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Introduction

Toute activité humaine est porteuse d’un ensemble de valeurs et de manières de faire qui permettent aux êtres humains d’y participer (Gutiérrez et Rogoff, 2003; Lave et Wenger, 1991; Leontiev, 1978; Rogoff, 2003). Sur cette base-là, nous nous proposons d’examiner un certain nombre de nos recherches précédentes portant sur la formation des enseignants. Nous visons ainsi à comprendre si, à travers la participation à la formation et à l’interaction dans celle-ci, les étudiants ne sont pas, en fait, formés à participer à la formation en tant qu’activité plus qu’à la profession. Nous examinerons en quoi l’activité de formation, considérée comme une activité socioculturelle en soi, propose des raisonnements et des valeurs, donc une culture qui est intériorisée par l’apprenant afin de pouvoir s’y insérer et réussir, quel que soit le discours des formateurs universitaires. Dans le cas des formations professionnalisantes, nous considérons que la formation sur le terrain offre sa propre insertion dans une activité socioculturelle et, de ce fait même, une autre culture qui est intériorisée par l’étudiant. Quant à la pratique réflexive, avec sa haute contribution en interactions, nous examinons si, selon cet angle de vision, elle offre une insertion dans une activité socioculturelle propre : le genre réflexif qui d’outil devient finalité pour l’étudiant.

Dans un premier temps, nous poserons quelques postulats de base, fondés sur plusieurs approches théoriques, puis nous procèderons à l’examen de certains résultats de recherche portant sur la formation des enseignants et aboutirons à des propositions de réflexion.

1. L’activité socioculturelle

La théorie de l’activité propose de considérer que chaque communauté de pratique partage certaines valeurs, finalités et manières de faire à laquelle la personne qui s’y intègre ne peut qu’adhérer (Leont’ev, 1978). La simple participation active à une communauté peut donc suffire pour qu’on se comporte progressivement de manière à pouvoir contribuer à celle-ci (Rogoff, 2003). De ce fait, chaque action du sujet doit être considérée comme s’inscrivant dans une activité. Chaque action posée participe donc à une ouverture sur la conscience d’un monde particulier (Leont’ev, 1978). Ceci entraine que chaque individu élabore un monde vécu qui lui est particulier et qui a été élaboré à travers les actions posées au sein d’activités auxquelles il a participé (Habermas, 1981/1995). Nous pouvons ainsi considérer que les actions de chacun découlent de la participation antérieure à une activité socioculturelle (Valsiner, 2005).

Ces actions posées en fonction des finalités d’une activité ou l’autre, engendrent donc une manière de penser qui est adaptée aux exigences de l’activité. Ceci a comme conséquence que chaque activité peut être vue comme fonctionnant selon sa propre épistémie, influençant la manière dont sont élaborés les savoirs qui lui sont nécessaires et les manières de faire qui lui sont optimales. Chaque activité dispose ainsi de sa propre cohérence et influence la conscience individuelle, ou, si l’on préfère, la forme de pensée de l’individu.

La manière qu’a un sujet de s’approprier les savoirs serait donc influencée par l’épistémie de l’activité à laquelle le sujet participe ou a participé dans le passé. Cette influence n’est pas limitée à la transmission de significations, mais imprègnerait toutes les actions impliquant des prises de position du sujet au sein de l’activité :

Une analyse plus intense de la reconfiguration des significations personnelles en des significations appropriées (plus appropriées) indique qu’elle a lieu dans des conditions de lutte de la société pour la conscience des individus. […] Les significations – représentations, concepts, idées – n’attendent pas passivement [le choix de l’individu] mais s’installent énergiquement dans ses connexions avec les personnes formant le cercle de ses contacts réels. Si l’individu est forcé de faire des choix, tenant compte de circonstances de vie données, alors ces choix ne s’effectuent pas entre des significations mais entre des positions sociales conflictuelles qui sont exprimées et reconnues à travers ces significations.

Leont’ev, 1978, s.p.

Ceci a comme conséquence que la participation à une activité socioculturelle particulière entraine une reconfiguration des significations personnelles en fonction de celle-ci. L’activité peut ainsi être vue comme dotée d’un ensemble de cohérences que l’individu est amené à discerner. Certaines parties de l’activité restent tacites, alors que d’autres sont dotées d’une logique formelle rigoureuse ou clairement explicitée (Buysse, 2015). Le caractère implicite ne semble néanmoins pas être un obstacle à l’appropriation de celle-ci, notamment grâce aux phénomènes d’inférences liées à l’imitation (Meltzoff et Prinz, 2002; Mezirow, 2001). Durant la participation à l’activité, des cohérences entre les différentes manières de penser et d’agir seraient ainsi inférées progressivement. Au fur et à mesure, elles pourraient être cernées par le sujet et elles lui permettraient d’élaborer une identité socioculturelle en lien avec l’activité. Ceci est à mettre en lien avec les recherches sur le développement culturel (Gutiérrez et Rogoff, 2003; Rogoff, 2003; Rogoff et Angelillo, 2002) qui ont souligné que la plupart des sociétés traditionnelles font apprendre par la participation à l’activité socioculturelle commune. Mais voilà, cette observation pose que l’activité socioculturelle n’exporte pas sa formation en dehors d’elle-même et que les participants à la communauté d’apprenants sont aussi des participants à la communauté de pratique (Lave et Wenger, 1991). La question doit donc se poser de savoir si les activités de formation font ou non partie de l’activité socioculturelle et, le cas échéant, si celle-ci constitue une activité socioculturelle à part entière.

C’est ainsi que la formation des enseignants, quand elle fait l’objet d’une formation préalable à l’entrée dans la profession, ne repose pas sur la participation à la communauté de pratique uniquement, mais aussi, plus ou moins fortement, sur la participation à une communauté d’apprenants qui en est partiellement ou totalement dissociée. À cet égard, il convient de souligner que la formation sur le terrain, qui correspond à une forme de participation à une communauté de pratique, est loin d’être informelle et repose en général sur un curriculum formel et progressif. Ceci maintient souvent l’étudiant à l’écart de l’ensemble des aspects de la profession et engendre un sentiment d’incompétence à défaut de bénéficier d’une insertion professionnelle à la fin des études (Lacourse, Martineau et Nault, 2011; Martineau et Presseau, 2003, 2012; Mukamurera et Martineau, 2009; Portelance, Martineau, Gervais et Mukamurera, 2008).

Nous pourrions dès lors poser que l’alternance proposée par la plupart des systèmes de formation des enseignants (Merhan, Ronveaux et Vanhulle, 2007), met en tension plus que des savoirs d’origines et de caractéristiques différentes nécessitant un tiers-temps formatif (Vanhulle, 2008) et des dispositifs d’intégration théorie-pratique reposant ou non sur la pratique réflexive (Buysse, 2011b; Buysse et Vanhulle, 2010). Cette alternance pourrait être celle entre la participation à une communauté d’apprenants et celle de la participation à une communauté de pratique. Toutefois, ces communautés d’apprenants et de pratique ne se situent pas au sein de la même activité, l’une étant universitaire, l’autre professionnelle. Ceci correspondrait à admettre que ces communautés relèvent d’activités différentes à laquelle l’apprenant tente de prendre part et donc de formes socioculturelles différentes qu’il tente de s’approprier (Buysse, 2012a).

À ceci se rajoute qu’il conviendrait de distinguer une participation à une communauté d’apprenants autour des savoirs institutionnels et une autre autour de la réflexivité. Ceci pose donc la question d’admettre que l’activité professionnelle, mais aussi l’activité d’apprendre – pour autant qu’elle ne forme pas qu’à, et dans le cadre de, cette profession, entrainent la participation à une forme socioculturelle de penser propre à chaque activité. Plus loin encore, il s’agit d’admettre que la culture liée à « l’activité d’apprendre » n’est pas une et indifférenciée, mais qu’elle se décline selon le champ disciplinaire dont la transmission est visée.

Afin de permettre de comprendre comment, au-delà des principes généraux énoncés par Leont’ev (1978), la participation à différentes activités de formation peut influencer différemment les apprentissages, nous devons examiner comment activité socioculturelle et forme socioculturelle sont liées.

2. La forme socioculturelle

Nous considérons que l’activité socioculturelle repose sur des comportements coordonnés des individus et qu’elle nécessite des interactions afin de permettre la régulation et la médiation de coopération indispensable pour atteindre les finalités partagées (Bronckart, 1996). Ces comportements sont le résultat de processus propres à l’individu, dans la mesure où celui-ci s’est approprié justement ces processus à travers les comportements exigés par l’activité (Leont’ev, 1978). Ces processus sont donc en lien avec l’activité socioculturelle et forment une manière de penser.

Il est toutefois délicat de définir une forme socioculturelle de penser, car elle relève moins des comportements que de ce qui est en amont de ceux-ci. Nous posons que la forme socioculturelle est ce qui permet aux sujets de déployer les actions qui s’inscrivent dans l’activité socioculturelle. Nous définissons la forme socioculturelle comme « contenant à la fois les finalités traditionnelles vers lesquelles l’activité tend, mais aussi les régulations qui lui sont liées, les signes et les outils qui y contribuent, et les contextes traditionnels de son déploiement. Nous pouvons ainsi situer toute activité humaine comme se déroulant dans le cadre d’une forme, elle-même appliquée dans des contextes différents » (Buysse, 2012b, p. 119). La plupart du temps elle dispose de formateurs proposant des savoirs et démarches en lien avec une forme particulière. Ces savoirs sont le plus souvent transmis grâce à des médiations proposées dans le cadre de la formation.

Cette conception de la forme socioculturelle permet de considérer la médiation de deux manières : comme un outil psychologique approprié à une intériorisation ; comme faisant partie d’un ensemble de processus d’intellection dont la configuration serait inhérente à une certaine activité. Il y a donc, pour chaque activité socioculturelle, une forme socioculturelle qui permet le déploiement des actions conformément aux finalités de l’activité et qui, par conséquent, engendre une manière de penser appropriée pour les individus qui participent à l’activité. Cette manière de penser, cette intellection, dispose d’un profil, une forme, qui est constitué par la manière dont les différents processus intellectuels entretiennent des liens entre eux. Cette forme particulière est distincte pour chaque activité. Elle est adaptée aux activités et aux contextes de déploiement de l’activité socioculturelle, voire optimisée par rapport à ceux-ci. Elle est progressivement intériorisée par les participants, leur permettant de mobiliser ces processus parfois de manière autonome, en dehors de l’activité.

Si on considère que la forme peut apparaitre dans les activités et être réifiée dans un savoir scripturalisé ou dans les artéfacts, il en découle qu’une insertion dans une activité ou l’utilisation d’un artéfact peuvent permettre à un observateur attentif d’en dégager la forme.

Buysse, 2012, p. 120

L’apprenant, et, plus largement, tout individu, dispose ainsi de nombreux savoirs, informations et concepts agencés selon des manières plus ou moins adaptées à chaque contexte d’activité dans lequel il a été impliqué et lui permettant de donner un sens à de nouvelles informations, expériences ou savoirs. Nous pouvons ainsi dire, en suivant la pensée de Leont’ev (1978), qu’au fur et à mesure de la participation de l’individu dans différentes activités socioculturelles, il enrichit, ne fut-ce que minimalement, son répertoire de formes socioculturelles. Cela nous conduit à penser que, même si le langage joue un rôle important, il n’est probablement pas la source principale des processus qui sont mobilisés dans la formation à une activité socioculturelle. Même Vygotski, insiste d’ailleurs :

[La pensée][…] prend naissance elle-même non pas dans une autre pensée mais dans la sphère motivante de notre conscience, qui englobe nos impulsions et nos besoins, nos intérêts et nos mobiles, nos affects et nos émotions. Derrière la pensée il y a une tendance affective et volitive. Elle peut seule répondre au dernier « pourquoi » dans l’analyse de la pensée. Puisque nous avons déjà comparé la pensée à un nuage déversant une pluie de mots, nous devrions, pour poursuivre cette comparaison imagée, identifier la motivation de la pensée au vent qui met en mouvement les nuages. Une compréhension réelle et complète de la pensée d’autrui n’est possible que lorsque nous découvrons ses dessous réels, affectifs-volitifs. On peut illustrer cette découverte des motivations qui entrainent l’apparition de la pensée et en gouvernent le cours par l’exemple déjà utilisé de l’élucidation du sens latent lors de l’interprétation scénique d’un rôle.

Vygotski, 1934/1997, pp. 493-494

Dans cette perspective, ce n’est pas l’interaction langagière qui joue un rôle majeur, mais bien la transmission d’outils psychologiques, quel que soit le vecteur de cette transmission : la manipulation d’un objet, un texte lu, la participation périphérique à l’activité. L’outil psychologique, ou médiation, permet l’intériorisation, mais une fois intériorisé lui-même, permet de mobiliser des savoirs, de déployer des compétences selon une certaine logique, selon certains principes, afin justement de satisfaire aux exigences de l’activité.

En effet, les médiations, en tant qu’outils influençant les processus, sont ce qui permet à l’homme de maîtriser son propre comportement :

De même, pour expliquer de manière satisfaisante le travail en tant qu’activité de l’homme appropriée à une fin, nous ne pouvons nous contenter de dire qu’il a pour origine les buts, les problèmes qui se posent à l’homme mais nous devons l’expliquer par l’emploi des outils, par l’application de moyens originaux sans lesquels le travail n’aurait pu apparaître ; de même encore que la question centrale pour expliquer les formes supérieures de comportement est celle des moyens qui permettent à l’homme de maîtriser le processus de son propre comportement.

Vygostki, 1934/1997, pp. 198-199

Une fois intériorisées, ces médiations servent donc différentes fins. Afin d’examiner leur utilité dans le développement, nous avons proposé de distinguer au sein des médiations la part conceptuelle, liée au contenu du savoir, et la part processuelle, regroupant les différents processus nécessaires à l’élaboration de la pensée (Buysse, 2009; Buysse, 2012). Chaque savoir s’articule à tout le moins autour de concepts (van der Veer, 1998). Ces concepts sont certes une des médiations principales envisagées par Vygotsky, mais loin d’être la seule. Si nous regardons plus attentivement ce qui est apporté en tant que médiations dans les contextes de formation, nous constatons qu’il y a pratiquement toujours une part de connaissances ou concept que l’apprenant n’avait pas, mais aussi des processus. Les médiations apportées sont donc composées d’un contenu – le concept ou l’information – et d’un processus approprié à l’intériorisation de ce contenu. Celui-ci est un processus considéré comme approprié ou plus efficace pour pouvoir intérioriser le savoir en question ou pour mobiliser le concept dans une diversité de situations afin d’atteindre l’objectif souhaité. Cette manière d’atteindre l’objectif est intimement liée aux finalités de l’activité socioculturelle dans laquelle se situe l’action entreprise.

Les différentes activités socioculturelles disposent ainsi d’un profil de processus sollicités qui leur est propre. Ce profil est constitué de processus plus ou moins fréquemment mobilisés lors de l’activité ou plus ou moins proposés par les formateurs en tant que médiation pertinente à l’activité. Nous avons ainsi pu distinguer les processus contrôlants et les processus structurants : les processus contrôlants sont ceux qui permettent à un sujet de contrôler sa résolution de problèmes ou les apprentissages qu’il doit effectuer ; les processus structurants sont ceux qui permettent cette résolution ou cet apprentissage.

Les processus contrôlants sont composés de la manière dont un sujet procède à :

  1. La concentration sur certains systèmes de régulation plutôt que d’autres ;

  2. Un monitoring ou contrôle – en tant que suivi du déroulement de la régulation - particulier ;

  3. Des modes d’évaluation ;

  4. L’importance relative du recours à la délégation ou non de l’attention.

Les processus structurants sont composés de la manière dont un sujet procède à :

  1. La détermination de l’objectif de l’action ou la finalité de l’activité ;

  2. La préférence pour des formes de raisonnement ;

  3. Le recours à des concepts scientifiques ou quotidiens ;

  4. Un rapport aux émotions reflétant leur prise en compte dans l’élaboration du savoir ;

  5. La prise en compte de certains types d’informations ou de savoirs.

Toutes les activités mobilisent, à un moment ou un autre, l’ensemble de ces processus. Toutefois, chacune semble mettre l’accent sur l’un ou l’autre processus, jugé plus fondamental. De plus, les activités se distinguent selon la manière dont les différents processus se déploient. Ces qualifications des processus, que nous avons appelées dimensions de 2e ordre, peuvent se résumer selon le tableau suivant. Ces dimensions permettent de cerner la manière dont un sujet procède.

Tableau 1

Processus en oeuvre

Processus en oeuvre

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Nous avons ainsi pu constater que différentes activités socioculturelles favorisent différentes formes de pensée que nous avons pu identifier d’après les processus tant contrôlants que structurants qui sont mobilisés. Ceci dénote une forme socioculturelle particulière de pensée qui est propre et, probablement, adaptée d’un point de vue émique aux activités et aux contextes de déploiement de l’activité socioculturelle.

Ces cohésions entre dimensions des médiations permettent d’expliquer, même en dehors de la transmission de concepts scientifiques, qu’il y ait la création d’un sens en quelque sorte conforme à une manière de penser, d’appréhender les problèmes. Nous pensons ainsi qu’il n’y a pas que les concepts scientifiques qui reflètent ce qui est vu comme l’essence d’un certain aspect de la réalité (van der Veer, 1998), mais qu’une weltanschauung, une manière de voir le monde, se dégage de la manière de réguler, même en l’absence de logique formelle et de concepts établis. La forme socioculturelle permet donc au sujet, quels que soient les éléments à disposition de construire un sens. Elle serait donc ce qui donne une substance à l’interprétation du monde et permettrait de cerner le monde vécu (Habermas, 1981/1995).

Nous prenons ainsi en compte l’existence d’une forme socioculturelle liée à l’activité (Bruner, 1986/2000, 1990, 1996/2008; Valsiner, 2005; Vygostki, 1934/1997; Vygotski, 1925/2005). Nous considérons dès lors les implications de la forme socioculturelle dans la pratique d’une activité (Leont’ev, 1978) ou, plus généralement, dans la transmission d’une culture professionnelle (Buysse, 2011b). Cette forme socioculturelle, donc aussi professionnelle, reflète la culture en tant que système conceptuel donnant un sens à la réalité et intériorisé par les individus qui font partie de cette culture (van der Veer, 1996).

L’ensemble des médiations fournies par une activité, forme en effet un tout cohérent et culturellement validé par rapport à la participation à cette activité. Il s’agit donc d’une forme culturelle qui se reflète dans les processus intellectuels ainsi transmis aux sujets participants à l’activité. La forme constitue ainsi un rapport entre les différents processus intellectuels qui participe à la structuration de la pensée : « Le langage lui-même n’est pas fondé sur des liaisons purement associatives mais nécessite un rapport fondamentalement autre, caractéristique justement des processus intellectuels supérieurs, entre le signe et la structure de l’opération intellectuelle dans son ensemble » (Vygotski, 1934/1997, p. 211).

La forme socioculturelle obéit à sa propre logique et suit ses propres finalités en fonction de l’activité. Elle reflète dans ses procédures un arrangement particulier de savoirs, de raisonnements, de concepts, de prise en compte des émotions, de valeurs d’évaluation, etc. Il s’agit d’autant de dimensions des médiations qui permettent l’intériorisation des comportements constitutifs de l’activité.

Nous pouvons sans autre élargir cette notion à toute activité humaine considérée comme une action sensée (Ricoeur, 1986), a fortiori aussi aux activités de formation. De ce fait même, l’activité est le résultat du déploiement d’une forme qu’elle a forgée. Cette forme est à son tour transmise à toute personne participant à l’activité.

Nous rejoignons ainsi Valsiner (2005, pp. 301-302) :

  1. Le développement humain implique le fait de vivre continuellement de nouvelles expériences, la stabilité du psychisme humain se construit en minimisant les nouveautés et en reconnaissant les similitudes entre le nouveau et l’ancien.

  2. Les médiateurs sémiotiques – signes de toutes sortes – sont construits comme des moyens de réduire l’incertitude liée au mouvement permanent qui attend la vie de l’individu. Ce processus de construction est unique : la culture personnelle est la base pour une adaptation d’instant en instant des attentes quant au futur immédiat. Les cultures personnelles sont fondées sur les inputs sémiotiques de l’environnement et des suggestions sociales d’autres personnes.

  3. La culture collective est une structure hétérogène résultant des externalisations des cultures personnelles. Elle sert de dispositif de canalisation des conduites humaines.

  4. Dans le cours de son développement, une personne crée – ou apparait au sein de – différents évènements dramatiques (dramatisme génétique) qui unifient leur fonctions cognitives, affectives et volitives en des moments clefs de la construction de sens.

  5. Les significations que l’être humain crée (à travers les signes) sont de différentes sortes, comprenant des outils médiateurs à champ fermé ou ouvert. Ces derniers sont des organisateurs particulièrement puissants des émotions, de la pensée et des actions humaines car leurs limites externes ne sont pas fixées. Ces significations à champ ouvert peuvent être rapidement sur-généralisées afin de couvrir les relations d’un individu au monde entier.

Du point de vue de l’étudiant qui entre en formation, l’ouverture à la forme est ainsi fondamentale, et il s’agit bien là de ce « champ ouvert ». Le résultat est une plasticité de la forme, qui permet ainsi l’émergence de nouvelles formes. Si la forme se limitait au genre, l’affirmation de Valsiner devrait se lire comme la transmission de médiations à champ fermé, et donc à une limitation de la créativité par une reproduction à l’identique de formes stables.

Chaque activité socioculturelle influence donc les formes de pensée de l’individu lors de l’intériorisation des médiations. La forme socioculturelle ainsi intériorisée par l’individu peut être qualifiée de forme socioculturelle subjectivée. Il y a une tentative d’harmonisation avec les formes précédemment subjectivées, mais sur la base des médiations déjà intériorisées, donc transformées. De plus, le sujet garde souvent des formes de penser non-affectés, en quelque sorte hors de portée de l’influence de l’activité socioculturelle, parce qu’il compartimente ces activités en fonction de contextes socioculturels donnés. Nous devrions conclure que le sujet a à disposition plusieurs formes socioculturelles. En effet, chaque forme socioculturelle, par son aspect de médiation à champ ouvert, offre la possibilité d’une coexistence qui permet l’évolution : celle d’une forme culturelle telle qu’admise à un moment donné et des formes subjectives propres aux acteurs participant à l’activité. Ceci permet d’expliquer que les activités socioculturelles, les professions, évoluent, car chaque sujet a le potentiel d’influencer subtilement la forme qui préside à l’activité professionnelle, mais aussi de vivre différemment sa formation. Cela nous amène aussi à considérer que toute activité adapte sa formation afin qu’elle permette à tous de participer, de contribuer, à l’activité, voire afin qu’elle permette aux personnes d’améliorer les processus traditionnels de l’activité.

3. Différences de modes de transmission des médiations

Nous pouvons donc examiner les différentes formations à des activités socioculturelles sous l’angle de leur transmission. Pour cela, il convient toutefois de tenir compte du fait que les médiations ne dépendent pas uniquement des explicitations des formateurs et reposent sur une diversité de vecteurs. À ce titre, les actes des formateurs et la participation à des activités peut avoir plus d’influence sur la formation que des explications formelles (Rogoff, 2003).

En étudiant la manière dont les activités socioculturelles forment leurs participants, nous distinguons des médiations transmises directement et d’autres transmises indirectement (Buysse, 2009). Les médiations transmises directement correspondent à des processus qui ont été explicitement transmis par le formateur, en général suite à une explication ou une démonstration. Les médiations transmises indirectement correspondent à la découverte par le sujet de processus mis à disposition par le formateur dans l’organisation de la situation, dans les consignes imposées, par la simple participation à l’activité ou de toute autre manière non explicitée. Il peut aussi s’agir de processus spontanément mobilisés par le sujet qui se les était préalablement appropriés.

En plus de différencier des médiations transmises directement ou indirectement, nous pouvons nous interroger sur ce qui est à la base de l’intériorisation des médiations.

Nous pouvons ainsi distinguer parmi les intériorisations des médiations :

  1. Intériorisation par compréhension, mise à distance, réflexivité : qui correspond à un mouvement d’intériorisation de médiations qui sont inférées par le sujet lors de processus réflexifs. Il examine ainsi consciemment, nous devrions dire de manière attentionnelle et explicite, les processus qui pourraient fonder ce qu’il observe ou les actions qu’il entreprend (Buysse, 2011a, 2011b, 2015).

  2. Intériorisation par mobilisation externe : il y a aussi un phénomène intriguant qu’on peut distinguer même dans les écrits réflexifs des stagiaires (Buysse et Vanhulle, 2009) et qui consiste en l’acceptation de manières de faire qui ne sont pas explicitées ni commentées par le formateur. Ceci résulte le plus souvent d’une volonté de bien faire, et débouche le plus souvent par une réalisation ultérieure du bienfondé (ou non !) des processus mobilisés. En effet, l’intériorisation n’est pas immédiate, mais peut être présentée comme un passage d’un niveau de conscience à l’autre (Valsiner, 1998), à travers différents plans d’intériorisation. On peut ainsi constater la mobilisation de processus que le sujet n’est pas capable d’expliciter, mais qu’il a reprise parce que leur intériorisation a été guidée de l’extérieur (voir Iran-Nejad, Marsh, et Clements, 1992; Iran-Nejad et Zengaro, 2013). Le processus est intériorisé, mais n’est pas encore intégré suffisamment au fonctionnement psychologique du sujet pour qu’il puisse l’appliquer dans d’autres contextes.

  3. Intériorisation sur la base de l’imitation : inférences par le sujet à partir des situations auxquelles il participe ou qu’il observe. Il y a inférence par l’apprenant des intentions et des processus d’élaboration pour l’atteinte des intentions. Ces intentions et processus sont explicités ou non par la suite. En effet, si on étudie les processus d’intériorisation, on se rend compte que l’explicitation joue un rôle nettement moindre que celui qui lui est généralement attribué (voir aussi Buysse, 2015). Nous pensons ici entre autres aux compte-rendus de stage écrits par des stagiaires qui ne bénéficient pas de retours de leurs enseignants associés.

  4. Intériorisation lors d’interactions : ceci correspond à une co-élaboration fondée sur des aller-retour langagiers entre le formateur, ou les pairs, et le sujet (Balslev, Filliettaz, Ciavaldini-Cartaut et Vinatier, 2015).

Tableau 2

Modes de transmission

Modes de transmission

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Il convient dès lors d’examiner à la fois les manières dont les médiations sont transmises et aussi s’il y a effectivement des différences de forme dans ce qui est transmis : est-ce que les formations des enseignants forment à l’enseignement ou à trois différentes activités ?

4. Formation des enseignants

Nous pouvons examiner la formation des enseignants sur cette base. Celle-ci se déroulant généralement dans une institution de formation postsecondaire, université ou haute école, en alternance avec une pratique sur le terrain, les enseignants en formation seraient ainsi exposés non seulement à des savoirs différents, mais à des formes socioculturelles suivantes :

  1. la forme socioculturelle liée à l’activité académique ;

  2. la forme socioculturelle liée à l’activité d’enseignement ;

  3. la forme socioculturelle liée à la formation à la réflexivité.

Afin d’explorer cette possibilité d’analyse, nous avons réexaminé les recherches suivantes portant sur l’activité professionnelle enseignante et sa formation. Il ressort de chacune d’entre elle l’existence de grappes de médiations permettant de caractériser différentes étapes de développement provenant de sources différentes :

  1. Différence des médiations mobilisées en lien avec le développement professionnel et leurs sources dans la pratique ou la théorie (Buysse et Vanhulle, 2009) ;

  2. Révélation de différentes formes socioculturelles au sein de l’enseignement, donc de formes fondamentales composant des manières différentes de voir l’activité enseignante (Buysse, 2012b, accepté-2015) ;

  3. Différence dans les processus mobilisés entre le début et la fin des études de la formation des enseignants du primaire (Buysse et Renaulaud, 2014) ;

  4. Différence dans les processus mobilisés entre formation pour enseigner au primaire et formation pour enseigner au secondaire, avec traces des formations antérieures dans le cas des enseignants du secondaire (Buysse et Renaulaud, 2012).

Nos sources ne sont évidemment que des lucarnes offertes sur un phénomène qui se déroule en actes de pensée et pas de manière visible. « L’analyse sémantique est la seule méthode adaptée à l’étude de la structure de système et de sens de la conscience ». C’est une psychologie « des sommets », des pics, de ce qui émerge (Vygotsky, 1997, p.137). Nous ne pouvons bien entendu que souligner les limites de notre approche, même si nous avons d’autres sources telles l’analyse des vidéos des sujets en action et l’analyse de textes ethnographiques. Il en ressort un paradoxe épistémologique : une partie de nos recherches se fonde sur les textes, donc la langue, mais pointe vers la prépondérance de l’inscription dans l’activité, nonobstant la langue.

4.1 Forme académique

La forme académique est surtout présente dans les hautes écoles et les universités où l’activité d’élaboration de savoirs scientifiques est une des finalités. La transmission de savoirs scientifiques est une des missions de ces institutions. Nulle part ailleurs, les savoirs sont transmis aussi près de la source de leur genèse. Il convient donc de se pencher sur l’épistémologie à la source du savoir transmis dans ce contexte.

Si nous prenons comme cadre la genèse des connaissances, nous partons de l’idée que tout savoir résulte d’un ensemble d’informations interprétées et structurées, ou, à un niveau supérieur, qu’il est une unité plus large composée elle-même de savoirs structurés entre eux. Les savoirs s’enchainent en énonciations élaborant de nouveaux savoirs, dont la légitimité repose sur l’acceptation historique et sociale de leur genèse (voir aussi Foucault, 1969). Dans le cas des savoirs académiques, cet agencement semble avant tout élaboré afin de donner un sens toujours plus précis et approfondi, menant à modifier ce qui permet la structuration des savoirs. Cette genèse a un effet sur l’intériorité du sujet, les structures de sa pensée et finalement sur ses conduites. C’est ainsi que s’élabore la connaissance scientifique tant du sujet que de l’humanité (Piaget, 1967).

De nombreux auteurs considèrent que ce sont les concepts, plutôt que le discours, qui fondent cette inlassable structuration et restructuration (Barth, 1993; Özdemir et Clark, 2007; van der Veer, 1998; Vosniadou, Baltas, et Vamvakoussi, 2007). Les concepts scientifiques sont ainsi liés à une manière de les penser, donc d’appliquer une certaine logique (Valsiner, 2002) et que la logique que peut déployer le sujet dépend en grande partie des processus véhiculés dans les médiations. À chaque champ disciplinaire correspond ainsi une épistémologie particulière (van der Veer, 1998), d’autant plus apparente que les savoirs sont transmis à proximité de l’activité qui préside à leur genèse.

Toutefois, l’étudiant de premier cycle ne se considère pas comme un chercheur, mais reste apprenant. En étant plongé dans l’activité d’apprenant dans le contexte universitaire, l’étudiant est impliqué dans une activité présentant ses propres exigences et procédures. En effet, l’étudiant est habitué depuis longtemps à exercer un métier d’élève (Bautier, Charlot et Rochex, 2000; Bélanger et Farmer, 2004; Filisetti, Wentzel et Dépret, 2006; Perrenoud, 2013). À ce titre, il se conforme à des exigences et celles-ci prennent parfois le dessus.

Toutefois, on peut considérer que les savoirs académiques transmis sont aussi intériorisés et, avec eux, les médiations pertinentes. Concernant la forme socioculturelle, il est difficile de cerner s’il y a déjà au niveau du 1er cycle de la formation universitaire l’intériorisation d’une forme socioculturelle liée à l’activité académique en soi. On pourrait plutôt parler d’une juxtaposition de formes disciplinaires liées à des sciences mères, entretenant encore une certaine parenté avec la didactisation dont elles sont l’objet. C’est ainsi que dans les écrits des étudiants on peut distinguer des savoirs scientifiques des savoirs académiques qui présentent déjà une certaine forme d’altération afin d’être plus facilement intériorisés par les étudiants de premier cycle (Buysse, 2011a).

Dans le cas particulier d’étudiants se destinant à l’enseignement au secondaire, qui ont choisi une discipline particulière et bénéficient soit d’une majorité de cours dans ce domaine, soit ont déjà obtenu un titre universitaire dans une discipline, la forme socioculturelle liée à la discipline semble très présente (Buysse et Renaulaud, 2012). Les dimensions de deuxième ordre varient également selon le champ disciplinaire. En effet, le discours en littérature et en sciences de la nature ne présente pas les mêmes caractéristiques et se retrouvent partiellement dans le développement de la pensée. Ceci témoigne de l’intériorisation d’une forme socioculturelle particulière qui n’est pas nécessairement celle liée à l’activité d’enseignement.

Nous constatons aussi que les sujets rendent parfois compte d’une appropriation par mobilisation externe (« je satisfais aux critères exigés »[1]) fondée sur un désir de réussir avant même de comprendre. Les dispositifs d’évaluation jouent ici un rôle majeur, souvent en tension avec le contenu lui-même des cours voir avec la volonté de doter l’étudiant d’une formation académique ou la pensée critique devrait dominer (« évidemment, je n’écris pas ce que je pense de cette théorie. Si je fais, je serai en échec. »).

La forme socioculturelle académique est donc présente dans les raisonnements déployés par les étudiants, mais principalement par rapport aux disciplines qui devront être enseignées. Celles-ci influencent également le discours de l’étudiant sur ces pratiques d’enseignement.

4.2 Forme de l’activité d’enseignement

Nous pouvons considérer que chaque profession est une activité socioculturelle disposant d’un discours qui lui est propre, mais aussi d’une forme socioculturelle particulière adaptée à cette activité. La profession dispose de ses propres cadres conceptuels et procure des médiations contrôlantes et structurantes qui lui sont propres. Elle est plus ou moins codifiée, fait l’objet de transmission dans un cadre formel ou non, mais comprend en tous les cas, en plus des formats qui accompagnent son expression, différents savoirs – scripturalisés ou non – nécessaires à l’atteinte de ses finalités. Cette forme professionnelle inclut donc un ensemble d’éléments traditionnellement à disposition des sujets : savoirs, médiations contrôlantes représentées par la manière de partager les régulations et donc la communication entre les sujets, médiations structurantes composées des concepts permettant d’articuler logiquement les éléments de savoirs et informations entre eux, des finalités traditionnelles, des priorités d’évaluation.

S’y ajoutent une manière de penser ces savoirs et de les transmettre, ainsi qu’une manière de résoudre les situations se présentant. La forme socioculturelle liée à l’activité d’enseignement se distingue toutefois par l’existence d’une pluralité de formes « secondaires ». En effet, nous avons décelé deux formes fondamentales de l’enseignement au primaire chez des enseignants ayant disposé de mêmes formations et exerçant dans les mêmes contextes. Ces différences reposent sur le caractère direct ou non de la transmission des médiations (Buysse, 2012b). Elles semblent dépendre de l’adhésion à des courants éducatifs différents. Néanmoins, ces deux formes fondamentales de l’enseignement se distinguent d’autres formes socioculturelles examinées. Il convient de souligner ici que l’enseignant est censé transmettre des formes socioculturelles propres à chacune des disciplines enseignées, mais qu’il exerce lui-même une profession dont la finalité repose sur la transmissions de celles-ci. Il dispose ainsi de sa propre forme socioculturelle distincte de celles qu’il transmet et qui est adaptée au contexte de son activité d’enseignement.

En participant, tout d’abord de manière périphérique, à l’activité d’enseignement, l’étudiant s’acculture progressivement (Lave et Wenger, 1991). Il intériorise donc progressivement des médiations, des manières de faire, des raisonnements, en un mot, une forme socioculturelle. Cette forme liée à l’activité d’enseignement pourrait toutefois être qualifiée d’instable, car les formations d’enseignant n’ont en général aucun contrôle sur ce qui est pratiqué sur le terrain et elles varient d’un stage à l’autre. L’activité telle que pratiquée relève d’une ou l’autre forme d’activité d’enseignement, sans que l’institution de formation ne soit même au courant du détail de ce qui s’y déploie.

Cela signifierait donc que quand l’étudiant participe à l’activité socioculturelle de l’enseignement, qu’il soit dans un dispositif de formation ou non, il devient progressivement enseignant en intériorisant les formes socioculturelles à l’activité d’enseignement à laquelle il participe. Il élabore ainsi des savoirs issus de son expérience en fonction de la forme socioculturelle adaptée.

Les savoirs de l’expérience semblent dépendre plus de médiations indirectes, déjà intériorisées et spontanément mobilisées, alors que les savoirs de référence, notamment de la pratique d’autrui, semblent reposer plus sur des médiations directes partagées par interaction dans le contexte d’activité ou relevant d’intériorisation par imitation.

Ils sont ainsi souvent fondés soit sur des processus déjà connus ou trouvent leur source, indirecte, dans l’imitation des autres participants à l’activité. Ce recours à l’inférence par imitation afin de pouvoir s’insérer dans une activité qui se déroule dans l’instant présent est largement documenté dans les études ethnographiques et de psychologie interculturelle, notamment dans les tentatives d’expliquer le succès de la participation périphérique limitée (Rogoff, 2003; Rogoff et Angelillo, 2002).

4.3 Forme liée à la réflexivité

La formation des enseignants étant principalement une formation en alternance, la plupart des formations prévoient des dispositifs d’intégration théorie-pratique ou, à tout le moins, des accompagnements à la pratique réflexive qui est elle-même souvent une des compétences visées par les référentiels de formation. Ces dispositifs de formation incluent le plus souvent la rédaction d’écrits réflexifs que ce soit comme élément formatif ou comme résultat d’un processus discursif. Nous avons analysé de nombreux écrits réflexifs (Buysse et Renaulaud, 2012, 2014 ; Buysse et Vanhulle, 2009) et pu constater l’intériorisation progressive d’un genre réflexif (Vanhulle, 2009).

Quand les écrits réflexifs portent sur une analyse de savoirs théoriques, ils semblent s’approcher des formes de la discipline d’origine de ce savoir théorique. La subjectivation des savoirs théoriques est donc fortement influencée par la discipline scientifique à leur origine. Au début de la formation, les étudiants semblent avoir recours, pour l’analyse de situations d’enseignement, à des concepts quotidiens et des logiques naturelles, relevant des formes antérieurement intériorisées et ayant peu à faire avec la réflexivité. De plus, nous avons relevé que les dispositifs ont souvent plus d’impact que les principes, même dans le cas de la pratique réflexive quand les travaux des étudiants font l’objet d’une évaluation (Buysse, 2010).

Si nous considérons que quand les écrits réflexifs relèvent d’une réelle tentative de compréhension, les processus doivent dépendre des formes intériorisées. La réélaboration des savoirs s’effectue selon certaines sélections d’informations et selon certaines règles de logique, donc selon une forme jugée pertinente. Il existerait donc un lien entre le type de savoir et les dimensions des médiations mobilisées.

L’ambition des dispositifs de pratique réflexive ou d’analyse de pratique est toutefois de permettre l’intégration théorie-pratique. Mais l’intégration théorie-pratique est-elle garante d’une insertion dans l’activité socioculturelle de l’enseignement ? Ce n’est pas certain, car la réflexivité propose une démarche particulière, surtout dans sa forme écrite. Nous pouvons ainsi déceler le développement d’un genre réflexif, doté de ses propres particularités, au fur et à mesure de l’implication de l’étudiant dans cette démarche (Vanhulle, 2009). Toutefois, il n’est pas clair si cette réflexivité est différente de celle qui serait déployée dans d’autres professions. Nous devons conclure que la forme liée à la réflexivité est une forme socioculturelle en soi qui produit certes des effets positifs dans les dispositifs de formation, mais qui ne reflète pas une raisonnement professionnel identifiable et adapté nécessairement à l’activité socioculturelle de l’enseignement.

5. Discussion

Le manque d’espace ne nous a certes pas permis de rendre compte du détail de l’ensemble de ces recherches, mais il n’en ressort pas moins que l’analyse des caractéristiques des différentes activités – académique, pratique et réflexive – ainsi que des formes de pensées déployées par les étudiants dans ces contextes-là, démontre ce qui les sépare quant aux processus favorisés et aux savoirs mobilisés. Nous pouvons constater également que les différences existantes, par exemple quant aux épistémologies disciplinaires des sciences enseignées au plan académique ou, dans les paradigmes fondant les pratiques des enseignants associés sur le terrain, viennent complexifier les apports de la formation. Il en ressort néanmoins que l’étudiant en formation à l’enseignement doit s’inscrire dans trois activités socioculturelles qui entrainent l’intériorisation de trois formes socioculturelles différentes quelles que soient le discours des formateurs et les principes visés. Le sujet dispose dès lors de savoirs et de médiations, liés à des formes socioculturelles différentes. C’est sur cette base qu’il tente progressivement de comprendre son monde. C’est aussi sur cette base qu’il se développe, sans qu’il exerce nécessairement un contrôle par rapport à cela. En effet, la médiation et les savoirs poursuivent leur intériorisation (Wertsch, 1985, 1998; Wertsch et Tulviste, 1992) et donnent lieu à une subjectivation des savoirs et à une restructuration des savoirs préexistants. Le développement prend ainsi place progressivement. Il y a donc trois formes subjectivées qui vont contribuer à restructurer les savoirs et médiations déjà intériorisées par le sujet. Les dimensions des médiations structurantes et contrôlantes, incluant les nouveaux concepts intériorisés, influencent les concepts et formes préexistantes et amènent à une nouvelle lecture, à une réélaboration d’un savoir préexistant. Ces processus amènent aussi une restructuration des outils psychologiques préalablement intériorisées. Les outils psychologiques à disposition pour intérioriser de nouveaux savoirs sont donc modifiés.

Sur la base de ces constats, nous pouvons nous interroger sur comment s’élabore le développement professionnel des enseignants qui est, somme toute, le reflet de l’aboutissement de la formation à l’activité professionnelle d’enseignant. Nous pouvons aborder cela à travers l’élaboration des savoirs professionnels en jeu dans le développement professionnel des enseignants (Vanhulle, 2008, 2009). Les savoirs professionnels s’élaborent sur la base de savoirs référentiels et de savoirs expérientiels de l’étudiant. Par savoirs référentiels, nous entendons les savoirs transmis dans la formation académique et les savoirs transmis par les praticiens qui entourent le sujet. Les savoirs expérientiels ressortent du sens que le sujet donne spontanément à son expérience vécue (Buysse, 2011a). Lors de l’élaboration des savoirs professionnels, la visibilité des processus décrits ci-dessus est amplifiée. Nous voyons donc les traces de trois élaborations de savoirs[2] avec chacune leurs propres influences et démarches. Nous constatons à travers les écrits et les interactions en groupe que ces formes et concepts réapparaissent au sein du discours du sujet afin d’opérer la médiation inter-psychique des savoirs lors des argumentations. Les autres formes subjectivées, si la communication a lieu avant l’atteinte d’un certain développement, influencent à leur tour la constitution des nouvelles formes liées aux activités visées. Nous constatons toutefois que la formation a tendance à diminuer les différences entre formes, entre autres sous l’effet des finalités de chaque processus de régulation, finalités culturellement déterminées et transmises par la formation. Les trois formes socioculturelles semblent se développer indépendamment, mais aussi s’influencer mutuellement. Dans les écrits ou le discours, chacun des savoirs élaborés par l’étudiant durant sa formation ressort en effet d’une des activités à laquelle il a participé, alors que le savoir professionnel semble se détacher progressivement de ces sources pour acquérir un statut différent dans son discours. Ce mouvement est clairement lié à la subjectivation progressive, donc à l’intériorisation des différents savoirs et leur mobilisation dans les actions ainsi que dans le discours, d’une manière personnelle (Buysse et Vanhulle, 2009). La question se pose dès lors de déterminer si ce savoir professionnel est lié à l’activité d’enseignement. La réponse semble devoir dépendre de comment l’enseignant associé voit l’activité d’enseignement (Jorro, 2002). Un renforcement positif est présent quand l’enseignant a lui-même recours suite à une activité d’enseignement, ou il mobilise une forme socioculturelle liée à l’enseignement, a une activité réflexive pour l’améliorer et se fonde alors sur des sources scientifiques et un raisonnement lié à la forme académique pour expliquer ce qu’il constate. Dans ce cas, les actions de l’enseignant associé au sein de l’activité d’enseignement correspondent pour l’étudiant à une mobilisation des apports des différentes activités. Cette formation hybride à travers trois activités prend alors tout son sens.

Notre constat n’implique pas ici que ce type de formation est problématique, mais qu’il convient de réaliser que les trois formes impliquent des approches différentes et que l’étudiant va devoir ultimement rejoindre une seule d’entre elles, l’activité d’enseignement. Envisager la formation à l’enseignement comme une formation à trois activités socioculturelles : académique, d’enseignement et réflexive, peut nous amener à considérer la formation différemment. En effet, l’importance de la langue dans les interactions pourrait ainsi se comprendre différemment. Ce n’est, sommes toutes, qu’une des manières de comprendre ce qui se déroule chez l’apprenant mais peut-être pas la seule de l’influencer. L’influence majeure pourrait être liée à l’intention, à la motivation de participer à une activité socioculturelle.

Ceci expliquerait que le sujet apprend dans l’action et que les exigences posées par les dispositifs et surtout par l’action en classe dépassent parfois l’effet de l’interaction langagière. Mais il semble tout autant important d’accorder les contraintes des dispositifs de formation à ce qui est visé dans l’activité socioculturelle qui est ciblée. La question de comment permettre l’intégration des trois activités vers celle qui deviendra le champ d’activité de l’étudiant, ici l’enseignement, reste ouverte.

Prendre en considération trois activités de formation signifie toutefois aussi que chacune est clairement porteuse de ses finalités et que celles-ci sont reconnues. Cela voudrait dire qu’au lieu de tenter d’introduire de la pratique dans la formation académique, et de la théorie dans la pratique, il convient :

  • de renforcer le caractère académique, théorique et donc généralisable ;

  • de mettre l’accent sur l’art de la pratique avec la pleine reconnaissance de son bagage culturel ;

  • de procurer une rigoureuse formation à la réflexivité comme une activité en soi dotée de ses propres finalités et donc de ses processus évaluatifs.

Les trois activités seraient alors les fondements de la pratique d’une nouvelle activité d’enseignement pleinement assumée : celle d’un enseignant ancré dans sa pratique, qui est aussi un praticien réflexif et un universitaire.

Une réponse pourrait être d’une part d’améliorer la formation des enseignants associés afin de leur permettre d’agir à l’intersection des trois activités dans lesquelles sont impliqués les étudiants et d’ainsi améliorer la qualité des entretiens de formation par un meilleur étayage (voir aussi Cartaut et Bertone, 2009).

Une autre pourrait être de renforcer la présence de la formation à la recherche dans la formation académique. En effet, sous la forme de la recherche de résolution de problèmes (Schön, 1987), la recherche est présente dans l’activité d’enseignement. En effet, si la formation académique avait comme finalité l’initiation à la recherche à travers toutes les disciplines – dès le premier cycle universitaire, les étudiants formés ainsi à cette activité socioculturelle de chercheur pourraient la voir comme une composante de l’activité d’enseignement qui demande des recherches constantes liées aux sujets à enseigner (Perrenoud, 1992). L’activité réflexive pourrait être à son tour enrichie d’un plus grand accent sur la pratique de la recherche action (Price, 2001), qui mobiliserait ainsi pleinement les apports des différentes activités. L’activité réflexive se déclinerait ainsi comme processus d’investigation menant à la découverte de solutions ou explications pertinentes. Les deux « autres activités » s’intègreraient ainsi à l’activité d’enseignement plutôt que d’être perçues comme des sources externes.

L’angle mort reste l’activité d’enseignement, que ce soit celle souhaitée ou réelle. Quels sont les paradigmes, quels sont ses finalités ? Il conviendrait de s’interroger sur la fonction de la forme scolaire qui modifie bien entendu légèrement les différentes formes épistémologiques qui composent l’activité d’enseignement. Est-elle moyen ou finalité ? A-t-elle comme finalité de former à elle-même, donc à des formations ultérieures ? Ces tentatives d’échapper à elle-même en se fondant sur le quotidien a-t-elle alors un sens ? Quelle forme devrait donc véhiculer l’institution scolaire afin de permettre la poursuite de formations pas nécessairement académiques ? A-t-elle comme finalité de former au quotidien ou à la poursuite des études ? Mais alors quelle est la forme adaptée au quotidien vu qu’il est pluri-forme ? Finalement, nous devons questionner s’il y a adéquation entre la forme scolaire et la forme professionnelle de l’enseignement. En effet, la manière d’enseigner influence la manière d’apprendre, donc aussi de donner un sens. Il est d’autant plus important de se demander à quoi nous formons exactement, à quelle activité ?

Conclusion

Nous avons vu que la formation des enseignants est composée de trois activités, reposant et menant à l’élaboration de trois formes socioculturelles différentes. Il convient de valoriser chacune d’entre elles et de leur permettre de se déployer pleinement. Les étudiants intériorisent celles-ci plus ou moins fortement, tout en cherchant avant tout à devenir enseignants. Il est important de reconnaitre ces trois activités et de penser nos dispositifs en fonction de cela. En effet, la formation à la pratique réflexive ne semble pas permettre à elle seule d’intégrer les apports des différentes activités, devenant une activité en soi. Toutefois, elle contribue, selon la manière dont elle est pensée, à l’élaboration de savoirs professionnels. Ceux-ci, si le milieu de pratique les valorise, pourraient justement donner un sens à la formation aux trois activités. Une meilleure formation des enseignants associés et une formation à la recherche tant dans l’activité académique de premier cycle universitaire que dans la formation à la pratique réflexive, peut-être sous la forme d’un accent sur la recherche-action pourraient être des pistes favorables pour développer une meilleure intégration des trois activités et, ainsi, favoriser un meilleur développement professionnel en tant qu’enseignant.