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1. Introduction

Après quarante ans de tentatives de réduction de la connaissance après Gettier[1], le système nouveau proposé par Williamson[2] dans Knowledge and its Limits, qui propose d’abandonner l’analyse de la connaissance et de la considérer comme « première » (Knowledge First), a certainement été un vent de fraîcheur.

Quinze ans plus tard, Aidan McGlynn entreprend, dans Knowledge First ?, de faire l’évaluation méticuleuse de ce projet, dont les disciples se sont récemment multipliés. McGlynn propose six éléments principaux de la Knowledge First (p. 15-18)[3] :

  1. La connaissance n’est pas analysable.

  2. La connaissance prime sur la croyance. La première explique la seconde. La croyance n’est qu’une « connaissance manquée » (botched knowledge).

  3. La connaissance prime sur la justification.

  4. La connaissance est « l’explicateur inexplicable » de maintes choses, comme nos raisons d’agir et le contenu de nos croyances, désirs et intentions.

  5. La connaissance est la norme fondamentale de la croyance, de l’assertion et de l’action. Nous avons donc l’obligation épistémique de ne pas croire, affirmer ou agir sans connaître.

  6. La connaissance est un état mental de premier ordre.

Après une introduction fort édifiante et accessible (§ 1), McGlynn explore les thèses (1.-5.) à travers les thèmes de la croyance (§ 2), de la justification (§ 3), des états évidentiels (evidence) (§ 4), de l’assertion (§ 5) et de l’action (§ 6). Il consacre la deuxième partie de son livre (§ 7 et § 8) à la connaissance comme état mental (6).

Si McGlynn reconnaît que l’approche de Williamson est « la contribution la plus systématique à la philosophie analytique depuis David Lewis » (p. x), son livre est un constat d’échec. Les nuances que la Knowledge First met au rencart valent mieux que sa systématicité (p. xi).

Il convient d’ajourner l’évaluation globale du projet de McGlynn (qui serait une évaluation d’évaluation !). Je concentrerai mon attention sur certains de ses arguments sur la croyance (§ 2) et sur l’état évidentiel (§ 4) qui m’ont semblé déficients. Cela dit, il faut souligner la qualité du travail de McGlynn, en particulier dans la cinquième partie, où il consacre près de cinquante pages aux assertions paradoxales comme « il pleut, mais je ne sais pas qu’il pleut » et « ceci est un billet de loterie perdant qui a une chance sur un million d’être gagnant ». Le partisan de la Knowledge First a le luxe d’en expliquer l’absurdité par le fait qu’elles ne sont pas des connaissances : ce sont des croyances manquées (2) que nous devons abandonner (5). Le défi pour McGlynn est de proposer un autre diagnostic.

2. La croyance

Dans § 2, McGlynn entend mettre à mal la thèse selon laquelle la connaissance prime sur la croyance (2) et selon laquelle la norme de la croyance est la connaissance (5).

Il procède ainsi (p. 23) :

  1. Il offre l’exemple d’un sujet qui a une croyance qui n’est pas une connaissance et en est conscient. Or préserver cette croyance est « raisonnable et rationnel ».

  2. Il s’attarde à quatre thèses qui, selon lui, impliquent que son verdict est erroné dans son exemple.

  3. Il suggère d’abandonner ces quatre thèses à l’aune de son exemple et de considérations supplémentaires. Comme ces thèses composent ou sous-tendent (2) et (5), il rejette (2) et (5).

Il me semble que McGlynn réussit à miner (2), mais pas (5). Voici pourquoi.

I. D’abord, voici une paraphrase de l’exemple qu’il propose (p. 26-27) :

Jane et la loterie : Jane détient un billet de loterie. Le gagnant a déjà été sélectionné (ce n’est pas Jane), mais elle n’en a pas entendu l’annonce. Tout de même, elle croit avoir un billet perdant puisqu’elle est au courant de ses chances. Par ailleurs, elle est convaincue qu’il ne s’agit pas d’une connaissance en vertu du principe de sûreté (que McGlynn accepte) :

Sûreté : S sait que p seulement si, dans les mondes possibles pertinents (similaires, proches) où S croit que p (ou une proposition similaire), p est vrai.

En effet, il y a un monde pertinent dans lequel le billet de Jane est gagnant. Malgré tout, ce serait une chance extrême que d’avoir un billet gagnant !

McGlynn nous invite à juger que Jane est tout à fait raisonnable et rationnelle. En conservant sa croyance, Jane n’est pas coupable d’un « échec normatif flagrant » (« gross normative failure », p. 28). Jusqu’ici, tout va bien.

II. Ensuite, McGlynn affirme que son diagnostic sur Jane contredit les quatre thèses suivantes :

  1. Nous traitons toujours (lorsque nous sommes raisonnables) nos croyances comme des connaissances (Williamson & Adler).

  2. Si nous croyons que p, alors nous nous engageons rationnellement à croire que nous savons que p. (Huemer).

  3. Nous avons l’obligation de ne croire que ce que nous connaissons (Williamson & DeRose).

  4. La connaissance est le but ou le télos de la croyance (the aim of belief)[4] (Bird & Sutton).

Le diagnostic de McGlynn sur Jane implique la négation de (A), de (B) et de (D). Mais (C) est parfaitement compatible avec Jane et la loterie.

McGlynn tente bien sûr de nous persuader du contraire. Pour ce faire, il mobilise l’argument suivant (p. 31) :

P1

Si l’on croit raisonnablement que p, alors on croit raisonnablement[5] que l’on a respecté la norme de la croyance.

P2

Or Jane croit raisonnablement que p et croit qu’elle ne sait pas que p.

C

Donc, la norme de la croyance n’est pas la connaissance.

Cet argument n’est pas valide. Tout ce qu’on peut tirer de ses prémisses est « Jane ne croit pas que la norme de la croyance est la connaissance ». Pour croire que l’on a respecté la norme de la croyance, il ne s’agit pas de croire que l’on a respecté A et que la norme de la croyance soit A dans les faits ; il s’agit plutôt de croire que l’on a respecté A et de croire que la norme de la croyance est A. « Brigitte croit qu’elle a donné une belle fleur à son amoureux » est vrai quand

  1. Brigitte croit qu’elle a donné une fleur à son amoureux ; et que

  2. Elle croit que cette fleur est belle ;

  • mais non quand

  1. Brigitte croit qu’elle a donné une fleur à son amoureux ; et que

  2. La fleur est belle dans les faits.

Pour que l’argument soit valide, on pourrait amender Jane et la loterie en ajoutant que Jane croit que la norme de la croyance est la connaissance de manière à modifier (P2). Mais alors il est clair qu’il serait déraisonnable pour Jane de maintenir sa croyance que son billet est perdant puisqu’elle enfreindrait ouvertement son obligation. (P2) serait donc fausse.

III. La négation de (A), (B) et (D) implique que (2) est faux. Comme Jane et la loterie implique la négation de (A), (B) et (D), Jane et la loterie falsifie (2). Bien que la négation de (C) implique que (5) est faux, Jane et la loterie n’implique pas la négation de (C). McGlynn n’a donc pas montré que Jane et la loterie falsifie (5).

3. L’état évidentiel

Dans § 4, McGlynn attaque la thèse (E=K) selon laquelle nos états évidentiels (E) sont les propositions que nous connaissons (K). Même si elle ne fait pas partie des six principes de départ, E=K en est une parfaite illustration. Par exemple, bien des épistémologues endossent que S est justifié de croire la proposition p si et seulement si p est approprié compte tenu des états évidentiels sur lesquels p est basée (p. 15). Puisque la justification dépend des états évidentiels, affirmer que les états évidentiels sont le stock des propositions connues consacre la thèse selon laquelle la connaissance prime sur la justification (4). Autre lien : comme les états évidentiels sont des entités mentales, E=K implique que la connaissance est un état mental (6).

McGlynn s’intéresse à un argument en faveur de E=K qui part du principe suivant, défendu par John Hyman[6] :

K-Raison : Nous agissons en raison de p seulement si nous savons que p. (Sinon, nous agissons en raison de notre croyance que p.)

McGlynn explique (p. 60) (pas très clairement) que le Knowledge Firster pourrait potentiellement élaborer un argument en soutien à E=K à partir de (K-Raison). Par exemple,

Pourquoi nos états évidentiels doivent-ils être connus ? Nos états évidentiels sont le stock des faits qui peuvent nous guider. Et nos raisons sont les faits qui nous guident. Donc, nos états évidentiels sont nos raisons potentielles. Or (K-Raison) nous dit que p ne peut être une raison pour nous que si nous connaissons p. Si nos états évidentiels n’étaient pas connus, alors ils ne seraient pas « prêts » à être des raisons ; ce seraient donc de mauvais états évidentiels.

McGlynn ne s’attarde pas à l’argument lui-même autrement qu’en ciblant (K-Raison).

Pourquoi (K-Raison) serait-il vrai ? Prenons le cas de l’horloge de Bertrand Russell pour l’illustrer :

Horloge : Bertrand travaille dans une pièce depuis plusieurs heures et il a perdu la notion du temps. Il voit une horloge sur le mur qui indique midi. Bertrand forme donc la croyance qu’il est midi. Pour cette raison, il sort de la pièce pour aller dîner.

Bertrand ne sait pas qu’il est midi puisqu’il ne satisfait pas au principe de sûreté défini plus tôt. S’il avait été midi moins une et que Bertrand avait jeté un coup d’oeil à l’horloge, il aurait formé une croyance fausse.

Or nous ne dirions pas « Bertrand est allé chercher son lunch parce qu’il est midi », mais « Bertrand est allé chercher son lunch parce qu’il croit qu’il est midi ». Hyman croit que cela est dû au fait que Bertrand ne sait pas qu’il est midi. Notons que le fait qu’il est midi n’explique pas du tout la croyance particulière de Bertrand.

McGlynn croit que (K-raison), selon lequel il faut savoir que p pour agir en raison de p, est faux. Prenons :

Fausses granges : Tanya se promène dans une plaine qui, sans qu’elle le sache, regorge de fausses granges (de simples façades de granges). Elle s’arrête devant l’une des rares vraies granges de la plaine et forme la croyance qu’il y a une grange devant elle.

En vertu du principe de sûreté, la croyance de Tanya n’est pas une connaissance. Si Tanya s’était arrêtée devant une fausse grange, elle aurait formé une croyance fausse.

Supposons que Tanya, qui est une citadine invétérée, souhaite prendre une photo d’un objet authentiquement champêtre ; elle prend donc la grange en photo. McGlynn soutient que l’on peut aussi bien dire « Tanya prend une photo parce qu’elle croit qu’il y a une grange devant elle » que « Tanya prend une photo parce qu’il y a une grange devant elle », et ce, même si, à proprement parler, Tanya ne sait pas qu’il y a une grange devant elle. Le principe (K-Raison) utilisé par Hyman pour prouver E=K est donc faux. McGlynn défend ce verdict de la façon suivante :

A natural reply is that the cases Hyman discusses are all cases in which the fact that P fails to be part of the explanation of the subject’s belief that P, and this is why the fact in question cannot be the subject’s reason. And as I argued in the first chapter, there seem to be cases in which one has a justified true belief that fails to be knowledge despite this explanation condition being met. In particular, we saw that barn cases seem to be examples of this sort

p. 62

Autrement dit, parfois, la vérité d’une proposition p fait partie de la raison pour laquelle un sujet croit que p. Et il y aurait de tels cas, comme Fausses granges, où le sujet n’aurait pas une connaissance que p.

Le verdict de McGlynn est hâtif. Il n’est pas évident que le type de cas qu’il mentionne existe. En particulier, le fait qu’il y ait une grange devant Tanya ne fait pas partie de l’explication pour laquelle elle a formé sa croyance.

Pour voir pourquoi, prenons l’exemple suivant :

Feux rouge écarlate : Louis-André est un citoyen modèle de Montréal, où tous les feux rouges sont écarlate. Alors qu’il arrive à l’intersection de la rue Jean-Brillant et de la rue Édouard-Montpetit, le feu écarlate s’allume. Louis-André forme la croyance que le feu est rouge écarlate ; il décide donc de s’arrêter.

L’explication de la raison pour laquelle Louis-André s’est arrêté pourrait aussi bien être « Louis-André s’est arrêté parce que le feu était rouge » que « Louis-André s’est arrêté parce que le feu était écarlate ». En un sens, la première explication est meilleure puisqu’elle permet de prédire que si Louis-André avait été à Sept-Îles, là où les feux sont rouge vermillon, il se serait arrêté aussi. Mais il nous est permis de ne pas considérer ce monde qui, pour le besoin de la cause, est suffisamment éloigné.

Amendons Feux rouge écarlate :

Feux rouges : Louis-André est un citoyen modèle de Québec, où la moitié des feux rouges sont rouge écarlate et les autres sont rouge vermillon. Alors qu’il arrive à l’intersection de la rue Grande-Allée et de la rue d’Artigny, le feu rouge écarlate s’allume. Louis-André forme la croyance que le feu est rouge écarlate ; il décide donc de s’arrêter.

Dans Feux rouges, les choses changent. L’explication « Louis-André s’est arrêté parce que le feu était rouge » est nettement supérieure à « Louis-André s’est arrêté parce que le feu était rouge écarlate ». La première explication peut servir à prédire le comportement de Louis-André devant des feux rouge vermillon : il s’arrêterait. La deuxième explication donne, au contraire, l’impression que Louis-André ignore les feux vermillon. Nous pourrions rendre la deuxième explication encore plus déficiente en postulant que bien des gens à Québec (pas Louis-André, qui est un citoyen modèle) s’arrêtent aux feux rouge écarlate, mais pas aux feux rouge vermillon.

Fausses granges est analogue à Feux rouges. Si Tanya s’était arrêtée devant une fausse grange (une situation proche de la sienne), elle aurait formé une croyance fausse et pris une photo. La meilleure explication de son action est donc « Tanya prend une photo parce qu’elle croit qu’il y a une grange devant elle » ou « Tanya prend une photo parce qu’il y a une structure qui a l’apparence d’une grange devant elle ». Ce sont des explications compatibles avec (K-raison) et avec la Knowledge First.

La situation analogue à Feux rouge écarlate pour Tanya est une situation où la plaine des fausses granges existe quelque part, mais où Tanya est plutôt sur une plaine ordinaire. Dans ce cas, Tanya aurait clairement acquis une connaissance et aurait pris une photo parce qu’il y aurait eu une grange devant elle.

Bref, les notions d’explication et de sûreté vont main dans la main. Prima facie, si la vérité de la proposition ne fait pas partie de la raison pour laquelle le sujet a formé sa croyance, celle-ci n’est pas sûre.

4. Conclusion

Mes critiques ne devraient pas éclipser l’excellent travail de McGlynn, essentiel à l’évaluation de la Knowledge First. McGlynn argumente avec doigté et nuance ; sa lecture critique de Williamson est invariablement charitable et prudente. Cela explique pourquoi bien des chapitres se terminent sur une note apodictique, les arguments des Knowledge Firsters comme de leurs opposants laissant McGlynn bien souvent sur sa faim. Il y a donc dans Knowledge First ? une leçon d’épistémologie, mais aussi d’humilité intellectuelle.