacités du soi renferment la possibilité d’introduire un écart, de provoquer une distanciation, de dire, de faire ou de penser autrement. De par les capacités dont il dispose, le soi est donc susceptible de repenser ou de remettre en question ses appartenances. Et pour la même raison, il peut également confirmer leur bien fondé et s’engager en leur faveur.

V. Conclusion

La conception relationnelle du soi qui se développe à partir d’une réappropriation philosophique de la tradition judéo-chrétienne permet de formuler une opposition systématique à toute absolutisation du soi, c’est-à-dire à toute autoposition de soi antérieure à toute relation. Mais cette intelligence du soi, dont nous avons retracé l’émergence dans les oeuvres de Kierkegaard, Buber, Levinas et Marion, reste insatisfaisante si elle ne fait qu’absolutiser l’autre terme de la relation aux dépends du soi. En effet, pareil geste échoue à reconnaître une véritable consistance ou teneur propre au soi. C’est pour éviter un tel écueil que nous nous sommes tourné vers l’oeuvre de Ricoeur, où on trouve les avancées les plus significatives vers une conception plus équilibrée du soi. Ainsi, il nous est apparu que seule une conception qui sait articuler la dimension relationnelle du soi à ses appartenances et à ses capacités est susceptible de proposer une conception adéquate, évitant aussi bien d’absolutiser le soi que de l’assujettir ou de le dissoudre complètement.