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Dans son ouvrage Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique[2], Charles Girard entend éprouver la force des théories dites délibératives de la démocratie[3]. Ces théories, dont l’influence ne se dément pas, ont en commun de placer la délibération publique au coeur de l’idéal démocratique, au point, parfois, de prétendre justifier à partir d’elle la supériorité du régime démocratique sur d’autres formes d’organisation politique.

L’idéal démocratique est associé par l’auteur à la célèbre formule du « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple »[4], laquelle est interprétée comme affirmant deux principes constitutifs : un principe d’autonomie politique des citoyens (le gouvernement « par le peuple ») et un principe de visée du bien commun (le gouvernement « pour le peuple »). Chaque principe doit en outre s’entendre de manière égalitaire : chaque citoyen doit être autant que les autres auteur et bénéficiaire des décisions publiques. La conception délibérative s’oppose notamment à celles qui réduisent la démocratie au vote, que Charles Girard appelle « agrégatives » (chap. II).

À partir d’une reconstruction, d’une part, du concept de délibération démocratique entendu comme un type particulier de délibération collective et soigneusement distingué de la simple discussion publique (sec. III.7, III.8 et IV.8)[5] et, d’autre part, des deux principes d’autonomie politique et du bien commun (sec. I.3 puis chap. III), l’auteur entend défendre une version spécifique de la démocratie délibérative en montrant qu’elle satisfait les termes d’un cahier des charges qui requiert d’un idéal politique qu’il soit « justifié, cohérent et pertinent ». C’est la poursuite de cette démonstration qui structure, avec une rigueur et une systématicité remarquables, l’ensemble de l’ouvrage.

Dans les lignes qui vont suivre, je ferai état d’un certain nombre de remarques et d’interrogations que la lecture de l’ouvrage a suscitées chez un lecteur dont les recherches personnelles relèvent moins de la philosophie politique que des théories abstraites, et souvent formelles, de l’agrégation et de la délibération. Les réflexions à venir reflèteront ces préoccupations, et ne viseront en aucun cas à atteindre une quelconque forme d’exhaustivité. Je me concentrerai principalement, mais pas exclusivement, sur les chapitres II et IV qui cherchent à déterminer les valeurs respectives du vote et de la délibération.

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(1). Concernant l’allure générale du projet philosophique poursuivi par Charles Girard dans cet ouvrage, l’une des premières questions suscitées par sa lecture est celle de savoir comment il faut concevoir les relations exactes (et en particulier celles qui ont trait à la justification et à l’explication) entre les différents idéaux, principes et valeurs[6] qui sont mis en avant. Je m’explique. Le point de départ de l’enquête est la caractérisation de l’« idéal démocratique contemporain » comme constitué des deux principes d’autonomie et du bien commun. La conception délibérative, par ailleurs, est avancée comme une « interprétation » de l’idéal démocratique (p. 16) parmi d’autres possibles (en particulier l’interprétation « agrégative ») et est aussi considérée comme un « idéal politique ». C’est en tant qu’idéal politique qu’elle doit satisfaire la triple exigence de justification, de cohérence et de pertinence[7].

Concrètement, et j’y reviendrai plus tard, la justification de la conception délibérative est appréhendée du point de vue de la capacité de la délibération à promouvoir ou réaliser les deux principes constitutifs de l’idéal démocratique. L’idéal démocratique et l’idéal délibératif se situent donc sur des plans différents dans l’ordre de la justification : le premier est postulé comme quelque chose d’intrinsèquement désirable, que l’enquête ne cherche pas à justifier, tandis que le second se justifie (ou pas) en fonction de sa capacité à promouvoir ou réaliser le premier.

À un second niveau de lecture, néanmoins, Délibérer entre égaux se présente comme un examen et une défense de l’idéal démocratique — et donc une tentative pour justifier l’idéal démocratique caractérisé par les principes d’autonomie et du bien commun. Cette justification est bien moins explicite. On peut supposer qu’elle procède essentiellement de la manière suivante. La délibération démocratique peut être avancée comme une manière de répondre à la critique de l’idéal démocratique selon laquelle il serait utopique ou irréaliste : en faisant précéder les décisions publiques de délibérations démocratiques, on peut s’approcher de cet idéal.

Qu’en est-il ? La reconstruction qui précède est-elle correcte ? Si c’est le cas, l’espèce de circularité qui marque les relations de justification entre idéal délibératif et idéal démocratique est-elle vertueuse ? Si ma reconstruction est inexacte, comment fonctionne l’architecture argumentative de l’enquête ?

(2). Tournons-nous désormais vers la justification de l’interprétation délibérative de la démocratie (sec. IV.8-11). L’originalité de l’argumentation de Charles Girard tient dans le fait qu’il élabore une défense parcimonieuse et modeste de la délibération : rejetant une vision excessivement optimiste des vertus de la délibération, il refuse de considérer qu’elle favorise systématiquement la prise de bonnes décisions (toutes sortes de phénomènes problématiques du point de vue de la recherche du bien commun peuvent apparaître durant la délibération) ou qu’elle donne à chacun les mêmes chances d’influencer les autres et donc la décision qui sera prise à l’issue de la délibération (les capacités à convaincre autrui sont souvent très inégalement réparties). Si bien qu’il n’est pas trivial de voir quel aspect de l’idéal démocratique est promu par la délibération collective.

Aux yeux de l’auteur, la contribution la plus directe et la plus systématique tient dans l’égalisation des conditions du jugement politique des citoyens. L’idée est simple : quand la délibération satisfait les conditions appropriées, et notamment la publicité dans l’échange des raisons, les citoyens vont se voir exposés à des raisons similaires et ainsi se trouver dans des conditions similaires pour former leur jugement et déclencher (par un vote, par exemple) la décision collective. Pour reprendre la métaphore : la délibération permet de juger et décider « à armes égales » — ou, en tous cas, à armes moins inégales que s’il n’y avait pas de délibération.

Une manière de comprendre les thèses défendues ici consiste à distinguer le point de vue de l’orateur de celui de l’auditeur : l’égalisation qui a lieu durant la délibération concerne les auditeurs, pas les orateurs. Charles Girard considère que les deux aspects se laissent subsumer sous l’idée d’« égalité des chances d’influencer l’issue de la prise de décision » (I).

Il est tout à fait naturel de ranger sous cette idée le point de vue de l’orateur : celui-ci est susceptible d’influencer le jugement des participants, donc leurs votes (on supposera par défaut que la délibération se conclut par un vote des participants) et donc in fine la décision collective. La subsomption est nettement moins évidente quand on adopte le point de vue de l’auditeur. On peut le réaliser en considérant deux auditeurs passifs lors d’une délibération. En quoi leur présence à la délibération va égaliser leurs chances d’influencer l’issue de la prise de décision ? Que la délibération ait lieu ou non, ils exerceront la même influence sur les autres (nulle, par hypothèse) et ils auront chacun une voix au cours du vote. Plus abstraitement, l’égalité des conditions du jugement des citoyens est caractérisée comme l’« égalité des chances de porter un jugement délibéré donc d’être l’auteur de son propre choix  »[8](J).

Il n’est pas évident de faire de (J) une instance de (I). Mais, après tout, il n’est peut-être pas très grave que (J) ne se laisse pas bien subsumer sous (I) : le principal, pour la démonstration de l’auteur, c’est que l’égalité au sens de (J) — pour aller plus vite, « l’égalité (J) » — puisse assurer une médiation entre la délibération démocratique et les deux principes constitutifs de l’idéal démocratique. Autrement dit, qu’une délibération appropriée favorise l’égalité (J) et que la promotion de l’égalité (J) promeuve à son tour la réalisation des deux principes.

Cette ligne argumentative appelle quelques commentaires. Le premier porte sur la contribution de l’égalité (J) à l’idéal démocratique : je laisse Charles Girard le confirmer, mais il me semble que c’est du côté du principe d’autonomie que l’égalité (J) peut y contribuer. Pour les besoins de la discussion du moins, nous ferons désormais comme si l’égalité (J) exprimait une forme d’égalité dans l’autonomie.

Deuxièmement, il y a des cas qui semblent tout à fait favorables à l’idée que la délibération promeut l’égalité (J). Considérons des citoyens qui partagent des informations véraces, privées, et qui sont toutes pertinentes pour éclairer une certaine décision publique. Si on considère qu’un jugement éclairé par des informations véraces et pertinentes est « plus autonome » qu’un jugement qui ne l’est pas, alors on a bien un cas favorable. Mais peut-on extrapoler ? Un peu, certainement. Si les citoyens partagent de bonne foi des opinions erronées, on peut considérer qu’au terme de la délibération, l’égalité (J) sera promue. Mais il faut apprécier le fait qu’il s’agit de cas bien particuliers. Des participants à une délibération peuvent diffuser des informations qu’ils savent fausses. Si d’autres leur font confiance, alors la situation épistémique des uns et celle des autres seront très différentes. Supposons que Paul sache que p et que Marie n’ait pas d’opinion particulière concernant p. Si Paul arrive à convaincre Marie que p est fausse, alors à l’issue de cet épisode argumentatif, les conditions du jugement de Paul et Marie n’auront pas été égalisées, et auront même probablement été rendues plus inégales. On pourrait répondre qu’une délibération (authentiquement) démocratique proscrit les mensonges. Cette réponse pourrait conduire à des difficultés, mais acceptons-la pour les besoins de la discussion. La difficulté ne serait pas éliminée pour autant : il se peut que Paul sache que p, qu’il convainque Marie que p mais que Marie tire de p des conclusions qui vont à l’encontre de nombreuses croyances de Paul. De nouveau, il n’est pas évident de considérer qu’on a une égalisation des conditions du jugement de Paul et de Marie.

L’observation peut se généraliser. Les participants à une délibération peuvent réagir de manière très différente aux mêmes échanges délibératifs. Par exemple, certaines informations peuvent déclencher des réactions émotives très fortes chez certains, et beaucoup moins chez d’autres. Ainsi, il se peut que le partage d’informations et d’arguments ait un impact différencié chez les uns et chez les autres. La délibération publique garantit que les participants sont plongés dans un environnement argumentatif commun (c’est sur cela que repose la thèse de Charles Girard), mais cet environnement peut induire des dispositions très différentes chez les uns et les autres. Par ailleurs, la notion d’autonomie, pour autant qu’elle a des implications sur les conditions « internes » dans lesquelles l’agent forme son jugement et prend sa décision, est notoirement difficile à clarifier au-delà de la métaphore de l’agent « auteur » de ses choix[9]. Il en résulte une difficulté à déterminer avec précision comment tel épisode délibératif affecte le degré d’autonomie associé à un jugement ou à une décision[10]. Au total, si l’égalité (J) peut paraître, de prime abord, être une conséquence quasi immédiate d’une délibération démocratique, l’implication n’est pas si évidente.

(4). Je passe désormais au vote et, plus généralement, à ce que Charles Girard appelle le « mode d’arrêt » d’une décision collective qui peut être précédé, ou pas, d’une délibération. À juste titre, l’auteur n’oppose pas frontalement le vote à la délibération, comme c’est parfois le cas dans les théories de la démocratie. Quand, en particulier, l’ensemble des participants impliqués est vaste et la décision controversée, rien ne garantit une convergence des opinions ; dans ce cas, un mode d’arrêt comme le vote s’impose pratiquement.

Charles Girard ne s’oppose donc pas au vote en tant que tel, mais aux interprétations agrégatives de la démocratie, qui la réduisent au vote et pensent que la valeur intrinsèque du vote est suffisante pour légitimer un régime politique construit autour de lui. Plus spécifiquement, par « vote », il entend généralement le vote majoritaire et rejette, premièrement, l’idée selon laquelle le vote permet d’atteindre le meilleur pour les citoyens ou même de satisfaire le plus grand nombre d’entre eux. Il rejette, deuxièmement, l’affirmation selon laquelle le vote est une procédure équitable, même si, sous ses formes les plus répandues, il accorde le même poids à chaque voix. (Formellement, les procédures usuelles de vote sont « anonymes », dans le vocabulaire de la théorie du choix social, c’est-à-dire qu’elles traitent chaque électeur de la même façon. L’affirmation de l’auteur implique que l’anonymat d’une procédure de vote ne suffit pas à garantir son équité vis-à-vis des votants.) La raison en serait que les chances d’influencer la décision finale sont inégales, selon que le votant appartient ou non au groupe majoritaire. Le diagnostic n’est pas évident. Supposons qu’on analyse l’influence du votant en termes contrefactuels, en observant ce qui se serait passé si le votant avait mis un autre bulletin dans l’urne : un votant a influencé l’issue d’un vote si, s’il avait voté autrement, l’issue du vote aurait été différente. En dehors du cas particulier où le groupe majoritaire l’est avec une voix d’avance, un votant « majoritaire » (qui vote comme la majorité) ne changerait rien à l’issue du vote si son bulletin de vote était différent. Tout comme un votant « minoritaire ».

Au-delà de cette question, on peut s’interroger sur la place du vote dans la conception délibérative défendue par Charles Girard. Je l’ai déjà souligné, le vote conserve un rôle central dans l’idéal délibératif qu’il élabore ; il doit simplement être précédé d’une délibération démocratique pour que son résultat ait la légitimité requise. Cela a plusieurs implications, que je voudrais développer dans les lignes qui suivent.

(i). La première implication tient dans le fait que l’idéal délibératif hérite des difficultés mises au jour par les théories du vote et du choix social, et notamment illustrées par le théorème d’Arrow. Bien sûr, quand il s’agit de comparer les vertus des interprétations agrégative et délibérative, on peut considérer que ces difficultés sont « neutralisées », puisqu’elles sont partagées par les deux interprétations. Mais, et nous revenons à des questions soulevées précédemment (1), s’il s’agit de justifier l’idéal démocratique en montrant qu’on peut esquisser un mode d’organisation politique capable de le promouvoir, alors ces difficultés sont beaucoup moins anodines : à quoi bon élaborer un système de préparation du vote paré de toutes sortes de vertus (la délibération démocratique) si on ne sait pas le traduire par un mécanisme d’agrégation satisfaisant ?

(ii). Une seconde implication tient dans le fait que, si l’on veut évaluer l’idéal délibératif, il faut considérer les vertus conjointes d’une séquence composée d’une délibération et d’un vote (« délibération+vote », pour abréger). Une difficulté qui peut apparaître est alors la suivante : est-ce que l’analyse proposée par Délibérer entre égaux confère une valeur suffisante à une telle séquence ? Après tout, le chapitre II se montre très critique vis-à-vis des vertus qui sont parfois attribuées au vote, tandis que le chapitre IV justifie la délibération démocratique sur la base de sa capacité à égaliser les conditions du jugement. On a vu dans (3) que l’établissement de cette affirmation était moins évident qu’il ne pouvait paraître. En définitive, on pourrait se demander s’il est possible de tirer des analyses de Charles Girard un bilan moins favorable à l’idéal démocratique (et à l’idéal délibératif bien compris) que celui qu’il propose.

(iii). En réaction à la difficulté précédente, on pourrait vouloir « muscler » l’idéal délibératif en réhabilitant ses vertus épistémiques. En particulier, on pourrait être tenté de faire appel à des résultats comme le fameux théorème du jury de Condorcet qui montre, en substance, que sous certaines conditions, le vote majoritaire permet de désigner la « bonne » option avec une probabilité qui augmente avec la taille du groupe de votants, et qui tend vers 1 quand celle-ci tend vers l’infini. (En l’occurrence, la « bonne » option serait celle qui est préférable du point de vue du bien commun.) La portée d’un tel résultat pour les théories de la démocratie a été amplement discutée[11]. Les discussions ont notamment visé la condition d’indépendance selon laquelle les probabilités pour que les votants se prononcent en faveur de l’option correcte sont indépendantes les unes des autres. Or, le contexte d’une délibération publique semble particulièrement défavorable à la validité d’une telle condition, en raison des échanges directs entre participants et du fait qu’ils sont exposés conjointement aux mêmes arguments et aux mêmes informations. Autrement dit, les caractéristiques de la délibération qui la rendent, d’après Charles Girard, favorables à l’égalisation des conditions du jugement pourraient également être défavorables à la production de jugements collectifs corrects. Si ces jugements collectifs visent à déterminer ce qui est préférable du point de vue du bien commun, on aurait une nouvelle tension potentielle entre les deux principes de l’idéal démocratique. Je ne prétends pas que les résultats comme le théorème du jury de Condorcet minent la prétention de la séquence délibération+vote à nous guider vers les décisions qui favorisent le bien commun. Ce que je suggère, en revanche, c’est qu’il vaut la peine de vérifier que des résultats de ce genre ne menacent pas l’attractivité d’une telle séquence[12].

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J’espère que ces lignes donneront une idée de l’attrait des questions que l’ouvrage aborde et des réponses qu’il leur donne, et qu’elles fourniront à son auteur l’occasion de prolonger le dialogue.