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Dans divers articles et ouvrages, dont The Therapy of Desire, Martha Nussbaum a soutenu une interprétation audacieuse et contestable de la théorie stoïcienne des passions, en lien avec les débats contemporains sur les émotions. À l’en croire, les stoïciens sont non seulement des prédécesseurs des théories cognitives des émotions, qui font de ces dernières des états intentionnels, mais ils sont en outre les défenseurs d’un type de cognitivisme réfractaire à une analyse causale du déclenchement des passions (ou des émotions, pour celles des passions antiques auxquelles on appliquerait aujourd’hui ce terme). D’après Nussbaum, les stoïciens soutiennent qu’une passion est un jugement de valeur et n’est que cela, ce jugement étant une composante nécessaire et suffisante de l’émotion. Il y a identité entre la passion et le jugement[1]. Dans une telle perspective, expliquer la naissance de ce jugement revient à expliquer le déclenchement de la passion. Il n’est donc pas nécessaire, de ce point de vue, de postuler l’existence d’un jugement causal antérieur à la passion. Nussbaum reprend à son compte les idées qu’elle croit avoir trouvées chez les stoïciens pour élaborer sa propre théorie des émotions, dans Upheavals of Thought. Elle y rejette très clairement les analyses causales « classiques » du déclenchement des émotions pour adopter une théorie cognitiviste et non causale des émotions, dite « néo-stoïcienne », selon laquelle une émotion est un jugement de valeur[2]. Dans les pages qui suivent, je tâcherai de réfuter l’interprétation que fait Nussbaum de la théorie stoïcienne des passions — plus précisément l’idée qu’il s’agit d’une théorie cognitiviste non causale. Je commencerai par présenter cette interprétation pour ensuite lui en opposer une qui me paraît plus complète et plus fidèle au stoïcisme.

I. La théorie stoïcienne des passions selon Nussbaum

Lorsque Nussbaum affirme que les stoïciens défendent une théorie cognitive des passions, elle fait bien sûr appel à une terminologie qui était inconnue des philosophes du Portique et qui renvoie plutôt aux débats contemporains sur la nature des émotions. Contrairement à certaines théories qui conçoivent uniquement les émotions comme des pulsions aveugles, des syndromes de modifications physiologiques et comportementales ou de purs affects (des « feelings »), les « théories cognitives » les présentent comme des états intentionnels. Dire des émotions qu’elles sont des états intentionnels, c’est dire qu’elles sont éprouvées à propos de quelque chose, qu’elles consistent en partie en une visée intentionnelle d’un objet, lequel est perçu, saisi ou compris sous un angle de vue subjectif. Les auteurs qui soulignent le caractère intentionnel des émotions ajoutent généralement que les objets intentionnels des émotions sont saisis sous un angle évaluatif, en tant que « bon » ou « mauvais », « mesquin » ou « généreux », « choquant » ou « admirable », et ainsi de suite. Vivre une émotion, c’est percevoir et comprendre une situation comme étant dotée d’une certaine valeur et se sentir affecté par elle précisément parce qu’elle se présente ainsi. On a donc affaire à des conceptions intentionnelles-évaluatives des émotions. De telles conceptions ont trouvé de nombreux défenseurs dans le monde philosophique francophone et anglophone[3].

Selon Nussbaum et de nombreux autres hellénistes, les stoïciens ont clairement défendu une conception cognitiviste des passions, même si la notion d’intentionnalité leur était inconnue. Cette interprétation s’appuie essentiellement sur un passage chez Diogène Laërce dans lequel il est affirmé que Chrysippe aurait présenté les passions comme des « jugements » (kriseis) de l’hegemonikon[4]. On trouve une idée similaire chez Cicéron qui, rapportant le point de vue des stoïciens, présente plus précisément les passions comme des « opinions et des jugements irréféchis[5] ». D’après Nussbaum, les stoïciens ont donc clairement vu que la passion n’est pas un simple phénomène physiologique, un pur affect ou une pulsion aveugle, mais qu’elle est éprouvée à propos de quelque chose, à titre de jugement portant sur un objet. Ils ont également compris, selon elle, que les passions sont des jugements évaluatifs, plus précisément des jugements de valeur de type propositionnel à propos de choses qui sont importantes pour nous, qui nous paraissent objectivement bonnes ou mauvaises, et à l’égard desquelles nous reconnaissons notre dépendance, car nous n’avons pas sur elles un plein contrôle[6]. Selon Nussbaum, si les passions sont intrinsèquement déraisonnables (alogai) aux yeux philosophes du Portique, c’est précisément parce qu’à titre de jugements, elles présentent leurs objets comme des biens ou des maux objectifs alors que ce sont en réalité des « indifférents », c’est-à-dire des choses à l’égard desquelles nous devrions être détachés, précisément parce qu’elles ne dépendent pas de nous.

Évidemment, on peut se demander comment des jugements de la raison peuvent avoir un aspect kinétique et conatif, comme le veut la définition traditionnelle de Zénon, que Chrysippe et ses successeurs n’ont jamais rejetée. En effet, Zénon n’avait-il pas défini la passion comme « un mouvement de l’âme déraisonnable et contraire à la nature, ou bien une impulsion débridée[7] » ? De nombreux spécialistes du stoïcisme se sont demandé comment réconcilier cette définition de Zénon avec celle de Chrysipe. L’une range les passions du côté des mouvements conatifs, l’autre du côté des états cognitifs. On peut également se demander comment ces jugements peuvent présenter, en outre, une dimension affective qui fait que nous les éprouvons comme des émois ou des « bouleversements » intérieurs agréables ou pénibles, comme en attestent les descriptions colorées des passions que l’on trouve sous la plume de Cicéron ou de Sénèque.

Selon Nussbaum, Chrysippe et les stoïciens qui l’ont suivi peuvent parfaitement répondre à ces questions, car loin de réfuter Zénon, ils ont simplement (à leurs yeux du moins) complété sa théorie. En effet, ils conçoivent la raison comme un souffle (pneuma) en provenance du coeur qui se meut, s’élance, se rétracte, se distend et se contracte, si bien qu’il a d’entrée de jeu un caractère kinétique que nous ressentons. La passion est certes une impulsion, mais l’impulsion, en tant que mouvement de la raison, est un état intentionnel et plus précisément un jugement qui nous porte vers les choses, nous en éloigne et ainsi de suite[8]. Le jugement a donc un caractère kinétique qui fait de lui une impulsion. On peut même aller jusqu’à dire que les « feelings » éprouvés sont les diverses « textures » de nos jugements, la manière dont nous les ressentons[9]. Plus encore, les passions, selon les stoïciens, sont des impulsions déraisonnables (hormai alogai) précisément parce qu’elles sont des jugements déraisonnables sur les biens ou les maux qui sont leurs objets. L’intentionnalité de l’impulsion — et sa dimension évaluative — permet d’expliquer son irrationalité.

Si les passions sont bel et bien des jugements aux yeux des stoïciens, comment ces derniers en expliquent-ils la naissance ? D’après Nussbaum, dès lors que Chrysippe et ses successeurs font de la passion un jugement, ils n’ont plus à supposer l’existence d’un jugement causal qui précède et déclenche la passion. Il leur suffit d’expliquer comment se forme le « jugement-passion » dans l’esprit de la personne. Selon Nussbaum, les stoïciens soutiennent que ce jugement se joue en deux étapes : une certaine impression ou interprétation de la situation se présente à l’esprit de la personne, et celle-ci y donne son assentiment de façon plus ou moins spontanée et réfléchie, selon les circonstances[10]. Dès lors que l’assentiment est donné et que le jugement est adopté, nous éprouvons une passion. Selon Nussbaum, il est donc erroné de concevoir les jugements comme les causes externes nécessaires des passions, parce que tout indique qu’elles sont au contraire inhérentes aux passions. Comme elle l’écrit à propos de sa propre théorie néo-stoïcienne dans Upheavals of Thought :

We have gone far enough, I think, to rule out the external-cause form of necessity or sufficiency : for I have argued that the cognitive elements are an essential part of the emotion’s identity, and of what differentiates one emotion from other emotions[11].

Nussbaum en veut pour preuve que les stoïciens et la plupart des grands philosophes occidentaux ont senti le besoin de définir les passions en incluant dans leur définition des jugements évaluatifs. C’est à cette condition seulement qu’ils peuvent adéquatement distinguer les passions les unes des autres[12]. Chez Nussbaum, tout se passe donc comme si nous devions choisir entre le jugement inhérent à la passion et le jugement causal externe, entre l’intentionnalité des pathè et une explication causale classique. Jamais elle ne semble envisager la possibilité que nous puissions conserver les deux au sein d’une même théorie. Comme je tâcherai de le montrer, les stoïciens ont pourtant défendu une telle approche.

En somme, Nussbaum semble croire qu’une théorie causale des passions serait condamnée à ne pas reconnaître l’intentionnalité de ces dernières. Cette impression se confirme lorsqu’on examine les autres arguments à l’aide desquels Nussbaum tente de contrer une interprétation de la théorie stoïcienne en termes causaux. Selon elle, nous aurions tort de penser qu’une personne commence par juger froidement une situation, pour ensuite éprouver une émotion. Les stoïciens l’auraient bien vu, en refusant d’employer un vocabulaire qui présente la passion comme un émoi ou un « feeling » consécutif à un jugement. Au contraire, le mouvement de pensée par lequel je juge et reconnais qu’un mal ou un bien advient coïncide avec l’émoi, si bien que nous avons toutes les raisons de croire que ce jugement et cet émoi sont une seule et même chose[13]. Nussbaum a d’ailleurs réintégré cette idée dans sa propre théorie des émotions, comme le montre ce passage sur le deuil :

It seems, moreover, that the adversary is wrong to think of the judgment as an event that temporally precedes the grieving — as at least some of the causal language suggests. When I grieve, I do not first of all cooly embrace the proposition, « My wonderful mother is dead », and then set about grieving. No, the real, full recognition of that terrible event […] is the upheaval. It is as I described it : like putting a nail into your stomach[14].

Cet argument fait clairement voir que pour Nussbaum, la causalité et l’intentionnalité semblent s’opposer l’une l’autre, si bien qu’il nous faudrait choisir entre une théorie cognitive des passions, qui fait de celle-ci des jugements (ou, à tous le moins, des combinaisons d’un jugement et d’autres composantes), et une théorie non cognitive des passions, qui ferait de celles-ci des « feeling » ou des pulsions aveugles ayant pour cause un jugement préalable ou pire encore, des mécanismes causaux non cognitifs (position qu’elle attribue d’ailleurs à Posidonius)[15].

Au total, l’interprétation que propose Nussbaum de la théorie stoïcienne des passions me paraît erronée sur plusieurs points fondamentaux. Je soutiendrai dans les sections qui suivent une interprétation rivale de la théorie stoïcienne, qui mettra en relief les thèses suivantes.

  1. Premièrement, Nussbaum n’établit pas une distinction suffisamment claire entre la passion, qui est une impulsion de l’hegemonikon, et le jugement qui la cause. Cette distinction permet pourtant aux stoïciens de soutenir que les passions sont des mouvements intentionnels ayant des dimensions évaluative, kinétique et affective, tout en affirmant qu’elles sont causées par des jugements préalables.

  2. Deuxièmement, la description que nous offre Nussbaum du processus de déclenchement des passions chez les stoïciens est trop rudimentaire. Nussbaum ne voit pas qu’il faut intercaler, entre l’impression initiale et l’assentiment, un premier type de mouvement affectif qui présente diverses caractéristiques de la passion sans pour autant en être une. Il s’agit de ce qu’on appelait en grec la propatheia. Faute de tenir compte de cette particularité du stoïcisme, Nussbaum néglige certaines dimensions de la passion et du jugement qui y conduit.

  3. Troisièmement, parce qu’elle ne prend pas en considération ce premier mouvement affectif, Nussbaum ne peut rendre compte d’une distinction rapportée par Cicéron entre deux modes de thérapie proposés par Chrysippe pour extirper les passions de l’âme.

II. Un aperçu de la psychologie stoïcienne

Les stoïciens défendent très clairement ce qu’on appellerait aujourd’hui une « théorie cognitive des émotions ». Mais il semble qu’elle corresponde moins au modèle privilégié par Nussbaum qu’à celui d’une théorie cognitive de type causal où l’on reconnaît le caractère dynamique de l’émotion. Pour le comprendre, le mieux est d’examiner la conception d’ensemble que se font les stoïciens de la psychologie humaine, pour ensuite examiner la place qu’y occupent les passions.

Pour les stoïciens, l’âme comporte huit parties, soit : la faculté reproductrice (1), les cinq sens (2-6), la faculté de parole (7) et la partie dirigeante de l’âme (8), appelée hegemonikon[16]. L’hegemonikon comporte lui même quatre facultés distinctes (dunamai) : la représentation (phantasia), l’impulsion (hormè), l’assentiment (sunkatathesis) et la raison (logos). L’être humain partage les deux premières avec les animaux, mais il est le seul à être capable d’assentiment et de raison.

Tous les mouvements de l’âme qui causent l’action sont pour les stoïciens des impulsions (hormai). Stobée définit les impulsions comme des mouvements de la pensée qui se portent vers quelque chose ou s’en éloignent[17]. Ces mouvements ne nous portent pas vers une chose ou ne nous en éloignent pas simplement en pensée, mais également en action, car les impulsions sont des mouvements de l’âme qui dirigent les mouvements du corps et causent directement l’action[18]. Comme l’explique Jean-Baptiste Gourinat, ces mouvements sont de quatre types : d’une part, il s’agit de mouvements de décontraction (eparsis) ou de contraction (sustolè) de l’âme devant la représentation d’un objet présent ; d’autre part, il s’agit de mouvement d’inclination (orexis) ou de recul (ekklisis) devant un objet anticipé[19]. Les mouvements de décontraction et d’inclination nous amènent à conserver la présence d’un objet et d’aller au-devant s’il est anticipé ; les mouvements de contraction et de recul nous amènent à nous crisper en sa présence et à le fuir s’il est anticipé. Les stoïciens considèrent que chez l’être humain, ces quatre types d’impulsions sont d’emblée rationnels (logikai), au sens où ils sont le fruit de la raison, mais qu’ils peuvent être raisonnables (eulogai) ou déraisonnables (alogai), les passions étant les impulsions déraisonnables.

La phantasia, quant à elle, permet à l’être humain de percevoir les choses, d’en avoir des « représentations » (phantasmata). Les représentations sensorielles des êtres humains sont rationnelles (logikai) parce que leur contenu et ce que nous pouvons en dire trouvent à s’exprimer dans un discours. La représentation sensorielle s’y accompagne donc d’un « exprimable », c’est-à-dire d’un lekton, qui consiste en l’ensemble de ce qui est pensé au sujet de la représentation. Ce lekton prend normalement la forme d’une proposition (axiôma), comme par exemple « Cet acte est une offense », laquelle est composée tout à la fois d’un sujet (ptôsis), comme par exemple « Cet acte », et d’un prédicat (kategòrema), comme « est une offense ». Lorsqu’elles impliquent une forme d’évaluation ou d’appréciation pratique (« Cet acte est une offense », « Il y a là quelque chose à manger », « ceci est injuste », etc.), les représentations rationnelles peuvent déclencher des impulsions et sont présentées comme des phantasiai hormetikai, des « représentations motivantes ». L’assentiment est l’acte par lequel on donne son approbation et son adhésion à une représentation ou une impulsion, alors que la raison est, en gros, un système de notions élaborées par raisonnement au fil de l’expérience, à l’aune duquel une personne peut juger les représentations et les impulsions qui se présentent à son esprit de manière à leur accorder ou leur refuser son assentiment[20].

Ce bref portrait de la psychologie stoïcienne montre que les philosophes du Portique ne reconnaissent pas l’existence d’une partie non rationnelle de l’âme, de laquelle proviendraient certaines représentations et impulsions. Il n’y a que l’hegemonikon et les représentations et impulsions qui en relèvent. Par ailleurs, les stoïciens défendent une conception « moniste » de l’âme, selon laquelle les quatre facultés de l’hegemonikon, travaillent toujours en collaboration les unes avec les autres ; elles ne peuvent agir indépendamment les unes des autres[21]. Contrairement à ce qu’on observe dans la psychologie aristotélicienne, la phantasia et l’hormè ne peuvent donc à elles seules déclencher l’action ; il est nécessaire que l’hegemonikon donne son assentiment à la représentation et à l’impulsion qu’elle suscite pour que celle-ci puisse se rendre du coeur vers les membres et déclencher le mouvement. Cette caractéristique contribue d’ailleurs à différencier les impulsions humaines des impulsions animales : non seulement ces dernières naissent de représentations rudimentaires et n’impliquent pas de représentations rationnelles, mais de plus, elles engendrent automatiquement le mouvement sans que soit requis une quelconque forme d’assentiment[22].

III. Une théorie cognitive et causale des passions

C’est dans cette perspective que les stoïciens réfléchissent à l’origine et à la nature des passions qui sont, comme on l’a vu, des impulsions rationnelles mais déraisonnables. Pour eux, comme pour Platon et Aristote, les pathè sont des impulsions achevées qui causent directement l’action ; il ne s’agit pas simplement de penchants ou de dispositions à faire quelque chose, mais de mouvements de l’âme qui causent et dirigent les mouvements du corps[23]. Leur naissance requiert donc, en vertu de la conception « moniste » de l’âme adoptée par les stoïciens, l’intervention de l’assentiment. Pour que naisse une passion, il faut nécessairement que cette naissance ait reçu l’assentiment de l’hegemonikon. Toute la question est alors de savoir à quoi l’hegemonikon donne ainsi son assentiment. La position de Zénon, fondateur de l’école, nous est moins bien connue. Mais celle de Chrysippe et de ses successeurs, en particulier Posidonius et Sénèque, nous est mieux parvenue. Il semble bien qu’ils aient apporté une même réponse à cette question. À leur avis, le processus de déclenchement de la passion se présente comme suit. Une « représentation motivante » (phantasia hormetikè) donne d’abord naissance à une impulsion inachevée, qui ne peut encore déclencher l’action. C’est la propatheia. L’assentiment donné à cette impulsion inachevée et à la représentation qui la cause va transformer cette impulsion en passion, laquelle se déploie ou se déchaîne alors dans toute sa force. Examinons tour à tour ces étapes.

La représentation motivante à l’origine du processus est généralement fort élaborée, comme l’attestent les nombreux exemples auxquels recourent les stoïciens dans leurs exhortations éthiques. Cette représentation motivante est une représentation rationnelle (phantasia logikè) et constitue à ce titre une pensée (noèsis)[24]. Elle comporte l’idée, vraisemblablement exprimée dans des propositions (axiômata), d’un objet présent ou futur qu’elle présente comme un bien ou un mal. Ce bien ou ce mal peut cependant prendre différents visages, selon la nature de l’objet auquel on a affaire. Le mal en question peut-être une offense, si par exemple un inférieur refuse de nous rendre un hommage que nous estimons nous être dû, comme cela arriva à Alexandre le Grand lorsque Callisthène refusa de l’honorer à la manière d’un monarque persan. Il peut aussi s’agir de la perte d’êtres chers, comme celle que subit Hécube lorsqu’elle perd son plus jeune fils aux mains de Polymnestor, après avoir vu périr presque toute sa famille dans Troie et dans l’exil qui suivit la défaite. Plus prosaïquement, le simple fait de s’arracher à sa famille pour aller étudier au loin, comme le faisaient des élèves d’Épictète, représente à leurs yeux une forme de perte et de mal, puisqu’ils sont privés de la présence de ceux qu’ils aiment[25]. Dans tous ces cas, la personne conçoit un objet (« Callisthène refuse de se plier à mes ordres et de me vénérer comme je le mérite », par exemple) et se le représente comme un bien ou un mal (« Quel affront ! »)[26]. Ces représentations constituent aux yeux des stoïciens des idées fausses (doxai), plus précisément des croyances faibles (hupolèpseis asthenai), c’est-à-dire des idées fausses qui ne reposent pas sur une erreur de raisonnement ou sur une illusion sensorielle, mais sur un mauvais usage des prénotions et notions acquises au fil de l’expérience[27]. En effet, les passions et les actions qui résultent de celles-ci naissent, on s’en souvient, de croyances erronées sur ce qui est bien et mal[28].

L’impulsion inachevée à laquelle elle donne naissance consiste vraisemblablement en un des quatre types de mouvements présentés précédemment : un mouvement de décontraction (eparsis), de contraction (sustolè), d’inclination (orexis) ou de recul (ekklisis). Cette impulsion est également un état intentionnel. Elle est en effet éprouvée à propos de quelque chose et vise de plus une action lorsqu’il s’agit d’inclinations (orexis) ou de mouvements de recul (ekklisis). L’idée de la séparation conduit par exemple un élève romain d’Épictète en séjour à Nicopolis à ressentir une contraction de l’âme à la pensée des siens et de leur absence. L’idée d’une offense fait naître chez Alexandre une inclination à se venger à l’endroit de Callisthène, en le punissant de son outrage par mise à mort. Selon Jean-Baptiste Gourinat, ces impulsions inachevées ont pour objet intentionnel non pas des propositions, mais les sujets (ptôsis) ou les prédicats d’action (katègorèmata) qui entrent dans leur composition[29]. On éprouve un mouvement de contraction à l’idée de « notre exil loin des nôtres » ou de « la mort de mes enfants » et l’on éprouve une inclination à « condamner Callisthène à mort », « prendre le premier bateau pour Rome » ou « me venger de Polymnestor ». Celles de ces impulsions qui sont des inclinations ou des mouvements de recul portent généralement sur des prédicats d’action (ou groupes verbaux), mais ce n’est pas toujours le cas[30].

L’impulsion inachevée ainsi mise en branle par la phantasia hormetikè est présentée par Chrysippe comme une propatheia, un « pré-affect », pour reprendre la traduction de Paul Veyne[31]. Posidonius parlera plutôt de pathètikai kinèseis ou de pathètikai hormai, c’est-à-dire d’« impulsions passionnelles »[32]. Ces impulsions passionnelles constituent en quelque sorte les prémisses ou l’amorce des passions. Sénèque les décrit comme « le prélude des passions » ou une « sorte de préparation et de menace de la passion »[33]. Elles naissent de façon autonome et spontanée lorsque se forme une représentation motivante, en raison de notre constitution corporelle, de nos expériences passées et de notre éducation, et assaillent en quelque sorte l’hegemonikon, si bien que « l’esprit les subit plutôt qu’il ne les crée », comme l’écrit Sénèque[34]. Elles ressemblent en cela aux pathè chez Platon et Aristote. Qui plus est, elles s’accompagnent fréquemment des phénomènes physiologiques qui accompagnent les passions : pâleur, rougeur, tremblement, hausse du rythme cardiaque et ainsi de suite. Pourtant, elles ne sont pas des passions, car elles n’ont pas encore emporté l’assentiment de l’hegemonikon et ne gouvernent pas encore la pensée et l’action de la personne qui les éprouve. Ce sont des incommoda extrinsecus, affirme Sénèque, des « inconvénients provenant de l’extérieur » que même le sage peut ressentir lorsqu’il est au coeur de la tourmente[35]. Il n’y a véritablement passion qu’à partir du moment où la personne s’abandonne à ces impulsions passionnelles en accréditant la croyance faible qui les cause, d’une part, et en jugeant que l’impulsion passionnelle elle-même est appropriée à la situation, d’autre part, notamment en raison de l’action qu’elle suggère de poser[36]. Sénèque est on ne peut plus clair à ce sujet dans le texte qu’il consacre à la colère.

Aucune des impulsions qui frappent l’esprit par hasard ne doit être appelée une passion : celles-là, pour ainsi dire, l’esprit les subit plutôt qu’il ne les crée. Donc la passion ne consiste pas à être ému par la représentation des choses, mais à s’y abandonner et à suivre ce mouvement fortuit. En effet, si on pense que la pâleur, les larmes, l’excitation génitale, un profond soupir, l’éclat soudain des yeux ou tout autre phénomène analogue est le signe d’une passion ou la manifestation de notre état d’esprit, on se trompe et on ne comprend pas qu’il s’agit de simples pulsions corporelles […] La colère ne doit pas seulement se mettre en branle, elle doit se donner libre cours, car c’est une impulsion ; or il n’y a pas d’impulsion sans assentiment de l’âme […] Donc cette première agitation de l’âme que suscite la représentation de l’offense n’est pas plus la colère que la représentation de l’offense elle-même ; la colère est l’impulsion qui s’ensuit, qui a non seulement perçu la représentation de l’offense, mais qui lui a donné son assentiment ; c’est une excitation volontaire de l’âme qui se dirige volontairement et délibérément vers la vengeance[37].

On ne saurait trouver réfutation plus claire de l’idée qu’une passion est un jugement. Une passion, pour un stoïcien, n’est pas davantage une impulsion que l’on éprouve mais à laquelle on peut tenter de résister : il s’agit là d’une propatheia. Une passion est une impulsion à laquelle on a consenti, à laquelle on se livre volontairement et que l’on juge même, selon les stoïciens, appropriée. Donner son assentiment à une impulsion passionnelle, c’est en effet admettre qu’il s’agit là de l’état à éprouver dans les circonstances, que l’action suggérée par l’impulsion passionnelle est appropriée au contexte[38]. Comme l’écrit Janine Fillion-Lahille, « nous ne parlons pas ici d’erreurs ou d’inadvertances qui seraient commises par la raison, mais bien plutôt d’un comportement auquel on souscrit[39] ». Cette idée mise de l’avant par Chrysippe est exprimée dans les propos de Cicéron sur le chagrin : ce dernier découle premièrement de l’opinion qu’un grand mal nous afflige, « mais quand à cette opinion d’un grand mal s’ajoute encore l’opinion qu’il est nécessaire, qu’il est juste et qu’il est de notre devoir de supporter avec peine le mal qui survient, le résultat en est finalement ce trouble grave du chagrin[40] ». Faute de tenir compte de l’existence des propatheiai, Nussbaum ne voit pas que l’assentiment n’est pas seulement donné à une impression, mais aussi à un premier mouvement affectif parfaitement involontaire. Nous verrons les conséquences de cet oubli dans la prochaine section.

Ce que nous avons dit jusqu’à présent suffit à faire voir que les stoïciens sont très clairement des cognitivistes défendant une théorie de type causal, en ce qu’ils font reposer le déclenchement des impulsions passionnelles sur des représentations évaluatives parfois fort complexes, dont l’élaboration requiert des processus cognitifs raffinés, qui vont de la sensation à la formation d’une phantasia hormetikè en passant par l’acquisition préalable, dans bien des cas, d’une simple représentation sensorielle (phantasia aisthètikè). Une passion est le produit d’une activité mentale intense et complexe, et non le fruit d’un mécanisme instinctif rudimentaire. À cet égard, la position stoïcienne est très proche de celle d’Aristote, à cette différence près que les philosophes du Portique discutent jusqu’à présent des propatheiai là où Aristote aurait parlé de pathè. Car en fait, les stoïciens vont au-delà d’Aristote dans l’élaboration d’une théorie cognitive, dans la mesure où ils font reposer le déclenchement des passions, en fin de compte, sur l’assentiment conscient et volontaire accordé par l’agent rationnel à l’impulsion passionnelle et à la représentation motivante qui l’a causée.

Cet assentiment contribue d’ailleurs à enrichir les représentations mentales que sont la phantasia hormetikè et l’impulsion passionnelle. En effet, une personne qui donne son assentiment à une propatheia et à la représentation motivante qui l’a causée, donne son accord à deux croyances faibles (hupolèpseis asthenai) : comme nous l’avons vu, la première est formulée dans la phantasia hormetikè et consiste à dire que tel objet présent ou futur est un bien ou un mal ; la seconde résulte en fait de l’assentiment et consiste à dire qu’il faut éprouver l’impulsion passionnelle et faire ce qu’elle suggère de faire, s’il s’agit d’une inclination ou d’un mouvement de recul portant sur un katègorèma[41]. Lorsqu’Alexandre entre en colère à l’endroit de Callisthène, il a donc donné son assentiment à deux croyances : l’une selon laquelle le comportement de Callisthène est un affront et la vengeance un bien anticipé ; l’autre selon laquelle cet affront doit être lavé par la mise à mort de son auteur. Alexandre croit qu’il a été offensé et qu’il doit se venger. Ces croyances faibles sont les causes les plus immédiates de sa colère. C’est donc au terme d’un processus mental complexe, bien que rapide peut-être, qu’Alexandre éprouve véritablement le désir (epithumia) de se venger, à savoir la colère. Alors seulement s’ouvrent les digues du courroux, qui emporte son esprit. Si ce processus apparaît involontaire et inconscient au profane, il se révèle ne pas l’être pour qui est fin psychologue… c’est-à-dire stoïcien[42].

Dans cette perspective, on doit réconcilier autrement que le fait Nussbaum les définitions zénonienne et chrysipéenne des passions. Plutôt que d’attribuer au jugement une dimension kinétique, il faut plutôt attribuer à l’impulsion une dimension intentionnelle et, plus précisément, un contenu conceptuel qui découle des causes mêmes de l’impulsion. Certes, Chrysippe et Cicéron présentent les passions comme des « opinions et des jugements irréféchis ». Cela ne signifie pas, cependant, que la passion soit un jugement de valeur qui n’a pas pour cause un jugement préalable, comme le laisse entendre Nussbaum. La passion est plutôt une impulsion déraisonnable suscitée par un jugement faux, ou, comme l’affirment Zénon et tous les stoïciens à sa suite : « un mouvement de l’âme déraisonnable et contraire à la nature, ou bien une impulsion débridée[43] ». Il s’agit simplement d’impulsions impliquant des croyances : vraisemblablement, celles-là mêmes qui ont suscité ces impulsions. Il s’agit des croyances faibles (hupolèpseis asthenai) auxquelles l’hegemonikon a donné son assentiment. Comme on l’a vu, la première porte sur les objets à propos desquels les passions sont éprouvées ; elle est identique, pour l’essentiel, à la phantasia hormetikè à l’origine de la passion. La seconde porte sur ce qu’il convient de ressentir et de faire, le cas échéant. Elle est le fruit de l’assentiment.

IV. Une analyse causale des dispositions émotives maladives (aphronèmai)

La distinction qui vient d’être établie entre les deux croyances faibles inhérentes à une passion nous permet de pousser plus loin que ne le fait Nussbaum l’analyse des thérapies de l’âme proposées par les stoïciens. Les stoïciens ont poussé si loin leur perspective cognitiviste et causale sur le déclenchement des pathè qu’ils en sont venus à étudier la manière dont la croyance faible à l’origine d’une passion peut se « cristalliser » dans l’esprit d’une personne, de façon à devenir un « jugement » (kriseis) permanent et à engendrer une disposition (hexis) à former constamment certaines représentations motivantes, à leur donner son assentiment et à éprouver des passions en conséquence. Comme il a été expliqué, ces croyances faibles converties en jugements stables portent sur ce qui est bon et mauvais, de même que sur ce qui est un objet approprié de plaisir (hedonè), de peine (lupè), de désir (epithumia) ou de peur (phobos). On les appelle nosèmatai[44]. Lorsque l’assentiment à une croyance faible (responsable d’une passion) se cristallise dans l’esprit d’une personne, cette dernière est considérée par les stoïciens comme un être malade qui doit être impérativement soigné, si elle veut un jour accéder au bonheur. Comme l’écrit Fillion-Lahille :

[L]orsque cet acquiescement prend les proportions d’un jugement (forme: 2142464.jpg) qui souscrit à tout un comportement aberrant et le légitime, comme dans le cas d’une personne s’abandonnant au chagrin, le degré le plus grave de la passion se trouve atteint ; la maladie de l’âme qu’était déjà la forme: 2142465.jpg, la fausse conviction de la présence d’un mal, s’est transformée en véritable infirmité, forme: 2142466.jpg[45].

C’est ce qui arrive à une personne en deuil qui s’abandonne au chagrin. Au moment où la nouvelle du décès la frappe, elle juge que la mort d’un être cher est un mal et qu’il convient de la pleurer, ainsi que nous le rappelle Cicéron dans un passage cité précédemment[46]. Lorsque ce jugement se stabilise, lorsque la personne acquiert la conviction permanente qu’il convient de pleurer un défunt et de le regretter, elle s’enfonce dans un état maladif où elle juge de son devoir, en quelque sorte, de regretter constamment le disparu, jour après jour, durant des mois ou des années. Ce jugement prend lui-même appui sur un ensemble de jugements stables (nosèmatai) plus généraux à propos de la condition humaine, de ce qui est bien et mal, de ce qui est vertueux et de ce qui ne l’est pas. Nous verrons à l’instant quel parti les stoïciens ont tiré de cette idée dans leur analyse du chagrin et dans leurs exhortations à éviter cette « passion funeste ».

Il m’apparaît intéressant d’examiner brièvement, à titre d’exemple, l’analyse que fait Sénèque du chagrin dans sa Consolation à Marcia, un texte destiné à une patricienne qui avait perdu son fils Drusus trois ans plus tôt et s’abandonnait depuis à un long et pénible deuil, à en croire notre philosophe[47]. On peut lire ce texte de Sénèque à la lumière des écrits de Cicéron sur l’office du consolateur dans le stoïcisme (au livre III des Tusculanes). Sénèque identifie, comme beaucoup de stoïciens, deux croyances faibles à l’origine du chagrin : celle selon laquelle la perte d’un être cher est un mal et celle selon laquelle il convient de souffrir de cette perte et de la pleurer. Le chagrin est, comme le dit Cicéron, « l’opinion d’un mal présent, accompagnée de l’idée qu’on est obligé d’accueillir le chagrin[48] ». Comme tous les stoïciens, Sénèque entrevoit au moins deux grandes façons de consoler une personne chagrinée, c’est-à-dire de l’aider à extirper d’elle-même le sentiment de douleur qui l’habite. Il peut, d’une part, combattre la première de ces croyances et démontrer que la perte d’un être cher, en l’occurrence Drusus, n’est pas un mal, mais un « indifférent ». Il ne s’agit certes pas, parmi les indifférents, d’un préférable (proègmena), mais plutôt d’un non-préférable (apoproègmena), c’est-à-dire d’une chose qui doit être évitée dans la mesure du possible. Mais ce n’est pas pour autant un véritable mal. Seul le vice, c’est-à-dire le mauvais usage des facultés de l’hegemonikon, en est un. En conséquence, la perte d’un être cher, bien qu’il faille tâcher de l’éviter dans la mesure du possible, ne doit pas être perçue comme un mal lorsqu’elle survient et ne doit pas, en conséquence, être éprouvée trop fortement ; idéalement, le véritable sage ne devrait même pas ressentir de douleur : il accepte tout ce que la Fortune lui réserve avec sérénité. À en croire Cicéron, Cléanthe et d’autres stoïciens favorisaient cette approche et croyaient « que l’office unique du consolateur, c’est de supprimer complètement le mal », c’est-à-dire de combattre l’idée que l’événement nous chagrinant est un mal[49].

Sénèque peut, d’autre part, combattre la seconde croyance faible, ainsi que Chrysippe le recommandait, selon Cicéron : « Chrysippe pense, écrit-il, que le principal dans une consolation, c’est d’écarter ce préjugé que, en s’affligeant, on s’acquitte d’un devoir juste et obligatoire[50]. » En effet, comme le souligne Voelke, Chrysippe voulait aussi soigner des gens qui ne sont ni des sages ni à proprement parler des « progressants », mais des gens qui en sont encore au stade où ils prennent pour des biens et des maux les indifférents[51]. Pour ce faire, un stoïcien doit montrer, à l’aide d’arguments, que le mal est moindre que ce que l’on croit et qu’il n’implique, en conséquence, aucune obligation de s’affliger au-delà de ce que commande un mal modéré, l’idée qu’il s’agit d’un mal modéré étant une croyance moins déraisonnable que celle selon laquelle il s’agit d’un grand mal. Le philosophe doit montrer que la propatheia éprouvée involontairement est normale, humaine, mais qu’il convient de ne pas y consentir et de ne pas s’y abandonner, faute de quoi on sombre dans la passion puis, éventuellement, dans une maladie de l’âme plus durable. Sénèque paraît avoir opté pour cette approche dans sa Consolation à Marcia. Son argumentaire ne vise donc pas à montrer, en prenant appui sur les doctrines éthique et physique des stoïciens, que la mort de Drusus n’est pas un mal, mais plutôt qu’elle n’est pas un mal d’une gravité telle qu’elle justifie le chagrin obsessif de Marcia, ni surtout l’idée qu’il est du devoir de cette mère de pleurer son fils pour des années à venir. Cette intention transparaît déjà dans le diagnostic qu’il pose au début de son exhortation. Le mal qu’il pointe du doigt et auquel il compte s’attaquer est l’obstination de Marcia à pleurer son fils et sa conviction qu’il est de son devoir de le faire. S’adressant à Marcia, il lui écrit en effet : « Trois années ont déjà passé, et ta douleur n’a rien perdu de sa première vivacité : elle se réveille et se ranime chaque jour ; elle se fait un droit de sa durée ; au point où elle en est venue, elle croirait déshonorant de cesser[52]. » C’est précisément cette idée que Sénèque entend défaire. Ce faisant, il arrachera Marcia à un état de douleur où elle s’abîme volontairement, où elle se complait même[53]. Son chagrin est en effet « de ces sentiments sombres et déprimants, qui se tourmentent sans cesse eux-mêmes ; ils finissent par se repaître de leur propre amertume et la souffrance devient, pour l’âme malheureuse, une sorte de plaisir pervers[54] ».

Cela ne veut pas dire que la perte d’un fils ne soit pas cruelle et qu’elle ne doive pas susciter chez le commun des mortels une contraction de l’âme, c’est-à-dire une propatheia douloureuse ; cela signifie simplement qu’il faut se garder d’accepter l’idée, formulée sous le coup de la douleur, selon laquelle cette perte est un mal si grave qu’il appelle une réaction de chagrin. C’est ce qu’explique Sénèque dans ce dialogue imaginaire avec Marcia :

Il est cependant conforme à la nature de regretter les siens. — Qui le conteste, tant que ces regrets sont modérés ? Le simple départ de ceux qui nous sont chers nous cause, aussi bien que leur mort, une irrésistible émotion, qui serre les coeurs les plus fermes. Mais le préjugé y contribue davantage que ne l’impose la nature. […] Aucun animal ne regrette longtemps sa progéniture, sauf l’homme, qui se fait le complice de sa douleur et ne s’afflige pas en proportion de ce qu’il ressent, mais dans la mesure où il se l’est fixé[55].

C’est à cette complicité volontaire de Marcia avec sa douleur, fruit de l’assentiment à sa propatheia, que s’attaque Sénèque, plutôt qu’à l’idée même que la mort est un mal — ce qui aurait pour effet d’annihiler le pré-affect lui-même, ce que Chrysippe croyait possible, mais que certains stoïciens des époques ultérieures, comme Cicéron et Sénèque, semblent avoir cru impossible, même pour le sage. Cette distinction entre deux modes et deux degrés de guérison n’est possible que si l’on comprend bien le rôle des propatheiai et de l’assentiment qu’on y donne dans le déclenchement des passions. Faute de distinguer correctement jugement et impulsion, pathos et propatheia, Nussbaum ne peut expliquer pleinement cet aspect des thérapies stoïciennes.

Conclusion : les stoïciens et les théories contemporaines des émotions

En somme, l’examen des textes anciens dont se réclame Nussbaum paraît confirmer des choix interprétatifs différents de ceux qu’elle a faits dans The Therapy of Desire. Ce sont ces choix qu’elle a reconduits dans Upheaval of Thoughts, où elle affirme défendre une théorie néo-stoïcienne des émotions. Au total, la théorie des stoïciens rappelle le genre de théorie cognitive où l’émotion apparaît comme un état intentionnel incluant sous une forme parfois modifiée la représentation évaluative qui l’a causé. Ce genre de théories a été défendu par Nico Frijda et Richard Lazarus en psychologie[56]. J’ai moi-même défendu une théorie de ce genre à une certaine époque. La grande différence entre les théories de ce genre et celle des stoïciens, c’est que cette dernière présente les passions comme des impulsions qui intègrent partiellement le jugement qui les cause, alors que les théories cognitives contemporaines mentionnées conçoivent les émotions comme des modes complexes d’entrée en relation, qui impliquent partiellement les représentations évaluatives qui les causent, de même que d’autres composantes, à commencer par des tendances conatives (désirs, souhaits, impulsions). S’il faut vraiment rattacher les stoïciens à une école de pensée contemporaine, il semble bien que ce soit à celle-là.