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Introduction

Dans cet article, nous voulons dégager dans l’analytique existentiale de Heidegger la présence d’une philosophie implicitement tournée contre le mouvement, compris comme possibilité du changement au niveau des formes mêmes de l’existentialité. De manière plus large, le but de notre propos consiste à questionner la phénoménologie heideggerienne sous l’angle de la mobilité, laquelle représente selon nous une perspective fondamentale pour penser notamment les mutations introduites par la technique dans « l’existence ».

Plus précisément, nous examinerons pourquoi la mobilité que Heidegger confère à la structure du Dasein n’est qu’apparente. Le primat de l’avenir parmi les ekstases temporelles propres au Dasein, déployant tout le vocabulaire de la projection, ainsi que le primat de la constitution, déployant le champ sémantique de l’activité, peinent à masquer la tendance inhérente à Être et temps qui se résume dans le primat implicite de la finalité. Nous développerons l’idée qu’à travers la domination de la structure du renvoi, la structure du Dasein est une totalité auto-finalisée et fermée au devenir.

Nous voudrions ainsi nouer notre propos, dans sa continuité, à l’aide de trois fils conducteurs qui peuvent se formuler comme des hypothèses :

  1. L’analytique du Dasein ne parvient pas à éliminer de sa structure la présence d’une forme de passivité : bien plus, elle l’organise, lui fait entièrement droit, et prépare ainsi la conception « attentiste » du rapport à l’être qui gouvernera peu à peu l’évolution ultérieure de Heidegger.

  2. Les conséquences de cette centralité de la passivité dans l’expérience du Dasein s’expriment dans un parti pris anti-cinétique, c’est-à-dire que l’attribution par Heidegger d’un a priori à la totalité de l’existence a pour effet de rendre impensables les mutations potentielles qui pourraient affecter ses formes mêmes.

  3. Enfin, l’ensemble de ces critiques peut se réunir sous le concept d’hypertélie. L’unité de l’analytique existentiale est permise par une saturation sémantique des modes d’être du Dasein, c’est-à-dire qu’en existant toujours en vue de lui-même, celui-ci se trouve pris dans un réseau où les structures du renvoi, de la significativité et de la compréhension clôturent le Dasein dans sa sphère d’ipséité. Nous parlerons alors d’hypertélie pour désigner à la fois la primauté du rapport de renvoi, sa dimension auto-renvoyante (ipséité) et le caractère a priori qui lui est dévolu, conduisant à saturer de finalité la dynamique de l’existence et à faire de cette finalité une dimension transcendantale qui par définition échappe et se ferme à toute modification issue des processus empirico-mondains (et notamment des évolutions techniques). Ainsi, en tentant une analogie avec la définition simondonienne de l’hypertélie, il s’agit de critiquer la forme même d’une analytique existentiale dans son intention. Pour Simondon[1], il y a hypertélie lorsqu’un objet technique n’est adapté qu’aux conditions de milieu qui le précèdent et sont déjà données, tandis qu’un objet véritablement « concret » (c’est-à-dire souple, inventif, et non saturé dans ses fonctions) est capable d’inventer son propre milieu, c’est-à-dire de s’auto-conditionner et s’individualiser avec ce nouveau milieu : un objet hypertélique, lui, est condamné à mourir dans la mesure où il est excessivement finalisé vers, dépendant de et adapté à un milieu déjà donné, incapable d’évolution.

Oser l’analogie et formuler une telle critique à l’adresse de Heidegger revient dès lors à plaider pour une conception naturaliste de l’existence, à savoir comme d’un champ d’expérience susceptible d’évolution et de transformation sous la poussée de la vie et de sa puissance de « déliaison » à l’égard des formes de vie constituées. Entreprendre de déconstruire toute constitution transcendantale de l’existence implique ainsi de déterminer le sens de la mobilité originaire qui conteste sans cesse les formes familières de notre expérience, au niveau même de leur valeur a priori. Une conception naturaliste de l’existence reconduit dès lors l’intériorité des champs transcendantaux à une extériorité à partir de laquelle ils se constituent. Dans une perspective simondonienne, l’existence se laisse décrire comme un rapport non phénoménologique entre un être et son milieu — pour le vivant et les objets techniques, et entre un être et son monde dans le cas de l’homme, c’est-à-dire comme une individuation. Or nous tenons à montrer ici que Heidegger ne réfléchit pas, dans la période d’Être et temps, aux conditions évolutives de la co-appropriation de l’homme et de son monde. En prétendant décrire une structure achevée (dans ses éléments fondamentaux), non évolutive, et représentative des possibilités essentielles d’un étant éminent, il élude ce que le rapport à l’être comporte en tensions, potentiels et incompatibilités susceptibles d’appeler une restructuration radicale de ses modalités mêmes.

1. La rectification ontologique de l’attitude naturelle

Il faut tout d’abord examiner en quoi le problème de la réceptivité, dans sa réélaboration transcendantale-existentiale, loin d’ouvrir la structure elle-même de l’existence à une mobilité capable de la surmonter et de la transformer, se sert au contraire de l’héritage transcendantal pour fixer de façon univoque le rapport au monde. S’il y a un primat de la réceptivité dans l’analytique existentiale, celle-ci n’a d’autre fonction que d’organiser une attitude d’écoute à l’égard de l’être. Mais puisque celui-ci ne se donne qu’à partir de l’ouverture déployée par le Dasein, il n’y a plus qu’une réceptivité ontologique envers le sens de l’être, qui ne renvoie in fine qu’aux structures appartenant au Dasein. Si l’être ne se donne que dans les structures de l’existence, celle-ci ne peut s’ouvrir qu’à elle-même, à son niveau transcendantal, pour autant qu’elle est traversée de rapports ontologiques.

Pourtant, s’il importe de soulever une question qui, apparemment, semble réglée d’avance par Heidegger, c’est parce qu’en écartant la question épistémologique de la réceptivité sensible au profit de la réceptivité à l’être, l’analytique existentiale se retrouve devant l’étrange situation où le transcendantal est délivré dans l’existence, c’est-à-dire se retrouve lui-même objet d’expérience : de ce fait, les modes de l’existence authentique exercent leur emprise à la fois comme conditions de possibilité de l’inauthentique, et comme manières d’être devant être concrétisées et réalisées en acte sur la base de l’affect et du contact. Le transcendantal investit ainsi jusqu’aux modes de la sensibilité qui fait l’objet d’une conversion ontologique (la tonalité, que nous aborderons plus loin). Dès lors, c’est bien le sens de la facticité qui est mis en jeu dans le questionnement de la mobilité — et surtout de l’immobilité — de la vie facticielle, dans la mesure où ce qui pose problème c’est l’affirmation de la présence, dans le vécu concret, d’une charge de signification en un sens déjà accomplie : ce à quoi il faut s’ouvrir c’est à ce qui, en étant déjà accompli, doit donc bien être reçu et éprouvé ; mais d’autre part, ce sens déjà accompli n’est pas autre, extérieur, mais essentiellement mien. Le sens ontologique de l’existence est à recevoir, parce qu’il est déjà-là : le Dasein doit être réceptif à sa propre activité projetante afin de se l’approprier. Voici là ce que nous avons à établir.

Dans le cours du semestre d’été de 1925[2], Heidegger attribue à Husserl trois découvertes fondamentales pour la « percée phénoménologique » : l’intentionnalité, l’intuition catégoriale, et l’inflexion donnée au sens de l’a priori.

L’élaboration phénoménologique de l’intentionnalité permet d’ouvrir la voie à une appréhension non naturaliste des comportements psychiques et de leur relation aux objets, c’est-à-dire qu’elle établit la corrélation d’une visée et d’un intentum, objet visé qui n’est pas « extérieur » à la conscience, logé dans un monde physique, mais le vis-à-vis direct de sa visée[3], du fait que la conscience opère un « se-diriger-sur… » et obtient son objet dans une coappartenance réciproque. Les processus psychiques doivent ainsi être pensés comme des actes, dans lesquels est par définition impliquée une relation intentionnelle avec, selon les niveaux, des choses perçues, voulues, aimées, etc., et également avec d’autres actes (actes « fondés » sur des actes « simples »). Heidegger porte au crédit de cette innovation un élargissement[4] du voir au-delà de la perception purement sensible, élargissement qui permettra de donner un statut ontologique à ce qui est perçu en tant que chose du monde ambiant, caractère du monde pratique, tout ce qui apparaît sous le regard naïf que tente toujours de réduire l’investigation théorique de la nature.

Du côté de l’intuition catégoriale, Heidegger dégage à partir de Husserl la possibilité que le voir, dont les corrélats sont de plein droit dotés d’une présence et d’un « là », puisse également et surtout saisir des catégories, c’est-à-dire des relations logiques et des états de choses. À même les perceptions de choses singulières sont donnés des caractères généraux (prédicats, relations) : si le voir est légitimant[5] pour tous ses corrélats, alors nous « voyons » — au sens large et non sensible — des catégories dans des propositions telles que « cette chaise est jaune et rembourrée », à savoir « jaune », « rembourrée », « cette », « est », « et », etc. Les prédicats et les relations de jugement — « l’idéal » — ne sont ainsi pas logés « dans l’esprit » et ajoutés à la chose, mais visibles à même la chose donnée[6]. Les actes de synthèse et d’idéation[7] sont ceux par lesquels le général est intentionnellement visé à même la chose singulière (dans les premiers, les choses singulières données dans la perception sensibles apparaissent d’emblée constituées comme états de choses, c’est-à-dire investies par des caractères généraux ; dans les seconds, la vision va directement viser l’idéalité, elle est une intuition donatrice du général). On sait que Heidegger a puisé ici un certain élan pour conquérir la question de l’être, dans la mesure où la possibilité d’une donation en personne des caractéristiques générales des choses ouvre celle de saisir l’être lui-même. Mais on peut aussi apercevoir que ce qui intéresse Heidegger ici, c’est le caractère omniprésent de l’activité constituante, puisqu’à rebours de la tradition kantienne « les formes catégoriales ne sont pas des fabricats des actes, ce sont au contraire des objets, lesquels deviennent visibles dans ces actes ». Ainsi, « “constituer” ne veut pas dire produire au sens de fabriquer et de confectionner, mais de faire voir l’étant dans son objectivité[8] ». Il n’y a pas de matière passive faisant face à l’activité organisatrice du sujet, mais des secteurs et des niveaux d’intuition plus ou moins généraux et plus ou moins remplis, où le remplissement n’équivaut plus à une réception passive mais à une forme de confirmation de la visée intentionnelle (c’est-à-dire la mise en présence du visé, son actualisation, et non pas une prise de contact avec un extérieur radicalement autre).

Enfin, l’explicitation du sens de l’a priori comme « saisissable directement en lui-même[9] », puisque non subjectif et corrélé à l’intentionnalité, est provisoirement ajourné en raison de son lien avec le temps et l’être, lesquels sont précisément ce qui est recherché et ne peut donc pas encore constituer un objet de discussion.

Or, ces trois acquis, Heidegger ne les remet pas en cause lorsqu’il expose l’inflexion qu’il entend faire subir à la pensée husserlienne. Plus encore, il cherche bien à en élargir la portée en vue de questionner la couche d’existence à partir de laquelle seulement il peut y avoir de l’intentionnalité — ce qui s’appellera questionner le sens d’être de celle-ci.

En effet, si Husserl a restreint le champ d’investigation phénoménologique à la conscience théorétique et à ses opérations de connaissance, il faut alors conquérir le champ où sont déjà actifs « les comportement sur lesquels la structure de l’intentionnalité doit être recueillie[10] ». Or, c’est sur la base d’une révision de ce que Husserl nommait l’attitude naturelle que le sens ontologique de l’intentionnalité pourra apparaître. Cela signifie qu’entre rapidement, dans l’intention de Heidegger, le projet de soumettre l’existence concrète de l’étant en lequel l’intentionnalité se rencontre à une investigation phénoménologique. Car si la phénoménologie se veut être un retour « aux choses mêmes », alors le champ des comportements qui actualisent un déploiement de phénomènes est bien plus large que celui des comportements de connaissance. L’a priori des structures intentionnelles devra être cherché ailleurs que dans la sphère idéale de la conscience pure, c’est-à-dire à partir de « l’étant lui-même » dans ses comportements singuliers, pratiques, non théoriques, tels qu’ils se présentent dans l’attitude naturelle. Or, du même coup, c’est le projet même de soumettre l’étant intentionnel (déjà nommé, dans le cours, Dasein, ou « Dasein humain ») à une analyse apriorique qui doit poser question.

Un tel problème s’annonce, comme nous l’avons indiqué, dans l’intention de faire émerger la question de l’être à même les comportements concrets et quotidiens qui composent « l’attitude naturelle ». Plus précisément, en logeant au sein même des comportements quotidiens le lieu de constitution de la question de l’être, Heidegger est conduit à inscrire des formes de vie contingentes et évolutives dans un cadre authentifiant qui, par là, se donne pour fonction d’approprier à chaque instant le Dasein à des possibilités a priori décrites comme « siennes ». Ne faut-il donc pas questionner la levée elle-même du Dasein à partir de la réinterprétation de l’attitude naturelle, c’est-à-dire questionner l’existentialité à partir de la contingence des comportements qu’elle érige en transcendantaux ?

Chez Husserl, la contingence du monde des choses perçues dans l’attitude naturelle est préservée, dans la mesure où l’analyse eidétique des différentes régions de l’être[11] conduit à séparer radicalement la donation absolue de la région des vécus et le mode d’être des choses transcendantes. Tandis que celles-ci, données et organisées dans la perception, peuvent par essence être annihilées par la réflexion, le vécu ne peut pas se nier lui-même. Les réductions phénoménologiques révèlent à propos du monde naturel son essentielle contingence, la possibilité qu’il ne soit pas (ou bien, moins radicalement, qu’il soit autre), quand bien même c’est le regard de la conscience qui en constitue l’essence. Chez Husserl, la position absolue de la conscience laisse place à la possibilité que le monde naturel, comme bain primitif d’expérience, puis comme « région », conserve une forme d’altérité dont rend compte la conscience à travers l’intentionnalité spécifique qui lui correspond (la transcendance).

Or Heidegger cherche au contraire à étendre au monde naturel la présence d’une activité intentionnelle déjà porteuse d’un sens ontologique. Le questionnement du point de départ de la phénoménologie, du sol où elle se procure son champ d’investigation (la conscience pure, par séparation d’avec le monde naturel), doit pour Heidegger « être porté sur les déterminations d’être de l’étant dans lequel la conscience et la raison se concrétisent, sur la détermination d’être de l’étant concret appelé humain[12] ».

Dans sa discussion avec Husserl, Heidegger retourne explicitement le regard phénoménologique vers le sol de l’expérience « naturelle » pour montrer que celle-ci n’a rien d’une position naïve d’un donné extérieur mais qu’au contraire les comportements ordinaires « de l’étant concret appelé humain » sont animés par une intentionnalité originaire et constitutive. Il faut dès lors que cette couche d’expérience soit soumise à une investigation qui révèlera son a priori.

Or l’investigation phénoménologique de l’existence concrète peut-elle laisser intacte cette couche d’expérience ? Lui conférer un sens ontologique ne revient-il pas à perdre la possibilité de l’accidentel et du contingent, non pas au niveau ontique, mais précisément sur le plan des formes « existentiales » de l’existence ? Si celle-ci est de part en part investie de structures a priori, n’en ressort-il pas une conception immobiliste de l’existence ? Puisque le sens de l’a priori implique une « priorité » temporelle, celle de l’être sur l’étant, c’est-à-dire « la structure d’être de l’être »[13], peut-on loger au sein même de l’expérience concrète de l’homme une constellation apriorique — laquelle manifeste « son indifférence spécifique vis-à-vis de la subjectivité[14] » — sans perdre la possibilité que cette expérience continue d’être une source imprévisible de formes d’existence ? Heidegger cherche à déterminer comment « l’être de l’intentionnel est […] effectivement expérimenté », « dans une expérience qui n’a pas encore été modifiée théoriquement », laquelle est « déjà présent[e] dans la posture qu’abandonnent les réductions[15] » à savoir l’attitude naturelle. Mais comment permettre qu’une détermination originaire de l’intentionnel dans son a priori fasse droit, en même temps, à une mobilité concernant ces possibilités a priori elles-mêmes ? Ces possibilités peuvent-elles encore changer, se reconfigurer ? Franco Volpi a indiqué en quoi la métaphysique du Dasein s’avère être une reprise de l’analyse aristotélicienne de la praxis, avec pour motif de montrer que le regard théorique de la conscience pure n’est pas la seule attitude découvrante possible ni même la plus fondamentale, et que les attitudes pratiques et poïétiques relèvent elles aussi d’un dévoilement de l’étant, c’est-à-dire d’un rapport à l’être[16]. Or l’effet d’une telle interprétation ontologique de la vie pratique est celui d’une absolutisation, qui la conduit à perdre le caractère potentiellement évolutif que sa dimension ontique conservait[17].

Qu’au sein de la constellation existentiale la mobilité soit une possibilité inauthentique de l’être-au-monde, cela apparaît finalement dans l’analyse de l’échéance/déchéance (Verfallen) au § 38. Si Heidegger indique que « l’échéance est un concept ontologique du mouvement[18] » (ontologischer Bewegungsbegriff), c’est pour dire que le mouvement dont il s’agit relève de l’affairement qui repose sur « la précipitation dans l’absence de sol », pris dans « le tourbillon » où le Dasein se rassure et s’oublie. La mobilité est une possibilité ontologique du Dasein qui, explicitée comme frénésie, précipitation, affairement et tourbillon, manifeste clairement que l’accès à l’authenticité réside dans une mise à l’écart du mouvement de la vie quotidienne prise dans le « On ».

Mais qu’en est-il alors de la description des possibilités du Dasein en termes de projection active de ses possibilités d’être ? N’y aurait-il pas une mobilité authentique qui serait plus propre au Dasein que celle dans laquelle il s’aliène au quotidien, et que l’a priori de l’analytique existentiale parviendrait malgré tout à manifester ?

2. Un primat de l’activité ?

Il apparaît pourtant que la structure même de l’herméneutique du Dasein empêche fondamentalement de penser un changement capable d’affecter à sa racine même l’être-au-monde. Plus précisément, la voie herméneutique met le Dasein devant une « significabilité » originaire de son rapport au monde et à lui-même qui est à découvrir sur le mode de l’accomplissement, mais où accomplir revient donc à assumer une charge de sens déjà-là. Au coeur du vocabulaire de la possibilité, de l’activité et de l’accomplissement, au centre du souci et de l’être-concerné par et pour le monde, n’y a-t-il pas une charge à recevoir ? Érigée en transcendantal, la constellation des rapports de l’être-au-monde n’introduit-elle pas une certaine inertie dans le rapport que le Dasein entretient avec le monde et sa propre existence, délégitimant toute pensée voulant faire droit à une reconfiguration des conditions de l’existence au sein du devenir ? Avant d’envisager le sens d’une telle « reconfiguration », il faut déterminer si et en quoi l’analytique existentiale relève vraiment d’une pensée de la mobilité.

À première vue, il semble que l’herméneutique heideggerienne soit gouvernée par un rejet de la passivité et promeuve plutôt une conception active du rapport à l’être[19]. Cette sorte d’activité possède trois caractéristiques : d’une part, elle mobilise le champ conceptuel de la possibilité au sens du pouvoir-être ; d’autre part, elle interprète ce pouvoir-être comme étant le mien ; enfin, elle s’exprime dans le primat temporal de l’avenir.

Le premier moment de cette analyse s’affirme dans le rejet du monde comme structure naturelle d’inclusion (être dans le monde, c’est en réalité le mode d’être des étants sous-la-main dans leur présence de choses) pour au contraire placer dans l’être-à et l’être-auprès la source d’un rapport originaire et actif entre le Dasein et son monde[20]. En tant que structure fondamentale de l’ouverture, l’être-à désigne l’inhérence ontologique essentielle du Dasein sur le mode du séjour et d’une familiarité a priori avec le phénomène correspondant du monde.

Il est donc tout naturel que le contact le plus fondamental du Dasein avec le monde s’effectue avec son monde « ambiant », et qu’en celui-ci la mondanéité du monde soit liée à l’usage préoccupé des étants à-portée-de-la-main (les outils), contre le primat classique du regard théorique sur la chose, qui objective le monde comme ensemble des faits. Les étants qui contiennent la structure du renvoi, dans laquelle seule peut s’ouvrir un rapport de compréhension avec le monde, sont ceux que le Dasein découvre dans le contexte quotidien de ce avec quoi il a affaire. S’il peut y avoir un monde, c’est parce que des rapports de sens sont d’abord établis, et il n’y aurait aucun rapport de sens si l’existence concrète n’était pas déjà engagée, de proche en proche, pour ce monde sans vraiment le « savoir ». Comme structure ontologique le monde est déjà co-impliqué dans l’usage préoccupé, en même temps qu’il le rend possible, mais c’est seulement à partir de lui qu’il se donne concrètement et qu’un accès à l’être est ménagé.

Ainsi, l’étant avec lequel le Dasein est affairé et engagé n’est pas un ensemble de choses extérieures qui feraient ensuite l’objet d’une appropriation (par le travail, l’interprétation, la connaissance…), mais il recèle une affinité structurelle avec les pouvoirs propres du Dasein qui s’y projettent dans un entrelacement auto-renvoyant. Or cette imbrication dessine une notion de la possibilité qui est délibérément écartée de ses significations logiques[21] (le possible comme le non nécessaire et le non effectif) pour être rapportée à son sens existential selon lequel est « possible » ce qui appartient au pouvoir-être propre du Dasein, ou encore au fait que le Dasein est ses possibilités. Les possibilités diverses qui déclinent les manières d’être-au-monde du Dasein forment son « projet » et confèrent au monde la valeur d’un phénomène lui appartenant en propre. Le monde n’est ouvert que comme un projet, en lequel est investie une charge de compréhension. À ce titre, la critique de toute conception naturelle du monde évacue l’idée d’une pure extériorité avec laquelle l’homme entrerait après coup en contact et qui fournirait un donné à réceptionner passivement : tout donné possible est toujours déjà capturé par l’ouverture primordiale du Dasein et les structures de son existence en lesquelles il se comprend. Avant d’exprimer un rapport de temps (le primat de l’avenir qui convoque le Dasein à son pouvoir-être), le terme de possibilisation renvoie ainsi à la valeur dynamique de la mise au jour du monde comme lieu ontologique constamment produit.

D’autre part, la « mienneté » du monde découle de cette familiarité constitutive. Pour que celle-ci ne soit pas une simple affinité ontique, résultant par exemple d’une longue fréquentation (acculturation), d’une appropriation, ou d’une co-évolution (écologique et biologique), elle doit posséder a priori la marque du Dasein[22]. Cette identité entre le Dasein et le monde s’établit dans l’idée fondamentale que son essence est son existence[23], en tant que l’être du Dasein est formé de possibilités qu’il a à être, autrement dit qui lui sont propres mais de façon à ce qu’en elles il se vise lui-même. Les possibilités qui forment l’essence du Dasein sont pour lui et ne relèvent en rien de déterminations objectives logées dans des choses. L’ouverture par le Dasein de ses possibilités et son engagement en elles implique en ce sens un mouvement actif d’appropriation et d’assomption de son propre être, par lequel il est toujours projeté au-devant de lui-même et non pas mis face à une réalité extérieure et étrangère[24]. Ainsi, là encore est affirmé le primat d’une forme d’activité dans le rapport du Dasein à l’être, au sens d’une activité de constitution ontologique qui précède et rend possible tout donné qui soit. Que le rapport du Dasein à son existence puisse être authentique ou inauthentique signale la présence d’un critère de « propriété » qui contient une injonction à se mobiliser pour son être.

Enfin, au sein de la dimension du temps et de son lien essentiel avec l’être, il faut rappeler la valeur centrale de l’avenir. Si l’on se tourne vers les deux existentiaux qui soudent le Dasein avec le phénomène du monde, l’affection et la compréhension, on trouve bien une temporalité pro-active.

D’une part, la temporalité de l’affection (Befindlichkeit) se noue autour de l’être-été du Dasein, c’est-à-dire dans son report vers ses possibilités passées. Celles-ci lui révèlent que son passé le précède comme une ouverture qui a toujours été là pour lui, assumée ou non. Que le Dasein soit tonalement affecté signifie qu’il ne peut se comprendre — ou se mécomprendre — que sur la base d’un retour à soi en tant que toujours déjà alourdi d’un passé, car déjà jeté dans l’existence (dans la peur le Dasein revient à son être-jeté à partir de l’étant intramondain mais en s’oubliant lui-même devant l’oppression de la menace, tandis que dans l’angoisse sa facticité se met à nu et il devient alors capable de la prendre en charge pour l’avenir). Bien que temporalisée par l’être-été (centrée autour d’un passé d’existence qui pèse sur le Dasein), l’affection reste focalisée vers l’avenir : car ça n’est pas seulement l’angoisse, affection fondamentale, qui ouvre affectivement le Dasein vers son pouvoir-être le plus propre, mais c’est bien l’affection en général qui est pro-tendue puisqu’en elle le Dasein est certes mis devant son « d’où », mais aussi devant son « vers où [25]».

D’autre part, le comprendre (Verstehen) est l’existential fondamental qui manifeste un rapport privilégié à l’avenir. En lui, les trois ekstases du temps se temporalisent à partir des possibilités à-venir du Dasein. Lorsque celui-ci se comprend de façon inauthentique, il projette son pouvoir-être à partir de l’étant : l’avenir devient simple attente d’un événement intramondain, le présent reste absorption préoccupée dans les choses présentes, et le passé chute dans l’oubli de soi au profit à nouveau du monde ambiant dont on se préoccupe. Mais lorsqu’il accède à la compréhension authentique, le Dasein déploie sa temporalité à partir d’un avenir authentique qui est devancement résolu. À celui-ci correspond un présent compris comme l’instant où le Dasein devient présent à ses propres possibilités (et non pas aux choses dans le temps) en tant que situation. Enfin le passé authentique reconduit le Dasein devant ses possibilités propres qui, après s’être révélées comme avenir, se donnent comme ayant toujours été déjà là : le passé authentique sur la base duquel le Dasein se comprend est donc répétition, car il rend visible la continuité de son ipséité depuis son irruption dans l’existence. Une telle compréhension du passé ravive donc à nouveau la valeur constitutive de l’avenir, dans la mesure où ce passé n’est pour le Dasein un retour vers soi qu’à condition qu’il soit imprégné de promesses d’existence à venir.

D’après ce qui précède, il semblerait donc acquis que le rapport du Dasein avec le monde refuse par essence de se laisser déterminer par une quelconque extériorité qui viendrait l’aborder, un tel mode de contact réclamant ensuite une théorie de la connaissance pour surmonter leur face à face. Au contraire, tout rapport d’être ne peut être éclairé qu’à partir des structures d’existence de l’étant qui en possède une compréhension, structures qui ne sont pas plaquées sur une matière passive mais qui donnent littéralement à l’étant son apparaître et du même coup une ouverture à l’être lui-même.

3. Affectivité ontologique et inertie

Pourtant, c’est précisément à partir de cette position privilégiée du Dasein en tant que source des structures d’apparition et de signification du monde que s’instaure et se réalise un nouveau partage entre passivité et activité dans le rapport à l’être. Plus précisément, il faut rappeler le fait central que pour Heidegger, la dimension ouvrante de l’existence est structurellement liée à un rapport de précédence qu’elle se donne à elle-même ou qu’elle réclame pour déployer son mouvement proactif : à travers la facticité, est tracé pour le Dasein le cercle d’ouverture au sein duquel seulement quelque chose comme un donné peut apparaître. Il s’agit donc, en réalité, d’une fausse précédence, puisqu’elle appartient structurellement au dispositif ontologique du Dasein. En d’autres mots, pour Heidegger, le Dasein capture l’extériorité du monde dans la forme de sa propre facticité. Il y a dès lors paradoxe en ceci que son appropriation au monde est en même temps une aliénation du monde ; son appartenance au monde est simultanément une mise à part du monde ; la capture du monde dans la facticité retire du même coup au Dasein la liberté d’en disposer.

Pour expliciter ces propositions, il faut se pencher sur la nature plus précise de l’affection (Befindlichkeit) et de la tonalité (Stimmung), et la critique du regard théorique au nom de la facticité.

Le § 29 d’Être et temps s’attache à montrer qu’en tant que détermination ontologique l’affection concerne le tout du Dasein[26], mobilise la totalité de son ouverture, et ne relève donc pas du domaine des vécus psychologiques accessibles à l’investigation empirique. L’affection donne au Dasein l’appréhension « sensible » de son être-là auprès du monde et de lui-même. Heidegger prend évidemment soin de distinguer le pré-sentiment ontologique de présence au monde délivré dans l’affection de toute saisie perceptive sur le mode de l’observation objectivante. Dans l’affection, le Dasein n’est pas placé en face d’une donnée qui l’affecte, mais il est « remis à son être », c’est-à-dire « transporté » dans l’ambiance ontologique[27] de son ouverture. Mais précisément, le caractère d’ambiance de l’affection possède une valeur transcendantale d’ouverture et, par conséquent, si elle rend possible le dévoilement des structures de l’existence, elle se retire elle-même hors de toute saisie. En ce sens, si l’affection ouvre l’être-jeté et la facticité du Dasein, il n’est donc pas étonnant qu’il s’agisse en elle selon Heidegger d’une mise en situation ontologique qui offre autant qu’elle refuse[28]. Si elle découvre l’espace d’apparition de l’étant, si elle offre la possibilité de le rencontrer et de s’y rapporter, elle refuse en même temps de tomber elle-même sous le regard. D’autre part, son caractère d’ouverture signifie qu’avec elle le Dasein est projeté hors de soi et conduit vers le monde, où il n’est pas livré à un pur dehors mais jeté « en avant de soi » et où il se retrouve déjà impliqué.

Ce qui doit apparaître ici, c’est la dualité des mouvements impliqués dans l’ouverture, à savoir un retrait en même temps qu’une projection, la mise à disposition d’un lieu du sens qui opère « dans notre dos » et vers lequel le Dasein, comme Orphée tenté par Eurydice, ne peut pas se retourner sans le dissiper. La critique du regard théorique avisant est en ce sens bien connue et elle justifie cet écart entre ce qui relève de l’existentialité (les modes d’être de l’ouverture) et des catégories (les modes d’être de l’étant, en particulier du sous-la-main[29]).

La présence d’une réceptivité ontologique, c’est-à-dire l’aménagement au sein du Dasein d’une sensibilité à l’être qui l’assigne au sens, se donne plus clairement encore dans certaines réflexions délivrées dans le cours de 1929-1930.

Les considérations méthodologiques qui ouvrent les premiers chapitres du cours reprennent la thématique de l’affection pour l’étendre au mode de saisie du concept de monde. Dès le premier chapitre, Heidegger avance que la tonalité (Grundstimmung) est à la fois là et pas là. Après avoir écarté les interprétations logiques et psychologiques du paradoxe, il avance qu’une tonalité ne peut pas être saisie sur le mode de la connaissance, qu’elle soit constatation d’une chose présente ou prise de conscience d’un état psychique. Au contraire, « toute prise de conscience signifie une destruction[30] », car une tonalité ne peut être qu’éveillée par l’activation d’un rapport à l’être dont nous avons vu plus haut qu’il doit être éprouvé (sur le mode de l’ambiance ontologique) et non connu (comme une donnée empirique). On retrouve ici l’idée selon laquelle ce qui est ontiquement le plus proche est aussi le plus éloigné ontologiquement. Par conséquent, pour éveiller une tonalité, il faut la « laisser être », autrement dit amener à l’éveil une manière d’être, ce qui ne signifie pas la provoquer ou la déclencher artificiellement mais puiser dans son propre Dasein une disposition à être-au-monde d’une certaine façon[31], et se laisser saisir par elle.

En dépit du fourmillement de sens activement projeté par le Dasein à travers les structures de l’être-au-monde, l’invitation à se couler dans l’affectivité du contact primordial instille au coeur même du mouvement ekstatique du Dasein l’autorité d’une instance sensible qui l’« assigne[32] ».

Les réflexions de Heidegger sur le monde et la tonalité de l’ennui rendent encore plus explicite ce privilège du contact réceptif. La configuration de monde, expression par laquelle Heidegger déploie dans ce cours le thème de l’être-au-monde et la question du type de rapport que le Dasein entretient avec le phénomène du monde, manifeste de façon exemplaire le réquisit d’une ligature du Dasein avec le monde au sens d’un lien qui contraint quelque chose en l’attachant. Au § 64, Heidegger rappelle que « c’est seulement là où il y a le “laisser être” (Seinlassen) qu’il est en même temps possible de ne pas laisser être ». Autrement dit, si nous pouvons intenter aux choses des rapports objectivants dans la connaissance avisante, et manipulants dans l’usage préoccupé — c’est-à-dire ne pas les « laisser être » mais les amener sous le regard et à portée de la main, c’est sur la base d’une entente primordiale de l’étant en tant qu’étant où se noue la pure possibilité de pouvoir tenir un rapport avec lui. Laisser être l’étant en tant qu’étant suppose un lâcher prise de tous les rapports préoccupés que nous entretenons au quotidien avec les choses, pour révéler que précède toujours une ligature plus originelle qui rend possible les rapports déterminés du Dasein avec son monde courant. C’est dans cette ligature originelle que s’ouvre la manifesteté de l’étant et donc la sensibilité — comme « tenue de rapport » — à la totalité de l’étant comme monde.

À la fin du cours (§ 73 à 76), dans les pages qui tirent les dernières conséquences de l’analyse de la configuration de monde, on trouve ainsi des déclarations très claires sur la valeur fondatrice de cette ligature. La « tenue de rapport », qui fait l’objet de longues réflexions visant à éclaircir le sens logé dans l’expression « l’étant en tant qu’étant », est enfin explicitée dans sa valeur ontologique : dans toute tenue d’un rapport (ontiquement : A en tant que B ; préontologiquement : l’étant en tant que tel), il y a une ligature originelle mais qui demeure « libre ». Là où l’animal accaparé n’entretient aucun « rapport » avec son cercle de désinhibition[33] mais se trouve hébété en lui, la possibilité pour l’homme d’entrer en rapport avec l’étant tient à la liberté de la ligature. Cependant, cette liberté n’ayant rien à voir avec une capacité d’autodétermination, elle signifie la possibilité d’une rencontre avec l’étant comme tel, qui oblige le Dasein d’une obligation a priori. Heidegger nomme ainsi le dévoilement antéprédicatif de l’étant « un événement dans lequel a lieu le fait précis de se laisser lier (Sich-bindenlassen) », mais où « ce consentement et cette subordination à quelque chose d’obligatoire n’est de nouveau possible que là où il y a liberté », laquelle vient « en confiance[34] » au-devant de ce qui la lie. Tout le paradoxe de la compréhension de l’être tient dès lors en ceci que la ligature de l’homme avec le monde est ontologiquement constitutive, et pourtant elle est libre. La liberté du Dasein est pour le monde avec l’ouverture duquel il est soudé.

Sur ce point, la question de l’ennui comme tonalité fondamentale dévoile le lien entre réceptivité ontologique et inertie. En effet, c’est en elle que culmine l’insistance heideggerienne sur la réceptivité fondamentale du rapport au monde le plus originel. Les § 29 à 31 développent les deux moments structurels de tout ennui (être-laissé-vide et être-traîné-en-longueur) dans le cadre de l’ennui profond, c’est-à-dire sa forme la plus « ontologique ». Sur le mode de l’être-laissé-vide, l’ennui profond diffuse une indifférence totale, aux choses comme à soi-même, que rien ne permet de chasser ni de fuir puisqu’il nous « contraint à écouter ce qu’[il] a à nous dire[35] » : que l’étant se refuse en entier et que dans sa facticité le Dasein se trouve livré à ce délaissement. Mais en se refusant totalement au Dasein, l’étant lui montre bien quelque chose : sur le mode de l’être-traîné-en-longueur, le Dasein est ramené à ses pures possibilités. Si l’ennui profond correspond à la désactivation totale de l’intérêt que nous prenons pour les choses, le monde et soi-même, alors c’est dans ce vide de tout intérêt que surgit le fait que nous avons essentiellement des possibilités vis-à-vis de l’étant. Ainsi, comme le souligne Giorgio Agamben[36], la puissance du Dasein — son pouvoir-être comme possibilisation — ne peut apparaître que sur un fond primordial d’impuissance, ses possibilités ne lui apparaissent que si elles « restent en friche » dans l’ennui profond. Ainsi, ce à quoi ouvre la tonalité de l’ennui profond, c’est le dévoilement enfin explicite de la stupeur animale dans laquelle l’homme lui aussi est pris dans son affairement. Mais dans l’ennui profond se produit une transfiguration du rapport animal à l’étant : l’accaparement animal, ouverture à une fermeture (celle du désinhibiteur), devient l’envoûtement (Gebanntheit)[37], ouverture à une fermeture mais celle de l’étant en entier ou de l’étant en tant qu’étant, et là seulement s’ouvre une relation au monde.

Ainsi, « Le Dasein est simplement un animal qui a appris à s’ennuyer, qui s’est réveillé de sa propre stupeur et à sa propre stupeur. Ce réveil du vivant à son propre être étourdi, cette ouverture, angoissée et décidée, à un non-ouvert, c’est l’humain[38] ». L’inertie du rapport au monde est ainsi trahie par le primat accordé à un sens bien particulier de l’activité : actualiser des possibilités, mais uniquement à partir d’un contact oblique, celui qui prépare l’écoute, contact indirect qui est étranger à la volonté et à la connaissance. La véritable activité est impuissante : elle se contente d’écouter avec attention.

4. Le rôle de la finitude

La projection, la mienneté et l’ekstase de l’avenir continuent de déployer le primat de la réceptivité à partir de l’important concept de finitude (Endlichkeit). On trouve en lui le sol qui permet de légitimer les figures de la réceptivité en les enracinant dans un opérateur métaphysique. On sait comment le retournement de la finitude en source de positivité constitue une opération philosophique essentielle dans la pensée de Heidegger.

On peut rappeler en quel sens Heidegger développe un concept de finitude en opposition à celui sur lequel repose la tradition chrétienne[39]. Là où la pensée de l’homme reste marquée par des motifs théologiques, c’est-à-dire tant que la conceptualité philosophique perpétue l’asymétrie d’origine religieuse entre une puissance divine première et une impuissance humaine dérivée, la finitude est indissociable d’un infini qui la pose, la mesure et la dépasse selon toutes les sortes de perfections énoncées dans la théologie et la philosophie.

Pourtant, c’est sur le renversement radical de cette déclivité (le fini arrivant toujours après et en deçà de l’infini qui est sa source) que repose l’apport heideggerien à la question, en particulier dans l’interprétation ontologique de la Critique de la raison pure donnée dans Kant et le problème de la métaphysique. C’est dans cet ouvrage que Heidegger thématise explicitement le rôle de la réceptivité ontologique comme formant le coeur de la compréhension de l’être.

Le premier pas consistant à fonder la positivité de la finitude, et à l’arracher à sa traditionnelle dérivation depuis l’infini, réside dans la réinterprétation de la « révolution copernicienne » effectuée par Kant[40] : le caractère humain des conditions de possibilité de toute connaissance subit un singulier retournement puisqu’il devient l’origine de la possibilité elle-même. En effet, pour Heidegger la question transcendantale de Kant n’est pas seulement dédiée à fonder une théorie de la connaissance mais élabore aussi une réflexion singulière sur le rôle de l’imagination dans l’émergence d’un rapport à l’être. Or, comme on le sait, Kant cherche à découvrir la source de toute expérience possible, source qui par conséquent doit se trouver hors de l’expérience : la faculté qui fournit une « vue » commune à l’entendement et à la sensibilité (l’imagination transcendantale) est comprise par Heidegger comme celle qui permet que des étants puissent tout d’abord apparaître puis être déterminés. La raison humaine n’est donc pas humaine à défaut d’être absolue, mais au contraire c’est parce qu’elle a un lieu déterminé, l’homme, qu’elle peut ouvrir un horizon d’expérience.

Le second pas dans la direction établie doit ensuite expliquer quelle est la particularité de ce lieu d’où surgit une compréhension de l’être, et c’est ici que la finitude trouve sa véritable fonction. En effet, il ne suffit pas de dire que c’est dans la raison humaine qu’est tracé le cercle phénoménal dans lequel un rapport à l’étant peut être instauré, mais il faut indiquer la nécessité interne qui lui confère ce privilège. Ce pas est franchi dans la deuxième section du livre, lorsque Heidegger connecte la finitude de la connaissance humaine et la possibilité de la compréhension de l’être. Ainsi, puisque chez Kant les structures a priori de l’esprit servent à définir un cadre de réceptivité (c’est-à-dire que l’intuition doit recevoir une matière qu’elle n’a pas créée — intuitus derivativus — bien que l’esprit lui donne la forme de phénomènes), alors il est dans la nature même de la raison et de toute pensée d’être subordonnée à un donné qu’elles s’efforcent de recevoir et d’accueillir. La finitude de la raison humaine n’est pas un accident : elle dévoile la structure essentielle que possède tout apparaître. Autrement dit, dans la réceptivité de l’esprit livré à l’étant, il y a une finitude qui est en même temps puissance de compréhension de quelque chose qui survient et apparaît. Si l’esprit était intuition créatrice — intuitus originarius[41] — il perdrait la belle opacité du phénomène et la richesse du don qui s’y déploie, et ferait littéralement corps avec ses produits.

Il y aurait de longs développements à faire sur la place du néant dans la compréhension de l’être par le Dasein, mais il semble que la question de la réceptivité doive pour le moment faire problème dans une autre direction. Si l’on reprend en effet le fil conducteur de la ligature entre le Dasein et le monde, au sens où ligature dénote un lien qui ne peut être coupé, la finitude comme ouverture à la manifestation de l’être implique que l’existence est un mouvement fortement structuré par l’inertie. Projection, mienneté et ekstase temporelle expriment autant de façons circulaires pour l’existence de s’entourer elle-même de structures immuables : si la finitude, pour Heidegger, n’est pas une simple déficience ontique, c’est parce qu’elle est une production même du Dasein. Or cette activité possibilisante ne prolonge aucun devenir, aucune histoire, aucune poïesis, mais exprime simplement une situation.

Le Dasein projette un monde, mais seulement à partir de la nasse de l’étant dans laquelle il est pris[42] ; le monde est « sien », mais uniquement sur le mode de l’accueil et de l’obligation à l’égard de ce à quoi il est livré ; sa temporalité authentique est l’avenir, mais elle l’ouvre et le reconduit à sa propre dette à l’égard de ses possibilités jetées[43].

La finitude est ainsi ce qui donne au recevoir, à l’accueillir, et au retour vers la dette une justification ontologique, puisque les possibilités de l’existence ne surgissent que pour un étant qui est « au milieu de l’étant », se découvre rivé et livré à lui, et plus encore engagé dans un rapport implicite de compréhension avec ce dont il n’est pas maître[44]. La finitude, dans ces réflexions, renouvelle donc très paradoxalement l’impuissance ontique dont elle entendait se déprendre : elle la renforce même, puisqu’elle lui confère le caractère d’un fondement ontologique qui rend possible tous les comportements (pratiques et théoriques) du Dasein.

5. Entièreté, monde et hypertélie

La ligature ontologique du Dasein avec le monde déploie encore ses conséquences logiques dans l’obturation de toute brèche qui fissurerait leur coappartenance. Cette obturation a été jusqu’à présent indiquée à partir de la réceptivité assignante du Dasein à l’égard du donné dans la facticité : la primauté du contact affectif avec le monde et la critique du regard objectivant substituent en effet aux catégories de la maîtrise un rapport à l’être de l’étant fondé sur la désactivation et l’écoute, où il s’agit de « laisser être » une appartenance originaire. Or, simultanément, Heidegger décrit les rets de cette coappartenance en assignant une fonction existentiale à chaque dimension d’ouverture. Hypertélie et réceptivité ne sont donc pas contradictoires mais bien solidaires : plus l’être-au-monde est saturé de relations, plus le Dasein est assigné à l’écoute de son être.

La tâche ontologique dévolue par Heidegger au concept de monde s’affirme d’emblée comme une fonction de totalisation mais, plus important encore, comme une totalisation paradoxalement sans limites. En effet, l’avertissement selon lequel « ni la description ontique de l’étant intramondain, ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant ne touchent, comme telles, au phénomène “monde”[45] » repousse le niveau phénoménologique de description du monde à un degré bien spécifique de généralité : une généralité générative, c’est-à-dire qui est la source d’engendrement de toute généralité possible. Le concept de mondanéi sert à exprimer le caractère génératif, productif et dynamique du sens ontologique du monde, en contrepoint de sa signification ontique alourdie d’une valeur statique. Si le monde « mondanise » ou « fait monde » (die Welt weltet), cela indique bien qu’en lui se joue une production originelle d’ouverture. Or l’enjeu phénoménologique résiste justement dans l’arrachement de la mondanéité à toute clôture ontique : que le monde ne soit pas la somme des étants mais que celle-ci présuppose encore une structure d’existence qui en rende possible l’apparition, cela signifie qu’une totalité ontique admet une clôture et donc un dehors tandis que la mondanéité génère en continu l’espace d’intelligibilité hors duquel il n’y a proprement rien[46]. Or quelles sont les caractéristiques de cette structure génératrice de monde, et en quoi explicitent-elles l’obturation qui trouve ici son achèvement ?

Les analyses de l’outil et de la significativité (Bedeutsamkeit) sont à cet égard riches d’enseignement. À défaut de reproduire en détail l’analyse bien connue de l’étant à-portée-de-la-main et la critique directement adressée au primat classique de la « chose » conçue comme substance et support de propriétés (l’étant sous-la-main), notons simplement que c’est dans ce geste même de substitution que s’établit la torsion du monde vers une structure hypertélique. En effet, au coeur de l’appel en faveur d’une analyse de l’être du monde centré sur les rapports de préoccupation[47] et non plus sur les propriétés formelles et indifférentes de la « choséité », il n’y a pas seulement un retour bienvenu à l’expérience concrète de l’existence mais, chose peut-être moins visible, une hyperbolisation de la réticularité[48] qui forme la maille de cette expérience, et simultanément une description excessivement télique[49] du rapport au monde.

La caractérisation de l’ustensilité (la détermination ontologique de l’étant dont on se préoccupe) révèle d’abord sa nature réticulaire. Tout ce dont le Dasein fait usage dans sa préoccupation quotidienne possède la structure du « renvoi » (Verweisung) et se trouve nécessairement inséré dans un « complexe », c’est-à-dire une organisation en réseau de ces renvois. Selon Heidegger, il y a renvoi là où un objet de préoccupation, à partir de son utilisation pour une fin ontique quelconque (la télécommande pour la télévision, le couteau de cuisine pour le repas, etc.) mobilise implicitement tout un contexte signifiant d’arrière-plan (le « monde du salon », le « monde de la cuisine », lesquels renvoient au « monde domestique » désiré après la journée de travail, ou craint après des vacances loin des tracas quotidiens). Heidegger nomme circon-spection (Umsicht) — regard toujours orienté pour une multiplicité de renvois — la visée compréhensive qui imprègne chaque moment de l’usage préoccupé. Or moins cette visée est explicitement théorisée (dans ce que Bourdieu aura nommé l’attitude scolastique), plus elle est efficace ; inversement, plus la chose-télécommande est « avisée », décortiquée, analysée dans sa nature et sa fonction, moins son renvoi au monde du salon est actif et en vigueur. De façon caractéristique, Heidegger indique que si l’usage est davantage compréhensif que l’avisement théorique, c’est parce qu’il se « soumet[50] » (unterstellt) à ses complexes de renvois et ne prétend pas les surplomber du regard. Or c’est à ce titre que Heidegger entérine le caractère télique de l’être-au-monde en insistant sur le nécessaire retrait de l’être de l’étant à-portée-de-la-main pour que ses renvois puissent entrer en vigueur[51]. Le maillage télique de l’être-au-monde possède sa propre autonomie.

Dès lors que l’usage préoccupé est rompu et perturbé (lorsque des choses quotidiennes deviennent inemployables, viennent à manquer pour l’usage, ou simplement sont encombrantes), la maille signifiante dans laquelle sont insérés les objets de préoccupation peut devenir manifeste pour elle-même. La percée de telles brèches dans la routine de la préoccupation a l’avantage, selon Heidegger, de révéler à l’affairement courant auprès des choses qu’il repose toujours sur une ouverture préalable et que le monde apparaît, une fois cet affairement suspendu, comme étant cette ouverture même qui est toujours impliquée dans l’usage. Mais Heidegger précise bien que cette suspension de l’usage ne revient pas à un rapprochement avec le monde : au contraire, à partir de l’à-portée-de-la-main devenu inutile s’élève sa « dé-mondanéisation », car le monde s’évanouit aussitôt qu’on prétend le « thématiser » pour lui-même. L’ouverture d’une brèche dans le quotidien par l’inutilité des choses a pour seul mérite de rappeler au Dasein à quel point c’est quand il est absorbé dans l’étant intramondain qu’il y a vraiment monde, en lui mettant temporairement sous les yeux la structure cachée de son affairement routinier. Ainsi, en faisant retour sur l’être de l’étant intramondain se produit un nouveau contraste où l’on voit à quel point « le ne pas s’annoncer du monde est la condition de possibilité permettant à l’étant-à-portée-de-la-main de ne pas ressortir hors de sa non-imposition[52] », c’est-à-dire de se tenir en activité. Autrement dit, la suspension des renvois indique négativement un caractère positif de l’à-portée-de-la-main, à savoir sa « retenue-en-soi[53] ». Ainsi, dans la rupture des renvois, le monde apparaît et disparaît à la fois, parce que la réticularité de l’être-au-monde repose sur une structure télique non intentionnelle.

D’autre part, cette réticularité télique se déploie dans une sémiotique et une sémantique de l’être-au-monde développées aux § 17 et 18.

Premièrement, le signe est l’étant intramondain qui possède le privilège de tisser des renvois monstratifs. Un signe sert à montrer, indiquer d’autres étants à la préoccupation. Le renvoi monstratif tient son importance de ce qu’il constitue l’orientation dont l’usage quotidien a besoin, et ainsi, à travers cette orientation, il manifeste tout le contexte avec lequel le Dasein est affairé en le faisant littéralement sortir de son retrait. En ce sens, le privilège du signe est d’imposer l’étant intramondain à la circonspection : s’il y a des signes, c’est que la structure télique de l’être-au-monde tend précisément à se retirer de la visibilité, et qu’il est justement besoin de l’exhiber[54]. Cela semble indiquer que la structure hypertélique du phénomène du monde se renforce dans le jeu même entre son retrait et sa mise hors-retrait par le signe : le signe semble servir à rappeler, à réitérer à chaque moment du quotidien la constitution télique qui se tient en attente et en puissance de mise à disposition. Le non-dévoilement du monde dans l’usage préoccupé ne plaide donc pas vraiment en faveur d’un relâchement de la pression du monde sur le Dasein, mais au contraire accentue son imminence toujours retenue, que le signe sert expressément à faire éclater au jour. Le signe parachève l’hypertélie en redoublant les renvois implicites d’un renvoi explicite.

Deuxièmement, le signe reste fondé sur le renvoi qu’il sert à déterminer. La structure ontologique du renvoi apparaît d’abord dans la « tournure » (Bewandtnis) par laquelle tout étant à-portée-de-la-main est constitué d’une référence[55] : si la mondanéité est une structure télique, il faut bien expliciter les types de relations qui tissent son maillage, et en tant que structure télique signifiante, elle dessine des connexions de sens. Or, si la mondanéité relève d’une ouverture préalable et a priori des références qui enserrent de toutes parts les moments de l’être-au-monde, on retrouve ici le caractère infini de sa structure télique. Certes, la facticité limite les possibilités du Dasein et l’être-pour-la-mort lui assène son ultime finitude. Mais au sein même des limites de la finitude du Dasein règne une hypertélie qui à la fois libère de l’étant pour la préoccupation et se déploie de façon infinie en vertu du règne sans limites de la compréhension. Cela apparaît une dernière fois dans la jointure télique des renvois avec le Dasein lui-même, puisque toutes les structures de la compréhension sont finalement auto-renvoyante[56] et inaugurent le règne monologique du Dasein sur son monde. Heidegger a beau rejeter avec constance le formalisme de la logique, dont les normes corsètent la pensée selon une rigueur qui ignore l’ouverture primitive à l’être, il apparaît pourtant que la structure de l’être-au-monde recèle une autre sorte de logique qui enserre tout rapport avec de l’étant, puisqu’elle découle d’un engendrement infini — le rapport à l’être auquel le Dasein est de part en part voué.

On sait en quels termes Hannah Arendt a rejeté le projet même d’une analytique du Dasein. Bien que Heidegger s’en défende[57], elle perçoit le maillage ontologique de l’être-au-monde comme un « fonctionnalisme » dans lequel l’homme « n’est pas davantage que ses modes d’être ou fonctions dans le monde » ou encore un « conglomérat de modes d’être[58] ». Arendt a parfaitement perçu le caractère hypertélique des modes d’être du Dasein. C’est ce qu’elle exprime en dénonçant chez Heidegger l’inflexion de la question de l’être vers celle du « Qui » qui est le « Là », où réside « l’hybris de vouloir être un Soi[59] ». L’autoréférentialité des structures ontologiques du monde, comprises comme autant de fonctions de l’ipséité, explique la nécessité impérative que rien dans ce qui apparaît ne puisse échapper aux structures compréhensives, puisque tout ce qui est apparaît pour « l’être qui est le là ».

Par ailleurs, Arendt rappelle que la préséance ontique-ontologique du Dasein ne peut se justifier que si « l’homme » — avec tout son cortège de propriétés ontiques : conscience, raison, liberté… —, est évacué au profit des structures anonymes (mais constitutives) à travers lesquelles il peut devenir « maître de l’être » (car en lui coïncident essence et existence, et qu’il n’y a d’être que s’il prend en charge ses propres possibilités d’être). Or il apparaît justement que l’ipséité ontologique qui pour Heidegger forme l’étoffe du monde est « sans pouvoir[60] » ou, ce qui revient au même, est un pouvoir paralysant. L’hypertélie de la structure de l’être-au-monde s’avère être finalement une autoréférentialité vide[61] : car si l’angoisse révèle au Dasein son essentielle « étrang(èr)eté » au monde, cela signifie que l’être-au-monde quotidien — cette fausse familiarité — l’empêche de voir que sa véritable intimité avec le monde se joue dans la solitude du pur contact formel avec le monde comme tel. Simultanément, le Dasein n’est donc jamais vraiment étranger au monde, parce que l’étrang(èr)eté authentique est aussi la conquête d’un être-au-monde authentique[62].

Conclusion

Reiner Schürmann a bien remarqué que dans la période d’Être et temps, la possibilité de la domination technologique de la nature (et encore moins celle d’un bouleversement des catégories de l’existence) par la technique, n’est pas clairement envisagée[63]. La thèse exposée dans Le principe d’anarchie revient en effet à affirmer qu’en lisant Heidegger à rebours, notamment en partant des textes postérieurs au « tournant », il s’élabore une ontologie an-archique, c’est-à-dire guidée par la déconstruction des principes métaphysiques susceptibles de fournir une source de dérivation pour l’agir. Ainsi, Être et temps préfigure déjà la future pensée de la clôture de la métaphysique et révèle, à sa manière, le fait que la pensée de l’être rend caduques les tentatives de déterminer un quelconque principe ontique de mobilité, de changement et de transformation de l’étant. Toutes les réflexions autour d’Être et temps qui dénoncent l’avisement théorique et objectivant, la pensée causale[64] et l’affairement inauthentique dans le domaine du « On », pointent déjà vers l’annihilation de toute poïétique, si l’on entend par là un principe ontique de production du devenir, qu’il soit nommé praxis, nature, mouvement, vie, ou technique.

Du point de vue cinétique, on trouve bien chez Heidegger une pensée de la mobilité comprise comme inquiétude, tension de l’existence vers ses possibilités à venir et à accomplir. Or notre propos a justement voulu montrer qu’une telle mobilité reste prise dans un cercle d’ipséité, inquiétude en direction d’un devenir-Soi qui projette son existence et ouvre un monde, mais écarte toute problématisation du changement au niveau le plus radical. La question la plus radicale de la transformation n’est pas celle qui demande comment « devenir un soi » plus authentique, mais plutôt comment s’effectue le passage du familier à l’étranger au niveau même du transcendantal[65]. Autrement dit, comment il peut y avoir transformation des structures mêmes qui régissent l’être-au-monde, que la pensée du premier Heidegger a figées en un complexe a priori d’intentionnalité existentiale.

Ainsi, sortir du cadre de la vie facticielle pour affronter la production technique contemporaine du vivant et de l’homme, cela revient à envisager les marges et les espaces qu’une pensée laisse vacants afin d’entrer en dialogue avec elle depuis un autre lieu. En ce sens, si l’existence est entièrement constituée par une constellation d’a priori (les existentiaux), comment intègre-t-elle la plasticité de la forme elle-même des expériences ? Comment l’ontologie rend-elle compte de la possibilité de l’ébranlement complet de la situation humaine, séisme dont l’homme est lui-même un acteur à la fois sceptique et enthousiaste ? La première voie sur laquelle, très tôt, Heidegger s’est engagé ne permet pas de répondre à ces questions, car seules ses réflexions ultérieures sur la productivité historiale de l’être peuvent entrer sérieusement en discussion avec le problème de la métamorphose.