Corps de l’article

Introduction

Transformations dans le monde du travail et appel à la réflexivité des professionnels

Ayant émergé dans le contexte relativement récent de développement de l’industrie tertiaire, le terme « relation de service » est venu mettre en exergue l’importance d’un contact direct avec la clientèle bénéficiaire d’un service afin d’en garantir la prestation. Les diverses organisations dépendantes du public ont dès lors mandaté des agents pour établir une interface avec ce dernier et développer une relation avec lui (Chopart & Lesemann, 1998). Du fait que cette nouvelle fonction ait impliqué la mobilisation de compétences relationnelles chez les agents (Cerf, Valléry & Boucheix, 2006), un intérêt grandissant de la communauté scientifique s’est manifesté à l’égard de la relation de service et une catégorie de métiers a connu une popularité croissante, celle des métiers relationnels.

La relation comportant toutefois des dimensions abstraites, souvent subjectives et donc difficilement appréhendables de manière rationnelle, celle-ci constitue un objet d’étude fort complexe. La nécessité d’une prise en compte de ses nombreuses dimensions, à la fois interactionnelles, organisationnelles, contextuelles, se prêtant elles-mêmes difficilement à l’analyse, rend ardue toute tentative d’élucidation de ses diverses composantes. Cette difficulté est d’autant plus grande lorsqu’il s’agit de métiers au sein desquels la relation est si importante à la réalisation de l’action que sans elle, l’atteinte de leurs fondements ne peut s’accomplir. C’est le cas notamment des travailleurs sociaux, des enseignants, des infirmiers ou des psychologues qui, pour garantir la réussite de leur intervention, doivent s’appuyer sur l’établissement d’une relation professionnelle avec un usager, un élève, un patient, un client.

Reposant sur une articulation entre diverses formes de savoirs, de savoir-faire, de savoir dire et de savoir-être et s’opérationnalisant grâce à une composante relationnelle essentielle, il ressort avec évidence que la professionnalité ne s’énonce ni ne se conçoit toujours aisément pour les acteurs de ces corps de métiers relationnels. La nature du service rendu par ces professionnels ne se dévoile d’ailleurs que par le recours à la parole. Favoriser la transformation d’une situation vécue de manière problématique par un usager, encourager l’apprentissage de savoirs utiles à la compréhension du monde, accroître l’autonomie d’un patient dans la prise en charge d’une maladie ou encore déjouer les mécanismes inconscients nuisant à l’équilibre d’un individu constituent des finalités dont l’accès n’est possible encore une fois que dans le cadre d’une interaction avec un sujet.

L’importance de la dimension relationnelle va donc bien au-delà de la seule facilitation de l’intervention : elle constitue le coeur de la professionnalité des métiers relationnels. Bien qu’elle serve de levier à la prestation d’un service social, socioéducatif, sanitaire ou psychologique, la relation, par sa nature même et par les processus qu’elle met en exergue ne s’appréhendent pas si facilement en termes concrets. Cette difficulté s’amplifie lorsqu’elle est insérée plus largement dans le contexte des transformations survenues dans le monde du travail ces dernières décennies. Inspirées des modes de gestion du secteur privé, ces mutations se manifestant notamment par la rationalisation de l’État québécois, par diverses réformes des systèmes éducatif et sociosanitaire publics, la sanitarisation des services sociaux ou encore l’adoption de nouvelles dispositions législatives visant la redéfinition du champ d’exercice professionnel de différents métiers relationnels oeuvrant dans le champ de la santé mentale et des relations humaines. Ces initiatives ont accentué la nécessité de rendre compte des productions des professions. Face à ces nouvelles exigences, l’efficacité des interventions conduites par bon nombre de professionnels issus des champs éducatif et sociosanitaire doit être mesurée et leur spécificité doit impérativement être énoncée.

Il va sans dire que ces transformations ne cessent d’interroger directement la formation universitaire. Les formateurs et institutions d’enseignement aux métiers relationnels doivent en effet élaborer de nouveaux dispositifs d’enseignement pour assurer la convergence entre l’offre de formation et les besoins en matière de professionnels des secteurs éducatifs et sociosanitaires. De façon à favoriser cet arrimage, des efforts importants ont été déployés, notamment du côté d’une meilleure adéquation entre théorie et pratique. Vaste défi, puisque théorie et pratique sont sans doute parmi les notions les plus difficiles à concevoir en sciences sociales en raison de leur caractère polysémique. Ce défi est d’autant plus grand que le rapport entre théorie et pratique se caractérise trop souvent par une difficulté à penser ce rapport. Cette difficulté se révèle plus complexe encore au sein des métiers relationnels, puisque la cruciale dimension relationnelle caractéristique de toute intervention pose des contraintes supplémentaires à la réflexion. En raison du caractère hautement subjectif et difficilement appréhendable de manière rationnelle de la relation professionnelle qui se noue entre un professionnel et un individu, la transposition des savoirs professionnels associés à cette composante du côté de la formation initiale exige des outils rigoureux de réflexion et d’analyse afin de rendre justice à toute sa complexité.

C’est ce double contexte où d’une part les modifications apportées au monde du travail prescrivent l’évaluation rationnelle des productions des professions et où d’autre part leur composante relationnelle rend ardus l’énonciation et l’enseignement de leurs spécificités professionnelles qui commande le développement de dispositifs permettant une analyse des pratiques professionnelles (Mazereau, 2013) et qui contribue à l’émergence d’approches réflexives. Proposée comme un outil permettant à la fois de mieux comprendre la pratique ; évaluer de façon continue son action professionnelle afin de la soumettre à la discussion (Demailly, 2008) ; favoriser la capacité des acteurs à s’adapter aux différentes transformations des conditions de travail et assurer le développement optimal des compétences professionnelles chez les futurs agents, la réflexivité s’avère un appui considérable dans le développement d’un processus d’autonomisation au regard de leur propre pratique. En ce sens, la notion est censée répondre aux exigences actuelles en termes de productivité, d’efficacité et de rationalisation des interventions au sein des établissements éducatifs et sociosanitaires.

Cette incitation à la réflexivité dans les milieux de travail et dans le champ de la formation initiale aux métiers relationnels, ainsi que le foisonnement des travaux actuels sur le sujet ne sont cependant pas sans entraîner un certain nombre de questionnements. Mentionnons notamment les approches réflexives qui ne se révèlent pas toujours définies ou appuyées conceptuellement (D’Cruz, Gillingham & Melendez, 2007), font référence à des sens souvent bien différents et sont utilisées dans des contextes très variés (Mazereau, 2013). À la lumière de ces éléments, que savons-nous exactement de la réflexivité ? Quelles en sont ses diverses caractéristiques ? En quoi le recours aux outils et approches réflexifs contribue-t-il à l’efficacité des interventions ? Comment l’usage de ceux-ci soutient-il l’apprentissage professionnel des futurs travailleurs sociaux, enseignants, infirmiers, psychologues[1] ? De quelle façon la réflexivité peut-elle soutenir une meilleure compréhension des pratiques professionnelles ? C’est dans le but de fournir quelques des éléments de réponse à ce type d’interrogations que cet article s’est intéressé de manière plus précise à la façon dont est conçue la réflexivité dans le cadre de quatre métiers relationnels.

1. Une analyse de la documentation scientifique portant sur la réflexivité

Afin de mieux saisir les divers usages et composantes de la réflexivité dans les métiers relationnels, une analyse de la documentation scientifique sur le sujet a été réalisée par des membres de l’Équipe de recherche et d’analyse des pratiques professionnelles (ERAPP). Ce sont plus précisément les travaux issus du travail social, des sciences de l’éducation, des sciences infirmières et de la psychologie qui ont été ciblés. Tel que mentionné, reposant sur des dimensions relationnelles essentielles, l’élucidation et l’apprentissage de la pratique professionnelle de ces métiers relationnels posent des contraintes particulières aux acteurs. C’est donc dans l’objectif de dégager les perspectives actuelles quant à la réflexivité dans les travaux de ces quatre professions qu’une recension a été effectuée.

Dans l’optique d’obtenir un vaste éventail d’articles, la recension des écrits s’est réalisée grâce à une recherche sur les moteurs de recherche généraux CAIRN et ÉRUDIT, ainsi que sur la principale banque de données spécifique à chacun des champs professionnels ciblés : Social Work Abstract (SWAB) pour le travail social, ERIC pour les sciences de l’éducation, CINAHL en ce qui concerne les sciences infirmières et Psychology and Behavioral Sciences Collection pour la psychologie. Les mots clés utilisés pour chacune des recherches sur les banques francophones ont consisté aux termes réflexif, réflexive, et réflexivité. En ce qui concerne les banques de données anglophones, les mots clés suivants ont guidé la recension : reflexive et reflexivity. Certains critères ont également encadré la constitution du corpus. Par exemple, les auteures n’ont préféré retenir que les écrits des dix dernières années afin de bien demeurer centrées sur les perspectives actuelles en matière de réflexivité. De plus, la pertinence du propos des articles a été évaluée, de manière à ce que les textes dont l’objet central n’était pas la réflexivité soient écartés. Enfin, un autre filtre a résidé dans la considération faite à l’égard de la dimension des pratiques professionnelles.

Afin de dresser un bref portrait de la documentation retenue, il est à noter qu’un total de 744 textes a constitué le corpus des données analysées. Une représentation très inégale des articles parmi les métiers ciblés a été observée, ce qui, évidemment, devra être pris en considération lors de la lecture ultérieure des résultats. Précisément, la distribution des écrits selon les champs professionnels est répartie comme suit : 224 articles ont été retenus en travail social, 279 en sciences de l’éducation, 62 en sciences infirmières et un nombre de 179 textes a représenté la psychologie. Les écrits sont en majeure partie en langue anglaise et proviennent principalement des États-Unis, du Canada anglais, et du Royaume-Uni. En ce qui concerne les écrits francophones, la France et le Québec sont les plus représentés. Quelques pays hispanophones et lusophones sont également représentés, notamment le Portugal, le Brésil et l’Espagne, mais ces derniers demeurent marginaux.

Compte tenu du nombre de textes retenus, l’analyse s’est focalisée uniquement sur les résumés des articles. Trois sous-objectifs ont dès lors guidé l’analyse de ces derniers. D’abord, la structure narrative des articles a été identifiée, et ce, dans le but de situer le propos des auteurs dans le cadre de travaux de recherche, d’écrits normatifs ou de récits de pratique professionnelle. Ensuite, la façon dont est conçue la réflexivité dans les articles a été relevée. Les définitions de la réflexivité ou encore les termes utilisés pour la décrire ont alors suscité l’attention des chercheures. Enfin, les finalités accordées à la réflexivité ont été analysées.

En fin de compte, les résultats de l’analyse permettent d’actualiser les façons de concevoir, de définir et d’utiliser la réflexivité dans les métiers relationnels ciblés. La partie suivante permettra d’en saisir les distinctions de manière plus approfondie.

2. La réflexivité en travail social : se développer à travers une pratique multiréférencée et éclectique

La quasi-totalité des textes ayant constitué le corpus des données en travail social a abordé la réflexivité à partir de récits de vie professionnelle ou académique. Si quelques articles ont fait état de résultats de recherche, ceux-ci se sont surtout intéressés à l’utilisation de diverses approches ou outils réflexifs dans le cadre de la formation, précisément dans le processus de stage, ou des milieux de pratique. Ce sont dès lors des acteurs du champ professionnel ou de la formation en travail social qui ont proposé des réflexions sur la façon dont la réflexivité est intimement liée à l’apprentissage des multiples composantes façonnant l’univers étendu du travail social.

La pluralité des normes et contextes de pratique, des perspectives théoriques et des savoirs dans lesquels s’inscrit le travail social constitue la trame sous-tendant la réflexivité dans ce domaine. Grâce au recours à divers outils réflexifs dans le cadre de la formation, tels le journal réflexif (exemples : Johansen, 2005 ; O›Callaghan, 2005), les écrits réflexifs (exemple : Furman, Coyne & Negi, 2008), la narration de l’expérience (exemple : Lam, Wong & Fong Leung, 2007), des exercices d’auto-évaluation (exemple : Sicora, 2010), etc., les étudiants sont amenés à réfléchir, à partir de leur expérience personnelle (exemple : Maloney & Griffith, 2013), de leurs valeurs et de leurs affects, à leur développement professionnel. Les dimensions de la pratique professionnelle du travail social se voient ainsi analysées d’un point de vue individuel et selon le filtre de la psychoaffectivité propre à chacun. La réflexivité se révèle alors conçue comme un moyen, pour l’étudiant, comme pour le travailleur social établi, de se projeter personnellement dans un univers professionnel difficile à appréhender et à saisir rationnellement. Parce qu’elle offre l’opportunité de comprendre objectivement la façon dont le soi s’articule aux multiples savoirs relatifs au travail social, le recours à la réflexivité constitue un appui à la définition de leur identité professionnelle.

Or, il se dégage de l’analyse de ces articles qu’une identité professionnelle bien développée conjugue un soi existentiel reconnu à une connaissance approfondie de l’éthos de la profession, basé sur l’adhésion aux finalités et aux valeurs du travail social. C’est cette construction identitaire, qui se doit d’être la plus exempte de tensions possibles entre les valeurs du professionnel et les différents savoirs, savoir-faire et savoir-être propres au travail social qui garantit à l’individu le développement de la créativité et de l’innovation nécessaires afin de faire face aux défis constants de la pratique et à la singularité des situations professionnelles qu’il rencontre. En ce sens, la réflexivité conduit le professionnel à transcender les inconforts liés à la complexité de la tâche à accomplir. Ces articles mettent ainsi en lumière que la réflexivité permettrait en effet d’atténuer les tensions entre les contraintes institutionnelles, les obligations éthiques et déontologiques, le rôle d›agent de changement social endossé par le travailleur social et l’expérience subjective de l’individu. Le fait de devenir réflexif, d’apprendre à décoder ce que la pratique lui suscite sur le plan psychoaffectif devient en quelque sorte une façon de responsabiliser le futur travailleur social, et ultimement le travailleur social en exercice, dans la consolidation de son identité professionnelle. Puisque les formes du travail social évoluent constamment et compte tenu de la grande variété des situations professionnelles au sein desquelles le travailleur social interviendra au cours de sa trajectoire professionnelle, le développement d’une attitude réflexive lui sera d’un précieux appui dans son adaptation in situ aux caractéristiques de ces situations. Puisque la pratique du travail social en situation commande un ajustement perpétuel, l’identité professionnelle de celui qui l’exerce est soumise à un processus de construction et de réalignement constant. La réflexivité se révèle, dans cette perspective, au service du développement de soi à travers la diversité des théories, des valeurs, des finalités, des normes et lois encadrant la pratique du travail social.

3. La réflexivité dans les sciences de l’éducation : développer sa compétence professionnelle

Dans le champ de l’éducation, les écrits recensés ont majoritairement fait état de résultats de recherches ayant porté sur l’utilisation d’approches réflexives dans le cadre de la formation des maîtres, dont le point culminant réside dans les stages en milieux de pratique. De nombreux articles ont ainsi porté sur la description de la mise en oeuvre de diverses démarches à caractère réflexif auprès d’étudiants en éducation et sur leur efficacité conséquente dans la formation à l’enseignement.

Si la réflexivité en travail social s’est révélée davantage liée au déploiement du soi existentiel dans la pratique, elle concerne plus directement le soi professionnel chez les futurs enseignants. Très liée à l’individu même qui exercera la pratique enseignante, la réflexivité est considérée comme un attribut à acquérir par celui-ci (exemple : Chaubet, Correa Molina & Gervais, 2013). En ce sens, cette dernière constitue une compétence professionnelle en bonne et due forme, au même titre que la maîtrise des savoirs didactiques et disciplinaires essentiels à l’exercice de la profession. Cette compétence se construit grâce à l’utilisation d’outils réflexifs s’apparentant à ceux employés dans la formation en travail social : journaux de bord réflexifs, narration de l’expérience professionnelle, accompagnement en stage (exemples : Boutet & Villemin, 2014 ; Collin, 2013), portfolios, réflexions et échanges entre étudiants, etc. L’aspect psychoaffectif propre au travail social se voit ici délaissé au profit d’une capacité à rationaliser les différents savoirs théoriques, disciplinaires, didactiques, pédagogiques et professionnels en jeu dans la pratique de l’enseignant.

Comme pour le travail social, la réflexivité en sciences de l’éducation prend appui sur la singularité de chacune des situations ainsi que sur les changements à l’oeuvre dans la pratique professionnelle, ce qui permet le développement de la capacité des professionnels à s’y adapter. Là où la formation du futur enseignant s’éloigne quelque peu de celle du futur travailleur social, consiste dans les composantes sollicitées dans les réflexions proposées aux étudiants. Dans le cas de l’éducation, les dimensions professionnelles de la pratique sont évoquées, comme les savoirs, les finalités et les fondements qui la définissent, dans le but d’amener l’étudiant à les relier à son expérience professionnelle. Ce processus conduit à terme à la construction et à la consolidation d’un soi professionnel bien établi. Il demeure somme toute que la finalité de la réflexivité dans les écrits en sciences de l’éducation rejoint celle préconisée dans le cadre des articles en travail social : responsabiliser le futur professionnel dans l’acquisition des différents savoirs liés à l’univers de l’enseignement, et de l’éducation au sens large, et dans leur transposition conséquente dans la pratique. Devenir un enseignant efficace, compétent, capable de rationaliser les savoirs en jeu dans la pratique et de surmonter les obstacles liés à la diversité des situations rencontrées constitue l’intention première de la réflexivité dans ce domaine.

4. La réflexivité en sciences infirmières : s’adapter aux contraintes institutionnelles de la pratique

À l’instar des écrits en sciences de l’éducation, la majorité des textes ayant constitué le corpus d’analyse en sciences infirmières a présenté des résultats de recherches sur le recours à des approches réflexives dans les milieux de pratique et dans la formation. Ces articles ont cherché à démontrer comment le développement de la réflexivité chez les étudiants dans le domaine et chez les professionnels déjà en exercice devient nécessaire à l’affirmation du rôle clé de l’infirmière dans le champ de la santé, particulièrement dans un contexte où la productivité, l’efficacité et la rationalité des interventions sociosanitaires sont préconisées.

La réflexivité, telle que ressortie des écrits dans ce domaine, apparaît dans des conditions de travail très difficiles et dans des milieux marqués par les conséquences multiples d’une tendance à la restructuration des établissements publics. Parce qu’il valorise une réflexion critique sur son expérience professionnelle, le fait d’être réflexif, pour l’infirmier, conduit à l’amélioration des pratiques professionnelles relatives aux sciences infirmières. En ce sens, la réflexivité s’avère considérée comme une fonction dans l’agir professionnel de l’infirmier (exemple : Cirne, Ortiz Vargas, Wall & Peres, 2012), laquelle incite à de constantes réflexions sur son rôle à travers les multiples situations et problématiques émergentes (exemples : Briggs, 2012 ; Torres, 2008). Cette fonction est d’autant plus essentielle que les approches institutionnelles, très administratives et axées sur la productivité de chaque infirmier, contraignent les professionnels à rationaliser l’indicible et la complexité de leur pratique relationnelle. Développer une réflexion critique sur ses interventions répond donc en même temps à un besoin professionnel, celui de savoir poser les connaissances qui relèvent de l’intuition comme un objet de réflexion. Dans ce contexte, la réflexivité consolide la figure de l’infirmier comme professionnel pivot des soins de santé et constitue un moyen de devenir plus efficace et productif.

L›intégration de la réflexivité chez chacun des infirmiers autorise ainsi un plus grand leadership au groupe professionnel (exemple : Mascarenhas & Rosa, 2010), surtout dans le cadre de milieux de travail au sein desquels les interventions sont encadrées et structurées institutionnellement, évaluées sous le sceau de la rentabilité et de l’efficacité (exemple : Cano-Serna, Correa-Bolívar, Flórez-Rendón et al., 2013). L’élucidation des composantes effectives de la pratique, reposant essentiellement sur des éléments qualitatifs, et donc par nature subjectifs, entre en contradiction avec la logique gestionnaire à l’oeuvre dans le réseau de la santé et des services sociaux. Or, le fait d’intégrer la réflexivité à son agir professionnel pousse les infirmiers à réfléchir à l’ensemble des dimensions qui la composent et à en dégager les éléments qui affirment sa spécificité. La réflexivité leur offre en outre l’opportunité de mieux conjuguer avec les limites de responsabilité et de déontologie qui les empêchent de poser tous les actes professionnels nécessaires au soin des patients. Dans cette optique, la réflexivité suscite leur engagement, entraîne la proactivité et le dynamisme au travail et leur permet de s’adapter aux nombreuses contraintes du réseau sociosanitaire public.

5. La réflexivité en psychologie : maîtriser un savoir disciplinaire

La structure narrative des articles répertoriés dans le champ de la psychologie prend essentiellement la forme de présentation de résultats issus de recherches à caractère fondamental sur la réflexivité en tant que concept. Considérée en termes de composante d’une théorie d’inspiration psychanalytique, la réflexivité comme objet des écrits scientifiques dans ce domaine se voit définie, présentée et explicitée à partir des fondements théoriques qui l’encadrent et structurent son application clinique.

Contrairement aux trois domaines professionnels précédents, la réflexivité en psychologie se réfère d’abord et avant tout à un savoir disciplinaire ayant des assises théoriques bien développées (exemples : Chervet, 2012; Marty, 2005). Le concept de réflexivité, ainsi que le cadre de référence dans lequel il s’inscrit, font partie des connaissances que possède le psychologue et qui guident sa pratique auprès d’un individu lors de consultations. La réflexivité s’adresse alors surtout à la personne venue chercher une aide psychologique. Elle se conçoit dès lors comme un processus de mise à distance d’un objet par nature inconscient ou semblant aller de soi à l’individu qui nuit à son équilibre (exemple : Pragier, 2012). Selon cette perspective, la réflexivité relève d’une approche théorique à visée thérapeutique utilisée dans le cadre de la relation entre le professionnel et l’usager[2] en psychologie. Les notions psychologiques de transfert, contre-transfert, préréflexivité, conscience de soi, transfert réflexif et émotions réflexives, sont fréquemment associées à cette théorie plus globale sur la réflexivité. Ainsi entendu en termes de concept théorique, il est ressorti, d’une part, que l’objet même de réflexivité se voit réfléchi à partir d’un cadre clinique, comme modalités d’applications thérapeutiques par exemple (exemple : Kuenzli-Monard, 2006), ou encore en tant que qualité à développer chez l’individu (exemple : Ody, 2012). D’autre part, le concept se révèle étudié selon un cadre fondamental, où ses fondements théoriques sont lus ou réinterprétés à la lumière d’autres théories psychologiques ou psychanalytiques.

Bien qu’il ne contribue pas directement à façonner l’identité du professionnel, le recours à la notion de réflexivité sert néanmoins le psychologue dans sa pratique professionnelle. La référence à la théorie qui la sous-tend lui permet en effet d’éclairer l’analyse qu’il effectue de la dynamique inconsciente de l’usager. Le champ de la psychologie diverge donc de ceux du travail social, des sciences de l’éducation et des sciences infirmières en ce qu’il ne lie pas la réflexivité à la pratique ou à l’apprentissage d’une profession. Si elle participe à une construction identitaire, c’est bien à celle, personnelle, du destinataire de l’intervention thérapeutique. En dépit de quelques écrits marginaux qui ont abordé la posture réflexive du psychologue, celle-ci ne s’est pas avérée définie. L’usage de la réflexivité vise alors surtout l’atteinte d’objectifs thérapeutiques en fonction des fondements théoriques qui l’alimentent. La finalité ultime étant dès lors de favoriser l’équilibre fonctionnel de l’individu.

6. La réflexivité dans les métiers relationnels : de l’apprentissage d’une pratique professionnelle au développement de compétences professionnelles

À la lumière des résultats précédents, un certain nombre de constats peuvent être dégagés de l’analyse des écrits scientifiques sur la réflexivité. À titre d’illustration, l’utilisation d’approches visant le développement de la réflexivité chez les professionnels et les étudiants des métiers relationnels concernés s’insère dans une trame de fond semblable, marquée de l’empreinte néolibérale. À l’exception de la psychologie, les domaines étudiés renvoient au contexte général des transformations dans les modes de gestion qui influent sur la pratique professionnelle et s’accordent pour recourir à la réflexivité dans le but d’améliorer cette pratique, d’adapter les professionnels aux contraintes qui l’influencent et qui rendent difficile son énonciation en des termes mesurables. Bien que l’ensemble des professions converge vers l’accroissement et la pertinence du recours aux approches réflexives, il est intéressant néanmoins d’observer qu’aucune véritable définition de la réflexivité n’a été relevée dans les écrits. La notion est tantôt associée à un outil pédagogique, tantôt à une compétence professionnelle, tantôt à une fonction relative à une pratique professionnelle, tantôt à une capacité d’analyse critique, tantôt encore à un concept théoriquement fondé. Aucun des textes n’a proposé d’interprétation de la notion ni n’a fourni d’explications sur les fondements qui le sous-tendent. Tout semble en réalité se passer comme si le concept allait de soi, ou du moins que son sens était communément su, connu et partagé par l’ensemble des acteurs. Or, à la lecture des résumés, il est facile de constater que la réflexivité renvoie à des univers de sens relativement distincts pour chacun des métiers relationnels analysés.

Quoi qu’il en soit du caractère polysémique et de ce flou conceptuel entourant la réflexivité, en analysant de plus près les composantes dégagées des articles, il est possible de faire ressortir deux principaux axes sémantiques dès lors qu’il est question de réflexivité dans le cadre des quatre métiers relationnels étudiés. Dans un premier temps, la notion renvoie à l’axe de la pratique professionnelle. Ensuite, un second axe révèle le professionnel qui exerce cette pratique. Avant de décrire plus en détail les univers de sens qui y sont associés, la figure suivante illustre ces deux axes structurant la réflexivité tels qu’ils sont ressortis de l’analyse de la documentation scientifique sur le sujet.

Figure 1

Axes sémantiques encadrant la réflexivité dans les métiers relationnels

Axes sémantiques encadrant la réflexivité dans les métiers relationnels

-> Voir la liste des figures

Comme il est possible de le visualiser, le premier axe, celui de la pratique professionnelle, fait référence à l’ensemble des savoirs permettant de décrire, de définir, d’encadrer, de normer, d’expliquer, enfin de comprendre la pratique professionnelle. Cet axe démontre donc un processus d’apprentissage qui permet une « entrée » progressive au coeur de cette pratique professionnelle. Le développement graduel d’une intelligibilité de la pratique et des mécanismes qui la régulent exige d’une part l’acquisition des savoirs théoriques qui la décrivent et d’autre part et l’objectivation de l’ensemble des savoirs, savoir-faire, savoir-dire et savoir-être inhérents à son exercice effectif. C’est d’ailleurs ce pôle du spectre qui permet une compréhension optimale de « l’intérieur » de la pratique professionnelle, de ses règles, de ses principes, de ses dispositifs intrinsèques. L’axe de la pratique professionnelle est constitué de tous les paradigmes, approches, modèles, à la fois normatifs et théoriques, cherchant à décrire et expliquer l’essence même de la pratique professionnelle, ainsi que les cadres de référence dans lesquels elle s’insère, que ceux-ci soient d’ordre conceptuel, professionnel, législatif, normatif, institutionnel, ou social.

Le second axe construisant l’univers de sens de la réflexivité est celui de l’acteur qui est amené à exercer la pratique d’un champ professionnel donné. Si l’axe de la pratique évoque divers types de savoirs, le deuxième témoigne de la capacité du professionnel à articuler l’ensemble de ces savoirs dans le cadre de la réalisation effective de sa pratique professionnelle. En ce sens, cet axe concerne directement la compétence du professionnel. Si la pratique professionnelle implique un processus d’apprentissage des savoirs qui la modulent et la régulent, l’agent qui accomplit cette pratique s’inscrit dans un processus de développement des habiletés lui permettant de la réaliser d’une manière se voulant la plus professionnelle possible. Le déploiement progressif des diverses habiletés pertinentes à l’exercice de la pratique professionnelle implique, d’une part, une connaissance du soi personnel, de ses caractéristiques propres en tant qu’individu s’insérant dans une pratique professionnelle, et, d’autre part, la construction d’un soi professionnel démontrant des aptitudes, habiletés et capacités nécessaires à l’atteinte des fondements de la profession exercée. L’axe du professionnel articule ainsi une dimension psychoaffective, propre à l’individu, à ses valeurs, à ses affects, et une dimension professionnelle, spécifique aux modalités d’intervention, aux objectifs et modèles mis en oeuvre dans la pratique. Le développement d’une compétence professionnelle exige par ailleurs l’intégration des divers savoirs et composantes de la pratique professionnelle afin de rendre efficaces les interventions qu’elle engage. Le professionnel le plus compétent se mesure dès lors à la démonstration et à la maîtrise des nombreux savoirs inhérents à la pratique professionnelle dans le cadre des contextes variés et toujours situés au sein desquels la pratique se déploie.

Le croisement de ces deux axes autorise la mise à jour de quatre principaux sens accordés à la réflexivité. Chacun de ceux-ci renvoie à une façon distincte de comprendre la pratique professionnelle et de la réaliser de manière effective, selon les savoirs à l’oeuvre et les compétences sollicitées chez le professionnel. La figure 2 permet de visualiser les conceptions de la réflexivité qui ont émergé de l’articulation de la pratique professionnelle et de l’acteur qui l’exerce. Celles-ci sont définies par la suite.

Figure 2

Conceptions de la réflexivité dans les métiers relationnels

Conceptions de la réflexivité dans les métiers relationnels

-> Voir la liste des figures

7. Pratique pour la pratique

Lorsque des savoirs théoriques visant à décrire et à expliciter une pratique professionnelle sont utilisés comme matériaux dans le cadre des formations aux métiers relationnels, la réflexivité incite à concevoir la pratique pour la pratique. En réalité, les savoirs invoqués ne concernent pas uniquement les théories sous-jacentes aux professions ciblées, comme leurs concepts fondateurs ou leurs objectifs généraux, ou encore les savoirs encadrant la pratique, notamment ses normes et les principes qui l’influencent, mais découlent plutôt d’une modélisation de la pratique professionnelle telle qu’elle s’avère réalisée dans les faits, sur le terrain et par des professionnels d’expérience. La réflexivité renvoie ainsi à un processus d’objectivation de cette pratique professionnelle, axée sur une dimension relationnelle indispensable, qui permet d’en dégager les savoirs qui y sont intimement imbriqués et qui posent fréquemment des difficultés aux acteurs dans leur élucidation. Ces savoirs se retrouvent donc soumis à une analyse rigoureuse de la pratique empirique et font l’objet d’une théorisation a posteriori. Le fait de poser en extériorité les savoirs à l’oeuvre au sein de pratiques éminemment relationnelles, de les constituer en objet de réflexion et de les soumettre à la discussion dans la formation initiale favorise le développement d’une analyse critique chez les étudiants au regard de leur futur métier. Parce qu’elle contribue à situer les acteurs en rapport didactique avec une pratique objectivée, l’apprentissage et la compréhension du coeur de la pratique en deviennent facilités. Dans cette perspective, les compétences sollicitées chez le professionnel ou l’étudiant concernent le soi professionnel, dans la mesure où les savoirs impliqués favorisent non seulement l’acquisition de connaissances sur la pratique, mais également, et surtout, le développement d’une logique analytique représentative de son groupe professionnel. La compétence dont il est question se situe en effet sur le plan de l’analyse, puisque les dimensions de la pratique qui sont présentes dans la formation permettent de saisir les raisons et le cadre référentiel selon lesquels un professionnel agit comme il le fait, et ce, au-delà des contextes et des situations dans lesquels se déploie son action. L’étudiant est donc appelé à acquérir la logique d’action qui guide et structure la pratique professionnelle réelle des agents de son métier relationnel. Même si cette conception de la réflexivité n’implique pas une expérimentation en bonne et due forme de la pratique professionnelle, il demeure que les compétences nécessaires à son exercice sont plus facilement accessibles aux étudiants, dans la mesure où elle ne préconise pas une approche normative visant à prescrire les bonnes pratiques d’un professionnel, mais les incite plutôt à en saisir les axes structurants.

8. Pratique pour soi

Les situations à visée réflexive incitant un individu à se projeter personnellement en rapport avec les divers cadres de la pratique professionnelle font plutôt référence à une conception de la réflexivité qui serait développée selon le mode de la pratique pour soi. Les savoirs invoqués au sein de ces situations, plutôt que de résulter d’une conceptualisation de la pratique professionnelle, renvoient à l’ensemble de ses normes, de ses principes déontologiques et éthiques, de ses dimensions institutionnelle, organisationnelle, et législative, aux réformes et aux politiques socioéconomiques qui pèsent et influencent sa réalisation effective. Ces différents aspects de la pratique sollicitent l’aspect psychoaffectif du professionnel en devenir ou déjà en exercice. La réflexivité se comprend dès lors comme un processus de réflexion sur la concordance entre ses valeurs et caractéristiques propres et la réalité de la pratique professionnelle. L’individu se voit ainsi appelé à envisager les éléments qui la façonnent à partir de ce qu’ils lui suscitent au plan personnel comme questionnements, comme tensions ou encore comme adéquations avec ses traits distinctifs, ses idéaux ou ses choix de carrière. Le fait de manifester une attitude réflexive le pousse à reconnaître les composantes de la pratique professionnelle avec lesquelles il se sent confronté ou inconfortable et à s’adapter en conséquence. Cet ajustement peut se traduire par une forme d’introspection, par un travail sur soi, par une remise en question de certains choix professionnels, par des exercices visant à transcender les difficultés personnelles, etc.

9. Pratique en situation

Le processus précédent, s’il est transposé au coeur de l’action, conduit le professionnel à s’ajuster in situ aux contraintes de la pratique. Ainsi entendue, la réflexivité concerne la pratique en situation. Cette conception met de l’avant un mécanisme d’adaptation en temps réel aux difficultés inhérentes à la pratique qui implique une réflexion sur la façon de conjuguer les savoirs théoriques et normatifs relatifs à la pratique qu’il possède aux particularités des situations qu’il rencontre. Si une forme de compétence est sollicitée, celle-ci fait davantage appel à la capacité personnelle de l’acteur à s’adapter aux contraintes des situations, plutôt qu’à une habileté, acquise et objectivée dans le cadre de sa formation ou de son milieu de travail, à relier les connaissances théoriques à son expérimentation de la pratique. Bien qu’il y ait opérationnalisation de divers savoirs dans la pratique professionnelle réelle, celle-ci ne fait pas l’objet d’une réflexion, d’une discussion ou d’une mise à distance de l’expérience pratique par un collectif professionnel. Elle est raisonnée à partir de la capacité de l’individu de savoir, de manière instinctive, comment agir dans chacune des situations au sein desquelles il a à intervenir. L’adoption d’une logique d’action spécifique, d’une forme d’intelligence professionnelle des situations n’est donc pas mise en lien avec les référents professionnels du groupe auquel il appartient. Elle se voit plutôt attribuée aux stratégies individuelles mises en place par ce dernier visant à le protéger dans des contextes de travail difficiles et à le guider dans ses interventions professionnelles. La réflexivité porte ainsi sur les mécanismes internes de maintien de l’équilibre personnel qui permettent à l’individu d’harmoniser ses caractéristiques aux contraintes de la pratique.

10. Pratique intégrée

À l’instar du professionnel décrit à partir d’une conception de la pratique en situation, celui qui s’inscrit dans le mode de la pratique intégrée s’adapte aux caractéristiques de chacune des situations professionnelles qu’il rencontre. Là où il s’en distingue cependant, est que dans ce cas-ci, il est en mesure d’en extraire et d’en expliciter les savoirs professionnels qu’il a mis en oeuvre dans ce processus d’ajustement in situ et qui relèvent des axes structurants sa profession. L’adaptation ne se réfléchit donc pas à partir de caractéristiques personnelles, mais plutôt en fonction d’une projection de son intervention dans les mécanismes de la pratique professionnelle et dans les savoirs qui la régulent. Non seulement l’acteur a acquis les multiples savoirs, disciplinaires, théoriques, normatifs qui définissent le champ de pratique de son corps de métier relationnel et en maîtrisent les outils et méthodes d’intervention, mais il sait les expliquer et les généraliser à un ensemble de situations de même nature. Certes, le professionnel est considéré compétent parce qu’il manie les dispositifs conceptuels et méthodologiques propres à son champ professionnel, par exemple les modèles et approches d’intervention du travail social, les savoirs à enseigner en sciences de l’éducation, les techniques de soin en sciences infirmières, les tests et évaluations standardisés en psychologie. Sa compétence va toutefois au-delà de la démonstration d’un savoir-faire ou d’un savoir-être en situation. Celle-ci implique une véritable analyse de son agir professionnel à la lumière des cadres de référence de sa profession.

11. La réflexivité au coeur des pratiques professionnelles : quels enjeux pour les métiers relationnels ?

Tel qu’il est possible de le constater, la réflexivité dans les métiers relationnels étudiés, bien qu’elle ne se retrouve pas définie en tant que concept ou autrement que par ses finalités, se comprend à partir de différents univers de sens articulant les diverses formes de savoirs qui constituent une pratique professionnelle et un agent appelé à l’exercer de manière effective. Ces conceptions concernent l’agir professionnel en tant que capacité de l’acteur à relier son expérience, personnelle ou professionnelle, aux savoirs qu’il possède et acquiert au regard d’une pratique, et à les traduire dans une action à caractère professionnel. Représentant la profession à laquelle il appartient, il doit en incarner les assises et assumer la responsabilité de l’atteinte de ses fondements. Lorsqu’insérées dans le contexte général actuel encadrant ces métiers, reposant sur des transformations importantes dans le monde du travail et dans les modes de gestion des services éducatifs et sociosanitaires publics, ces conceptions suscitent certains questionnements au regard du rôle social des métiers relationnels à produire des savoirs, non seulement pour ses professionnels, mais également pour affirmer leurs rôles et leurs mandats en tant qu’acteurs sociaux du champ général des professions humaines et sociales. Il semble en effet que l’accroissement des approches réflexives dans les formations et dans les champs professionnels de ces corps de métiers contribue à contrer les espaces de réflexion collective sur les référents professionnels au profit d’un accent sur le développement de compétences professionnelles à démontrer de manière individuelle. La pression se fait donc d’autant plus grande sur les professionnels qui doivent, dans l’exercice singulier de leur pratique, à la fois agir de manière compétente, professionnelle, dans des conditions de travail difficiles et à partir de matériaux humains rendant ardu tout accès rationnel aux référents professionnels qui les sous-tendent, tout en symbolisant le champ professionnel tel que défini et socialement occupé par sa profession d’appartenance.

Quelle est donc la part de la dimension sociale de ces métiers relationnels ? Que devient le rôle du collectif ? De quelle manière sont investis, par les acteurs des professions, les espaces de réflexion garantissant la consolidation de l’ensemble des savoirs, des mandats et du rôle social de leur profession ? Quelle est la part des référents collectifs dans le façonnement de l’identité professionnelle d’un agent ? Les espaces sociaux de réflexion semblent en réalité être réservés aux ordres professionnels dont le mandat premier demeure la protection du public. La composante sociohistorique des professions relationnelles, axée sur une objectivation des savoirs qui définissent, fondent, norment et régulent une pratique professionnelle toujours en évolution, sur une mise à jour de la logique d’action propre à ses professionnels ainsi que sur l’occupation d’un espace sociopolitique, se voit occultée. Ces professions apparaissent plutôt se (re) produire pour répondre à un besoin du marché en matière de professionnels spécialisés pouvant satisfaire la demande croissante de services éducatifs et sociosanitaires. La construction des mécanismes de professionnalisation se réalise conséquemment selon un mode individuel, plutôt que social. Or, sans référence à ce processus historique de professionnalisation, les acteurs peinent à asseoir leur identité professionnelle sur des bases solides et accèdent difficilement à l’essence de leur pratique dans des cadres institutionnels (Roquet, 2012).

Tel qu’il a été constaté par l’analyse des écrits scientifiques, la réflexivité renvoie donc d’abord et avant tout à la façon dont le professionnel comprend, négocie et opérationnalise les divers savoirs qui constituent la pratique qu’il est amené à accomplir dans des milieux de travail aux conditions souvent pénibles. Le déplacement du rôle des professions relationnelles dans la construction de référents professionnels clairs vers la responsabilisation des acteurs qui l’exercent sur le terrain à incarner ces référents ajoute encore à leur difficulté à élucider et à décrire une pratique reposant sur une dimension relationnelle essentielle. Selon cette perspective, tout se passe comme si la réflexivité représentait une réponse à l’épineuse question de l’identité professionnelle des agents des corps de métiers relationnels. Parce qu’elle permettrait au professionnel de cerner et décrire son rôle dans les différentes sphères professionnelles au sein desquelles il est appelé à intervenir, la réflexivité est conçue, à travers les écrits, comme un mouvement représentatif de la modernité. Puisqu’elle incite à une analyse constante de son action et à une rationalisation de l’expérience professionnelle d’un acteur, la réflexivité faciliterait l’évaluation de l’efficacité des pratiques professionnelles. Être réflexif permettrait en outre de mieux gérer l’incertitude relative à leur composante relationnelle.

En ce sens, la réflexivité apparaît combler les zones d’ombre, les flous conceptuels, les espaces d’ambiguïté, les dichotomies classiques entre théorie et pratique, les difficultés de certaines professions à concevoir et à énoncer l’essence de leurs pratiques. La responsabilité de pénétrer au coeur de l’indicible revient alors au professionnel, à l’étudiant, plutôt que d’être assumée collectivement par les professions en réfléchissant aux modalités de définition et de reconnaissance sociale de ces pratiques. Il est par ailleurs ressorti de l’analyse que l’axe de la pratique professionnelle n’est pas apparu comme étant celui le plus documenté. L’attention des auteurs s’est en outre centrée davantage sur ses cadres plutôt que sur cette pratique en tant que telle, sur ses mécanismes et règles internes. Dans cette perspective, la réflexivité ne renvoie pas tant à un processus de réflexion sur les nombreux savoirs composant une pratique professionnelle complexe, mais se réfère plutôt à une forme d’outil permettant l’adaptation de l’individu aux contingences de cette pratique.

Si la réflexivité lie intimement la pratique professionnelle et l’agent même qui l’exerce, il importe qu’une attention soit également apportée aux éléments qui, sociohistoriquement, contribuent à définir et à affirmer le rôle social de cette pratique. Dans le cadre des métiers relationnels, le pilier des pratiques professionnelles repose sur un processus de transformation de rapports au monde, que ceux-ci soient symbolisés par un rapport à la norme sociale chez le travailleur social, par un rapport au savoir pour l’enseignant, par un rapport à la santé chez l’infirmier ou encore par un rapport à soi chez les psychologues. La capacité à concevoir la transformation de rapports au monde, entendue comme une médiation fondamentale (Chouinard, Couturier et Lenoir, 2009), au coeur de sa pratique professionnelle constitue en réalité la condition d’une véritable professionnalité dans les métiers relationnels (Lenoir. 1993). Sans une objectivation de l’ensemble des savoirs qui déterminent, fondent, norment et régulent ce processus de médiation dans les pratiques professionnelles relationnelles, et sans la valorisation d’espaces sociaux de réflexion collective sur les mécanismes d’action des acteurs des professions, toute ambition réflexive ne peut être pleinement satisfaite.