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1. De la psychologie à l’esthétique

Membre de l’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Berlin en 1750, Johann Georg Sulzer y présentera durant près de trente ans de nombreux mémoires de philosophie expérimentale et de philosophie spéculative[1]. L’estime qu’a connu son grand projet, l’Allgemeine Theorie der schönen Künste (« Théorie générale des beaux-arts »)[2], dont la première édition paraît de 1771 à 1774, tend à faire oublier la grande diversité des sujets sur lesquels il a écrit, puisque ses intérêts s’étendent de la philosophie naturelle à l’esthétique, en passant par la théologie naturelle, la morale, et la métaphysique — notamment, mais pas exclusivement, par cette partie de la métaphysique qu’il convient d’appeler la psychologie empirique dans un contexte wolffien. C’est toutefois à cette science naissante en Allemagne qu’est alors l’esthétique que son nom reste principalement attaché. Il n’est pas exagéré de considérer Sulzer, avec Baumgarten[3] et Mendelssohn[4], comme l’un des principaux artisans de cette nouvelle discipline philosophique qui commence à émerger un peu partout en Europe depuis le début du xviiie siècle, mais qui ne prend la forme d’une discipline philosophique spécifique et revendiquée comme telle que dans le contexte de la philosophie allemande des années 1735 à 1790. Mon intention, dans le présent article, est d’examiner une étape cruciale de cette fondation philosophique de la nouvelle science esthétique, à savoir la théorie du beau que Sulzer développe dans quatre mémoires lus à l’Académie en 1751 et 1752[5], où il élabore son ambitieuse théorie des sentiments agréables et désagréables, et je veux aussi soulever quelques-unes des difficultés qui agitent la théorie initiale de Sulzer, en la mettant en perspective avec les transformations qu’elle semble subir dans un essai plus tardif — les Observations sur les divers états où l’âme se trouve en exerçant ses facultés primitives, celle d’apercevoir et celle de sentir[6] —, qui a fait l’objet de discussions assez vives dans le renouveau récent de la recherche sulzerienne[7].

L’idée de produire une théorie des beaux-arts était venue à Sulzer dès 1753, à la lecture du Dictionnaire portatif des beaux-arts de Jacques Lacombe[8], mais le projet, qui entre-temps a gagné en étendue et en profondeur philosophique, n’est arrivé à son terme qu’avec la publication de la Théorie générale. Sulzer sera aussi l’un des premiers à utiliser en langue française le terme d’esthétique, à la faveur d’une traduction de l’article « Ästhetik » (« Esthétique ») de son Allgemeine Theorie, en 1776, dans les Suppléments à l’Encyclopédie[9]. Ce terme technique, on le sait, est resté longtemps un néologisme allemand et n’a pas fait florès dans la pensée française, où il a fallu attendre de nombreuses décennies avant qu’il ne s’impose pour désigner ce que nous entendons aujourd’hui sous ce nom[10]. Les Suppléments font paraître de nombreux articles tirés de l’ouvrage de Sulzer, parmi lesquels on compte certaines entrées théoriques importantes comme celles sur la « Poésie » et sur les « Beaux-arts », l’entrée « Nature », et d’autres qui sont davantage liées à des aspects techniques relevant de l’esthétique pratique (« Accent », « Coloris », « Expression », etc.).

L’Allgemeine Theorie se présente comme un dictionnaire qui expose les matières abordées, comme il se doit, dans l’ordre alphabétique, ce qui peut faire perdre de vue la dimension nettement philosophique de l’entreprise de Sulzer. L’article « Ästhetik » nous rappelle justement les grandes lignes de ce projet, que complèteront les articles « Sinnlich (“Sensible”) », « Schön (“Beau”) », « Künste, Schöne Künste (“Arts, beaux-arts”) », « Empfindung (“Sentiment”) » et « Geschmack (“Goût”) ». L’esthétique, dit Sulzer, est un « terme nouveau, inventé pour désigner une science qui n’a été réduite en forme que depuis peu d’années. C’est la philosophie des beaux-arts, ou la science de déduire de la nature du goût la théorie générale et les règles fondamentales des beaux-arts[11] ». Parcourant le chemin qui a conduit à cette science philosophique qu’il juge encore « très imparfaite », Sulzer ne rend hommage qu’à trois prédécesseurs, Aristote, l’abbé Du Bos[12] et, bien sûr, Baumgarten, reprochant toutefois à ce dernier de n’avoir pas réussi à « étendre sa théorie au-delà de la poésie et de l’éloquence ». Les réserves polies à l’endroit de Baumgarten cachent toutefois une critique assez nette de son projet, et il lui est reproché de chercher l’origine des sentiments agréables dans une perfection confuse de la perfection, dans le prolongement de la doctrine de Christian Wolff[13]. Le désaccord qui est à peine effleuré dans cet article sera développé dans l’article « Schön » et l’article « Vollkommenheit » de l’Allgemeine Theorie ; il prolonge, en fait, un malaise profond et ancien de la théorie sulzerienne à l’endroit la théorie wolffienne, comme nous le verrons dans notre examen des mémoires de 1751 et 1752.

L’article « Esthétique » nous donne le plan général de la nouvelle science, telle que Sulzer la conçoit. Elle est divisée en deux parties, théorique et pratique. Si on laisse de côté la partie pratique, qui s’occupe essentiellement des genres et des espèces des beaux-arts, ainsi que de l’analyse des principaux moyens de réussir dans les arts (comme le génie, l’imagination, l’invention, etc.), on voit que la partie pratique possède un plan philosophique très précis. Il s’agit d’abord de fixer le but et l’essence des beaux-arts (qui est de « s’assurer l’empire sur les coeurs à l’aide des sensations agréables et désagréables ») ; ensuite, de remonter à « l’origine du sentiment » pour « déduire ce qui en constitue l’agrément de la nature de l’âme » ; ce qui permet en troisième lieu « d’indiquer les diverses classes d’objets agréables et désagréables et [de] déterminer les effets qu’ils produisent sur le coeur, c’est-à-dire, rechercher en quoi consiste le beau sensible et l’énergie » ; enfin, il convient de traiter « toutes les diverses espèces du beau et du laid, en descendant jusqu’aux plus petites subdivisions[14] ».

Cette compréhension de la tâche philosophique de l’esthétique fait déjà apparaître certaines particularités qu’il convient de prendre en considération pour saisir la démarche de Sulzer. Tout d’abord, on voit que la réflexion sur la nature et le but des arts et des beaux-arts est en partie indépendante de la quête plus proprement métaphysique de la nature des sentiments agréables et désagréables, et de la nature de la beauté. L’analyse des beaux-arts est empirique et en grande partie historique[15], même si le type de justification historique mise en avant par Sulzer relève plutôt, à mon sens, de ce que l’on peut appeler la genèse conjecturale — au sens où Condillac et Rousseau la pratiquent, par exemple — que de l’histoire proprement dite. Tandis que les principes des sentiments agréables et du beau en général et en particulier — c’est-à-dire les trois autres parties planifiées pour la science esthétique — sont tirés de la psychologie :

Les principes de l’esthétique sont, comme en toute autre science, simples et peu nombreux. La psychologie enseigne l’origine des sentiments, et explique ce qui les rend agréables ou désagréables. La solution générale de ces problèmes fournit deux ou trois théorèmes qui font les principes de l’esthétique ; à l’aide de ces principes on détermine d’un côté la nature des objets esthétiques, et de l’autre la loi selon laquelle ces objets agissent sur l’âme, comme aussi la disposition de l’esprit doit être pour recevoir leur impression[16].

Cela permet de voir que les arts et la beauté ne sont pas entièrement coextensifs, et que seule la compréhension de la finalité morale des beaux-arts permet de saisir leur utilité et leur étendue possible. C’est la psychologie qui fournit les principes de l’esthétique, mais c’est la genèse historique des beaux-arts qui nous éclaire sur leurs pouvoirs et leurs fonctions, qui débordent, autant dans leur origine que dans leurs emplois présents, le véritable emploi qui devrait leur être assigné. Comme je l’ai déjà indiqué, c’est principalement à la fondation de l’esthétique sur l’analyse des sentiments agréables et désagréables que je vais m’arrêter, remettant à une réflexion ultérieure l’examen plus approfondi des beaux-arts et de leurs fonctions dans l’esthétique de Sulzer, dont je donnerai tout de même l’épure en conclusion de cet article. Il s’agira donc de saisir dans ses intentions et ses limites initiales la dimension métaphysique du projet de Sulzer de fonder la théorie de la beauté dans une théorie des sentiments, en examinant les premiers moments de son éclosion.

2. La théorie des sentiments agréables et désagréables

Avant de parvenir à une théorie élaborée de l’esthétique, Sulzer a développé progressivement son approche dans une série de Mémoires lus à l’Académie de Berlin entre 1751 et 1765[17]. Ces mémoires sont repris dans la traduction allemande que Sulzer a fait paraître de ses écrits, en 1773, sous le titre Vermischte philosophische Schriften[18]. Ils se rattachent tous au projet de fonder une théorie des facultés humaines sur une psychologie empirique influencée par la théorie de l’âme de Leibniz et de Wolff. C’est la série de quatre mémoires sur l’origine des sentiments agréables et désagréables lus à l’Académie en 1751 et 1752 qui constituent le point de départ de la réflexion esthétique sulzerienne sur la beauté et l’art. Le premier mémoire donne la théorie générale des sentiments agréables ; le second porte sur les plaisirs intellectuels, c’est-à-dire sur le beau perçu par l’imagination ou par l’entendement ; le troisième mémoire est consacré aux plaisirs des sens ; et le dernier cherche à rendre compte de nos plaisirs moraux[19]. Sulzer entend y démontrer que tous les plaisirs, intellectuels, sensuels ou moraux, « tirent leur origine du même principe essentiel à l’âme[20] ». Même si Sulzer s’applique généralement à des objets qui relèvent de la psychologie empirique, c’est-à-dire à l’explication des phénomènes de l’âme tels qu’ils se donnent à voir dans leurs manifestations, il emprunte tout de même à la psychologie rationnelle ce qui est nécessaire pour avoir une compréhension de « l’essence de l’âme », qui est définie à la suite de Wolff comme une « substance active », dont « l’action naturelle » est « celle de produire, ou si l’on veut de recevoir des idées, et de les comparer, c’est-à-dire de penser[21] ». Ce n’est pas seulement la production de représentations, mais également la raison elle-même, en tant qu’elle s’identifie à la capacité de comparaison, de réflexion et de raisonnement, qui résulte de ce dynamisme fondamental de l’âme, dont la démonstration, tirée de l’essence de l’âme, est en plus, selon Sulzer, confirmée par l’expérience[22].

Deux éléments méthodologiques de la psychologie sulzerienne méritent d’être brièvement soulignés. Le premier concerne la division de la psychologie selon Sulzer et les rapports que la psychologie dite empirique entretient à sa partie « rationnelle » ou — pour reprendre les termes de Sulzer — explicative. Il convient de donner le passage du Kurzer Begriff der Wissenschaften und andern Theile der Gelehrsamkeit qui éclaire cette question :

La psychologie est la science de l’âme humaine. Elle examine sa nature, son essence, ses forces et ses facultés, ses particularités et ses modifications […]. Elle consiste en deux parties principales, que Wolff a distinguées sous le nom de Psychologia empirica et Psychologia rationalis. La psychologie empirique contient une définition précise et distincte de tout ce que nous connaissons de l’âme au moyen de l’expérience. Les différents effets de l’âme sont décrits de la manière la plus précise et pour ainsi dire démembrés ; ensuite, sur la base de l’observation la plus précise, les explications les plus distinctes des effets, des facultés et des propriétés de l’âme sont proposées ; on procède ici comme pour les choses corporelles en physique, que l’on apprend à connaître par le moyen d’expériences et d’essais. On pourrait donc appeler cette partie de la psychologie la physique expérimentale de l’âme. […]

À la psychologie empirique basée sur l’observation fait suite la psychologie explicative (erklärende) (Psychologia rationalis). Elle vise, au moyen de la résolution (Auflösung), des événements constatés dans la première partie, à découvrir l’essence et les propriétés fondamentales de l’âme, et ensuite, à partir de celles-ci, par un chemin inverse, à expliquer les autres propriétés et modifications de l’âme[23].

Dans la compréhension sulzerienne de la psychologie, la partie empirique semble venir clairement en premier, de sorte que l’observation, l’examen des faits, l’analyse des cas complexes et de leurs causes superposées, parfois profondément cachées, permettent de remonter aux propriétés fondamentales de l’âme, lesquelles permettent d’éclairer en retour les phénomènes plus particuliers de l’âme. Dans les faits, toutefois, les deux modes d’explication sont constamment entrelacés, et les considérations sur « l’essence de l’âme », largement inspirées de la théorie leibnizienne et surtout wolffienne de l’âme comme force représentative[24], semblent posséder une relative autonomie et un caractère inattaquable. Dans les mémoires de 1751 et 1752, qui pratiquent une approche pour ainsi dire « du haut vers le bas », « l’essence de l’âme » est posée comme une « conjecture[25] » non problématique, qui vient guider ensuite l’observation et l’analyse empiriques lesquelles, en retour, la confirment. Il en ira toutefois autrement dans les autres mémoires que Sulzer rédige à partir de 1756, qui font une part plus grande à la démarche « analytique », dans la mesure où il s’agit le plus souvent de partir d’états exceptionnels de l’âme — que l’on pourrait qualifier d’extrêmes, voire de pathologiques[26] —, pour découvrir une dimension mal connue du fonctionnement de l’âme humaine.

Dans ces cas — et il s’agit de la seconde particularité méthodologique que je voulais souligner —, il s’agit pour Sulzer de « répandre quelques nouvelles lumières sur la physique de l’âme[27] ». Cette idée, qui apparaissait au § 204 du Kurzer Begriff, sous l’expression de « physique expérimentale de l’âme », est omniprésente dans les mémoires psychologiques de Sulzer. Il ne faudrait surtout pas en tirer la conclusion rapide que le projet métaphysique de Sulzer est, en dernière analyse, une démarche réductionniste visant à justifier une approche matérialiste des phénomènes de l’âme[28]. Toutefois, il n’est pas simple de comprendre pourquoi Sulzer tient à cette expression. Un survol de ses usages permet de remarquer trois significations possibles de la « physique de l’âme ». Tout d’abord, l’expression semble parfois désigner une analogie entre la physique et la psychologie en tant que sciences : tout comme la physique[29], pour être rationnellement fondée, doit remonter de sa partie empirique — basée sur l’observation et l’expérience — vers une partie « rationnelle », le but véritable de la psychologie est sa partie rationnelle, qui peut seule en faire une science complète et explicative. Ensuite, et de manière philosophiquement plus déterminante, la « physique de l’âme » réfère à l’imbrication entre l’âme et le corps, et au soubassement corporel de l’appareil perceptuel humain sans lequel l’activité de l’âme resterait indéterminée ; comme force de représentation, l’âme est irréductible à son support corporel, mais elle a besoin des mouvements corporels pour passer — et notons encore une fois la métaphore empruntée à la physique — de l’état de force morte à celui de force active ou vive. La question du commerce entre l’âme et le corps joue un rôle considérable dans la réflexion psychologique de Sulzer, même s’il affecte généralement de ne pas vouloir se prononcer sur la nature « métaphysique » de ce rapport[30]. Enfin, il arrive à Sulzer de s’appuyer sur une analogie explicative entre un phénomène physique et un phénomène psychologique, comme il le fait lorsqu’il élabore les caractéristiques de la « vision » de l’âme — celle qui est produite par la faculté d’apercevoir — à partir de celles de la vision physique[31]. Dans tous les cas, le recours à la physique comme science ou la référence au support corporel de l’âme laissent voir les difficultés propres à la psychologie, dont les « matériaux » ne peuvent guère être décrits et expliqués que de manière indirecte.

Revenons à l’objet propre de Sulzer, à savoir la prétention de « déduire l’origine de tous les sentiments agréables et désagréables, qui sont comme les semences des passions […] », du « principe actif de l’âme[32] ». Sulzer soutient que tous les sentiments agréables sont fondés sur cette nature de l’âme et que tous « se réduisent à la fin à quelque chose de purement idéal », c’est-à-dire à « quelque chose d’intellectuel[33] ». On se rappelle que la force essentielle de l’âme est comprise comme « un empressement perpétuel, qui, pour ainsi dire, met tout en mouvement pour pouvoir produire des idées[34] ». Comment le recours à la force primitive de l’âme permet-il de rendre compte du plaisir et de la peine, non seulement de ceux qui résultent directement de la pensée, mais de tous les sentiments agréables ou désagréables ? Le plaisir et la peine sont des affections capables d’un grand nombre de variations, de sorte que le même sentiment positif, par exemple, pourra varier de l’agrément jusqu’au ravissement[35]. Le commencement du plaisir et de la peine est lié à l’aisance et à la contrainte, c’est-à-dire à la perception d’un état dans lequel l’activité naturelle de l’âme est favorisée ou entravée[36]. L’aisance est un état de tranquillité, d’équilibre interne, proche du repos, qui ne fait pas l’objet d’une forte perception, même si la réflexion que fait l’âme sur son état d’aisance produit un sentiment agréable. Sulzer, qui se disait insatisfait de la théorie wolffienne du plaisir, trouve des accents spinozistes pour rendre compte de l’engendrement de l’affectivité. Mais pour que le sentiment agréable acquière la vivacité du plaisir à proprement parler, il faut que s’ajoute une condition supplémentaire. Cette condition, c’est le fait, pour l’âme, d’entrevoir « une multitude de choses sur lesquelles elle peut travailler avec plus de facilité et de vitesse, qu’elle n’a ordinairement dans l’état de simple aisance[37] ». L’âme prévoit de loin, pour ainsi dire, un objet duquel découle une grande quantité « d’idées particulières », qui ont de nature à soutenir son besoin d’activité. De ce « pressentiment » naît le « désir de s’attacher à cet objet[38] », sans lequel aucun degré élevé de plaisir n’est possible. Le plaisir au sens propre est donc un fait rare — une sorte d’« état extraordinaire de l’âme[39] », qui requiert des conditions particulières.

Sulzer en tire la conclusion que la principale condition requise pour la production du sentiment agréable est que « l’âme soit en état de développer aisément une multitude d’idées liées ensemble dans un seul objet[40] ». Par conséquent, pour exciter les sentiments agréables, il faut donc que certaines dispositions de l’âme puissent concourir avec certaines qualités des objets[41]. Les dispositions de l’âme incluent d’une part l’habitude de réfléchir (individuelle ou collective, puisque les « nations polies » possèdent à cet égard une supériorité sur les autres), qui « introduit plus d’action dans une âme qu’elle n’aurait sans cette habitude[42] », et d’autre part la vivacité de l’esprit, qui s’identifie au degré de force de production des idées de l’âme[43]. Il convient de s’attarder davantage aux qualités des objets qui sont en mesure de soutenir les sentiments agréables. Pour que l’âme trouve à contenter sa tendance primitive, l’objet de l’attention doit offrir de la variété, c’est-à-dire qu’il doit permettre une multitude d’idées, mais il est également nécessaire que ces éléments variés fassent preuve d’ordre et de liaison entre eux. Ce sera la tâche principale du mémoire consacré aux plaisirs intellectuels de développer cette conception de la beauté comme résultant de la perception de l’unité dans la variété, que l’on retrouve dans des formes différentes dans la théorie de la beauté de Crousaz[44] ou de Hutcheson[45], et qui est à la base de la notion de perfection. Mais ce qui permet à Sulzer de se distinguer aussi bien de la théorie de Hutcheson que de celle de Wolff, c’est qu’il ne pense pas la beauté comme le résultat d’une perception confuse de la perfection d’un objet, mais qu’il la comprend comme la perception par l’âme de sa propre activité représentative ; les qualités de l’objet servent pour ainsi dire de support pour l’activité de l’âme.

3. Le lieu de la beauté

Sulzer reconnaît trois genres de sentiments, selon que les sens, le coeur (dans le cas des sentiments moraux) ou les facultés intellectuelles en sont les instruments[46]. Mais comme tous les plaisirs découlent de la nature de l’âme, cette diversité est plus apparente que réelle : en dernière analyse, tous les plaisirs, même les plaisirs des sens, se rapportent à la faculté intellectuelle de l’âme. Nous y reviendrons, mais tournons-nous d’abord vers les plaisirs intellectuels, qui portent sur le Beau à proprement parler, dans la mesure où nous nommons beau, selon Sulzer, les objets qui plaisent immédiatement à l’imagination ou à l’entendement. La première catégorie du beau, celle qui nous frappe par l’imagination, concerne évidemment les beautés artistiques. Mais si la beauté résulte de la « variété réduite à l’unité », par où il faut entendre l’idée d’un maximum de variation et de liaison des parties au sein d’un tout, on comprendra bien que la beauté sensible ou la beauté d’imagination médiatisée par les sens, qui est celle produite par les beaux-arts, ne seront pas les seules formes de beauté possibles : il y a des beautés purement intellectuelles, qui ne tombent ni sous les sens ni sous l’imagination, et qui sont engendrées par des idées distinctes. On parle ainsi d’une belle action, d’un beau caractère, d’un bel édifice — la maîtrise et la reconnaissance des règles de l’architecture relèvent de la connaissance intellectuelle —, d’un beau théorème, d’un beau système, de la beauté des mécaniques ou de la beauté admirable du dessein et de la structure de l’Univers[47]. Comme tout sentiment agréable est en dernier ressort un plaisir intellectuel, on peut même aller jusqu’à dire que la beauté intellectuelle constitue alors pour Sulzer le paradigme de la beauté. Cela est compatible avec l’un des principes posés dans le premier Mémoire comme découlant de la nature de l’activité fondamentale de l’âme, à savoir que « l’âme préfère toujours les idées claires aux obscures, et celles qui sont distinctes à celles qui ne sont que confusément claires[48] ». Sur ce point, la théorie de Sulzer reste considérablement traditionnelle, et elle est certainement compatible avec les intuitions de Leibniz sur la beauté.

Mais il ne suffit pas de se demander en quoi consiste le beau, il convient également d’expliquer « de quelle manière [le Beau] produit le sentiment agréable dans l’esprit[49] ». On doit se souvenir que le sentiment de plaisir tirait son origine « de la vivacité avec laquelle l’esprit embrasse une multitude d’idées qui se présentent à lui, en lui faisant sentir qu’il pourra les développer[50] ». L’âme, précise Sulzer, en fixant son attention sur l’objet, le « regarde comme une proie […] capable de contenter son goût essentiel[51] ». C’est ce qui explique que la contemplation du beau excite un plaisir. Sans le principe d’activité de l’âme, ce qu’on appelle le « beau » ne susciterait jamais de sentiment agréable[52]. Sulzer donne une autre explication de ce phénomène : l’âme ressent de l’agrément du devenir-distinct de ses idées[53]. Lorsque l’âme est capable d’entrer dans le principe de liaison qui transforme en variété la multitude des éléments d’un tout, c’est-à-dire lorsque l’idée totale de l’objet, qui n’était que confuse, devient distincte, l’âme en tire du plaisir. Percevoir la beauté d’un objet, c’est saisir la liaison et l’ordre qui unissent ses diverses parties ; mais ce qui explique le plaisir comme tel, c’est le mouvement par lequel ce qui était confus devient distinct. Ce qu’il faut bien appeler un « intellectualisme » esthétique permet de rendre compte d’une objection possible, à savoir celle de la diversité des goûts, qui semble contredire l’idée de Sulzer selon laquelle tous nos sentiments sur le beau proviennent de la même source. Le sentiment du beau présuppose des connaissances qui varient en fonction des types de beautés. Plus on étend ses connaissances, « plus on doit nécessairement sentir le beau[54] ». Sulzer est convaincu que si tous les hommes avaient les mêmes connaissances, « ils auraient nécessairement le même goût », et que les disputes en matière de beauté disparaîtraient[55].

4. Les plaisirs des sens

La théorie sulzerienne des sentiments agréables et de la beauté soulève de nombreux autres enjeux et de nombreuses autres difficultés d’ordre métaphysique aussi bien qu’esthétique, mais je souhaite m’en tenir ici à deux points spécifiques. Le premier concerne la validité générale de la théorie pour rendre compte de tous les différents genres de plaisir (intellectuels, sensuels et moraux). Le deuxième touche les transformations que subit la théorie générale des plaisirs, entre sa formulation initiale et l’état final de la théorie esthétique de Sulzer, vingt ans plus tard. Je commence par la première difficulté, et je traiterai la seconde dans la section suivante.

Outre les plaisirs intellectuels proprement dits (imagination et/ou entendement), la référence à l’activité fondamentale de l’âme est censée rendre compte également des plaisirs des sens et des plaisirs moraux. Le troisième Mémoire, qui porte sur les plaisirs des sens, mériterait en soi une étude approfondie. L’approche de Sulzer — qui veut laisser de côté la question métaphysique du rapport âme/corps, ainsi que celle de l’origine des sensations — est basée sur une analogie entre les mouvements dans les organes sensoriels et la sensation elle-même ; elle suppose donc que l’âme perçoit confusément une uniformité, une variété et une succession d’éléments perceptuels, c’est-à-dire au fond une sorte de « beauté » des sensations, qui ont une correspondance dans les mouvements corporels induits par les objets qui agissent sur nos organes. C’est ce qui permet à Sulzer d’affirmer que « l’agrément ou le désagrément des sensations doit suivre en tout les mêmes règles, que l’agrément ou le désagrément des perceptions purement intellectuelles[56] ». Il convient toutefois d’expliquer pourquoi les sensations « sont plus fortes ou plus vives, que les idées intellectuelles[57] ». En fait, la majorité des individus se déterminent sur la base des sensations et des passions sensibles. Et Sulzer remarque également que la vivacité des sensations croît en proportion de la grossièreté des organes de perception, et principalement des nerfs : les sensations visuelles sont moins vives que les sensations auditives, qui sont moins vives que les sensations du toucher[58]. Les sens les plus subtils sont touchés par les matières les plus subtiles ; elles font moins d’impression sur l’âme, mais elles sont plus faciles à rappeler par l’imagination et la mémoire, et par conséquent elles sont davantage à notre disposition. La vue est plus spirituelle que le toucher, mais elle procure des plaisirs et des peines qui sont moins vifs. Plus une sensation est grossière, plus grand est le nombre de nerfs touchés en même temps[59]. À cette première raison il convient encore d’ajouter la « communication des nerfs », par lequel le mouvement se transmet au « système entier des nerfs », et qui « augmente l’intensité des sensations[60] ». Mais on peut se demander si l’explication des plaisirs et des douleurs sensibles n’échappe pas en partie à la théorie générale qui devait en rendre compte, dans la mesure où la plus grande sensibilité semble correspondre au plus grand état de confusion de la perception par l’âme de la variété réduite à l’unité. Les avantages des plaisirs intellectuels tiennent à leur stabilité, à leur disponibilité et à la contribution qu’ils sont en mesure d’apporter à la perfection de notre nature, ce qui semble contredire l’idée qui accorde la plus grande importance au « devenir-distinct » de nos perceptions ; mais l’intensité et la capacité de déterminer nos désirs semblent être du côté des plaisirs sensibles.

5. Principe, facultés, états. Situer le sentiment et la beauté dans la dynamique de l’esprit

La deuxième difficulté à laquelle j’ai fait référence précédemment concerne la question cruciale d’une possible évolution, voire d’une transformation profonde de la théorie des sentiments agréables élaborée dans les Recherches de 1751/1752 ; on s’entend généralement pour voir dans les Observations sur les divers états où l’âme se trouve en exerçant ses facultés primitives, celle d’apercevoir et celle de sentir, lues en 1763, un moment charnière dans ce processus[61]. Le titre du Mémoire lui-même pourrait laisser entendre que Sulzer a remis en cause la possibilité d’expliquer tous les phénomènes de l’esprit à partir d’une racine unique, et qu’il reconnaît désormais deux facultés primitives irréductibles, même si certains passages suggèrent d’y voir plutôt deux orientations de l’activité de l’âme. Et le mémoire pointe vers une troisième forme intermédiaire d’activité de l’âme, dont il n’est jamais totalement certain qu’elle constitue un troisième état de l’âme ou une simple alternance entre les deux autres. Le Mémoire de 1763 constitue un enjeu important dans l’interprétation non seulement de l’esthétique de Sulzer, mais également de sa pensée en général ainsi que de son rôle dans la philosophie allemande de l’époque. L’interprétation traditionnelle tendait à y voir à l’oeuvre une rupture avec la psychologie rationaliste des premiers Mémoires et la mise en place d’une autonomie du sentiment de plaisir et de peine par rapport aux facultés intellectuelles de l’âme qui aurait exercé une influence sur la philosophie de Kant[62]. Les approches récentes ont vivement contesté cette thèse, en soulignant que Sulzer est resté fidèle jusqu’au bout — c’est-à-dire jusqu’à l’Allgemeine Theorie — aux grandes lignes de la théorie des sentiments agréables et désagréables développée dès 1751[63]. Ce texte mériterait une analyse détaillée, mais je me contenterai de quelques remarques qui devraient suffire à préciser son rôle dans la problématique que j’examine ici, à savoir celle des fondements métaphysiques de la théorie esthétique du plaisir et de la beauté.

S’agissant des phénomènes psychologiques, il convient de distinguer, chez Sulzer, entre le principe — celui de l’activité de l’âme, en tant qu’empressement à produire/recevoir des représentations —, les facultés primitives — qui sont au nombre de deux : « celle d’apercevoir et celle de sentir[64] » —, et les états de l’âme dans l’exercice de deux facultés mentionnées. Sulzer examinera successivement trois de ces états : l’état de méditation, de sentiment et de contemplation. Les deux premiers sont des états extrêmes ; ils ne sont nullement représentatifs de la réalité habituelle de l’esprit, et constituent même, à certains égards, des états pathologiques de l’âme[65] : l’absorption méditative complète dans une particularité de l’objet représenté au détriment de la capacité d’action ou de compréhension globale des situations, le repli total sur le sentiment de soi-même au détriment de la clarté intellectuelle, ne sont ni souhaitables ni durables. L’état de contemplation repose pour sa part sur une activité « médiocre » de l’esprit, qui permet des aller-retour entre la méditation et le sentiment.

La faculté d’apercevoir vise à produire la connaissance distincte par l’attention soutenue à un objet ou à une partie d’un objet. Plus la conception de l’objet partiel devient claire, plus l’objet entier s’obscurcit. L’état de méditation, qui se caractérise par la concentration de notre activité intellectuelle sur un seul point, est marqué par une attitude générale de distraction. L’âme s’oublie elle-même pour s’absorber dans son objet[66]. L’état du sentiment, en revanche, est complètement opposé à la pénétration intellectuelle. Sulzer appelle sentiment le caractère agréable ou désagréable d’une perception ou sa capacité à produire le désir ou l’aversion[67]. Dans le sentiment, l’âme « n’est occupée que d’elle-même », alors que dans la méditation profonde les sensations sont parfois atténuées, voire même suspendues. En accord avec ce qu’il soutenait à propos des plaisirs et des douleurs sensibles en 1752, Sulzer affirme que la force du sentiment est « proportionnée au degré de confusion qui règne dans les perceptions[68] ». Plus la perception est confuse, plus la sensation est vive, dans la mesure où l’objet qui la produit disparaît complètement et que l’on ne sent que son effet[69]. Le passage de l’état de méditation à celui du sentiment agit toujours comme une sorte d’éblouissement, comme lorsque l’éclat de la lumière frappe notre oeil si fortement que la vision se change en tact et que nous devenons soudainement conscient de l’état physique de notre oeil. La transition soudaine de la méditation au sentiment est généralement occasionnée par une idée qui en réveille subitement un grand nombre d’autres, ce qui a pour effet de rompre l’effet d’absorption et de nous faire porter attention à notre état subjectif[70]. D’ailleurs, l’état de contemplation est défini comme le résultat d’un passage continuel et rapide entre les deux autres états. La contemplation se fait « sans effort », les impressions ne font alors qu’effleurer l’âme, sans que l’on approfondisse les idées des choses perçues. Cette « médiocrité » agréable peut venir de l’activité de l’âme elle-même, ou de la nature de l’objet lui-même. Sulzer reprend l’image de l’état d’aisance et de tranquillité de l’activité de l’âme qui ressemble au cours paisible d’une rivière traversant une plaine. L’état de contemplation ne nous porte donc jamais aux excès des passions ou de la méditation, mais nous maintient dans une sorte de plaisir superficiel et tranquille.

La véritable position de Sulzer me semble résumer dans l’idée que « dans l’état du sentiment, l’âme aperçoit clairement son état et y fixe son attention, mais […] aperçoit obscurément l’objet qui la produit, et n’y prend pas garde[71] ». C’est le besoin de marquer les spécificités des deux états extrêmes de l’âme qui conduit Sulzer à durcir la « subjectivité » irréductible du sentiment, alors qu’en fait, dans ce rapport de l’âme à elle-même, celle-ci garde toujours une idée confuse de l’objet qui est l’occasion du sentiment. C’est pourquoi « l’état le plus parfait où l’âme puisse se trouver » n’est ni celui du sentiment aveugle, ni celui de la méditation distraite, mais celui du « libre passage de l’un de ces actes de l’esprit à l’autre », qui caractérise les « génies également propres pour la spéculation et pour la pratique[72] ». C’est en effet le propre des « idées de pratique » — entendons celles qui structurent nos désirs et nos actions — que « nous ne les apercevons qu’avec le sentiment de nous-mêmes qui accompagne leur perception[73] ». Sulzer résume ainsi les trois états de l’âme :

Voilà les divers états dans l’un desquels l’âme se trouve nécessairement toutes les fois que l’exercice de ses facultés est accompagné de l’aperception. Car nous ne parlons ici, ni du sommeil, ni des autres états où l’âme n’a qu’une connaissance obscure d’elle-même ou de ses opérations.

Il résulte de ces observations qu’il y a un état où l’homme voit très distinctement et ne sent rien ; un autre où il sent fortement et ne voit rien ; un troisième où il voit et sent assez clairement pour prendre connaissance de ce qui est hors de lui et de ce qui est en lui[74].

Je vais me contenter de mettre en relief un certain nombre de difficultés du Mémoire de 1763, qui sont toutes liées aux déplacements que Sulzer opère par rapport à sa théorie d’origine sur les sentiments agréables et désagréables. Néanmoins, mon intention est de suggérer que la thèse d’une rupture radicale entre le cadre théorique wolffien critique qui présidait à la théorie des sentiments en 1751 et 1752 et la conception développée par les Observations n’est pas avérée. On peut d’abord s’étonner de l’insistance de Sulzer sur l’existence d’une faculté de sentir, alors que les Mémoires sur l’origine des sentiments agréables et désagréables se proposaient plutôt de déduire le plaisir et la peine de l’aisance et de la contrainte qui accompagnent l’activité de l’âme dans la production ou la réception des idées[75]. Le texte de 1763 révèle ce que l’on peut appeler une opacification du sentiment, aussi bien sensible que moral, qui acquiert ainsi une certaine autonomie par rapport à la faculté de représentation, c’est-à-dire par rapport à l’activité de l’âme orientée vers la connaissance. Ce qui nous « intéresse » ne semble plus se réduire à la capacité d’un objet ou d’un caractère à engendrer une activité de l’esprit, comme le faisait valoir la théorie des plaisirs moraux en 1752. Pour le dire autrement, Sulzer met désormais davantage en relief la dimension réceptive de l’âme dans la production du sentiment, et il insiste sur la passivité du sentiment. « Ce n’est point l’objet que l’on sent, c’est soi-même[76]. » Pourtant, cette perception n’est jamais entièrement détachée de l’activité de l’âme. Lorsqu’il souligne qu’il y a des « cas dans lesquels l’une ou l’autre [des deux facultés] prédomine au point qu’elle paraît seule occuper toute l’activité de l’âme[77] », il détache tout de même ces deux facultés sur le fond de l’activité de l’âme, autrement dit, il continue de considérer ces deux manifestations qui semblent si opposées comme des branches d’une même souche. On saisit l’ambivalence de sa conception du sentiment, lorsque Sulzer le présente comme « un acte de l’âme qui n’a rien de commun avec l’objet qui le produit, ou qui l’occasionne », et dans lequel « l’âme n’est occupée que d’elle-même »[78]. Sulzer dit ici deux choses difficilement conciliables : d’une part, que c’est l’activité de l’âme, dans le rapport de représentation, qui engendre un « sentiment » de plaisir ou de peine, et d’autre part, que cette « réponse » subjective, qui replie l’esprit sur lui-même, n’a aucun lien essentiel avec le « contenu » de l’expérience qui la suscite[79]. S’agissant de la tension entre « l’acte » de l’esprit qu’est le sentiment et sa dimension de passivité, Sulzer soutiendra même que les « sentiments et leurs suites immédiates sont des actes involontaires de l’esprit[80] ». Mais que cette activité soit intentionnelle (comme dans l’activité de représentation théorique distincte), liée à une « attention médiocre[81] », « machinale[82] » ou menée « sans effort[83] » (comme dans l’état de contemplation), ou involontaire (comme dans l’activité sourde qui permet le plaisir sensible ou dans la production des passions), cela n’autorise pas à sevrer le sentiment de toute référence objective. Comme dans la théorie des plaisirs intellectuels de 1751, l’activité de l’âme s’appuie sur un minimum de qualités objectives qui peuvent la soutenir et l’entretenir. Souvenons-nous qu’en ne s’occupant que d’elle-même l’âme fixe son attention sur son état qu’elle aperçoit clairement, mais aperçoit en même temps obscurément l’objet qui l’a produit[84]. Le plaisir n’est donc pas sans raison cognitive.

Il convient de remarquer que Sulzer remet en question le lien entre le plaisir et la connaissance distincte des objets. S’il semble bien exister un plaisir qui découle de la méditation, Sulzer ne l’explique plus comme résultant de l’activité de connaissance distincte elle-même[85] : le plaisir n’accompagne pas la méditation, mais il peut la suivre, lorsque, après avoir vu l’objet, l’âme opère un « retour sur elle-même[86] ». Rien ne peut nous toucher, nous « intéresser » au sens qu’on donne à ce terme à l’époque, que ce qui est « dans nous-mêmes ». L’explication du plaisir que prend le géomètre à résoudre un problème est révélatrice, et elle montre que, sur cette question, Sulzer s’est rapproché des analyses proposées par Mendelssohn dans les Lettres sur les sentiments[87], qui soutenait que s’il y a une beauté des sciences ou des mathématiques, elle résulte non pas de la connaissance distincte, mais de la perception confuse globale que rend possible un regard « décalé » sur les propriétés de l’objet connu. Tant que son activité est concentrée sur son objet, le géomètre ne ressent aucun plaisir, selon Sulzer ; c’est après avoir progressé dans la solution, lorsqu’il prend pour ainsi dire du recul pour « rassembler les idées qu’il vient de développer », que « son âme fait un retour sur elle-même » et peut ressentir un sentiment de plaisir, accompagné d’une émotion plus ou moins forte. Ces deux orientations peuvent alterner très rapidement, et de façon non délibérée, mais elles n’en sont pas moins différentes. Le plaisir, dit Sulzer, « est produit par l’idée confuse de notre objet et par l’idée claire de nous-mêmes[88] ». On est en droit de percevoir dans ces analyses une distance par rapport à l’explication des plaisirs intellectuels qui formait la base de la théorie de la beauté en 1751 ; mais il me semble plus juste d’y voir un complément à cette théorie, qui met l’accent sur la dimension subjective spécifique du sentiment.

L’existence d’un troisième état de l’âme qui est présenté comme une sorte d’intermédiaire entre les deux états extrêmes du sentiment et de la méditation, et que Sulzer nomme l’état de contemplation, constitue une nouveauté dans la théorie des plaisirs. Ce troisième état semble conserver certaines des caractéristiques qui définissaient le sentiment de plaisir dans les mémoires de 1751, ou du moins ce que Sulzer appelait le « commencement » du plaisir[89]. L’un des exemples pris par Sulzer pour rendre compte de cet état de l’âme est justement d’ordre « esthétique » : dans la contemplation d’un « beau paysage », l’esprit, après avoir fait porter son attention sur les parties, « jouit un instant de l’impression agréable que cet objet fait sur lui »[90]. La définition d’une sphère de phénomènes qui relèvent de la beauté fait manifestement partie des intentions de Sulzer lorsqu’il introduit l’idée d’un état de contemplation intermédiaire entre le pur sentiment (qui inclut tout autant le sentiment moral que le plaisir sensible ou les passions) et la méditation théorique[91]. L’Allgemeine Theorie, dans le contexte d’une réflexion philosophique sur la fonction des beaux-arts, va durcir cette tripartition des plaisirs et consolider la position intermédiaire de la beauté. L’article « Schön » reconnaît trois types de choses capables de susciter de la satisfaction : le bon, qui possède la capacité de produire des sensations agréables, sans que nous en connaissions la nature ; les objets qui plaisent par leur perfection, et qui exigent que nous puissions nous faire une représentation distincte de leur constitution ; et le beau, qui plaît en raison de sa forme ou de sa figure, qui se présente de façon agréable aux sens et à l’imagination, indépendamment de toute autre utilité possible. Sulzer en profite alors pour écorcher la conception wolffienne de la beauté définie comme la perception indistincte d’une perfection, puisque la beauté n’a pas besoin de la connaissance de la destination de l’objet, qu’elle soit confuse ou distincte. Elle concerne plutôt ce que Sulzer appelle la « perfection de la forme », qui réside dans sa seule convenance agréable aux sens et à l’imagination[92]. C’est lorsqu’il détaille les particularités de la beauté que notre auteur la rapproche de ce qui définissait la beauté intellectuelle dans le Mémoire de 1751. La première particularité de la belle forme est de pouvoir être saisie sans effort pénible comme une totalité ; la seconde est qu’elle doit laisser sentir une multiplicité, ainsi que l’ordre dans cette multiplicité ; la troisième est que la variété doit concourir à l’unité de telle manière qu’aucune partie singulière ne vienne heurter la perception en se séparant de l’ensemble.

6. En guise de conclusion : un aperçu sur la fonction des beaux-arts chez Sulzer

Il est difficile de conclure sans dire quelques mots sur la finalité de l’esthétique comme théorie philosophique des beaux-arts, ce qui suppose de reconnecter l’art avec la beauté. La fin du Mémoire de 1763 nous précise bien ce qu’est la tâche des beaux-arts : alors que les sciences abstraites, dont la valeur est par ailleurs indéniable, sont à peu près impuissantes pour susciter nos sentiments essentiels, et peuvent même avoir pour effet de diminuer la sensibilité du coeur, « les beaux-arts au contraire peuvent servir à l’augmenter[93] ». Les Pensées sur les différents emplois des sciences et des beaux-arts (1757), qui examinent l’origine et les progrès des beaux-arts, font valoir que l’origine de l’art vient d’un désir de copier les objets agréables de la nature pour en conserver l’agrément. De la copie, on passe à l’imitation qui, par la sélection qu’elle opère, produit la représentation d’un objet qui n’existe pas dans la nature, mais qui est analogue aux objets naturels. Mais le véritable caractère du beau apparaît lorsque l’on commence à rendre ces imitations « plus riches, plus variées et plus agréables que les objets originaux mêmes[94] ». Dans des passages qui ne sont pas sans rappeler Les beaux-arts réduits à un même principe, de Batteux[95], Sulzer soutient que les véritables imitations artistiques visent à embellir les représentations conformément aux règles du goût[96]. Mais les beaux-arts conservent toujours un double objet, l’agréable et le beau, le premier s’adressant davantage au coeur et le second à l’imagination. Les fonctions de l’art, comprises dans cette perspective phylogénétique, sont également multiples : les beaux-arts contribuent à chasser l’ennui et à tirer l’être humain de l’indolence brutale. Ils permettent aussi d’adoucir la férocité naturelle des hommes et de les civiliser, en les rendant plus actifs et donc plus libres. Mais si les beaux-arts s’arrêtaient là, leurs plaisirs pourraient dégénérer en agréments superficiels ; il faut donc qu’ils appliquent leurs forces à « exciter et à flatter les passions », puisque ce sont les passions qui gouvernent l’être humain. Les arts, dit Sulzer, doivent « s’emparer du coeur et de la conduite de l’homme. C’est là le sublime de leur fonction[97] ». L’article « Beaux-arts » de l’Allgemeine Theorie, qui reprend cette problématique, trouve des accents presque schillériens pour souligner la complémentarité de ces deux fonctions de civilisation et d’excitation des passions morales : l’effet le plus universel des beaux-arts « consiste dans l’affinage de ce sens moral qu’on nomme le goût du beau » ; sur le terroir cultivé par le bon goût, les beaux-arts pourront ensuite participer à la gouvernance du coeur, en faisant une « douce violence à nos coeurs » en nous « enchaînant par une sorte de plaisir aux devoirs les plus pénibles[98] ». On ne peut qu’être étonné de voir que chez Sulzer c’est la puissance des beaux-arts qui explique leur hétéronomie, c’est-à-dire leur soumission à une tâche en dernière analyse éducative, sociale et morale. Les beaux-arts ne remplissent vraiment leur destination que lorsqu’ils travaillent à conférer une énergie particulière aux objets du sentiment et du coeur[99]. Il en va de même du beau, qui, lorsqu’il se limite à son essence première, ne remplit pas tout son potentiel ; la beauté « supérieure » doit donc réunir le parfait, le beau et le bon. Sulzer aurait pu dire, comme Fénelon, mais pour d’autres raisons, que « le beau qui n’est que beau n’est beau qu’à demi » ; de la même façon, on pourrait dire sans trahir Sulzer que les beaux-arts qui ne mettent pas leur énergie au service du bonheur de l’humanité ne sont justement que beaux.