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1. Introduction

Wittgenstein et la philosophie austro-allemande[2] est une étude approfondie sans équivalent dans la littérature secondaire des différentes filiations théoriques qui subsistent entre la philosophie de Wittgenstein et celles de ses contemporains austro-allemands[3]. Si le livre se concentre sur le deuxième Wittgenstein, le chapitre IV fait figure d’exception, puisqu’il y est question des théories du sens et du non-sens ainsi que des théories des modalités de Husserl et du Wittgenstein du Tractatus[4]. La thèse centrale de Kevin Mulligan dans ce chapitre est que Husserl et Wittgenstein ont tous deux développé des théories du sens et du non-sens, et de la distinction entre les deux dans lesquelles leurs catégories respectives (le sensé, einstimmig et widersinnig, et le Unsinnig chez Husserl, puis le sensé, le Sinnlos et le Unsinnig chez Wittgenstein) sont définies modalement à partir des mêmes espèces de modalités, à savoir :

  1. Une forme de modalité de dicto pour les propositions sensées (p. 89 et 93) ; et

  2. la modalité de re qui serait présente chez trois types distincts de porteurs, soit :

    1. la combinaison des symboles ;

    2. la subsistance et la non-subsistance des états de choses ou la combinaison des objets ;

    3. les liens subsistant entre le langage et la réalité (p. 92-93).

Par souci de concision, je me réfère aux modalités de re concernant chacun de ces porteurs par les formules « modalité de re syntaxique », « modalité de re ontique », et « modalité de re sémantique ».

Si la thèse principale du chapitre est originale et démontrée de façon convaincante, elle soulève toutefois une autre question, soit celle du fondement, pour ces deux philosophes, des différentes thèses modales qui sous-tendent leurs théories respectives du sens et du non-sens. En effet, à partir du moment où l’on affirme, par exemple, que “Fa” est possiblement vrai ou que l’état de choses que Fa est possible, la question de savoir ce qui fonde pareilles thèses se pose. À ce sujet, Kevin Mulligan soutient qu’il y aurait une « position naturelle à adopter » qui aurait eu la faveur de Husserl et de Wittgenstein (p. 93), et que je qualifierais de réaliste. Elle consiste à dire que la modalité de dicto est fondée sur la modalité de re ontique, qui serait elle-même fondée sur la nature des objets simples :

On peut ainsi se demander si le principe de dicto de bipolarité ne trouve pas son fondement complet ou partiel dans les possibilités de re. Si la proposition selon laquelle a est F est telle qu’elle peut être vraie et peut être fausse, n’est-ce pas parce que l’état de choses selon lequel Fa peut subsister et peut ne pas subsister ? Et ce dernier principe — apparemment accepté par Husserl et Wittgenstein, du moins si on néglige leurs distinctions entre états de choses et situations (Sachlagen) -, n’est-il pas expliqué au moins en partie par le fait que a peut être F et peut ne pas l’être (c’est-à-dire peut se combiner et peut ne pas se combiner avec certains autres objets) ?

pp. 93-94

Kevin Mulligan vient près également d’attribuer cette même position à Husserl et à Wittgenstein en ce qui concerne le fondement de la modalité de re syntaxique. Il y a toutefois, à cet effet, un obstacle dans le cas de la position de Husserl qui l’empêche d’adhérer à cette thèse. Husserl assimile en effet les significations à des objets et, ainsi, la modalité de re syntaxique à la modalité de re ontique. Cela dit, Kevin Mulligan soutient que cette thèse est problématique (p. 95-96). Selon lui, Wittgenstein aurait raison de distinguer la modalité de re syntaxique et la modalité de re ontique, et on devrait adopter son idée d’un symbolisme dans lequel il y a une impossibilité/possibilité/nécessité de re syntaxique et de dicto pour chaque impossibilité/possibilité/nécessité de re ontique et dans lequel toute modalité de re ontique se montre dans la modalité de re syntaxique correspondante. Autrement dit, afin d’éviter les problèmes que présente la position de Husserl, il vaudrait mieux miser sur un symbolisme qui nous montre « qu’une tache dans un champ visuel peut être rouge, doit avoir une couleur et ne peut pas avoir une hauteur » (p. 96). Mais, si tel est le cas, on peut penser que l’idée de la fondation de la modalité de re syntaxique sur la modalité de re ontique constitue également une position naturelle et attrayante pour Wittgenstein, et pour tout partisan de cette position.

Bien qu’attrayante, pareille position réaliste n’en présente pas moins pour autant un problème important soulevé par Kevin Mulligan, soit celui de l’incompatibilité avec le principe tractarien de l’autonomie de la logique, et l’idée husserlienne de la signification propositionnelle comme unité dernière :

Mais comment réconcilier ce dernier principe [le principe de bipolarité] avec le principe wittgensteinien selon lequel la logique doit prendre soin d’elle-même (TB 22.8.14), ou encore avec le principe husserlien selon lequel la signification propositionnelle est l’unité dernière « à laquelle tout ce qui est logique doit être reconduit » (zurückbezogen LU, V, §40 ; cf. TB 22.1.15) ?

p. 94

Cette difficulté fera que Kevin Mulligan laisse en suspens la question de l’adhésion de Wittgenstein à la position réaliste quant au fondement de la modalité de re syntaxique et de la modalité de dicto. Par conséquent, la question demeure irrésolue dans son ouvrage : les modalités de re syntaxique et de dicto sont-elles complètement ou partiellement fondées sur la modalité de re ontique, et dans quelle mesure l’adhésion à l’une ou l’autre de ces deux thèses, voire à ces deux thèses, est ou non compatible avec le principe d’autonomie de la logique ? Comment Wittgenstein tranche-t-il cette question dans le Tractatus ?

2. Les lectures réaliste et anti-réaliste et le principe d’autonomie de la logique

Ce qui milite en faveur de la lecture réaliste, c’est avant tout l’idée de l’isomorphie entre le langage et la réalité, et ce que Wittgenstein affirme en ce qui concerne la forme de représentation. En effet, pour Wittgenstein, toute proposition sensée est une image, c’est en cela que consiste le fait d’être sensé (4.03-4.031). Or toute image est une image logique (2.182), c’est-à-dire qu’elle « peut représenter le monde » (2.19), car elle « a en commun avec le représenté la forme logique de représentation » (2.2). Mais, « la forme de la représentation, affirme Wittgenstein, est la possibilité que les choses soient entre elles dans le même rapport que les éléments de l’image » (2.151). Par conséquent, pour lui, ce qui fait qu’une proposition est une combinaison possible et peut être vraie et peut être fausse, c’est en partie la nature des symboles qui la composent, ses propriétés structurelles et sémantiques, mais aussi le fait que les objets dans le monde ont les propriétés modales de re ontiques qu’ils ont, une forme, la forme de la réalité et, enfin, que la forme de la proposition est la même que celle de la réalité, c’est-à-dire qu’il s’agit de ce que Wittgenstein appelle la forme de la représentation.

Cela dit, le problème de l’incompatibilité avec le principe de l’autonomie de la logique demeure, du moins, si on en croit Kevin Mulligan. Il est toutefois difficile d’en juger à partir de ce qu’il en dit dans son ouvrage, puisqu’il se contente de citer la déclaration de Wittgenstein exprimant ledit principe (« La logique doit prendre soin d’elle-même ») et d’affirmer que cela est incompatible avec l’idée d’un fondement sur la modalité de re ontique. Mais que veut dire au juste Wittgenstein par cette formule et dans quelle mesure y a-t-il ou non incompatibilité entre le principe d’autonomie de la logique et la lecture réaliste que Kevin Mulligan est enclin à attribuer à Wittgenstein ?

Dans son commentaire de cette déclaration, Wittgenstein affirme que « tout ce qui est possible en logique est aussi permis » (5.473), ce qui laisse entendre que ce qui est possible d’un point de vue logique, qu’il s’agisse d’une possibilité de re syntaxique ou d’une possibilité de vérité et de fausseté d’une proposition, l’est bel et bien. Autrement dit, sur ces questions, ce sont uniquement les considérations logiques qui déterminent ce qu’il en est, et non les autres considérations dont celles au sujet de la nature des objets dont on parle. Ce dernier point trouve sa confirmation dans la remarque suivante, qui semble être une explicitation de l’idée que la logique doit prendre soin d’elle-même :

Notre principe est que toute question susceptible d’être en général décidée par la logique doit pouvoir être décidée sans autre apport.

(Et si nous nous trouvons en situation de devoir résoudre un tel problème en observant le monde, cela montre que nous nous sommes engagés dans une voie fondamentalement erronée)

5.551

S’il s’agit là de la bonne interprétation du principe de l’autonomie, il est alors plus aisé de voir en quoi la position réaliste présente un problème de compatibilité avec elle. En effet, en soutenant que la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto sont au moins en partie fondées sur la modalité de re ontique, la position réaliste se trouve à affirmer qu’une combinaison de symboles n’est syntaxiquement possible et ne peut être vraie que si les objets concernés peuvent se combiner de façon à ce que l’état de choses correspondant puisse subsister. Mais le principe de l’autonomie de la logique interdit que l’on détermine une question logique telle que celles-ci grâce à un autre apport que celui de la logique. Si le fondement de la modalité de re syntaxique et de la modalité de dicto est en partie dans la modalité de re ontique, comment peut-on alors résoudre quelque question de modalité de re syntaxique ou de dicto sans devoir passer par la considération de ce qu’il en est pour les objets simples concernés, c’est-à-dire sans devoir passer par ce qui est exclu par le principe de l’autonomie et constitue « une voie fondamentalement erronée » ?

Afin d’éviter cet écueil de l’incompatibilité avec le principe de l’autonomie de la logique, on pourrait être tenté de soutenir que Wittgenstein a plutôt adhéré à une position anti-réaliste. Selon cette lecture, sa position serait que ce qui fait que ‘a’, ‘R’et ‘b’peuvent ou ne peuvent pas se combiner pour former une proposition ‘aRb’tient uniquement à l’essence de ces symboles et aucunement aux propriétés combinatoires de a et de b[5] : « L’expression, affirme Wittgenstein, détermine à l’avance [voraussetzen] les formes de toutes les propositions dans lesquelles elle peut survenir » (3.311). De même, en ce qui concerne la modalité de dicto et, plus précisément, le principe de bipolarité, la possibilité de la vérité et la possibilité de la fausseté d’une proposition ‘aRb’ne tiendraient pas à la possibilité de la situation qu’elle représente, c’est-à-dire à la possibilité de combinaison de a et de b, mais uniquement au fait que ‘a’et ‘b’ont un référent et que la proposition représente son sens, une situation, dont elle contient la possibilité en elle : « L’image contient la possibilité de la situation qu’elle représente » (2.203, cf. 3.13). La possibilité de la vérité de ‘aRb’n’aurait donc pas besoin d’être fondée sur la possibilité de re de la situation qu’elle représente car, si cette dernière lui est extérieure, sa possibilité, elle, est contenue dans la proposition. Nul besoin alors d’un apport extérieur à la logique pour déterminer si une proposition est ou non possible et, par conséquent, aucun accroc ne peut être fait au principe d’autonomie de la logique. De ce point de vue, on pourrait donc penser que la lecture anti-réaliste présente un net avantage sur la lecture réaliste, et on pourrait être tenté de rejeter l’interprétation réaliste de Kevin Mulligan au profit de celle-ci.

Cela dit, la question n’est pas aussi simple. En effet, si elle ne présente pas de problème d’incompatibilité avec le principe d’autonomie de la logique, la lecture anti-réaliste n’est pas pour autant complètement dépourvue de difficultés. Elle en présente au moins une de taille, puisqu’il n’y a rien dans cette position qui permette d’écarter l’éventualité qu’une combinaison de symboles soit syntaxiquement possible et puisse être vraie du point de vue de la logique sans que la combinaison d’objets simples correspondante soit ontologiquement possible, un problème que Wittgenstein s’est posé dans le Tractatus lorsqu’il a soulevé la question de la possibilité d’un symbole relationnel à vingt-sept places (5.5541). La difficulté est importante, car la seule possibilité que le langage admette un symbole comme syntaxiquement possible ou possiblement vrai sans que la combinaison d’objets correspondante ne soit ontologiquement possible suffit à remettre en cause la prétention que l’on dispose d’un symbolisme qui montrerait toutes les possibilités, les impossibilités et les nécessités de re ontiques.

3. Une relecture du principe de l’autonomie de la logique et la solution au problème de l’incompatibilité

Comment Wittgenstein a-t-il tranché ce noeud gordien ? Si les partisans d’une lecture anti-réaliste ont raison d’insister sur le fait que la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto sont comprises à partir de la nature des symboles et du fait que les noms désignent des objets simples dans le monde, je soutiendrai ici qu’ils ont tort de soutenir que la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto trouvent leur fondement uniquement dans la nature des symboles et ne sont pas partiellement fondées sur la modalité de re ontique. Le fait que Wittgenstein ait été amené à abandonner la conception du langage du Tractatus dans « Some Remarks on Logical form » en partie sur la base de la découverte d’un exemple de possibilité de re syntaxique dont la combinaison correspondante n’était pas ontologiquement possible (« la tache est complètement rouge et complètement verte ») montre qu’il est nécessaire, pour lui, qu’il y ait isomorphie[6]. Mais pour qu’il y ait isomorphie, il est nécessaire qu’il y ait de la modalité ontique et que la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto y soient conformes.

Mais que faire alors du problème de l’incompatibilité de la position réaliste avec l’autonomie de la logique ? L’incompatibilité ici n’est, en réalité, qu’apparente. Elle découle d’une mauvaise compréhension du principe de l’autonomie de la logique. En effet, contrairement à ce que l’on croit souvent, ce principe n’est pas métaphysique, mais méthodologique.

Sur le plan métaphysique, Wittgenstein prend position en faveur du réalisme et de l’isomorphie. Selon lui, il y a, pour toute modalité ontique, une modalité de re syntaxique et une modalité de dicto correspondantes et, inversement, il y a, pour toute modalité de re syntaxique et toute modalité de dicto, une modalité de re ontique correspondante, et c’est parce qu’il y a cette isomorphie que la syntaxe logique universelle est un symbolisme parfait et que la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto sont en partie fondées sur la modalité ontique. Autrement dit, sur le plan métaphysique, c’est une vérité générale que toute proposition possible du point de vue logique, c’est-à-dire du point de vue des propriétés syntaxiques et sémantiques des symboles, est effectivement possible en ce sens qu’il y a une possibilité ontique correspondante qui fait qu’il s’agit d’un symbole possible et d’une possibilité de vérité.

Maintenant, une fois que cela a été établi, reste la question de savoir si une proposition donnée d’un langage donné est ou non une combinaison possible ou une possibilité de vérité du point de vue de la logique. Il ne s’agit pas ici de la question du fondement ou non des possibilités de re syntaxique ou de vérité de la proposition dans la possibilité de re ontique d’une combinaison correspondante, mais de la question de déterminer si la proposition en question est, du point de vue de la logique, possible et, sur cette question, Wittgenstein est formel : on doit déterminer toutes les questions logiques a priori à partir de l’étude du langage.

Entendu en un sens méthodologique, le principe de l’autonomie n’est pas incompatible avec la position réaliste. En fait, il le présuppose. L’idée est la suivante : à partir du moment où il y a isomorphie entre le langage et la réalité, il suffit d’établir la possibilité, du point de vue de la logique, d’un symbole, pour en établir la possibilité tout court. Mais comment l’établit-on ? La position de Wittgenstein sur cette question est que l’on arrive à l’établir en procédant de manière a priori, par l’analyse du langage et en ne faisant intervenir que des considérations logiques ou, comme il le dit lui-même, sans autre apport et, dans tous les cas de figure, sans passer par l’observation du monde. Ainsi, la voie foncièrement erronée qui contrevient au principe de l’autonomie de la logique n’est pas celle qui soutient que la modalité de re syntaxique et la modalité de dicto sont fondées sur la modalité de re ontique, mais plutôt celle qui dit que pour déterminer si un symbole est, d’un point de vue logique, impossible, possible ou nécessaire, il faut aller voir ce qu’il en est dans le monde quant aux objets simples concernés.

Si cette interprétation du principe de l’autonomie de la logique est juste, non seulement il n’y a pas incompatibilité avec la lecture réaliste, mais il y aurait lieu de penser que la thèse interprétative de Kevin Mulligan voulant que Wittgenstein et Husserl auraient tous deux adhéré à ce réalisme serait plausible. Toutefois, dans la mesure où le jeune Husserl entendait résoudre ces questions, notamment en ce qui concerne la modalité de re syntaxique, par un retour aux choses elles-mêmes, un gouffre les sépare sur la question de la détermination des modalités de ce type. Tandis que Husserl n’exclurait pas clairement d’emblée que cela fasse intervenir des considérations ontologiques, Wittgenstein, lui, l’exclurait. De ce point de vue, cela nous donne une raison de penser que les positions de Husserl et de Wittgenstein en ce qui concerne les modalités ne sont pas aussi rapprochées que ne le laisse entendre Kevin Mulligan dans son ouvrage.