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Dans cet ouvrage à la fois synthétique et diachronique, P. Guenancia présente la phénoménologie comme une école de pensée polyphonique qui a renouvelé le concept de conscience en analysant les relations que cette dernière entretient avec l’ensemble de la réalité, c’est-à-dire avec elle-même, avec le monde auquel elle s’ouvre et avec l’altérité d’autrui.

Le premier moment est consacré à Husserl. Il s’agit d’abord de décrire les rapports établis entre la science et la philosophie grâce à une analyse des Recherches logiques (p. 11). Quel est le sens des opérations logiques  ? Ce sens sera défini comme intentionnalité, comme mouvement de la conscience vers la chose, articulée dans une intention de signification et un remplissement de sens. L’intention de signification (p. 15) nous montre que la conscience doit se régler sur les choses mêmes, et que tout phénomène possède nécessairement un aspect noético-noématique (p.18). D’autre part, l’analyse du concept de vécu intentionnel permet à l’auteur de distinguer, au sein de la conscience husserlienne, un champ transcendant et un champ immanent constitués par elle : les objets propres de la phénoménologie, puisque le champ transcendant est repris dans l’immanence. Le concept husserlien de vécu intentionnel conduit naturellement P. Guenancia à analyser les Leçons sur la conscience intime du temps où il va s’agir de chercher l’origine du temps dans les vécus temporels ancrés dans le présent (p. 29) et orientés selon un mouvement de rétention et de protention, afin de parvenir à une conscience absolue de soi, totalement unifié dans le présent (p. 39). Les Ideen de 1913 vont promouvoir cet ego, devenu transcendantal, au rang de fondement absolu de la connaissance, une connaissance qui se donne dans l’intuition des choses elles-mêmes, que P. Guenancia qualifie de «  réalisme radical  ». Dans le processus épistémique, la réduction phénoménologique (p. 47) mettra en suspens de façon préalable, mais nécessaire, les croyances qui structurent l’attitude naturelle, et permettra, par la description des données immanentes à la conscience, de manifester son pouvoir propre de constitution, qui se distribue entre les choses perçues et les choses vécues. Dans le domaine de la perception, autrui pose un problème particulièrement épineux à Husserl, il fera l’objet de la Ve des Méditations cartésiennes, dont l’auteur analyse précisément l’aspect aporétique. En effet, l’intentionnalité de l’autre m’échappe. Autrui ne peut m’être qu’apprésenté par un transfert analogique à partir de moi. Les egos forment certes une communauté, mais c’est une communauté monadique. Cependant, cette communauté, cette humanité culturelle européenne est en crise comme va le montrer la Krisis de 1935. Le point de départ galiléen de la science européenne nous a progressivement éloignés du Lebenswelt qu’il va s’agir pour la phénoménologie de reconquérir rationnellement puisque, comme le souligne P. Guenancia à la fin de son étude, la philosophie de Husserl est une «  défense du rationalisme en dépit de tout  » (p. 72).

Le deuxième chapitre de l’ouvrage, consacré à Sartre, commence par présenter « Le moment phénoménologique  » de l’analyse de La transcendance de l’Ego de 1936, où il va s’agir de penser la conscience sans ego en sa stricte contemporanéité avec le monde et les choses auxquelles elle pense. Contre Husserl, Sartre pose que la conscience est transparente à elle-même et ne nécessite aucune médiation de type égologique (p. 80) : elle est spontanément ajustée à nos activités, elle est existence. La réflexion ne fait que brouiller notre rapport au monde et aux autres et, en le rendant inauthentique, elle biaise notre liberté. Ce moment phénoménologique est aussi pour Sartre l’occasion d’écrire L’imaginaire, que P. Guenancia analyse comme liberté de néantisation dans laquelle la conscience échappe au monde en s’irréalisant.

Le moment ontologique s’articule autour de l’ouvrage de 1943 L’Être et le Néant, qui enquête sur la relation structurante entre l’en-soi et le pour-soi. L’en-soi est fermé sur soi, occlus, chosique (p. 92). Par opposition, l’homme est toujours autre chose que ce qu’il croit être. Son essence est d’être libre, c’est-à-dire d’échapper à soi-même et à l’identité. Conscience et liberté sont ainsi coextensives, le soi ne peut être confondu avec une chose que dans la mauvaise foi (p. 96). Cette vision existentialiste de la liberté implique que nous choisissions d’être ce que nous sommes, car le choix précède l’être d’une façon absolue. Ne pas coïncider avec soi est une impossibilité féconde, une ouverture par laquelle l’homme se fait continuellement en s’échappant à lui-même perpétuellement. L’homme joue donc un rôle et, comme le montre La nausée, l’existence est absurde, puisque «  être c’est toujours s’échapper à soi-même et non pas aller vers un but  » (p. 108). P. Guenancia insiste aussi sur l’ancrage concret de la pensée sartrienne par la promotion qu’il fait du concept de situation au rang de guide de l’investigation philosophique.

La Critique de la raison dialectique (1960) constitue pour P. Guenancia le troisième moment de l’oeuvre de Sartre où, dans une approche marxiste, il se tourne vers le devenir historique de l’homme centré sur le travail, qui est pensé comme condition négative de production de ses conditions d’existence (p. 115). Le moteur de l’histoire est la lutte entre les hommes, l’hostilité, la compétition, une coexistence sérielle dans laquelle l’homme est séparé des hommes. Ce constat conduit Sartre à créer dans cet ouvrage trois concepts politiques centraux : le pratico-inerte, le groupe en fusion et le tiers régulateur. P. Guenancia analyse extensivement (p. 119-128) ces trois concepts, dont il fait ressortir la pertinence pour penser l’aliénation de la praxis par les institutions, ou encore la possibilité de l’action commune dans un groupe unifié de façon non hiérarchique.

C’est ensuite vers Merleau-Ponty que l’auteur se tourne (p. 131), qui fut très influencé par Husserl et Sartre. Son point de départ est la perception entendue comme mode d’accès de l’homme au monde. La phénoménologie de la perception, son maître ouvrage publié en 1945, manifeste déjà le projet d’accéder à un « être sauvage », une notion héritée du Lebenswelt du dernier Husserl, en dépassant le dualisme rationalisme/empirisme. La question directrice qui animera Merleau-Ponty au long de son oeuvre sera celle-ci : qu’est-ce que le monde avant tout concept, avant toute culture ?

Pour répondre à cette question, il va s’agir d’utiliser le corps comme instrument de connaissance (p. 136). La conscience, qui n’est plus la seule intentionnalité, s’incorpore, devient le centre psychoperceptif. Il faut minimiser le rôle de l’entendement pour maximiser l’apport philosophique de la présence du corps au monde. Les recherches psychologiques qui jalonnent La Structure du comportement de 1942 amènent Merleau-Ponty à revisiter le problème cartésien de l’union de l’âme et du corps, problème existentiel, qui nécessite l’élaboration du concept de cogito tacite. La phénoménologie de la perception, que P. Guenancia analyse ensuite, a pour vocation de montrer comment la pensée incarnée habite le monde. C’est ce que va révéler notamment le chapitre final, consacré à la liberté comme présence et comme intrication inextricable avec le monde et les autres. Les réflexions de Merleau-Ponty ont pour vocation de montrer que nous sommes impliqués dans ce que nous analysons, la distinction entre le sujet et l’objet est une illusion. Le philosophe doit aller en deçà de ces dichotomies vers « l’être sauvage (ou naturel) des choses » (p. 145). Cette nouvelle définition de la philosophie implique une attention portée à la nature comme horizon non constitué, dans laquelle l’homme est enraciné. Il faut éviter le subjectivisme et penser la confusion de l’homme avec son environnement dans un sens positif. Dans ce contexte, il s’agira aussi de penser l’intrication de l’homme avec l’homme, c’est-à-dire la politique, notamment en analysant, par exemple dans Humanisme et terreur de 1947, le concept d’engagement comme versant politique de l’ontologie. Contrairement à ce que pense Sartre, pour Merleau-Ponty, le philosophe ne doit s’engager que partiellement, afin de garder un oeil critique comme le montrera l’ouvrage de 1955, Les aventures de la dialectique.

P. Guenancia se tourne ensuite vers Le visible et l’invisible qui manifeste un retour vers l’ontologie et la question de l’origine préthéorique de l’être à partir de la notion de chair comme espace commun du sentir et du senti (p. 153), comme adhérence au monde. Ce questionnement d’origine cartésienne et husserlienne qui accompagne Merleau-Ponty depuis le début de sa carrière l’amène à s’interroger sur la spécificité du visible, et par ricochet sur la peinture. Par exemple, « Le doute de Cézanne » tente d’élucider, à partir de la pratique de ce peintre, la notion centrale d’expression : « La peinture poursuit la même ambition que la pensée, mais par des moyens différents » (p. 158). Merleau-Ponty donne à la peinture une dimension spéculative, elle dévoile une forme d’originarité. Dans l’acte de création, la peinture manifeste l’être des choses en deçà de toute dualité, de toute théorie, et c’est précisément, selon P. Guenancia, ce que Merleau-Ponty aurait cherché à atteindre par la pensée tout au long de son parcours.

La dernière partie du livre est consacrée à Paul Ricoeur, que P. Guenancia considère comme un retour vers une phénoménologie plus rigoureuse et plus husserlienne, associée à une philosophie herméneutique. L’anthropologie philosophique de Ricoeur a pour objectif de comprendre la position de l’homme dans le monde, une position éthique. L’analyse de Ricoeur, d’ascendance aristotélicienne, se déploie dans la question du bien-vivre, de la responsabilité ou encore de l’attestation (p. 179). Ricoeur est à ses yeux un penseur de la conciliation des polarités de l’existence humaine (volontaire/involontaire, conscient/inconscient, faiblesse/capacité).

Le volontaire et l’involontaire, qui constitue le premier moment de la Philosophie de la volonté, est une analytique de la finitude, car, comme le remarque P. Guenancia : « La philosophie ne peut pas dépasser le cadre et les limites de l’expérience humaine » (p. 182). L’ouvrage analyse, au sein de cette expérience, la corrélation entre ce qui relève de la volonté (par exemple le projet, la décision, le vouloir) et ce qui n’en relève pas (par exemple le caractère, l’inconscient ou le corps), en particulier dans le contexte du rapport à soi. Le cheminement de Ricoeur l’amène à penser que la connaissance de soi, thème central de toute son oeuvre, ne peut être que médiate, elle passe par la fréquentation des formes symboliques, et leur herméneutique. Il y a une opacité originelle du sujet vis-à-vis de lui-même, car « le moi est conflit » et les passions sont un esclavage de « soi par soi ». Finitude et culpabilité de 1960, qui constitue le deuxième moment de la Philosophie de la volonté, analyse le mal comme limite, obstacle à la réalisation de soi. Cet ouvrage propose une élucidation des notions de péché, de faute, de mal, grâce à l’interprétation d’un certain nombre de mythes et de symboles.

Cette herméneutique est la condition sine qua non de la compréhension de l’homme par lui-même, et elle met en avant l’importance de la notion de fiction comme «élément central de la phénoménologie » (p. 192). La fiction, la mise en intrigue, par exemple dans le cadre du roman, peut nous en apprendre beaucoup sur nous-mêmes, puisque l’homme doit pouvoir se raconter soi-même comme un texte susceptible de variations imaginatives. Cette phénoménologie de l’imagination va se déployer dans La métaphore vive (1975), et dans les trois volumes de Temps et récit (1983-1985). Il s’agit de centrer la phénoménologie sur l’imagination active dont le rôle « est de voir la chose comme possible autrement » (p. 197). Il faut susciter la variation imaginative. La conscience imageante et la conscience du temps sont liées, comme le montrera Temps et récit qui associe l’expérience aporétique du temps à la lecture des oeuvres de fiction. Le temps n’est compréhensible que par la médiation de la fiction ou du récit historique.

C’est sur les questions de l’éthique et de l’identité que P. Guenancia termine son enquête. L’ouvrage de 1990, Soi-même comme un autre s’interroge lui aussi sur l’accès à la connaissance de soi, au travers du souci de soi et du souci de l’autre (p. 203), et au travers de l’analyse des notions d’estime de soi et de capacité (estimation de sa propre puissance). La notion d’identité est abordée selon trois axes : idem, ipse, narrative (p. 204). L’identité idem, chosique, ne peut s’appliquer à l’homme, par contre l’identité ipse fonctionne : « C’est l’attestation de pouvoir témoigner de soi-même devant les autres » (p. 205). Ce témoignage peut aussi se raconter, telle une histoire, et se schématiser dans l’identité narrative qui met l’ipséité en intrigue. À partir de ces considérations, deux pistes éthiques s’ouvrent. Tout d’abord la synthèse, ou l’idiosyncrasie, de la singularité de chacun avec tout autre, sur le mode de l’égalité. C’est ici qu’il faut se comprendre et s’imaginer comme un autre, pour rendre compatible ce moi et cet autre dans l’existence concrète. La deuxième piste éthique est nommée par P. Guenancia « De la sollicitude à la similitude » (p. 210), elle passe par ce que l’autre souffrant m’apprend dans l’empathie que j’éprouve pour lui sur le mode de la sollicitude. Dans cette rencontre nous apprenons que nous appartenons à la même réalité où alternent épreuves, défis, activités, capacités, aussi bien pour nous que pour tout autre.

P. Guenancia conclut son ouvrage en insistant sur la multiplicité des voies de la conscience qui s’exprime au travers de ces quatre auteurs de premier plan. Toutes ces tentatives d’élucidations des rapports de l’homme au monde, aux autres et à soi s’opposent, de façon différente, à une forme d’objectivisme. Elles assument par contre tacitement ou explicitement le commencement husserlien qui stipule que « toute conscience est conscience de quelque chose ».

Le livre de P. Guenancia constitue une excellente introduction à la phénoménologie qui permettra au débutant de se familiariser avec les concepts centraux de cette discipline philosophique, mais il pourra aussi servir à un public plus spécialisé qui saura apprécier l’aspect synthétique de l’ouvrage et les comparaisons très pertinentes que fait l’auteur avec d’autres traditions philosophiques comme le cartésianisme, l’empirisme, ou encore le bergsonisme. La clarté et la rigueur des analyses de P. Guenancia font de son ouvrage un véritable guide pour qui voudrait comprendre comment, à partir des intuitions de Husserl, se sont déployées parfois de façon appositive et critique les philosophies de Sartre, Merleau-Ponty et Ricoeur.