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Dans son livre, L’interculturalisme. Un point de vue québécois, Gérard Bouchard, co-auteur avec Charles Taylor d’un rapport remarqué sur la pratique des accommodements raisonnables[3], propose une présentation particulièrement riche du modèle interculturaliste de gestion de la diversité culturelle. Il semble vouloir réaliser un exercice à la fois de théorisation du modèle sous-jacent aux politiques québécoises et un exercice normatif visant à justifier le privilège accordé à ce modèle sur le multiculturalisme et les politiques assimilationnistes. L’auteur semble ainsi parfois hésiter entre une posture contextualiste défendant le modèle interculturaliste sur la base d’éléments propres au contexte québécois — Bouchard prévient ainsi dès son introduction que, « en matière de gestion de la diversité, nous savons qu’il n’existe pas de solution générale, directement transposable d’une société à l’autre » (p. 12) — et une posture plus universaliste affirmant la supériorité conceptuelle de l’interculturalisme.

Pour un lecteur non québécois de Bouchard, au risque de méconnaître la portée spécifique que peuvent prendre certains aspects du modèle interculturaliste lorsqu’ils sont remis dans la perspective longue de l’histoire québécoise, c’est le travail d’identification des principes abstraits constitutifs de l’interculturalisme qui retient prioritairement l’attention. Les éléments contextuels plaidant en faveur de l’interculturalisme ne me paraissent d’ailleurs pas spécifiques au Québec. Des éléments similaires peuvent en effet se retrouver dans de nombreuses sociétés occidentales, notamment dans les pays européens. En fait, au-delà du seul cas québécois, le modèle interculturaliste me semble particulièrement adéquat pour penser les enjeux d’intégration et de gestion de la diversité culturelle dans des sociétés où préexistait une forte cohésion culturelle aujourd’hui doublement fragilisée : d’une part, parce que des mouvements migratoires successifs sur une longue période ont conduit à la présence de plus en plus importante de populations d’origine immigrée mais qui ne peuvent plus être considérées comme des immigrants puisqu’il s’agit bien souvent de personnes nées dans la société d’accueil, dont les parents sont natifs également ; d’autre part, parce que la montée de l’individualisme et la déconstruction des normes sociales ont fortement remis en cause l’adhésion à la culture traditionnelle. L’une des caractéristiques du modèle interculturaliste est en effet de ne pas penser la question de la diversité culturelle en privilégiant le point de vue de la protection des minorités face aux exigences assimilationnistes d’une majorité dominante, mais de souligner la nécessité de prendre également en considération le fait que le sentiment d’insécurité identitaire de la communauté dite majoritaire[4] est une condition sine qua non de la cohésion sociale dans les société pluriculturelles. Se désintéresser de la demande de reconnaissance émanant de la majorité serait — la thèse est récurrente dans le livre (notamment p. 28 et 182) — faire le jeu de populistes qui pourraient instrumentaliser ce sentiment d’insécurité pour diffuser des discours de stigmatisation de l’altérité et dresser les différentes communautés culturelles les unes contre les autres[5].

1. Une définition de l’interculturalisme

Gérard Bouchard nous propose au chapitre II une définition de l’interculturalisme. Celui-ci, « comme pluralisme intégrateur, est un modèle axé sur la recherche d’équilibres qui entend tracer une voie entre l’assimilation et la segmentation et qui, dans ce but, met l’accent sur l’intégration, les interactions et la promotion d’une culture commune dans le respect des droits et de la diversité » (p. 51). Bouchard développe cette définition en insistant sur sept éléments. Il met premièrement en relief que le respect des droits implique la nécessité de lutter contre les discriminations socioéconomiques, la xénophobie et le racisme dont souffrent les minorités, et de leur assurer une pleine participation à la vie civique et politique. Cela conduit Bouchard à plaider en faveur d’une nécessaire reconnaissance de la pluralité des cultures et de l’importance pour tout un chacun de pouvoir conserver un lien vivant avec sa culture d’origine. Sur cette base, il estime justifiée la pratique de certains accommodements raisonnables. On aurait pu également s’attendre à ce que l’insistance sur les droits conduise à un rappel plus explicite de la priorité du juste sur le bien — et donc du fait que la reconnaissance due à la pluralité culturelle doive rester compatible avec le respect de droits fondamentaux de la personne. Comme nous le verrons, toutefois, cette précision apparaît ultérieurement, notamment à l’occasion de l’examen du sixième élément de sa définition.

Je reviendrai d’ici peu sur les deuxième et troisième éléments de cette définition — la promotion de la langue française et la dualité — qui me paraissent exiger des développements plus critiques. Pour la bonne compréhension du modèle interculturaliste, il me semble préférable de mettre d’abord en évidence que le quatrième élément, l’intégration, doit être compris dans son acception nord-américaine. Bouchard définit celle-ci comme suit : « l’ensemble des mécanismes et processus d’articulation (ou d’insertion) grâce auxquels se constitue un lien social avec ses fondements symboliques et fonctionnels » (p. 64). Il s’agit en fait de l’intégration de la société, et non de l’intégration d’immigrants sur lesquels pèserait une exigence d’assimilation à la culture de la société d’accueil. Le processus d’intégration concerne donc l’ensemble des membres de la société et est marqué par la réciprocité. L’intégration sociale peut ainsi être perçue comme l’objectif même poursuivi par le dialogue interculturel. À cette fin, celui-ci tend à favoriser — et c’est le cinquième élément de la définition — les rapprochements et les interactions entre les citoyens et les différentes cultures. L’interculturalisme s’ancre par conséquent dans la conviction que « le meilleur moyen de contrer le malaise que certains peuvent éprouver devant l’étranger n’est pas de le garder à distance, mais de s’en rapprocher de façon à détruire les fausses perceptions et à faciliter son insertion dans la société hôte » (p. 67).

À travers ces échanges, l’interculturalisme espère permettre l’émergence d’une culture commune — sixième élément — construite autour de deux composantes. La première composante peut être qualifiée de « civique » (p. 70) et correspond aux normes et valeurs considérées comme constitutives de ce qu’en termes rawlsiens on appellerait une conception de la justice : l’égalité, la liberté, la démocratie, la non-violence, etc. Bouchard, réaffirmant à sa manière la « priorité du juste sur le bien[6] », précise d’ailleurs que « les exigences du pluralisme et de la politique de reconnaissance s’arrêtent là où ces valeurs sont remises en cause » (p. 70). Mais Bouchard se démarque d’une conception libérale de la culture commune en précisant que celle-ci doit comprendre une deuxième composante, relevant quant à elle d’une conception du bien. Cette deuxième composante reprend les valeurs et les visions du monde, mais aussi les éléments de la mémoire nationale, formant l’identité singulière d’une communauté culturelle. À la différence des principes, relevant de la première composante, qui auraient une validité universelle — encore faut-il toutefois les contextualiser pour leur donner un contenu concret —, les éléments de la deuxième composante sont eux jugés « négociables ». Le dialogue interculturel serait donc le lieu par excellence de cette négociation[7].

Enfin, Bouchard distingue cette culture commune de ce qu’il appelle la culture nationale — septième élément. Cette culture nationale serait « composée et résulte[rait] de trois trames étroitement entrelacées, en mouvement constant et largement ouvertes aux apports externes : la culture majoritaire, les cultures minoritaires, la culture commune » (p. 73). Si la distinction entre culture commune et culture nationale surprend à première vue, elle a le grand mérite de souligner qu’une communauté peut considérer que son identité n’est pas définie par une culture homogène dominante, mais par la diversité des cultures qui la traverse et le dialogue qui s’instaure entre elles. Cette distinction permet également de reconnaître explicitement que les cultures minoritaires font partie intégrante de la culture nationale, même si c’est, précisément, au titre de minoritaires. Elles sont, pour le dire ainsi, considérées comme des minorités « autochtones » et non « allochtones ».

Deux éléments de cette définition, comme je l’ai indiqué, me paraissent plus problématiques. Il s’agit, premièrement, du deuxième élément sur lequel insiste Bouchard : l’identification de la langue française comme langue officielle constituant à la fois un « dénominateur commun à la culture québécoise au sens large » et un « vecteur d’intégration » (p. 56). Une certaine forme de sacralisation de la langue française est un leitmotiv chez les auteurs québécois[8] (voir aussi par exemple Maclure & Taylor, 2010) et se comprend aisément eu égard à l’histoire du Québec. Elle n’en soulève pas moins de nombreuses questions sur le plan conceptuel. Ces questions se reflètent dans le fait que la protection du français oscille constamment entre une double justification quelque peu contradictoire : celle du rôle déterminant qu’il joue au sein de la culture majoritaire qui en ferait un élément à propos duquel cette majorité ne pourrait accepter de faire de compromis sans se nier complétement, et celle du caractère instrumental d’une langue commune ayant le statut de condition de possibilité du dialogue interculturel et de l’intégration sociale. La difficulté provient essentiellement du fait que Bouchard semble donner une valeur principielle à ce qui ne devrait être compris, à mon sens, que comme un constat empirique. L’intérêt de disposer d’une langue commune pour pouvoir communiquer et l’importance particulière que revêt le français dans la culture québécoise traditionnelle laissent présumer que le français et le souci de le protéger activement conserveront une place centrale dans la culture commune québécoise, mais je perçois mal comment on peut légitimement affirmer a priori que cette culture commune doive nécessairement être francophone. Seuls le dialogue interculturel et ses transformations au cours du temps sont habilités à définir le statut que doit avoir le français au sein de cette culture commune[9]. Cela ne signifie pas pour autant que la volonté de protéger le français, notamment au moyen de droits linguistiques soit condamnée, mais une telle volonté ne peut être légitimée que si le français est considéré comme un élément central de l’identité collective au terme, toujours provisoire, du dialogue interculturel. Or ce n’est logiquement possible que si ce statut ne lui est pas déjà reconnu, antérieurement au dialogue interculturel. C’est la possibilité que ce statut soit contesté au sein du dialogue qui donne de la valeur au fait qu’il soit finalement reconnu.

L’autre élément de la définition de Bouchard qui me paraît problématique est la présentation de la diversité culturelle comme s’organisant sous la forme d’une dualité entre, d’une part, une majorité se percevant comme fondatrice de l’identité culturelle historique et, d’autre part, des minorités issues d’une immigration plus ou moins récente. Dans le premier chapitre, Bouchard estime que l’interculturalisme s’inscrit généralement dans une compréhension de la pluralité culturelle sous la forme de la dualité. Il oppose cette dualité à d’autres paradigmes comprenant la pluralité sous le mode de la diversité (considérant tous les individus et groupes culturels de la même manière), de l’homogénéité (exigeant une assimilation de toutes les minorités), de la multipolarité (reconnaissant le caractère plurinational de la communauté politique) ou de la mixité (visant l’émergence d’une culture commune par l’échange et le métissage). J’y vois un indice de la compréhension, excessivement statique selon moi, que Bouchard développe du rapport majorité/minorités. Chez Bouchard, le statut majoritaire ou minoritaire d’une culture est un héritage historique — ce qui semble, comme pour la langue française, lui donner un caractère de permanence. Bouchard précise d’ailleurs que l’interculturalisme « ne crée pas la dualité et [qu’]il n’en fait pas la promotion. Il en prend simplement acte lorsqu’elle est formée dans une culture nationale » (p. 58).

À mon sens, l’interculturalisme se situe plutôt dans un rapport dialectique entre le paradigme de la mixité et celui de la dualité. Le dialogue interculturel vise bien l’émergence d’une culture commune nourrie par l’échange et l’enrichissement réciproque. Dans sa visée, il relève donc davantage du paradigme de la mixité. Toutefois, ce dialogue est un processus indéfini et, dans les faits, aucune culture commune ne pourra faire l’objet d’un consensus dans l’ensemble de la population. Quelle que soit la qualité du dialogue, la culture commune émergeant du dialogue interculturel restera toujours une culture seulement majoritaire. Elle fera l’objet de contestations par les membres des cultures minoritaires qui ne se reconnaissent pas en elle — ce qui permettra d’ailleurs de relancer le dialogue interculturel. Dans une telle perspective, le caractère majoritaire d’une culture n’est plus un droit historique, mais le résultat provisoire du dialogue toujours en cours entre les différentes cultures.

Une deuxième nuance s’impose en outre. Ce dialogue s’inscrit dans une réalité sociologique et reste inévitablement marqué par des éléments de rapport de force qui favorise la culture historiquement majoritaire. Dans les faits, il est donc vraisemblable que la culture fondatrice possèdera une capacité de résilience qui lui donnera la possibilité de peser plus fortement que les autres cultures sur la définition de la culture commune. Cela est d’autant plus probable qu’une transformation culturelle ne s’opère que rarement sous la forme de ruptures radicales, mais plutôt de lentes évolutions. L’acceptabilité sociale de ces changements passe notamment par la possibilité, pour la majorité en particulier mais idéalement pour les minorités également, qu’ils puissent s’inscrire dans une unité narrative, chacun par rapport à sa propre histoire pour que chacun puisse s’approprier les changements de la culture commune comme une évolution de sa propre culture.

2. L’interculturalisme face à ses critiques

Dans son troisième chapitre, Bouchard s’appuie sur la définition de l’interculturalisme qu’il vient de développer pour le distinguer du multiculturalisme. Il entend par là opposer l’interculturalisme au modèle multiculturaliste tel qu’il est généralement compris dans les pays occidentaux, à savoir comme un modèle : 1) ne reconnaissant pas l’existence d’une culture nationale, 2) dont l’ouverture à la diversité menacerait de conduire au relativisme, 3) concevant la société comme une simple juxtaposition d’individus et de groupes, 4) tandis que la protection accordée aux minorités ethnoculturelles se ferait au détriment des possibilités d’émancipation des membres de celles-ci (p. 95). Mais il souhaite surtout mettre en évidence ce qui continue de distinguer l’interculturalisme du multiculturalisme canadien, bien que l’évolution de ce dernier durant les quarante dernières années l’ait progressivement rapproché de l’interculturalisme (p. 98) et qu’il en soit désormais plus proche que de l’acception européenne du multiculturalisme. Parmi les différences persistantes relevées par Bouchard, la principale, à mon sens, est l’inscription du multiculturalisme dans le paradigme de la diversité (p. 99). Le multiculturalisme, contrairement à l’interculturalisme, n’appréhende pas la pluralité culturelle sous la forme d’une dialectique culture majoritaire/culture minoritaire, mais sous celle d’une simple coexistence de cultures diverses. Le multiculturalisme ne partage pas le projet interculturel d’une intégration, certes toujours partielle, autour d’une culture commune fondatrice d’une identité collective.

En prenant ainsi soin de distinguer le modèle interculturaliste du multiculturalisme canadien, Bouchard anticipe les réponses qu’il entend faire, dans le chapitre suivant, à un premier ensemble de critiques adressées à l’interculturalisme, celles d’ordre culturel qui, assimilant les deux modèles, l’accusent de fragiliser la culture francophone québécoise et de favoriser la fragmentation de la société. L’interculturalisme serait notamment accusé de favoriser les intérêts des minorités, en particulier en leur accordant des « accommodements raisonnables » qui, d’une part, freineraient leur intégration et, d’autre part, rompraient l’égalité des droits. Prenant le contrepied de cette critique, Bouchard s’efforce de montrer que l’interculturalisme ne peut envisager le recours à des accommodements raisonnables que dans la mesure où ceux-ci favorisent l’intégration — mais non l’assimilation, la nuance est essentielle — et l’égalité (p. 124-134). L’accommodement doit permettre à une minorité de néanmoins pouvoir faire pleinement partie intégrante de la société et d’être reconnue comme telle, en permettant que soit préservé l’accès à l’enseignement, à l’emploi, au droit de vote, etc. Il n’est d’ailleurs sans doute pas inutile de rappeler que le motif justifiant la pratique d’accommodements n’est généralement pas de nature culturelle, mais physique : un handicap. Un exemple paradigmatique de l’accommodement raisonnable est en effet la permission accordée à certaines personnes handicapées d’être assistées dans l’isoloir en dépit du caractère secret du vote. Cet exemple met d’ailleurs clairement en évidence que tout accommodement par rapport à une norme réglementaire ne peut se justifier qu’au nom d’un principe de droit supérieur. Loin donc de viser à accorder des droits supplémentaires aux membres de minorités, un accommodement entend assurer l’égalité effective des droits. Plus encore : dans le cadre du modèle interculturel, l’accommodement peut être perçu comme le corollaire de la volonté d’affirmation d’une culture majoritaire[10]. Bouchard le souligne clairement dans quelques lignes essentielles :

Tout rapport de dualité met la majorité en situation de domination. L’expérience montre que les cultures majoritaires, inconsciemment ou non, tendent naturellement à légiférer en fonction de leurs principes, de leurs usages et de leurs intérêts, cela aux dépens principalement des minorités. De ce point de vue, l’interculturalisme détient un avantage sur d’autres modèles […] du fait que le paradigme de la dualité donne une grande visibilité à un rapport de pouvoir et attire ainsi l’attention sur ses dérives possibles.

C’est précisément ce qui fonde la nécessité et la logique des pratiques d’accommodement ou d’ajustement : il s’agit de corriger des déséquilibres qui enfreignent les droits de certaines personnes à cause de leurs caractéristiques ou de leurs choix culturels

p. 61-62

L’accommodement synthétise en quelque sorte les deux versants de la dualité à l’oeuvre dans le modèle interculturel. Par le fait même que le contexte social ou institutionnel rende l’accommodement nécessaire sous peine de mettre à mal l’égalité, il permet à la majorité de s’affirmer comme telle et souligne le caractère minoritaire des autres cultures. Mais, complémentairement, le fait que l’accommodement soit accordé est en soi-même une reconnaissance de la pleine appartenance des minorités à la communauté nationale.

Dans le quatrième chapitre, Bouchard s’efforce également de répondre à un deuxième ensemble de critiques de nature, cette fois, juridique ou civique. La plupart de ces critiques s’attaquent à la dualité majorité/minorités, au coeur du modèle interculturaliste, soit sur le plan factuel : il n’existerait pas de culture majoritaire au Québec, soit sur le plan normatif : le paradigme de la dualité serait porteur d’une discrimination envers les minorités. Bouchard oppose d’ailleurs les deux faces de cette critique en mettant en évidence qu’il n’est possible de parler de minorités, potentiellement discriminées, qu’en admettant implicitement l’existence d’une culture dans laquelle se reconnaîtrait une majorité au moins relative de citoyens. Il poursuit en soulignant que c’est précisément parce que cette dualité est susceptible d’exprimer un rapport de forces et d’être porteuse de tensions sociales qu’il est essentiel de la mettre à jour et d’en interroger la légitimité au sein d’un dialogue interculturel (p. 157-178).

Bouchard semble ici faire sienne une conception de la dualité bien plus dynamique que dans ses premiers chapitres. De manière heureuse, selon moi, le dialogue interculturel n’est plus présenté seulement comme un lieu de compréhension réciproque et de recherches d’un modus vivendi entre, d’une part, une majorité dont le statut ne serait pas questionné et, d’autre part, des minorités devant se résigner à le demeurer. Le dialogue interculturel apparaît plus fondamentalement comme le lieu où la culture majoritaire doit justifier sa prétention à le demeurer face aux revendications minoritaires, ou accepter de réviser cette prétention. Il entend transcender le rapport de forces en un apprentissage mutuel dont chacun ressort transformé. Le dialogue interculturel doit ainsi favoriser l’évolution de la culture majoritaire, mais aussi permettre à ceux qui s’y identifient de prendre conscience de la faillibilité de leur prétention, même s’ils décident de maintenir celle-ci, et les inciter par conséquent à reconnaître la légitimité potentielle des cultures minoritaires.

Toutefois, dans le cinquième chapitre, G. Bouchard me paraît en revenir à une présentation moins prometteuse de la dualité majorité/minorités. Ce chapitre constitue une défense d’une conception inclusive de la laïcité « inspirée de la philosophie de l’interculturalisme » (p. 197). Son ajout se justifie principalement par le fait que « la diversité religieuse apparaît comme une des figures principales de la diversité ethnoculturelle » (p. 197). Bouchard y trouve l’occasion de prendre position sur un ensemble de controverses qui ont animé le débat politique québécois, comme le port de signes religieux par les fonctionnaires ou les élus, la prière dans les conseils municipaux, le subventionnement public des écoles privées confessionnelles, etc. Par ses positions nuancées, l’auteur partage avec l’ensemble des tenants de la démarche interculturelle le souci de trouver un équilibre entre l’affirmation de la neutralité de l’État, le respect des droits des individus à pratiquer librement leur religion et la préservation des traditions coutumières. De manière cohérente avec l’ensemble de son propos, la dualité majorité/minorités demeure à l’oeuvre dans ce chapitre, mais de manière excessivement statique à mes yeux dans la mesure où la majorité tend à être nécessairement identifiée à la communauté fondatrice. Ainsi, par exemple, Bouchard s’oppose à une interdiction généralisée d’une pratique religieuse caractéristique d’une minorité culturelle, comme le port du hidjab par des fonctionnaires, au nom des droits individuels. Par contre, lorsqu’il s’agit d’une tradition comme l’installation par les autorités publiques de décorations de Noël, c’est la valeur patrimoniale ou identitaire qu’une telle tradition possède pour la « majorité fondatrice » (p. 219) qu’il invoque. Bouchard ne semble pas envisager que la culture majoritaire puisse cesser d’être celle de la communauté fondatrice.

Conclusion

Je partage très largement la perspective interculturaliste dont G. Bouchard est certainement l’un des meilleurs promoteurs. Son ouvrage en constitue certainement l’une des présentations les plus systématiques. Je regrette néanmoins qu’il présente trop souvent selon moi la dualité majorité/minorités comme renvoyant à la distinction entre la communauté fondatrice et les communautés issues d’une immigration plus récente.

Le fait que, pour Bouchard, la majorité paraisse si souvent fondatrice m’invite à qualifier de communautarienne sa présentation de l’interculturalisme et à craindre qu’elle ne présente un biais conservateur. Le modèle interculturaliste peut prendre des accents plus progressistes pour peu que la dialectique majorité/minorités soit comprise de manière plus dynamique[11]. Le dialogue interculturel doit précisément être le lieu où la culture majoritaire est remise en question et ouverte à sa propre transformation. Ce n’est que dans la mesure où elle accepte de voir son statut constamment contesté que la majorité pourra être reconnue comme telle. Inversement, si les minorités n’ont pas la conviction que le dialogue est réellement ouvert et qu’elles sont susceptibles d’avoir une influence réelle et profonde sur la construction toujours en cours de la culture commune, elles ne pourront pas voir dans l’interculturalisme un modèle légitime de gestion de la diversité. La majorité ne peut pas être éternellement fondatrice.