Corps de l’article

Introduction

En 1959, alors qu’il collabore à un ouvrage commémoratif consacré à Husserl, Merleau-Ponty fait état de sa dette philosophique envers la phénoménologie transcendantale. « Le philosophe et son ombre », texte marquant à la fois une allégeance et une trahison vis-à-vis la doctrine du maître, se termine sur ces mots perturbants : « Bon gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl réveille un monde sauvage et un esprit sauvage. »[1] Il va sans dire que la phénoménologie merleau-pontienne ne s’est jamais présentée comme une poursuite complètement fidèle du projet husserlien, adoptant notamment une certaine distance face à la teneur idéaliste de ce dernier. Toutefois, le travail de Husserl s’y trouve toujours dans une présence à degrés variables, une sorte de clair-obscur : jamais pleinement assumé, certes, mais surtout jamais radicalement renié. Claude Romano, dans un article de 2020, va même jusqu’à parler de « l’attitude ambigüe de l’auteur de Phénoménologie de la perception vis-à-vis du transcendantalisme de Husserl qu’il a tendance à infléchir au point de lui faire dire parfois le contraire de ce qu’il signifiait au départ. »[2] C’est dans cette difficulté posée par l’absence de divorce définitif entre la phénoménologie transcendantale husserlienne et la phénoménologie « existentielle » de Merleau-Ponty que notre article cherchera à s’installer. Plus précisément, il s’agira d’éclairer l’affirmation de l’article de 1959 à partir des textes de Husserl, en cherchant à répondre aux questions suivantes : quel « monde sauvage », quel « esprit sauvage » Husserl a-t-il réveillés ? Et s’il les a réveillés « contre ses plans », quels étaient ses plans ? Finalement, quel chemin devra prendre la phénoménologie, aux yeux de Merleau-Ponty, pour investir ces nouvelles régions sauvages ?

La réponse à cette problématique tripartite s’effectuera en trois temps. Premièrement, il s’agira de montrer comment la méthode husserlienne de régression à l’ego, telle qu’elle s’effectue entre autres au cours des Méditations cartésiennes, permet de révéler le caractère dérivé ou produit du monde comme envisagé par le naturalisme positiviste, révélant ainsi son en deçà, c’est-à-dire l’ensemble des prestations égoïques qui en sous-tendent l’apparaître. Ensuite, afin de répondre au second volet de notre question, à savoir celui visant à éclairer les motifs sous-jacents au projet husserlien, ou la question de cerner les « plans » de Husserl, nous expliciterons la préoccupation fondationnelle qui guide l’entreprise de la phénoménologie transcendantale. Il s’agira de mettre en surbrillance le fait que son entreprise de remontée des degrés de constitution, qui aboutit au dégagement des strates mondaines inférieures — et ultimement à l’ego transcendantal — est nécessitée de part en part par le geste de fondation rigoureuse du discours philosophique, par l’idéalisme transcendantal comme accomplissement de la visée d’autofondation de la connaissance. Finalement, nous reviendrons à Merleau-Ponty, en cherchant à rendre compte de la bifurcation qu’il fait opérer à la phénoménologie. Nous verrons comment, animé de sa lecture des textes tardifs de Husserl comme L’arche originaire Terre ne se meut pas, il cherche à rester fidèle à la préoccupation fondationnelle du discours philosophique, tout en affirmant la nécessité d’opérer un élargissement du sol de cette fondation. Concrètement, comme nous chercherons à le montrer, c’est en ce qu’il voit, déjà à l’oeuvre chez le Husserl tardif, la reconnaissance, à même la transcendance, des « êtres, au-dessous de nos idéalisations et de nos objectivations, qui les nourrissent secrètement »[3] que Merleau-Ponty voit émerger la nécessité d’élargir le lieu de la fondation du discours, élargissement sur lequel il conviendra ici de se pencher.

1. Les Méditations cartésiennes et la stratification constitutive du monde concret

Il faut tout d’abord remarquer que Merleau-Ponty, pour qui la tâche philosophique prend souvent, pour reprendre les mots de Barbaras, la forme d’une entreprise d’« exclusion réciproque de deux attitudes fondamentales, celles d’un naturalisme qui pose un monde en soi (…) et celle de la philosophie réflexive qui constitue le monde devant la conscience »[4], se refuse à placer Husserl au nombre des philosophes intellectualistes envers lesquels il maintient une attitude critique. Cette exemption accordée au père de la phénoménologie paraît, de prime abord, surprenante : la pensée de ce dernier, en tant qu’idéalisme transcendantal, enracine l’être-tel du monde dans l’activité d’un ego constituant[5]. Pourtant, assez tôt dans son oeuvre, Merleau-Ponty s’affaire à envisager la doctrine husserlienne comme un idéalisme d’un nouveau genre, dont les problèmes et les avancées seraient irréductibles à ceux d’un idéalisme qui résorberait uniformément les problèmes de la transcendance dans la souveraineté d’une conscience absolue. C’est en suivant cette piste que nous tenterons de clarifier ce qu’il faut entendre lorsqu’il dit que Husserl a « réveillé un monde et un esprit sauvages ». Dans l’« Avant-propos » de son ouvrage Phénoménologie de la perception, il indique que c’est parce que le problème d’autrui, notamment à l’occasion de la « Cinquième méditation cartésienne », a été pris au sérieux par Husserl, que son transcendantalisme a pu aborder adéquatement le problème plus général de la transcendance du monde.

Si autrui est vraiment pour-soi, au-delà de son être pour moi, et si nous sommes l’un pour l’autre, et non pas l’un et l’autre pour Dieu, il faut que nous apparaissions l’un à l’autre, il faut qu’il ait et que j’aie un extérieur, et qu’il y ait, outre la perspective du Pour Soi, — ma vue sur moi et la vue d’autrui sur lui-même, — une perspective du Pour Autrui, — ma vue sur Autrui et la vue d’Autrui sur moi[6].

En ces quelques lignes, Merleau-Ponty pose le noeud du problème qui occupe la « Cinquième méditation », alors que Husserl fait le pari d’élucider la genèse constitutive du monde pour tous telle qu’elle est rendue possible par le concours d’autrui. Cet exposé, a fortiori, est crucial dans l’élaboration du concept husserlien de monde, surtout en ce qui concerne l’acception qui semble intéresser Merleau-Ponty. En cela il requiert de notre part un examen détaillé.

1.1 Corps propre et monde primordial, première strate « abstractive » de la constitution

Dans la trame des Méditations cartésiennes, du moment que la question du monde se trouve abordée pour elle-même, c’est-à-dire du moment qu’est appelée une élucidation du sens de ce monde dont Husserl avait mis hors-jeu, en début de parcours, la validité d’être[7], la question d’autrui s’impose d’elle-même. L’analyse préliminaire du noème monde révèle qu’en lui est impliqué le sens d’autrui, non pas sur le mode de l’imbrication (le monde contient l’autre), mais bien sur le mode du paradoxe : « Je fais donc en moi — dans le cadre de ma pure vie de conscience transcendantalement réduite — l’expérience du monde avec les autres et, conformément au sens de l’expérience, non pas comme s’il était une configuration synthétique qui, pour ainsi dire, me serait personnelle, mais comme un monde qui m’est étranger, intersubjectif »[8]. Voici donc le point de départ : le monde, comme horizon de toute expérience possible, n’apparaît jamais comme mon monde privé, mais toujours comme monde pour tous, sens qu’il faut éclairer transcendantalement par l’élucidation de l’expérience d’autrui.

Cherchant, dans l’expérience du monde, le pur pour moi, celui-là même qui aurait le pouvoir d’ouvrir au pour tous, Husserl procède à l’abstraction, au sein de la sphère transcendantale, de tout ce qui se rapporte par sa signification à des subjectivités étrangères impliquées dans ses constitutions[9] : « Dès que nous mettons hors-jeu les opérations intentionnelles de l’empathie, de l’expérience étrangère, nous avons une nature et une corporalité qui se constituent comme objets spatiaux et comme unités transcendantes par rapport au flux des vécus »[10]. En d’autres mots, les objets qui résistent à ce travail abstractif, en tant qu’ils se trouvent dénudés de toute signification culturelle, de toute position au sein d’un espace commun, sont des corps physiques rapportés à moi, ce corps particulier qui oriente les autres, celui-là même qui est, pour reprendre les termes de Merleau-Ponty, « chose-étalon, zéro de l’orientation »[11]. Nous ne pourrions suffisamment insister sur l’importance du geste, autant pour la phénoménologie transcendantale que pour l’entreprise merleau-pontienne, par lequel cette corporéité est dégagée : ce corps est, pour ainsi dire, ouverture à l’espace. En tant que point d’ancrage de la subjectivité pure et de toutes ses prestations possibles, le corps propre est ce lieu qui peut être le foyer d’un certain monde : « mon corps propre est, au sein de la sphère primordiale au sens spécifique où nous l’entendons, l’élément central pour la nature, élément central d’un monde qui ne se constitue qu’à partir du règne de ce corps propre »[12]. Siège de ma vie transcendantale, ce corps propre est effectivement corrélé à un champ de choses qui se déploie à partir de lui, champ qui doit être envisagé comme antérieur du point de vue constitutif, une « strate sous-jacente » à laquelle Husserl donne le nom de « nature spécifique »[13]. Il est toutefois important de souligner ici, et nous verrons qu’il s’agit là d’un point crucial de divergence qui fonde, en quelque sorte, la bifurcation merleau-pontienne de la phénoménologie, que le corps propre dégagé par Husserl, s’il est le « point zéro » de l’espace, n’est toutefois pas à envisager pleinement comme sol transcendantal, et ce, en raison de son caractère phénoménal. Le corps propre, à certains frais, est lui-même objet, comme le rappelle ici Romano : « il est objet constitué par l’ego pur, un objet certes « subjectif », mais néanmoins donné dans la pure immanence de la conscience comme le support des sensations tactiles redoublées, et il continue à différer de l’ego pur, seul constituant »[14]. Nous reviendrons sur cet étrange caractère d’« objet subjectif »[15] qui traverse la notion husserlienne de corps propre, à l’occasion de sa reprise merleau-pontienne, dans notre dernière section.

Retenons pour l’instant que ce premier niveau de corrélation, dessiné entre mon corps propre (ce corps parmi les corps qui est proprement mien, « chose étalon »[16]) et la « nature spécifique » (c’est-à-dire la strate de monde dans laquelle autrui n’est pas impliqué) est, selon Husserl, l’épicentre de la constitution égologique de l’intersubjectivité.

Il doit y avoir une certaine médiateté de l’intentionnalité partant de la strate sous-jacente du monde primordial qui est en tout cas toujours fondamentale, et qui représente un là-avec qui pourtant n’est pas lui-même là, et ne peut jamais devenir un lui-même là. Il s’agit donc d’une sorte de coprésentification, d’une sorte d’apprésentation[17].

Cherchant ici non pas à proposer un énième commentaire de l’opération de transfert analogisant qui fonde l’expérience d’autrui, nous dirigerons notre attention sur le sens apprésenté lui-même et sur les conséquences de cette apprésentation du point de vue du monde. Quand un autre se présente à moi comme corps physique (Körper) au sein de ce monde primordial dont je suis le centre absolu ou « l’ici central »[18], il est aussitôt synthétisé par l’opération noétique d’analogie, ressaisi non plus comme simple corps parmi les corps, mais comme un autre foyer autour duquel se dessine un espace primordial, un autre « ici central », donné pour moi sous le mode du là-bas[19]. L’apprésentation, touchant bien plus que l’autre en son ipséité corporelle, est une opération par laquelle j’en viens à me saisir médiatement comme là-bas pour d’autres ici. Merleau-Ponty décrit bien ce devenir-objectif du monde dans un cours prononcé sur Husserl vers 1957 : « Mes perceptions vont devenir des événements localisés dans l’espace et dans le temps. Je vais devenir Raumding, chose spatiale. Mon corps achève de se constituer. L’univers des Sachen se referme sur moi, alors qu’auparavant j’étais déchirure dans le monde[20] ». Les objets qui étaient pour moi deviennent des objets offerts à d’autres regards, le sol qui était sous mes pieds devient sol sous les pieds : une généralité de l’expérience est ainsi ouverte. Pour reprendre la belle expression de Ricoeur, autrui, « me soustrayant le monopole de la subjectivité, réorganise autour de lui le sens du monde et inaugure la péripétie intersubjective de l’objectivité »[21].

1.2 La nature spécifique et la nature pure et simple, ces strates inférieures ouvertes par le regard théorique

Bien sûr, au cours de l’expérience naturelle, n’apparaît jamais ce « devenir-objectif » du monde. Effectivement, en tant que monde concret, ce dernier se donne toujours comme déjà traversé d’un apport intersubjectif. Ce mouvement dont parlent Ricoeur et Merleau-Ponty, par lequel autrui m’arrache au règne de la primordialité, est à l’oeuvre dans l’expérience du monde comme une synthèse qui s’effectue passivement et qui informe chacun de mes vécus mondains[22], sans jamais être un pan explicite de mon expérience. Cela dit, dans l’attitude naïve spontanée, je n’ai pas d’emblée accès, ni immédiatement ni médiatement, à la sphère primordiale d’autrui, ni même au monde objectif qui s’édifie entre lui et moi à partir de ma constitution apprésentative. En cela, l’accès à ce monde objectif des sciences, en tant qu’il se fait à partir du terrain du monde concret, doit être compris, comme l’indique Ricoeur dans son commentaire des Ideen II, comme le résultat d’une prestation abstractive à même le monde intersubjectif : « ignorant positivement le beau et le bon, l’utile et le valable, je me fais pur spectateur ; ôté l’aspect Wer, il reste l’aspect Sache »[23]. De la même façon, si l’on se penche sur le mouvement de la constitution à partir de l’ego, tel que dévoilé par l’élucidation génétique de l’expérience d’autrui, on constate que cette première strate objective du monde est également issue d’une vue théorique. Du point de vue de la constitution, en effet, le monde des « pures choses », c’est-à-dire le monde de « la nature pure et simple, celle qui est l’objet des sciences de la nature »[24], est le produit synthétique d’une aperception particulière, celle qui donne un accès médiat à autrui comme foyer de son propre monde primordial.

Le monde objectif est donc issu d’une double production égologique, l’une à même le monde intersubjectif — c’est-à-dire l’acte de synthèse appuyé sur l’apprésentation de la vie intentionnelle d’autrui au sein de mon propre champ intentionnel, qui fait apparaître le monde, et non pas seulement mon monde — et l’autre qui opère en court-circuitant ce dernier, c’est-à-dire l’acte théorique d’épuration des degrés complexes de la constitution du monde. Le dégagement de ma propre sphère primordiale, en effet, est déjà un travail théorique d’exégèse[25]. Comme le rappelle Ricoeur dans son commentaire de la « Cinquième méditation », « il ne faut pas chercher, sous le titre de la sphère du propre, une quelconque expérience sauvage qui serait préservée au coeur de mon expérience de culture, mais un antérieur jamais donné, le terme d’une épuration de tout ce qui n’est pas le propre. »[26]. Le monde objectif intersubjectif, qui s’érige, par apprésentation, à la confluence de mon monde primordial et de celui d’autrui, est donc lui-même érigé sur un fond abstractif, un monde duquel ont été épurés abstractivement tous les « accents affectifs et pratiques que la réalité doit à mon activité évaluante et volitionnelle »[27]. En d’autres termes, la « donation du sens de la transcendance objective »[28] ne peut être élucidée qu’à partir d’une vue théorique sur un « antérieur jamais donné ». Conséquemment, qu’il soit gagné à partir d’une reconstruction des strates de l’expérience de bas en haut, c’est-à-dire de l’ego transcendantal au monde concret, ou qu’il soit déployé de haut en bas, à partir du monde concret, le monde de la « nature pure et simple » reste un monde produit par et pour le « sujet théorique »[29], il est bel et bien le fruit d’une exégèse.

1.3 Les degrés supérieurs du monde, nécessité théorique des strates inférieures

Il faut ici préciser brièvement le rapport qu’entretiennent ces strates inférieures vis-à-vis du monde phénoménal qui, après tout, reste le thème directeur de la recherche des Méditations. Si, précisément, elles n’apparaissent pas spontanément dans l’expérience du monde, qu’elles sont des produits théoriques, quel est pour nous le sens de leur dégagement ? Comme nous le disions plus tôt, le problème d’autrui et le problème du monde sont intimement intriqués. Une thématisation sérieuse du monde doit nécessairement déboucher sur une genèse de son être-tel pour l’ego, des prestations égologiques qui en assoient le sens en tant que « monde ambiant »[30], monde dans lequel je suis plongé en tant que sujet concret, ce monde dont les objets sont traversés de prédicats anthropologiques, culturels et historiques. Ces significations, du point de vue de la genèse constitutive, appartiennent aux « degrés supérieurs de la communauté monadique »[31], degrés qui sont eux-mêmes à reconduire à un niveau plus profond de genèse.

L’origine de tels prédicats dans les sujets individuels et celle de leur validité intersubjective, dans la mesure où elle ne cesse d’appartenir au monde vécu commun, présupposent donc une communauté d’hommes, présupposent que cette communauté vive, comme tout individu humain, au sein d’un environnement mondain concret, et qu’elle soit liée à lui dans l’agir et le pâtir — donc que tout cela soit déjà constitué[32].

Ce « tout cela » déjà constitué, c’est précisément ce qui a été éclairé par l’élucidation noétique de l’expérience d’autrui. Cette élucidation, étant par elle-même une mise en lumière de la genèse du monde pour tous, dégageant l’aperception analogisante à sa source, révèle du même coup, du côté noématique, l’ampleur de la stratification de ce monde. En d’autres mots, dès que l’on gagne le monde concret à partir de l’élucidation transcendantale, on met en surbrillance les différents degrés de sa constitution intersubjective. Comme l’avance Husserl dans Expérience et jugement, on dévoile alors que « le monde factice de l’expérience est éprouvé comme monde typifié »[33]. Le monde primordial, de même que la nature intersubjective, sans être des données de l’expérience spontanée, sous-tendent constitutivement la « strate de base corrélative du monde concret achevé »[34], et en cela leur thématisation est nécessaire pour mener à bien l’entreprise génétique de la phénoménologie. Ces strates, en bref, appartiennent à la vie de l’ego en tant qu’actes participant à sa pleine concrétion ou, pour reprendre les termes de Husserl, en tant que « réseaux intentionnels de motivation »[35].

Cela étant, il est encore trop tôt pour déterminer si, oui ou non, en thématisant cette double stratification primordiale qui regroupe pour Husserl les degrés les plus primitifs de constitution objective, nous avons mis le doigt sur le « monde sauvage » énoncé par Merleau-Ponty. Nous pouvons toutefois, en regard de ce que, conformément à l’interprétation de Ricoeur, nous avons défendu jusqu’ici, établir que ni le monde primordial ni la « nature pure et simple » ne peuvent prétendre être les sols effectifs d’une expérience concrète. Comme l’indique Ricoeur, la réduction au propre doit être comprise comme une « exégèse »[36] ; le monde primordial ne fonde pas causalement le monde concret. De la même façon, comme Husserl s’est efforcé de le défendre notamment dans les Ideen II, la nature pure et simple doit être comprise comme une production théorique et non comme une réalité en soi plus fondamentale et plus vraie que le monde de l’expérience vécue. Ainsi, pour Husserl, ces deux figures de la primordialité ont leur place dans la stratification du monde concret non pas comme une vie secrète originaire, mais comme couches de sens seulement offertes au regard théorique.

2. Le projet de l’idéalisme transcendantal, l’ego qui « ne peut être barré » [37]

Nous pourrions, dès lors, objecter à Husserl que l’adoption d’une telle vue résulterait en un théoricisme déformant le monde concret, plaçant au coeur de l’expérience d’autrui et du monde intersubjectif des opérations abstractives. Mais nous ne serions alors pas très avancés, en cela que nous n’aurions pas saisi le sens profond de ces prestations théoriques, pas plus que leurs motivations. Il faut, disions-nous, comprendre Husserl à la mesure de son projet, de ses « plans ». Seulement ainsi, nous pourrons rendre pleinement intelligible le sens de ce monde que son geste, aux dires de Merleau-Ponty, aurait ouvert. À la question, donc, de savoir ce qui rend nécessaire d’envisager ces strates primordiales non pas comme le sol de toute expérience possible, mais plutôt comme des strates reconductibles à un sol encore plus fondamental qui en permettrait la fondation, nous devrons répondre par une incursion à même le projet global de l’idéalisme transcendantal.

Nous disions que du point de vue de la constitution, c’est-à-dire du moment que l’on tente d’éclairer dans leur genèse les opérations synthétiques qui donnent lieu à l’être-tel du monde et de ses contenus, nous trouvons d’abord la strate composée de la corrélation entre le corps propre et la nature spécifique. Sur cette base, nous affirmions que l’expérience apprésentative d’autrui était à même d’esquisser les contours d’une nouvelle strate mondaine, celle où je me trouve, en tant qu’unité psychophysique, corrélé à un monde des pures choses, à une « nature pure et simple ». Nous disions ensuite que, bien que l’expérience du monde concret soit première du point de vue de l’attitude naturelle (en cela qu’elle « précède » la réflexion), elle reste à reconduire à ces autres strates comme les « réseaux intentionnels de motivation » qui la sous-tendent de part en part. La question que nous nous posons alors est la suivante : pourquoi, quand Husserl met le doigt, à même l’attitude transcendantale, sur des strates inférieures, persiste-t-il à les envisager comme des produits, et non pas comme les berceaux de tout sens possible ? Pourquoi, si elles sont antérieures, restent-elles produites ? Précisons d’abord que par « produit », nous ne référons pas ici à une production au sens de « venue à l’existence ». Le discours théorique ne « crée » pas ces strates de constitution. Bien plutôt, il faut entendre par là que c’est sous le regard théorique de l’ego philosophant qu’elles sont à même d’apparaître phénoménalement, c’est-à-dire à titre d’objets constitués ou d’ensemble d’objets constitués. Comme l’affirme Husserl à la fin de la « Quatrième méditation », « dès que j’ai une aperception de moi-même en tant qu’homme naturel, j’ai, en effet, déjà une aperception préalable du monde spatial, je me suis saisi moi-même comme étant dans l’espace, où je me suis donc doté d’une extériorité à moi-même »[38]. Ce que nous anticipions avec Romano un peu plus tôt, le caractère objectif du corps propre, se trouve ici affirmé. Le corps propre et son corrélat primordial apparaissent sous le regard méditant, sous le regard qui opère la réduction. Au moment où je touche un objet avec ma main, ma main est constituée comme touchante, comme objet touchant, et cette constitution peut à son tour être décrite[39]. Autrement dit, ce monde primordial, qui sous-tend le monde intersubjectif, est ainsi lui-même sous-tendu par d’autres actes synthétiques, précédés par d’autres réseaux intentionnels. Ces réseaux sont toujours reconductibles à la subjectivité transcendantale qui les porte, à cet ego qui avait été dégagé au début des méditations comme revers positif de l’épochè en tant que « coeur de ce qui est expérimenté de façon proprement adéquate : à savoir le présent vivant de soi »[40]. Tout le reste de ma concrétion monadique, tout caractère « habituel du moi humain et personnel au sein de l’ensemble du monde constitué »[41], doit être envisagé comme le fruit d’une « auto-aperception mondanisante »[42], comme possibilité de l’ego pur : « je découvre cette aperception mondanisante et peux maintenant, à partir de l’âme comme phénomène et partie du phénomène homme, revenir à moi, l’ego transcendantal, universel et absolu. »[43]. Pour ainsi dire, Husserl réitère ce qui avait été posé au début des méditations comme une nécessité inhérente au geste de l’épochè : toute mondanéité est suspendue dans sa validité, toute ramification mondaine de l’ego doit ainsi être traitée à titre d’« horizon présomptif d’une généralité indéterminée »[44]. Aucun de ces contenus objectifs, entourant le noyau apodictique de l’ego, ne peut échapper à l’épochè et ainsi être admis comme une existence positive. Autrement dit, le fait de tenir le monde sous épochè empêche de faire, de quoi que ce soit qui aurait un quelconque degré de phénoménalité, un foyer pur de l’expérience transcendantale, laissant ainsi l’ego transcendantal, ce pur revers du phénomène, comme seul sol valide pour la fondation du discours[45].

Une question se pose alors. Cet ego comme « je pense » anonyme et acosmique, ce maigre revers apodictique de la phénoménalité, ce « je » comme siège de l’apparaître du monde, n’appelait-il pas, en début de parcours des Méditations, son propre dépassement ? N’était-il pas, pour le philosophe méditant, un rocher stable au milieu d’une mer agitée, sur lequel s’agripper en attendant de pouvoir trouver, par beau temps, un moyen de gagner la terre ferme ? La tâche de l’égologie n’aurait-elle pas dû, ultimement, gagner de nouveaux sols à déployer méthodiquement ? Revenons, afin de résorber cet embarras, à un texte issu des manuscrits de Philosophie première, rédigé par Husserl entre 1923 et 1924. Husserl y formule schématiquement le lien entre l’autofondation du discours et la stricte antériorité de l’ego transcendantal. La phénoménologie, en effet, se donne pour tâche d’opérer une réflexion sur la vie intentionnelle, afin de dévoiler comment un « quelque chose » se donne. Avant la réflexion, il y a le flux naïf de ma vie dans l’attitude naturelle. Une fois la réduction transcendantale effectuée, le regard réflexif s’empare de ce flux, dégageant ainsi la corrélation intentionnelle qui lie l’ego au phénomène. C’est à ce moment que nous pourrions questionner le degré de concrétude de cet ego, en nous demandant ce qui rend nécessaire qu’il n’ait rien de mondain ou de psychologique. Aussitôt la première réflexion effectuée, dit Husserl, une seconde réflexion, qui prend la première comme objet thématique, court-circuite ce questionnement en révélant le seul ego qui ne peut être barré : « I see that also every pure phenomenon and the pure streaming life (…) exist for the I, that it belongs to the I as the one I in every reflection I find myself, and the identical I, in necessary congruence with itself »[46]. Autrement dit, peu importe que la réflexion elle-même soit engluée dans une facticité, dans une situation, le fait de toujours pouvoir se prendre, dans la répétition du geste réflexif, comme objet thématique, témoigne de la possibilité pour le « je pense » d’adopter la posture d’un « spectateur désintéressé »[47]. Cette posture est le fruit, comme le dit Husserl au courant de la « Seconde méditation », d’« une scission du je par laquelle, au-dessus du je spontanément intéressé, s’établit le je phénoménologique en tant que spectateur désintéressé »[48].

Cela dit, c’est ce « je pense » nécessairement présent dans la réflexion et la surréflexion, en tant qu’ego détaché de sa situation qu’il prend pour thème, qui à la fois se laisse découvrir comme le sol nécessaire de toute phénoménalisation, et le sol nécessaire de tout discours sur le phénomène, c’est donc le sol de la phénoménologie elle-même. Il y a donc, pour ainsi dire, par-delà la scission du moi (Ichspaltung)[49], qui est à l’oeuvre dans la posture réflexive, une « congruence nécessaire »[50] de moi à moi, une unité essentielle de l’ego transcendantal qui, en tant que pur je pense, arrive à s’autosaisir dans son flux. Conséquemment, ce n’est ni le corps, ni son monde primordial, ni autrui, ni le monde objectif qui chaque fois se trouve être le foyer de cette seconde opération de réflexion/réduction : « Again and again, thus, an ungrasped “I think” is present, and thereby also the Ego of this I-think, in the manner it is the pole therein. But if reflection grasps it, then it becomes evident once more that this pole, which only now becomes visible, is the “identically same” Ego pole, as which it was grasped. »[51].

La nécessité méthodique qui empêche de prendre pour sol fondationnel quelque phénoménalité que ce soit n’est, à la lumière de ce que nous venons de dire, pas fortuite. C’est une nécessité du discours réflexif autofondé, du discours qui se pose la question « qui pense ? », et qui redouble cette dernière par une interrogation cousine, « qui pense la pensée ? ». En bref, que l’ego transcendantal soit acosmique et anonyme, cela se trouve nécessité non seulement par une mise entre parenthèses du monde qui révèle, sous le regard réflexif, la résistance de la corrélation ego-monde, mais également par une seconde opération réflexive, une réflexion sur la réflexion qui, révélant la première comme phénomène offert à un « je pense », fait signe vers la généralité de ce « je pense » comme lieu unitaire où chaque fois sont rendues possibles phénoménalisation, réflexion et surréflexion. Notons ici que ce « je pense », qui est à la fois le thème directeur de la recherche et l’acteur de la réflexion, à la fois le chercheur, le cherché, ainsi que la source de toute recherche possible, correspond à ce qui est désigné par Husserl comme monade, comme le rappelle ici Ricoeur : « La notion de monade signale la complète intégration des présences dans leur “sens”, de tout “sens” dans les cogitationes qui le visent, de toute cogitatio dans son ego »[52].

Cela étant, l’aspect « théorique » ou « gnosique »[53] du dégagement des strates inférieures du monde concret doit être compris comme découlant du fait que l’ego philosophant, qui tient le monde hors-jeu et qui réfléchit sur l’expérience, est le même ego qui accomplit l’expérience. En cela, il est impératif, dans le cadre de l’idéalisme transcendantal, de souligner que tout rapport possible à ces strates inférieures trouve essentiellement son origine dans des prestations théoriques. Cela dit, ces strates doivent être comprises comme des productions théoriques plutôt que comme des réalités subsistant en deçà de l’expérience concrète. Autrement dit, ces strates n’existent pas en tant qu’elles-mêmes avant l’acte théorique de réflexion, mais une fois dégagées par celui-ci, elles apparaissent comme des moments de la genèse de l’ego concret et de son monde concret, sans pour autant en être des parties. Il s’agit donc, du point de vue du discours, d’une nécessité que de fonder la constitution dans l’absolue antériorité de l’ego, dans le non-constitué pur, instance qui, pour des raisons que nous avons exprimées, ne peut se confondre stricto sensu avec le corps propre. Ce je pense n’est ni mondain, ni objectif, ni situé. Il est la possibilité même de toute mondanéité, de toute objectivité, de toute situation.

3. Cogito tacite et monde sauvage, inversion des rapports d’antériorité

Il apparaît clair, désormais, que les strates primordiales qui esquissent les possibilités du monde concret intersubjectif sont, pour Husserl, toujours sous-tendues par l’ego transcendantal qui les possibilise selon deux points de vue. D’une part, en tant qu’ego de l’expérience naïve qui constitue passivement le monde dans ses différentes strates, et d’autre part, en tant qu’ego philosophant, qui thématise sa propre vie intentionnelle, mettant ainsi au jour la stratification sous forme de produits théoriques. Ayant ainsi clarifié le double empire de l’ego husserlien, la question qui est maintenant nôtre est celle de rendre intelligible l’idée merleau-pontienne d’un « monde sauvage » et d’un « esprit sauvage » qui travaillerait déjà la phénoménologie. Commençons par clarifier cette idée telle qu’elle se présente chez Merleau-Ponty, afin de voir si elle peut s’articuler avec ce que nous avons ici dit du monde et de l’esprit husserlien.

3.1 Philosopher à partir du corps, l’ancrage préthéorique de la conscience constituante[54]

La phénoménologie de Merleau-Ponty, telle qu’elle s’amorce notamment dans Phénoménologie de la perception, se construit autour d’une description de l’expérience vécue à partir du corps propre. Ce dernier, en tant que « zéro de l’orientation »[55] et organe du « je peux »[56], correspond dans ses grandes lignes à ce corps propre décrit par Husserl dans la « Cinquième méditation ». Toutefois, plutôt que d’être considéré comme une entité partiellement constituée objectivement par un « je pense » strictement non mondain, le corps merleau-pontien est compris comme une ouverture préobjective au monde. Tout comme l’ego transcendantal, c’est en lui que s’effectuent l’acquisition d’habitus, la genèse des constitutions, la sédimentation des significations qui m’ouvrent sur un certain être-tel du monde[57]. Or, prendre le corps comme foyer de l’expérience, cela revient à fonder le discours dans une instance mondaine : si c’est autour du corps et à partir du corps que le discours philosophique est produit, c’est que l’on assume un degré de concrétude qui ne peut être éludé dans la généralité d’un je pense. En cela, on s’expose ici au risque de l’empirisme transcendantal ou même du psychologisme : « Comment l’évidence (la clara et distincta perceptio) peut-elle prétendre être plus qu’une caractéristique de la conscience en moi ? »[58], voilà le problème que Husserl avait surmonté par le rapatriement de l’entièreté de la vie de la conscience en cet ego « qui ne peut être barré »[59]. Si Merleau-Ponty, conscient des risques encourus, fait tout de même le pari d’une fondation « mondaine » de l’expérience et du discours, c’est parce qu’il défend en toute cohérence que l’expérience naïve du monde, tout comme le discours philosophique sur cette dernière, est enracinée avant tout dans une vie préthéorique, un « monde sauvage » : « cet univers, à le considérer en lui-même, renvoie à un univers primordial. L’univers de la théorie sous-entend un univers déjà présent. Derrière ce monde, il y a un monde plus originaire, antérieur à toute activité, “monde avant toute thèse” ; c’est le monde perçu. »[60]

Nous disions plus tôt que Husserl, par la réduction au propre, dévoilait un monde sous le monde intersubjectif, sous le monde de l’expérience naturelle concrète, un monde primordial qui en soutient la teneur de sens. Or, ce monde, donné par un effort abstractif, duquel je suis, comme corps propre, le centre absolu, n’est précisément pas un « monde avant toute thèse », car avant toute thèse, le monde n’est pas exempt d’intersubjectivité : se tourner vers le monde selon les objets autour de moi qui me sont originairement donnés comme des objets offerts à d’autres regards que seulement le mien. Le monde du solipsisme, en tant qu’il est donné aux termes d’un exercice de pensée, est loin de précéder toute thèse. À l’opposé, le monde qu’il faut, selon Merleau-Ponty, retrouver, se trouve à même notre expérience effective des choses, il lui est coprésent sous le mode du paradoxe : « mon corps, qui assure par mes habitus mon insertion dans le monde humain, ne le fait justement qu’en me projetant d’abord dans un monde naturel qui transparaît toujours sous l’autre, comme la toile sous le tableau, et lui donne un air de fragilité »[61]. Une nouvelle stratification voit ici le jour, cette fois-ci édifiée sur le sol d’un monde primordial non théorique, un ancrage corporel dans le monde humain à partir d’un ancrage naturel. En bref, le corps propre, en tant que « zéro de l’orientation », n’est pas une instance à l’origine de l’espace et des choses, il se dessine déjà sur un fond qui le précède.

D’un autre côté, mon enracinement dans le monde naturel, qui transparaît en dessous des espaces anthropologiques que je parcours, n’est pas non plus assimilable au monde des « pures choses » qui est dévoilé chez Husserl par la réflexion. En effet, l’inhérence à l’espace naturel n’est pas un enracinement dans un espace objectif prédéterminé qui se déploie à la mesure de la conscience que je pourrais en avoir. Il s’agit d’une « implication réelle »[62], rendue possible par un il y a positif de la spatialité naturelle avec laquelle je suis en communion, non pas comme le résultat théorique d’une abstraction, mais comme sol qui, tout comme je le fais par mon activité corporelle, dessine les contours de l’expérience que je peux avoir de lui.

J’ai le monde comme individu inachevé à travers mon corps comme puissance de ce monde, et j’ai la position des objets par celle de mon corps ou inversement la position de mon corps par celle des objets, non pas dans une implication logique, et comme on détermine une grandeur inconnue par ses relations objectives avec des grandeurs données, mais dans une implication réelle, et parce que mon corps est mouvement vers le monde, le monde, point d’appui de mon corps[63].

Ce que Merleau-Ponty nous invite ici à faire, c’est retrouver, au sein de la stratification des différents mondes, une strate qui ne serait ni une nature spécifique vidée abstractivement du concours d’autrui ni un monde des « pures choses » qui serait un produit direct de l’intersubjectivité. En tant que « monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours »[64], il s’agirait d’un « fond de nature inhumaine »[65] donné en tant qu’inhumaine, c’est-à-dire qu’elle n’aurait pas besoin de passer sous le crible du regard théorique pour s’offrir comme telle. Comme le dit Barbaras, la conception merleau-pontienne de l’intersubjectivité implique d’emblée une rencontre d’autrui sur le fond d’un tel monde : « [m]on rapport originel à autrui est de l’ordre de l’“avec” : il n’y a pas moi et autrui face à face dans le monde, mais un être-ensemble, inhérent au fait que chacun de nous est ouverture au monde »[66]. C’est donc, pour ainsi dire, ce fond lui-même qui rend possible l’édification d’une stratification mondaine, la sédimentation de significations culturelles et de prédicats anthropologiques à même le paysage. En tant que fond, toutefois, ce monde naturel reste perçu, il fait partie du paysage comme la toile sous le tableau, comme une présence ambigüe.

Merleau-Ponty offre un traitement proprement phénoménologique de cette stratification, en montrant comment un sens sédimenté peut travailler le réel sans le déterminer de manière causale, à travers la notion de « niveaux spatiaux ». Il s’agit d’un concept particulièrement présent dans Phénoménologie de la perception, que Corinne Lajoie interprète comme « une norme qui est établie lorsque notre corps est significativement (meaningfully) orienté dans le monde »[67]. La norme (la détermination du champ perceptif, dans ses saillances et ses béances, ici et maintenant) n’est pas imposée de l’extérieur, et elle n’était pas non plus toujours déjà là, comme une vérité du monde que la perception devrait découvrir. Elle émerge plutôt dans un dialogue mettant en jeu les possibilités du corps et l’appel significatif de la situation. Les niveaux dont parle Merleau-Ponty, dès lors, sont à comprendre comme ces milieux virtuels ouverts par le dialogue perceptif. De surcroît, comme l’affirme également Lajoie, les niveaux ont une fonction d’« ancrages », ils servent à projeter devant moi un but éphémère, une norme de la perception « ouverte à être redéfinie face à de nouvelles situations »[68]. Ils ne sont donc pas institués une fois pour toutes. En d’autres mots, la spatialité mondaine, tout comme le corps subjectif, est travaillée par une stratification en niveaux, et cette stratification est intimement intriquée à celle de mon corps. Autour de moi s’étend le niveau spatial de ma maison, niveau qui est né de ma fréquentation du lieu, au fil de laquelle je me suis affairé à en faire un endroit familier, accueillant, chargé de repères et de fonctions destinées à répondre à mes besoins. Au sein du niveau « de la demeure », j’ai, en un certain sens, travaillé à projeter autour de moi un milieu existentiel familier. Réciproquement, l’espace de ma maison travaille sans mon accord ma situation corporelle ; il ouvre et ferme des possibilités de mon corps ; mes pieds apprennent à s’y déplacer dans l’obscurité, à éviter telle marche de l’escalier qui craque davantage que les autres, la terre de mon jardin travaille la résistance de mes mains, etc. Ainsi, dans la détermination des niveaux spatiaux, et ultimement des normes de la perception, on ne trouve pas de primauté du corps ou de primauté du monde. Selon Lajoie, « les normes n’émergent ni seulement de l’“activité” du sujet percevant, ni de sa “passivité” réceptive à son champ perceptif »[69]. C’est plutôt l’intrication réciproque de leurs orientations qui fait émerger un niveau, une orientation harmonisée qui dessine l’espace tel qu’il a à être dessiné.

En reconnaissant ainsi une diversité de niveaux de spatialité s’exprimant chaque fois, selon divers degrés de saillance, dans les espaces parcourus actuellement par un·e sujet, on arrive à donner forme à une compréhension de la stratification du monde vécu qui ne serait pas appuyée sur une détermination causale entre ses diverses parties. À partir d’ici, il est possible d’opérer une inversion du rapport d’antériorité constitutive que nous avions décelé chez Husserl, sans pour autant tomber dans une forme d’empirisme transcendantal. L’ego constituant, pour Merleau-Ponty, doit être compris comme le produit d’une vie enracinée dans des réseaux structurés avant qu’on les reconnaisse comme structurés : « la conscience constituante, nous la constituons à coup d’efforts rares et difficiles »[70]. Cette inversion du rapport d’antériorité est pour nous des plus intéressantes, non pas parce que nous voyons en elle la marque d’un impensé de Husserl, mais bien parce que Merleau-Ponty affirme la trouver déjà à l’oeuvre chez le père de la phénoménologie lui-même. Dans son article de 1959, il attribue directement à Husserl le dégagement de cette antériorité de la vie préthéorique sur la conscience constituante : « [la conscience constituante] est en tout cas, pour Husserl, l’artefact auquel aboutit la téléologie de la vie intentionnelle — et non pas l’attribut spinoziste de la Pensée »[71]. Dire ainsi que Husserl lui-même la considérait comme un artefact, cela ne semble pas du tout cadrer avec ce que nous venons de mettre en avant comme la stricte antériorité de l’ego transcendantal. Est-ce ici, comme nous mettait en garde Romano, un infléchissement abusif que Merleau-Ponty fait subir à la pensée de Husserl, ou bien est-ce à bon droit que cette affirmation lourde de conséquences est prononcée ?

3.2 L’ancrage préthéorique de l’ego philosophant, le devenir obstacle de l’idéalisme transcendantal

Nous disions plus tôt que Merleau-Ponty accueillait positivement le fait que Husserl ait relevé le défi de reconnaître autrui comme un paradoxe. Si l’ego transcendantal est en première instance la possibilité de toute mondanéité, le concours d’autrui est en première instance la possibilité de cette mondanéité que j’expérimente, ce monde au sein duquel je suis situé comme un sujet objectif, constitué par ces compagnons d’humanité que moi-même je constitue : « le cogito doit me découvrir en situation, et c’est à cette condition seulement que la subjectivité transcendantale pourra, comme le dit Husserl, être une intersubjectivité »[72]. Or, les textes tardifs de Husserl semblent pointer vers un élargissement de ce paradoxe d’autrui, élargissement sur lequel Merleau-Ponty n’aura pas manqué de miser. Tel qu’il l’indique schématiquement dans une de ses notes de cours au Collège de France, « Husserl doit surmonter la crise du rationalisme en élaborant une philosophie du Lebenswelt — de la Nature et de l’histoire opérantes comme fondements des idéalisations, être sauvage et esprit sauvage — Expérience « muette » qui doit parler elle-même »[73]. À ce sujet, il y a bien sûr la Krisis, au cours de laquelle Husserl entend reconnaître la dette génétique qu’entretient la phénoménalité du monde vis-à-vis du monde-de-la-vie (Lebenswelt), c’est-à-dire l’irréductible ancrage de tout donné objectif dans un monde toujours déjà constitué naturellement, historiquement, culturellement. Toutefois, la thématisation de cet ancrage y reste inscrite dans l’idéalisme transcendantal : c’est toujours l’ego, ce je pense acosmique et anonyme, qui peut reconnaître en lui cette dette, qui peut la penser, la déployer, etc.[74]

Si la phénoménologie existentielle entend se dissocier de l’idéalisme transcendantal, elle ne peut se soustraire à cette nécessité de répondre de sa prétention en tant que discours philosophique : qui est le sujet du discours ? Qui pense ? Qui parle ? En effet, si nous avons noté, à l’aune de la nouvelle stratification du monde, la nécessité de fonder la philosophie dans ses ancrages préthéoriques antérieurs à l’ego philosophant, il faut que nous puissions rendre compte de la façon dont la philosophie peut prétendre à une quelconque validité, sachant qu’elle est elle-même le produit d’un regard théorique. Il semble, de prime abord, si l’on suit les prémisses de l’idéalisme transcendantal, que même si l’on reconnaît un monde préscientifique qui sous-tend l’expérience concrète du monde, un lieu de passivités originaires qui dépasse la vie égologique, cette reconnaissance devrait passer par l’ego philosophant. Ce monde — et c’est ce qui se produit dans la trame de la Krisis — ne pourrait échapper au règne de l’ego, puisque le seul fait de le prendre pour thème réaffirmerait l’antériorité de l’ego sur lui. Loin d’avoir simplement esquivé cet enjeu concernant la fondation du discours, Merleau-Ponty le surmonte grâce à l’idée cruciale d’une « expérience muette qui doit parler d’elle-même »[75], qu’il emprunte au Husserl des Méditations cartésiennes en lui faisant prendre une ampleur sans doute démesurée par rapport à ce qu’elle tentait d’exprimer initialement[76]. En effet, il prend Husserl à la lettre quand, dans son texte L’arche originaire Terre ne se meut pas, ce dernier affirme que l’on peut traiter la Terre certes comme objet situé dans l’espace, comme entité constituée, mais également comme sol (Boden) originaire, comme possibilité même de la mondanéité. « Ce « sol » n’est pas d’abord expérimenté comme corps, il devient corps-sol à un niveau supérieur de la constitution du monde à partir de l’expérience et cela annule sa forme originaire de sol.[77] » Il y aurait donc un « devenir-objectif » de la Terre, engendré par son passage sous le regard théorique qui aurait, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty, « procédé à une espèce de conversion de la Terre en une réalité infinie »[78]. Autrement dit, selon Husserl, dans ce texte précis, du point de vue de la constitution, la nature objective de l’intersubjectivité, la nature primordiale abstraite ainsi que l’ego qui chaque fois leur est corrélé sont tous précédés d’un sol encore plus antérieur, celui offert par la « Terre comme arche-originaire »[79]. Ainsi comprise non plus comme corps copernicien, mais comme strate à l’origine de toute objectivité, de toute mondanéité, mais aussi de tout ego, la Terre se trouve mobilisée dans son acception de sol, acception qui se trouvera au coeur du concept merleau-pontien de « monde sauvage ».

Cette discussion sur l’antériorité constitutive de la « Terre comme arche-originaire » nous intéresse en cela qu’elle permet à Merleau-Ponty de montrer que, bien plus que la mise en marche d’un pouvoir de penser hors du monde, la parole du philosophe est plutôt la cristallisation dans une expression de la totalité des ancrages préthéoriques qui sous-tendent l’expérience, c’est, pour reprendre la belle formulation que l’on trouve dans Signes, une venue à l’expression des choses qui déjà participaient à sa vie concrète, mais dans une sorte de « demi-silence »[80]. Ce je pense élargi, au sein duquel c’est davantage que moi-même qui pense et se pense, Merleau-Ponty l’appelle cogito tacite[81]. Par ce concept, qui reconnaît que du point de vue de la stratification du monde, la conscience constituante se trouve précédée d’un sol originaire, il marque un point de rupture en regard du statut du discours philosophique, lequel dès lors ne peut plus s’ériger comme une stricte égologie. Cette redirection radicale est abordée de front dans ce passage de Phénoménologie de la perception :

Avec le monde naturel et le monde social, nous avons découvert le véritable transcendantal, qui n’est pas l’ensemble des opérations constitutives par lesquelles un monde transparent, sans ombres et sans opacités, s’étalerait devant un spectateur impartial, mais la vie ambigüe où se fait l’Ursprung des transcendances, qui, par une contradiction fondamentale, me met en communication avec elles et sur ce fond rend possible la connaissance[82].

Le « véritable transcendantal », cette expression surprenante qui témoigne de l’ambivalence de Merleau-Ponty vis-à-vis du transcendantalisme husserlien, démontre avec force cette idée selon laquelle le même anonymat et la même préobjectivité que l’on trouvait dans l’ego transcendantal peuvent être reconnus à même ce qui semble « extérieur » à ce dernier. Dire cela, dire que l’expérience jaillit d’un sol muet aux polarités multiples (nature, monde social, monde-de-la-vie), cela veut également dire que c’est ce sol lui-même qui, d’une certaine manière, parle dans la philosophie. Autrement dit, ce « je pense » qui ne peut être barré, pour Merleau-Ponty, n’est pas privé, mais ouvert, il est le théâtre de jeux expressifs qui toujours me dépassent déjà comme sujet philosophant. Ce qui pense, ce qui parle, c’est la « nature inhumaine », c’est autrui, c’est la « vie ambigüe ».

C’est en cela que l’idéalisme transcendantal ne peut pas être strictement maintenu, puisqu’il consiste à délimiter le champ de possibles du discours philosophique d’une manière qui, à l’aune de la nouvelle stratification merleau-pontienne du monde concret, assise sur un « monde sauvage », devient contraignante : c’est toujours un je qui parle, c’est cet ego philosophant qui récupère tout sous son empire, allant de l’autoaffection de soi par soi à la transcendance d’autrui. Pour Merleau-Ponty, l’expérience muette peut se parler, peut se dire, et c’est en cela que nous pouvons ici parler d’un passage de l’idéalisme transcendantal à la phénoménologie existentielle : on passe d’une philosophie réflexive, qui opère dans la stricte intimité de la conscience, à une philosophie expressive, qui mise sur l’intimité qui lie le philosophe aux choses, sur son irréductible intrication avec le monde comme la garantie de pouvoir faire s’exprimer ce qui échappe au régime de sa conscience pure et qui la rend possible. De la même façon que le corps propre peut être donné successivement comme Körper et comme Leib, la Terre peut successivement s’offrir comme objet copernicien et comme Boden, sol originaire. De la même façon, donc, que la description phénoménologique qui se déploie à partir du corps doit faire parler cette vie muette qui lie mon corps à ses différents espaces, il faut que soit possible une venue à l’expression de tous ces sols muets auxquels elle s’arrime. S’il faut philosopher à partir du corps, c’est donc pour Merleau-Ponty que la philosophie doit prendre acte de ce qui pense dans la pensée et qui toujours déjà dépasse le règne de la conscience pure : la Terre, l’histoire, la sexualité, le langage, etc.

Conclusion

« Bon gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl réveille un monde sauvage et un esprit sauvage »[83]. Avons-nous réussi, au terme de notre exposé, à éclairer le sens de cette affirmation ? Comme nous l’avons vu, les plans de Husserl, en toute cohérence avec l’idéalisme transcendantal, visaient d’une part à révéler un en deçà du monde de l’expérience concrète, un monde qui toujours en sous-tendrait déjà la teneur de sens, et, d’autre part, à rendre intelligible l’instance qui est à même d’effectuer cette révélation. Dégageant, par ce geste, des strates inférieures de l’expérience, comme la « nature primordiale » (purement subjective) et la nature des « pures choses » (construite intersubjectivement), il reste fidèle au principe que nous avons appelé « la stricte antériorité de l’ego transcendantal » : le monde, dans toute la diversité de sa stratification, acquiert sens et valeur en ma monade, et c’est à partir de la posture qui est mienne, du haut de mon je pense pur, que je peux thématiser cette acquisition de sens et de valeur. C’est en cela que Merleau-Ponty peut parler d’un « contre ses plans » — il décèle dans le Husserl tardif, à même la thématisation égologique du monde, un point de rupture, un moment où il faut envisager une certaine acception du monde non plus comme le produit d’une objectivation de l’ego, mais comme un sol non phénoménal qui rend possible la phénoménalisation. À ce « monde sauvage », il faut trouver une façon d’accéder en en respectant l’absolue primordialité, c’est-à-dire en ne le transformant pas en un objet de discours. Pour Husserl, cet irrémédiable devenir-objet de la primordialité doit être envisagé comme la marque d’une antériorité totale de l’ego cogito. C’est là que nous pouvons voir peut-être quelque chose comme une bifurcation de la phénoménologie de Merleau-Ponty : sa conception de l’« esprit sauvage » ou du « cogito tacite » révèle un geste par lequel ce sol primordial vient à l’expression, un arc silencieux qui sous-tend le discours, qui s’exprime à travers lui. Déterminer si oui ou non un tel « esprit sauvage » était à l’oeuvre comme tel chez Husserl, cela n’est peut-être pas l’essence de notre tâche ici. Ce que nous pouvons au moins affirmer, c’est que Merleau-Ponty est animé par une préoccupation fondationnelle qui le rapproche de la philosophie de Husserl : constamment, il réaffirme la nécessité de fonder le discours dans ce qui le rend possible. Pour Husserl, c’est l’ego philosophant qui toujours se trouve attesté dans l’acte de thématisation, alors que Merleau-Ponty reconnaît qu’autre chose s’exprime et est exprimé dans le philosopher, une acception particulière de la primordialité, une préobjectivité pure à envisager comme une donne sauvage. En cela, nous pouvons reconnaître que le travail philosophique qui amène l’« expérience muette » à « parler elle-même [84] », aux yeux de Merleau-Ponty, s’impose comme l’orientation nécessaire qu’il faut faire prendre, en tant qu’héritières et héritiers de Husserl, à la phénoménologie. Finalement, le travail que nous avons effectué nous amène à reconnaître qu’il est impossible de nier le caractère programmatique de la lecture merleau-pontienne de Husserl. Évidemment, nous devons dire avec Romano que sa pensée s’y trouve infléchie. Toutefois, à la lumière de ce que nous avons présenté ici, nous ne pouvons pas non plus ignorer que cette pensée, malgré toute son insistance sur la fondation rigoureuse dans l’ego transcendantal, comporte en elle-même certains interstices, certaines prises possibles pour s’autofonder dans des profondeurs vis-à-vis desquelles, malgré les apparences, elle n’est pas sans ressource.