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Nicolas Piqué entreprend dans cet ouvrage une « analyse généalogique » (p. 11) de l’avènement du régime historique de temporalité. Sa conception de l’histoire discontinue s’oppose, précise-t-il, au régime traditionnel de temporalité, lequel se caractérise par sa fidélité à une origine pensée comme garante d’unité. Une telle recherche d’unité se résout typiquement dans la subsomption de l’histoire sous un « principe anhistorique » (p. 9), seul à même de lui imprimer sens. Piqué s’intéresse pour sa part aux différentes sources de cet avènement du régime historique plutôt qu’il ne s’attache à l’exposer. Les auteurs étudiés sont donc encore, à des degrés divers, parties prenantes du schème traditionnel de compréhension de l’histoire. Le corpus de l’auteur permet, ce faisant, de comprendre à rebours des interprétations entendues de l’histoire de la philosophie qui participèrent à l’avènement du régime historique de temporalité en tant que tel.

L’un des intérêts de l’ouvrage consiste à voir en action les brèches ouvertes au sein même du schème traditionnel de l’histoire. Piqué présente en filigrane une thèse forte : dès le xviie siècle et même avant, dans le cas spécifique de Khaldûn, on retrouve des critiques larvées, en philosophie et en science, du schème traditionnel. Son principal objet de pensée est la conceptualité de la discontinuité temporelle ; pas tant la constitution de celle-ci ni son progressif dévoilement que les différentes formes de sa reconnaissance, partielle ou plus consistante. Aussi les schèmes à l’étude (l’époque, la catastrophe et la révolution) sont-ils à penser comme trois façons, avec leurs particularités, leurs limites et leur heuristique propres, de penser la discontinuité. Il s’agit de cibler « une grammaire de la discontinuité » (p. 343).

La première partie s’articule autour de trois expressions de la notion d’époque, chez Bossuet, Arnaud et Nicole, ainsi que chez Ibn Khaldûn. Bossuet, représentant éminent du régime traditionnel de temporalité, les Messieurs de Port-Royal et Khaldûn se situent bien « dans une pensée [ ] structurée par la religion » (p. 44). Ce choix révèle déjà le dispositif épistémologique soutenu par l’auteur : montrer la constitution de la différenciation des temps de l’intérieur du schème historique traditionnel. Sa méthode étant à l’opposé d’une lecture déterministe de l’histoire, il s’agit de recouvrer « le processus grâce auquel la réflexion se construit, en cernant sa complexité, en sondant éventuellement sa non-linéarité » (p. 47), en l’occurrence, de saisir chez chacun des auteurs associés à l’un des trois schèmes leur rapport à la discontinuité.

L’époque s’avère un vecteur de différenciation du temps historique : le temps se présente comme bardé de temporalités distinctes, il n’est plus un flux continu. Cette reconnaissance d’une diversité, diachronique et synchronique, a pour effet de décentrer la perspective historique. Le présent, « norme évidente et naturelle » (p. 34), change de statut épistémique. La différenciation des époques historiques a des implications non négligeables sur le travail de l’historien : il s’agit dès lors d’éviter la projection anachronique de son époque sur les autres, ce qui implique un nécessaire « mode d’articulation » (p. 37) entre celles-ci. Si le régime historique était impossible sans cette constitution différenciatoire de la temporalité, cette dernière ne permet pas pour autant, démontre Piqué, la reconnaissance d’une histoire discontinue. La différence décelée grâce à la notion d’époque peut être remobilisée par le schème traditionnel, c’est-à-dire subsumée sous un principe normatif d’unité destiné à ordonner l’histoire. L’époque est donc marquée au sceau de cette ambiguïté.

Piqué recense ainsi chez Bossuet une attention à l’époque et la présence de termes religieux utilisés de manière profane, ce qui a pour effet de l’acheminer vers « une analyse interne des causes du changement historique » (p. 59). Cette reconnaissance d’une diversité des époques n’est toutefois pas le fin mot de l’histoire pour lui. Le sens de l’histoire ne peut se trouver que dans le ravalement de cette suite épocale dans la suite de l’Église. La raison divine est seule à même d’imprimer un sens à l’histoire. L’époque ne saurait valoir comme méthode historiographique puisqu’elle ne constitue pas « le niveau heuristique ultime » (p. 48). Néanmoins, on trouve chez Bossuet des traces de « l’apparition d’une nouvelle logique d’analyse de l’histoire » (p. 57). Si le schème épocal reconnaît la singularité de chaque époque, cette différenciation représente le degré zéro du régime historique, en ce qu’elle est facilement mobilisable par le régime traditionnel, comme c’est le cas pour Bossuet et les Messieurs de Port-Royal.

Ceux-ci ont travaillé à l’élaboration d’une « pensée de la circonstance » elle-même circonstancielle, puisque découlant de leurs « activités de controversiste » (p. 69). On retrouve l’entrelacement des deux logiques, traditionnelle et historique, chez ces derniers. L’époque n’y est « pas le dernier terme de l’analyse » (p. 70), bien qu’elle mène à la reconnaissance d’une diversité historique. S’ils prennent le parti de s’attacher aux faits relatant la puissance de la Tradition, la logique des circonstances qu’ils établissent dans le but de réfuter leurs adversaires se renforcera devant les attaques. À terme, l’accession à la vérité de l’histoire, donc à celle de l’Église, ne pourra se faire que par l’élucidation des circonstances. Si leur logique des circonstances sert le but, conforme au régime traditionnel, d’une légitimation des dogmes chrétiens, elle convie néanmoins l’historien à une « herméneutique épocale et circonstancielle » (p. 90).

L’oeuvre de Khaldûn radicalise enfin l’ambiguïté inhérente à la notion d’époque. L’on y trouve en effet de quoi dépasser les tensions ruineuses qu’elle comporte. Déjà présente chez Arnaud et Nicole, « une pratique plus compréhensive mettant en oeuvre une logique de la circonstance, induisant une réflexion mettant l’accent sur la nature sociale des significations » (p. 94) se déploiera chez Khaldûn. Cette compréhension, rendue possible par la logique épocale, s’articule sur la notion centrale de civilisation. Ce niveau heuristique, précise Piqué, n’a pas pour effet un ravalement des faits historiques sous un principe uniformisateur. Il permet plutôt d’asseoir épistémologiquement la singularité des périodes et la diversité foncière des sociétés dans une matrice de sens singularisante. Khaldûn se dirige ainsi vers une pensée de la catastrophe, tout en proposant, au sein d’une logique épocale, plusieurs éléments historiographiques nouveaux. Aussi privilégie-t-il une analyse rationnelle de l’histoire basée sur la critique des sources, dans le but non seulement d’expliquer, mais de comprendre les différences épocales. Le changement n’est plus pensé comme scorie ou niveau inconsistant devant être subsumé sous un ordre pérenne, mais comme « dimension essentielle et inaliénable » (p. 100) et, par conséquent, comme « objet même de la réflexion historique » (p. 95). Son oeuvre signe également la rupture avec le cadre originaire du régime traditionnel, et ce, bien qu’elle se situe dans une référentialité religieuse et cyclique.

Si la notion d’époque rompt avec une conception uniformisée de l’histoire, cette rupture, comme Piqué le démontre malgré tout, demeure compatible avec une subsomption sous un principe uniformisant. Néanmoins, chez Khaldûn, le recours à la notion de catastrophe et la radicalisation d’une historiographie cherchant à penser le changement pour lui-même rompt avec cette nécessaire origine comme fondement de l’analyse. Avec la notion de catastrophe, qui constitue la deuxième partie de l’ouvrage, les termes de la rupture se creusent. La logique catastrophiste n’est pas qu’une « simple réorganisation de ce qui existe, elle représente une reconfiguration de l’être même de la réalité » (p. 135). En raison de la violence de son irruption et de l’ampleur de ses effets, elle induit une réelle fracture de l’ordre temporel. L’histoire pensée à partir du prisme épocal comportait déjà des ruptures de ton, correspondant aux différences entre sociétés ; dans une logique catastrophiste, l’histoire n’est pensée que comme « succession de ruptures » (p. 140).

Le séisme de Lisbonne en 1755, dont la violence soudaine l’a ébranlé au point qu’il modifie sa conception de la nature, signe l’apparition du thème catastrophiste chez Voltaire. S’il soutenait auparavant, influencé par son newtonisme, une position fixiste, il s’est refusé à expliquer la catastrophe comme punition divine ou à l’intégrer dans une loi naturelle. La catastrophe devient bien un « événement discret » (p. 166) qui « interrompt le continuum temporel » (p. 168), modifiant le rapport à la nature et à l’histoire. Impossible, dès lors, de reconstituer l’histoire à partir d’un point fixe. Voltaire prend acte de cette impossibilité tout en conservant l’ordre comme critère d’intelligibilité historique. Aussi analyse-t-il la catastrophe « uniquement comme vecteur de désordre » (p. 169), comme « limite à la pensée » (p. 170).

Chez Cuvier, la catastrophe prend un nouveau sens. Elle est également conçue sous le mode disruptif mais, plutôt que d’être limitante pour la pensée, elle fournit l’impulsion de nouvelles réflexions, se faisant « le principe même d’explication de la rupture » (p. 175). Cuvier pense la rupture non pas comme une anomalie moralement déstabilisante, ce qu’elle était pour Voltaire, mais comme principe même de l’histoire — terrestre et humaine. Il élabore une théorie des catastrophes, l’amenant à « visualiser la succession, sans continuité » (p. 182) des strates terrestres, assimilables à autant de périodes. La nature a une histoire : elle n’est plus un lieu pérenne, mais apparaît traversée par une histoire faite de ruptures. À partir d’une perspective scientifique, Cuvier instaure un changement notable dans l’épistémologie de l’histoire. Aussi la catastrophe se conçoit-elle comme « irruption d’une causalité » (p. 186), affaiblissant d’autant la portée de l’origine sur laquelle repose le régime traditionnel.

Si, note l’auteur, Rousseau demeure extrêmement critique envers la religion, ses écrits ne sont toutefois pas exempts de références aux thèses chrétiennes. Il s’efforce cependant de les articuler à sa pensée. La notion de faute est remplacée par celle de hasard, servant de principe explicatif moralement neutre. La catastrophe ouvre ainsi « une nouvelle ère proprement historique, libérée de la puissance de l’origine » (p. 222). Dans l’optique rousseauiste, elle apparaît résolument comme source de rupture donnant à voir, non plus comme chez Voltaire et encore, dans une moindre mesure, chez Cuvier, un désastre, mais servant à expliquer la diversité des sociétés. La rupture acquiert une tonalité productive, elle achemine la pensée de l’histoire vers une prise en considération irréfragable de l’historicité. La pensée de Rousseau comporte ainsi des éléments essentiels au schème proprement historique : la reconnaissance de l’historicité des sociétés, donc d’une indépassable diversité, « l’irréversibilité » (p. 238) des temps historiques, signant la rupture définitive avec l’origine, ainsi que l’« abandon de tout schème religieux » (p. 224).

En somme, si elles constituent les pierres angulaires du régime historique de temporalité, la notion d’époque, porteuse de la reconnaissance d’une certaine différenciation des temps, et celle de catastrophe, pensant la nouveauté disruptive, ne sont pas suffisantes pour en signer l’advenue. Piqué y insiste assez : la notion fondamentale du régime historique est la discontinuité. Et c’est la troisième et dernière notion étudiée, la révolution, qui met celle-ci au centre de son appréhension de la temporalité.

L’auteur s’attarde d’abord à deux conceptions rattachées au schème traditionnel, puisqu’elles cherchent toutes deux à rebâtir une unité temporelle hachurée par la Révolution française en intégrant cet événement dans une continuité plus large. Chez A. Thierry, cela apparaît dans la recherche d’un « fait primitif » (p. 266), laquelle, ne pouvant certes se faire que par l’analyse factuelle, n’en sert pas moins un dessein fondationnel, visant à réassurer la continuité historique et à rassurer devant un événement qui dépasse l’entendement. Constant, quant à lui, ne vise plus l’unification de l’histoire à partir d’un point originaire. Bien qu’il « cherche à cerner les caractéristiques du nouveau », il use toujours d’une « norme continuiste » (p. 254). Son oeuvre est faite d’ambivalences : il prend acte de la différence temporelle ouverte par la Révolution française tout en forgeant une théorie progressive de la nature humaine. Si Constant réserve une place au changement, il pense celui-ci à partir d’une logique continuiste, non plus originaire, mais progressive.

C’est enfin chez Tocqueville qu’apparaît une conception discrète de la temporalité démocratique. Sa pensée ne se confine pas à l’analyse des changements de régime politique, mais il conçoit la révolution dans son « sens global » (p. 297). Le monde démocratique est tout autre que le monde aristocratique. Devant ce constat de l’irréversibilité des changements, qui ne se présentent pas sans péril, aucune forme de repli n’est possible. Il importe plutôt, résolument, de penser le présent à l’aide de nouveaux outils, historiques, politiques et sociologiques. L’avenir est désormais délié de tout ancrage dans le passé ; il « sera fonction de l’ouverture des possibles » (p. 303). L’historien renonce ainsi à toute prédiction et s’applique au complexe « travail d’analyse des effets » (p. 330). La temporalité démocratique apparaît alors sous le « paradigme nouveau » (id.) qu’est la mobilité.

L’ouvrage de Piqué, par ses riches analyses à la fois historiographiques et épistémologiques, nous invite à réexaminer le concept d’histoire à l’aune de la notion de discontinuité. Il s’avère ainsi pertinent pour tout chercheur s’intéressant à l’épistémologie historique. Plus largement, il saura également intéresser les historiens de la philosophie, puisque les auteurs dont traite Piqué y trouvent un éclairage singulier et stimulant. Soulignons enfin un paradoxe dans le pari de lecture par ailleurs extrêmement stimulant auquel nous convie Piqué. La thèse historiographique selon laquelle le régime historique serait advenu, entre autres, de l’intérieur du schème traditionnel, ce dont l’ensemble de l’ouvrage témoigne, apparaît en porte-à-faux avec l’ontologie chaotique castoriadienne. Or, précise l’auteur en introduction, celle-ci, faite de ruptures radicales comme créations de formes non dérivables du déjà-là sous-tend le régime historique. Les « voies contournées » (p. 90) par lesquelles les schèmes conceptuels adviennent font certes signe vers une conception elle-même discontinue de l’historiographie, mais semblent bien loin de l’ontologie chaotique castoriadienne, qui ne voit que « solution de continuité » (p. 11) entre les sociétés et leurs systèmes d’idées. Blumenberg, également mentionné brièvement en introduction, serait sans doute plus à propos pour rendre compte de l’avènement inhomogène du régime historique fondé sur la discontinuité.