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Préambule

On a peut-être tort, du moins dans un contexte peircien, de parler des « icônes » d’un timbre. « Icône » est un terme classificatoire et n’indique que l’un des aspects du signe. Malgré sa forme substantive, elle n’a pas d’existence propre, sauf dans sa matérialisation sur le papier, par exemple. La classification de Peirce fait apparaître que l’icône en tant que telle ne dit rien sauf qu’elle ressemble à quelque chose[1]. Or le timbre est un representamen, et en tant que tel appartient à un processus, la sémiose. Le representamen ne véhicule pas de signification tant qu’il n’est pas accompagné d’interprétants qui permettent à l’interprète d’accéder à l’objet du signe, la signification. Ce representamen, en tant qu’objet d’analyse, comporte trois aspects : l’iconicité, l’indiciarité et la symbolicité : mais ni l’icône seule, ni l’indice seul, ni le symbole seul ne pourraient, sans les interprétants, remplir le rôle que le timbre doit assurer, car le timbre est un argument qui a besoin que tous ses aspects soient perçus pour fonctionner. Pour prendre un exemple simple, une icône représentant le président Bourguiba ne dirait rien à quelqu’un qui ne connaît pas ce visage. Si cette icône est accompagnée de l’indice « Tunisie », l’interprète, par abduction, en conclura que ce portrait représente un personnage important de ce pays; encore faut-il que cet interprète ne soit pas illettré, et sache lire l’arabe, si la légende est monolingue, autrement dit qu’il puisse saisir les indices, et aussi comprendre que le croissant et l’étoile qui accompagnent l’icône et l’indice ne sont pas de simples icônes ou ressemblances à de quelconques lunes ou étoiles, mais des symboles souvent utilisés en pays islamique et plus particulièrement en Tunisie, où ils figurent sur le drapeau national. Autrement dit, il faut qu’il soit en possession d’un certain nombre d’interprétants[2].

C’est donc l’ensemble du representamen dans sa sémiose que nous analysons ici, et non seulement les icônes, qui, isolées, comme nous le verrons, n’auraient qu’une signification très réduite, voire nulle, sans les indices et les symboles. Mais, comme le timbre est un objet visuel, il est inévitable que nous fassions souvent allusion à son iconicité, c’est-à-dire le degré où dominent les représentations de « quelque chose ». Or les timbres de Tunisie sont particulièrement chargés d’iconicité, pour des raisons qui apparaîtront plus loin, mais en raison de la diversité culturelle et de l’histoire fort longue et compliquée de ce pays, nous sommes obligée de parler longuement des interprétants indispensables pour en mesurer la portée.

Ajoutons ici quelques remarques sur la présence ou l’absence d’iconicité dans l’art de l’islam : il peut sembler en effet que, s’agissant d’une culture qui se méfie de la représentation d’êtres animés quand elle ne la condamne pas expressément, il soit curieux d’évoquer cette question. Mais notons tout de suite que le consensus sur ce point est loin d’être absolu : si certaines tendances ou certains pays refusent totalement la représentation, un décor se réduisant à de pures formes géométriques, la représentation n’est pas interdite par le Coran et s’est développée, au contraire, dans l’art de certains pays musulmans du Moyen-Orient, la Tunisie, soumise à la fois à cette tendance et à l’influence de l’Europe, notamment de l’Italie, ne constituant pas une véritable exception dans ce domaine[3]. La Tunisie, avec sa longue tradition figurative, renouvelée notamment par l’École de Tunis, ajoutée à une indépendance nationale enfin acquise, ne pouvait ne pas relever le défi que constitue le timbre-poste, porteur de messages ; nous verrons qu’à la période qui nous intéresse particulièrement, ce sont de plus en plus souvent des peintres et des dessinateurs tunisiens qui s’emploient à développer l’art du timbre.

C’est à dessein que j’ai entouré de guillemets l’épithète « coloniale » dans le titre de cet article ; en effet, la Tunisie n’a jamais été une colonie au sens propre du terme. Berbère d’origine, mais envahie et dominée successivement par les Phéniciens, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Turcs et, finalement, les Français, elle a toujours été une terre d’accueil, où, au début de la période qui nous intéresse, les descendants des populations de cultures très diverses se mélangeaient encore de Grecs, de Maltais, d’Italiens, de Tripolitains et d’Espagnols, sans parler de la présence constante des Israélites, venus s’y réfugier après la Première Destruction du Temple. Cosmopolite. La Tunisie ne peut rentrer dans la catégorie des « Colonies », plutôt a-t-elle été la colonie de tout le monde, héritant par là d’une multiplicité extraordinaire de cultures. Par conséquent, il a été longtemps impossible de définir avec précision le sens des mots « Tunisien » et « Tunisie »[4].

Cependant le pays a subi l’influence de la France en Afrique du Nord à l’époque de la colonisation, et la tendance générale a été de le considérer comme une variété de colonie (bien que son administration fût restée bien différente de celle des véritables colonies). On la désignait tour à tour par les termes « Régence de Tunis », « Protectorat » ou « Royaume de Tunis », selon les époques, ce que l’on peut constater en lisant la légende arabe des timbres. Cet indice est très significatif pour l’interprétation des icônes, traduisant un certain flottement dans l’esprit des gouverneurs, ainsi, à vrai dire, que dans celui des gouvernés, concernant le statut du pays.

La conquête arabe a marqué une étape décisive dans l’évolution de la Tunisie. On peut dire qu’elle a été une véritable charnière. D’abord, la langue arabe paraît avoir été acceptée facilement par une population d’origine sémitique, les Berbères, qui avait parlé le punique jusqu’à une époque tardive. Ensuite l’islam, religion forte, paraît s’être imposée sans difficulté dans un pays où le christianisme s’effritait, mélangé de vagues relents de paganisme. Mais si la Tunisie est depuis longtemps un « pays arabe », ceci ne lui fait pas oublier ses origines si diverses, qui ont toujours été présentes à son esprit, et qu’elle s’efforce de retrouver par divers moyens, notamment dans ces représentations largement répandues que sont les timbres-poste, destinés à informer non seulement l’étranger mais le Tunisien lui-même sur la totalité de ce que l’on peut maintenant appeler « l’identité tunisienne ».

On ne manquera pas de constater un rapprochement dans cet article avec certains aspects du timbre « colonial » que fait valoir David Scott, mais ce rapprochement se situe à un niveau qui est celui de tous les pays en voie de développement, y compris les pays européens colonisateurs eux-mêmes. Ce sont des phénomènes mondiaux qui ne concernent pas la spécificité du pays en question. Or, c’est justement cette émergence d’une identité spécifique que nous voulons retracer ici. À titre d’exemple : une image, qui pourrait être assimilée à tort à la catégorie de ces images de la « modernisation », montre une vaste plaine verdoyante irriguée par des canalisations en béton, tandis qu’au fond se profile l’Aqueduc romain de Zaghouan qui, dans l’Antiquité, irriguait cette même plaine (ill. 1a, 1b). Le message est subtil. Il dit en clair : la Tunisie est un pays de culture ancienne, elle est fertile et productive, les Romains déjà l’ont fait fructifier, si bien qu’elle est devenue « le grenier de Rome», nous ne faisons que continuer une longue tradition, quels que soient les moyens utilisés. L’accent est mis sur la continuité de l’histoire et non sur l’aspect innovateur des moyens.

Illustration 1a

Moc 35 : Canal d’irrigation et Aqueduc de Zaghouan.

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Illustration 1b

Moc 3 : Aqueduc de Zaghouan.

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Analyse chronologique des timbres

La toute première série des timbres tunisiens, qui date de 1888, soit sept ans après l’occupation française en 1881, est fort simple : il s’agit des armoiries de la Régence, encadrées par un arc outrepassé à décor géométrique, donc typiquement « arabe », mais la légende seule, « Postes » et « Régence de Tunis », indique suffisamment que la langue officielle est le français, avec tout ce que cela implique.

Cependant, à partir de 1906, commence une série représentant des monuments facilement reconnaissables, d’abord la Grande Mosquée de Kairouan, ensuite l’Aqueduc de Zaghouan, entouré de colonnes romaines. À la même époque paraît aussi une galère carthaginoise abordant une côte rocheuse, entourée également de colonnes romaines, auxquelles on a ajouté des niches abritant des statues apparemment puniques, ce qui est confirmé par la présence de deux symboles puniques en haut, à gauche le cheval, à droite la lune et le soleil (ill. 2). Une autre série représente des travaux rustiques « pittoresques », sans doute appréciés par les nombreux Européens qui commencent à parcourir les campagnes. Cependant, en dehors de cette iconographie qui souligne non seulement l’héritage culturel, mais les travaux des archéologues français qui commencent à le découvrir, il y a une modification remarquable : la première mention de la « Tunisie » dans la légende « Tunisie Postes », l’adjonction des symboles du croissant et de l’étoile en même temps que « RF », et surtout la mention « al-busta al-tunisiyya » (« poste tunisienne », bien que « busta» soit de l’arabe dialectal qui en principe ne s’écrit pas). Dans ce cas précis, le signe indiciaire prend une importance cruciale.

Illustration 2

Moc 3 : Galère carthaginoise.

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De toute évidence, une certaine identité culturelle et nationale de ce pays commence à être reconnue par la France, qui conçoit et fabrique ces images. Les mêmes timbres continueront à être utilisés jusqu’en 1926, avec des surimpressions selon l’époque (« Croix de Guerre », etc.), en même temps qu’une nouvelle série fait son apparition : une autre scène « typique », une Bédouine tenant une cruche devant un marabout (ill. 3) et une mosquée se dressant toute blanche dans un paysage montagneux : c’est la mosquée de Chenini, près de Tatahouine, base militaire française, bien connue de toute l’armée française. À cette période donc, l’iconicité du timbre se borne à l’usage du stéréotype, ou du moins à des éléments facilement reconnus pour les Français.

Illustration 3

Moc 8 : Bédouine à la cruche.

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À partir de 1928, la Tunisie est plus directement associée aux affaires françaises, avec le timbre « De Gabès au Tchad » (ill. 4) célébrant l’expédition française : chameaux montés par des Arabes et véhicules à chenilles traversent ensemble un espace aride en direction du lac. La position stratégique de la Tunisie, la nécessité de traverser le désert et l’importance de recruter des militaires rompus à ce genre d’exercice ont valu à ce pays un signe de reconnaissance philatélique.

Illustration 4

Moc 10 : Gabès-Tchad.

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Cependant, à part quelques ajouts, il n’y a pas de modification significative de la série des « monuments » avant 1938, date à laquelle elle porte la surimpression « 1888-1938 », rappelant que c’est la France qui a créé l’Office Postal Tunisien (ill. 5). En 1941, les mêmes timbres montrent « Secours national » en surimpression. En 1941, la mention « RF » disparaît, pour ne revenir qu’en 1944. C’est une période d’incertitude, traduite par l’ambiguïté des signes indiciaires, gravés ou surchargés : « Un seul but, la Victoire », proclame un timbre, orné d’une femme brandissant le bras (d’après F. Rude) (ill. 6). «Secours National » réapparaît, mais cette fois-ci, il s’agit d’un timbre spécial, gravé et représentant un enfant tunisien à côté d’un enfant français (ill. 7) ; on ne sait pas exactement de quelle « nation » il s’agit, comme on ne sait pas quel est l’enjeu de la « victoire » pour les Tunisiens. La « Libération de la Tunisie » est le thème d’un autre timbre qui représente trois soldats différenciés seulement par de légères modifications de leurs casques, (ill. 8) (« Anglais, Français, Américain », nous dit le catalogue). Le rôle de la Tunisie dans cette lutte « nationale » est reconnu, mais on n’ose pas encore trop le mettre en valeur. Ce qui commencera à se faire dans la série suivante, qui comporte quatre timbres de grandes dimensions, représentant « Les remparts de Sfax », « La Mosquée Sidi Mahrez », « Sidi-bou-Saïd » et « Fort-Saint », que l’on devine à peine, le plus grand espace étant occupé par une troupe de chameliers tunisiens.

Illustration 5

Moc 13 : Colisée d’El Djem (surchargé).

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Illustration 6

Moc 16 : La Victoire.

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Illustration 7

Moc 16 : Secours national (sans RF).

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Illustration 8

Moc 16 : Libération de la Tunisie.

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Un détail significatif : la mosquée est dessinée par le peintre Roubztoff (ill. 9) qui, bien que d’origine russe, appartient à l’École de Tunis. Mais, paresse, absence d’imagination, pléthore de stocks, ou incertitude, certains timbres des « Monuments » continueront à être utilisés jusqu’en 1949.

Illustration 9

Moc 18 : Mosquée Sidi Mahrez « pour nos combattants » (Roubtzoff).

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Entre-temps, il y a des émissions « pour les victimes de la guerre », « contre la tuberculose», « pour nos combattants en Indochine » ou simplement « pour nos combattants », « entraide française » et autres « Croix Rouge » ou « solidarité », et une autre série célébrant des figures historiques de l’évolution des services postaux, Louis XI, Fouquet, etc., timbres français souvent sans inscription en arabe, la plupart surchargés « Tunisie », sauf le dernier, Arago. En d’autres termes, ces signes indiciaires n’indiquent apparemment pas grand-chose en dehors du message « littéral », et c’est peut-être là le signe le plus important : le statut du pays est de plus en plus incertain : extension de l’Europe ? victime de la même guerre ? problèmes communs (enfance, tuberculose, etc.) ? La seule chose qui est certaine, c’est que la Tunisie fait toujours partie de la « RF », et que la tendance est plutôt à l’amalgame.

Innovation significative toutefois en 1947, « Œuvres de l’Enfance », deux mains nourrissant un oisillon (ill. 10). Cette fois-ci, le signe indiciaire nous réserve une surprise : « al-barid al-tounsi », lit-on. À « busta », terme familier et dialectal pour «Poste », est substitué un terme de l’arabe littéral (c’est-à-dire « classique » ou « régulier »). Ce passage du dialectal au littéral est un indice à la fois de la manière dont la France se représente la Tunisie et de la manière dont la Tunisie se représente à elle-même : de région « mineure », ne parlant qu’un dialecte, elle commence à devenir un pays à part entière, utilisant une langue internationalement connue, la seule employée dans les documents officiels, la seule permettant aux pays arabes de communiquer entre eux d’une manière « autorisée », l’arabe dialectal différant grandement d’une région à l’autre.

Illustration 10

Moc 21 : Œuvres de l’enfance.

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Il ne faudrait pas en conclure que le dialectal disparaît ; dans la pratique, il est toujours aussi vivant. Parallèlement, on constate que malgré une langue et une religion communes, la Tunisie ne risque pas de perdre son identité propre en s’amalgamant au monde arabe, mais qu’au contraire elle s’emploiera à faire ressortir tout ce qui l’en distingue. En effet, à partir de la fin des années 1940, le timbre tunisien ne cessera de se « tunisifier ».

Une nouvelle série de « monuments » plus impressionnante par la grandeur, et le soin avec lequel elle a été gravée, fait son apparition : Arc de Triomphe de Sbeitla, décor de la Grande Mosquée de Kairouan, mosaïque d’Utique (ill. 11), suivis d’une « intaille du Musée de Carthage », et un « Hermès berbère ». Mais si c’est toujours le passé qui est évoqué, on commence à regarder vers l’avenir : la première image de la Tunisie « moderne », celle du barrage de l’Oued Mellègue, qui est accompagnée de la légende « La Tunisie s’équipe ». À quelques exceptions près, les timbres cessent d’être surimprimés « Tunisie », qui fait désormais partie de la gravure. L’accent est souvent mis sur « l’entraide » - franco-tunisienne, s’entend - (garçon tunisien et fille française se donnant la main), et les éléments iconiques du timbre prennent un caractère plus nettement national : un timbre spécial pour « l’aide aux anciens combattants » ne laisse plus de doute quant à l’identité des dits combattants, comme c’était le cas des timbres précédents de ce genre. Même dans l’émission de 1949, « Union Postale Universelle », la scène est dominée par des éléments bien caractéristiques - enfant en costume local donnant une lettre à un cavalier arabe sur fond de minarets et de coupoles (ill. 12). Ce timbre est plus significatif qu’il n’y paraît ; d’une part « RF » a disparu, bien que « Tunisie » soit maintenu, et si la traduction en arabe des légendes a également disparu, le tout est survolé par un avion en dessous duquel on peut lire, en petits caractères, « l-tounes » : « vers la Tunisie » en arabe dialectal. On a voulu de toute évidence donner un caractère « universel » à ce timbre en supprimant les mentions habituelles en arabe, tout en faisant ressortir par ce petit clin d’il (car cette légende est incompréhensible pour les non-arabophones et se destine à être lue par les seuls Tunisiens) la place particulière et spécifique occupée par ce pays dans la communauté internationale.

Illustration 11

Moc 22 : Mosaïque de Neptune.

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Illustration 12

Moc 23 : Union postale universelle.

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En même temps, le thème de la co-opération franco-tunisienne devient de plus en plus évident. Le jubilé de la Société des Sciences Médicales est célébré par le portrait de Charles Nicolle, médecin français bien connu qui a surtout travaillé en Tunisie et dont le grand hôpital porte toujours le nom. De même, une vue du Cimetière National de Gammarth, montrant des croix et portant la légende «ils ont laissé des fils », rappelle que Tunisiens et Français ont combattu côte à côte, comme une série des « paysages » habituels comportera une nouvelle vue, celle de Takrouna (ill. 13), petit village berbère dominant la plaine côtière, point stratégique défendu héroïquement par les Néo-Zélandais, les Français et les Tunisiens, et une nouvelle version de la vue de Chenini, mentionnée ci-dessus (ill. 14), mais qui, dans ce contexte, revêt une autre signification : en effet, le thème de la « berbérité » deviendra aussi important que ceux de la « punicité » ou de la « romanité » dans le symbolique des timbres.

Illustration 13

Moc 26 : Takrouna.

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Illustration 14

Moc 26 : Chenini.

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En 1953, la Foire Internationale de Tunis fait ressortir une autre nouvelle tendance du pays : la volonté de s’affirmer, en collaborant, non plus uniquement avec la France mais avec d’autres pays européens. Il en sera de même avec l’émission du « Cinquantenaire du Rotary » (1955). Bien que quelques timbres français continuent de paraître en 1954-1955, leur caractère tunisien est plus nettement marqué : le portrait de Sidi Lamine Pacha (Bey de Tunis) en grande tenue figure pour la première fois sur un timbre, accompagné d’un indice important, indéchiffrable pour les non-arabophones : « Mohamed Lamine Premier », alors que le français se lit simplement « Sidi Lamine Pacha Bey » (ill. 15). Au début de 1955, le cinquantenaire d’une compagnie théâtrale tunisienne, « L’Essor », est marqué par un rideau de scène qui se lève révélant un oiseau qui prend son envol, sur un fond de soleil levant (ill. 16). C’est effectivement une période d’ouverture et d’essor, la Tunisie regardant un nouvel avenir avec espoir, et c’est sans doute l’émission même de ce timbre qui constitue le symbole. Car ce seront les derniers timbres portant la mention « RF» C’est une année charnière. Un autre portrait de Sidi Lamine et des scènes de « métiers » (toujours de Gandon, mais « d’après Gorgi ») (ill. 17) marquent le début d’une période très courte, le « Royaume Indépendant », pendant laquelle nous retrouvons aussi la même série de paysages et de monuments qu’en 1954, mais sans la mention « RF ».

Illustration 15

Moc 27 : Sidi Lamine.

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Illustration 16

Moc 27 : L’Essor.

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Illustration 17

Moc 28 : Un des « métiers tunisiens » (Gandon, « d’après Gorgi »).

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L’année suivante, la situation politique se détériore, le leader syndicaliste Farhat Hached est assassiné (portrait de Gandon, sans commentaire). Le seul autre timbre émis pendant cette période troublée est celui de la Journée du Timbre, un portrait de François de Tassis (1450-1517), Grand Maître des Postes, image historique qui n’engage personne.

L’accession du pays à l’autonomie interne est signalée par un nouveau portrait du Bey, différent du précédent, puisqu’il est ici représenté en simple costume-cravate, portant un fez, et paraissant nettement plus jeune (ill. 18). En même temps paraît un autre timbre, une jeune femme dévoilée, lâchant une colombe, ce qui paraît augurer une ère nouvelle pour la femme. La même année voit l’avènement de l’Indépendance, dont on fêtera l’anniversaire en 1957, par la production de deux timbres où Habib Bourguiba paraît pour la première fois. Toutes ces images, ainsi que celles qui représentent « Les Produits de Tunisie » dues aux peintres célèbres de l’École de Tunis, Ben Abdallah et Yahia (la mention « d’après » a disparu, ces timbres sont eux-mêmes des « produits » authentiques du pays) (ill. 19), et celles qui symbolisent le Congrès de la Confédération Internationale des Syndicats Libres (mains jointes, colombes et qui nous rappellent pourtant l’assassinat de Farhat Hached l’année précédente) sont des symboles d’une révolution paisible. Ces symboles, pour banals qu’ils puissent paraître à un premier niveau (mains tenant une grappe de raisin ou une branche d’olivier, scènes de marché, moissonneurs), prennent une signification accrue dans le contexte du programme de celui qui sera bientôt le nouveau dirigeant : activité, productivité, amélioration sociale, et surtout émancipation de la femme.

Illustration 18

Moc 30 : Sidi Lamine nouveau style (autonomie interne).

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Illustration 19

Moc 31 : Un des « produits tunisiens ».

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La République est effectivement proclamée l’année suivante, la mention « Tunisie Postes » est définitivement remplacée par « République Tunisienne ». Comme on pourrait s’y attendre, quelques timbres à caractère plus « politique » paraissent : carte de Tunisie (ill. 20), drapeau, rappels de la carrière de Bourguiba, création de l’armée tunisienne, mais dans l’ensemble, c’est une image positive et constructive du pays qui nous est offerte. C’est une femme non voilée qui annonce le premier anniversaire de la République, et la même année le peintre El Mekki représente « L’Émancipation de la Femme » par une Bédouine écartant ses voiles (ill. 21). Le vu de Bourguiba est enfin exaucé. Désormais, les femmes apparaîtront de plus en plus nombreuses sur les timbres. Il est à remarquer que la Tunisie est le seul pays musulman à accorder à la femme les mêmes droits qu’à l’homme.

Illustration 20

Moc 32 : Carte de Tunisie.

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Illustration 21

Moc 33 : Bédouine se dévoilant (émancipation de la femme).

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Le retour au calme des années 1959-60 se traduit par un retour à des thèmes plus traditionnels, mais souvent traités, notamment par El Mekki, d’une manière plus symbolique et dans un style plus schématisé et géométrique. Des exemples typiques sont fournis par la série « allégories de villes » : celle de la ville de Gafsa (ill. 22), bien connue pour sa fabrication de tapis klim traditionnels : une Bédouine au visage triangulaire, portant ses bijoux, comme le klim de style géométrique aussi, est représentée sur motifs de tapis de Gafsa, si bien qu’elle pourrait faire partie de ce tapis. Cette image valorise non seulement les arts traditionnels dont El Mekki s’est largement inspiré dans toute son œuvre, mais aussi le rôle joué par la femme dans une ville du Sud souvent oubliée par « Tunis ». Et le géométrisme fait partie, en quelque sorte, du symbole. En effet, étant donné la forme du métier à tisser, tous les dessins ne peuvent être que géométriques, et c’est par ces moyens subtils, qui pourraient passer inaperçus des étrangers, que El Mekki rend hommage à cette ville.

Illustration 22

Moc 34 : Gafsa.

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Le symbolisme d’un autre timbre de cette série signé par El Mekki, « Monastir » (ill. 23), est plus complexe et fait appel à une foule d’interprétants, bien que les signes iconiques soient fort simples : il s’agit d’une sirène émergeant de l’eau, bras levé, montrant une étoile de mer, près d’une plage où est plantée une ombrelle, sur fond de bâtiments de style traditionnel et remparts. Joli dessin à but touristique, pourrait-on penser, Monastir étant une station balnéaire bien fréquentée par les étrangers. Les choses ne sont pas si simples : Monastir est avant tout le lieu de naissance de Bourguiba, qui a apporté l’Indépendance ; fait illustré par l’étoile à cinq branches, signe purement iconique devenu symbolique, portée par une femme, les femmes ayant toujours soutenu Bourguiba en raison de son désir de les émanciper. L’ombrelle de la plage nous rappelle effectivement la montée du tourisme dans la région, mais les hôtels sont restés fidèles à l’architecture locale, comme celui que nous apercevons au bord de la plage. Enfin, les remparts sont ceux du Ribat, édifice religieux fortifié duviiie siècle, haut lieu de l’Islam. Mais il y a plus : l’image de la sirène n’est pas une invention de l’artiste ; elle figure dans l’art moyen-oriental[5] et dans l’art populaire de la peinture sous verre tunisien[6], ainsi que d’autres êtres fabuleux que nous retrouverons dans les timbres, comme cet oiseau coiffé d’une étoile, et dont la queue arbore une « main de Fatma », porte-bonheur, emportant dans les airs une femme visiblement joyeuse, et qui plane au-dessus de « Tunis » (ill. 24), autre création d’El Mekki pour la série des allégories des villes.

Illustration 23

Moc 34 : Monastir.

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Illustration 24

Moc 34 : Tunis.

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Si cette dernière image évoque irrésistiblement, pour l’Européen, la légende de Léda et le cygne, ce n’est là sans doute qu’une coïncidence. Pour le lecteur plus averti, elle constitue encore une preuve qu’à cette époque les Tunisiens se penchent de plus en plus sur leurs origines, leur culture et leur mode de vie propres, qu’ils les redécouvrent et les valorisent.

Dans le même esprit, sur les timbres consacrés aux activités et métiers de ces villes, nous voyons des personnages qui, campés bien de front, regardant le spectateur de face, lui montrent les produits de leurs activités : cueillette des olives (Yahia), présentation de grenades (Farhat) (ill. 25), laboureur poussant la charrue, mais se retournant dans un geste délibéré pour fixer la « caméra » (ill. 26) (allégorie de Béja, El Mekki), grande jarre décorée de manière traditionnelle, avec pour motif central un potier nous montrant le pot qu’il est en train de façonner (ill. 27) (allégorie de Nabeul, El Mekki) ; ou encore ces deux hommes, l’un debout au premier plan, sous un bananier, exhibant avec fierté un de ces régimes de petites bananes que l’on cultive dans cette oasis de Gabès, alors que son voisin, assis, tresse des fibres des palmiers qui figurent au second plan, palmiers qui non seulement produisent eux-mêmes des éléments nécessaires à la vie (bois, fibres, fruits), mais qui procurent l’ombre permettant les autres cultures (ill. 28). Bref, c’est une sorte de symbiose que l’artiste présente ici.

Illustration 25

Moc 34 : Présentation de grenades (Farhat).

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Illustration 26

Moc 35 : Laboureur.

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Illustration 27

Moc 35 : Vase de Nabeul.

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Illustration 28

Moc 34 : Gabès.

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Tous ces gestes ostentatoires interpellent le spectateur et le somment de prendre conscience de l’importance vitale de ces scènes, qui ne sont plus de simples images pittoresques, typiques ou décoratives, mais qui représentent ce sur quoi la vie du pays est fondée.

L’allégorie de Bizerte (ill. 29) nous rappelle un autre art traditionnel, celui de la calligraphie : le poisson que le pêcheur s’apprête à enferrer est en réalité formé par le nom « Benzert » (Bizerte en arabe). Ce genre de pictographie, utilisé ici par El Mekki, figure partout dans l’art arabe, où le « bismillah » (« au nom de Dieu », formule employée lorsqu’on commence quelque chose) prend souvent la forme d’un oiseau.

Illustration 29

Moc 35 : Bizerte.

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Enfin, avec un aperçu de Sidi-bou-Saïd (ill. 30), une vue intérieure, bien différente des habituelles images touristiques extérieures, style « café des nattes », nous est donnée par le peintre Jellal Ben Abdallah, qui y réside : une « mida » (table basse) portant une tranche de pastèque (souvenir des étés passés dans ce village haut perché au bord des falaises) est posée sur un carrelage décoré, à côté d’instruments de tissage. Il s’agit d’une vue familiale et intime que l’étranger ne voit jamais. Si les femmes qui doivent habiter normalement cette pièce ne sont pas visibles, on devine leur présence ; le seul « personnage » de cette vue insolite est, en vérité, la silhouette, vue par une fenêtre grande ouverte, du Bou-Kornine (le Père Deux-Cornes), qui, dominant le Golfe de Tunis, a servi de repère depuis des milliers d’années aux navigateurs. Les « cornes », symbole qui repousse le Mauvais il, protègent en quelque sorte la Tunisie depuis l’époque des Phéniciens qui y avaient installé un sanctuaire dédié à Baal Karnine. C’est une autre vision de la Tunisie, à la fois plus intime et plus profonde qui nous est révélée ici, et qui caractérise l’ensemble de la peinture de Ben Abdallah, dont on pourrait parfois être tenté de ne voir que le côté « décoratif »[7].

Illustration 30

Moc 34 : Sidi-bou-Saïd.

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Pendant toute cette période, les artistes qui créent les timbres cherchent à souligner la continuité du présent avec le passé. Qu’il s’agisse de l’allégorie de Sbeitla, due à El Mekki, représentant un berger portant sur ses épaules un agneau (scène que l’on voit dans les campagnes encore aujourd’hui) sur fond de temple romain et marabout, ou de la vue très prosaïque de l’aqueduc en béton destiné à remplir les mêmes fonctions que l’Aqueduc romain de Zaghouan, dont nous avons parlé plus haut, le passé fait toujours partie du présent.

En 1959, pour le troisième anniversaire de l’Indépendance, El Mekki revient encore à l’imagerie populaire : une femme à cheval brandissant un bouquet, son voile flottant derrière elle comme des ailes, rappelle des scènes de la peinture sous verre (ill. 31) ; c’est une combinaison entre celles qui montrent Yamina chevauchant un destrier et celles qui représentent El-Buraq, cheval ailé à tête de femme, l’oiseau, omniprésent dans ces peintures, volant au-dessus de la tête de la femme[8].

Illustration 31

Moc 36 : 3e anniversaire de l’Indépendance.

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Cependant, la Tunisie rentre progressivement dans le monde international : le président est représenté par le stéréotype classique du « Chef de l’État » (ill. 32). Les images ont tendance à se banaliser : des mains jointes célèbrent « La Journée des Nations Unies ». Le nombre de fêtes, de « Journées Internationales » et autres « Jeux Olympiques » se multipliant, il devient difficile de retrouver des éléments iconiques spécifiquement tunisiens, sauf évidemment dans la qualité esthétique des images qui continue à être, dans la plupart des cas, remarquable, ce qui n’est guère étonnant, puisque c’est le même groupe de peintres qui continuent à les produire. Il y a cependant des thèmes qui intéressent la Tunisie de plus près, par exemple celui de l’unité africaine : en 1961, « La Journée de l’Afrique » est saluée par une série de quatre timbres, dont deux, d’El Mekki, sont particulièrement chargés de sens.

Illustration 32

Moc 36 : Bourguiba.

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Dans l’un (ill. 33), une carte schématique de l’Afrique est divisée en deux parties : le Nord, colorée en gris, et le Sud, en mauve. La partie nord porte l’inscription « youm el-Ifriquiyya » (Journée de l’Afrique), signe indiciaire qui rappelle, en premier lieu, que la partie nord (dont la Tunisie) est plus proprement l’« Afrique » des anciens et, en second lieu, qu’il s’agit de la seule partie du Continent qui possède une histoire et des traditions écrites ; l’Afrique noire est représentée par un masque « incrustable », se tournant, les paupières à demi fermées, vers l’Océan Indien. Dans cette unité africaine, on a voulu, de toute évidence, faire ressortir la « différence » entre le Nord et le Sud. La zone du Golfe de Guinée, moins classable, puisque peuplée de Musulmans et d’animistes, bénéficie, si l’on peut dire, d’une certaine neutralité : les pays de cette région forment une cartouche sur laquelle on lit, en toutes petites lettres, « Journée de l’Afrique - Africa Day, 15-4-1961 », autre signe indiciaire qui rappelle la colonisation franco-anglaise sans trop insister. Cependant les deux cornes, qui représentent la côte est et la côte ouest, sont là à la fois pour rappeler des traditions communes, et peut-être aussi pour porter chance à cet organisme naissant.

Illustration 33

Moc 39 : Journée de l’Afrique (El Mekki 1).

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L’autre image (ill. 34) est à la fois plus succincte et plus ambiguë : il s’agit encore de deux mains jointes, auxquelles le peintre a réussi à donner la forme du Continent, mais cette fois-ci l’une est blanche et l’autre noire, la blanche se trouvant au-dessus. S’agit-il là d’un simple hasard, d’une indication géographique, ou bien, encore une fois, de marquer la « différence » ? Cette opposition blanc/noir est présente d’ailleurs dans d’autres timbres, comme celui de Z. Ben Youssef (ill. 35), où un homme blanc donne l’accolade à une femme noire, et dans celui de Ben Abdallah, où un être bicolore serre dans ses bras un modèle de l’Afrique (1962). Il ne nous appartient pas de juger si cette opposition voulue est l’indice d’un désir de se démarquer ou tout simplement de montrer la diversité des cultures « africaines ».

Illustration 34

Moc 39 : Journée de l’Afrique (El Mekki 2).

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Illustration 35

Moc 39 : Journée de l’Afrique (Z. Ben Youssef).

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En 1962 apparaissent de nouvelles versions des armoiries de la Tunisie, des costumes nationaux, une série somptueuse de Ben Abdallah. « La Modernisation du téléphone », thème d’une série de six timbres, ne paraît être une source d’inspiration pour aucun de leurs auteurs, pas plus que « La Journée des Nations Unies », qui fait appel à des artistes étrangers pour la première fois depuis l’Indépendance. Le buste coupé du président (ill. 36), de profil comme sur une monnaie antique, semblerait indiquer que Bourguiba est devenu, en quelque sorte, une institution. Mais la campagne mondiale contre la faim mobilisera de nouveau Ben Abdallah et El Mekki - de manière toutefois fort différente : si l’image du premier, somme toute banale, d’une colombe blanche portant un épi de blé à un globe terrestre relève du cliché (ill. 37), il n’en est pas de même de « la faim », telle qu’elle est représentée par le second (ill. 38) : une silhouette squelettique surmontée d’une tête énorme, qui rappelle les images terribles, rapportées par les journalistes, des enfants des régions ravagées par la famine, le bras en forme de bâton enfournant une cuillère dans une bouche gigantesque, image qui parle au cur et au sens, donnant une impression immédiate de faim à celui qui la regarde. C’est un timbre qui choque, tandis que celui de Ben Abdallah ne nous engage guère. D’un strict point de vue peircien, nous avons affaire, dans un cas comme dans l’autre, à une même classe de signes : ils sont tous deux des légisignes indiciaires dicents. Ils dénoncent (légisignes dicents) la faim dans le monde (indiciaires), mais de deux manières hypoiconiques différentes. Chez El Mekki, l’image est prédominante : elle montre l’horreur de la faim comme on pourrait la ressentir soi-même ; elle est horreur vécue. Chez Ben Abdallah, c’est la métaphore à la limite du cliché qui a le pas. La faim ne prend plus aux tripes, elle est toujours là, mais elle est devenue un objet théorique, en fonction d’images déjà connues et exploitées ou utilisées.

Illustration 36

Moc 42 : Buste de Bourguiba.

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Illustration 37

Moc 42 : Campagne contre la faim (Ben Abdallah).

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Illustration 38

Moc 42 : Campagne contre la faim (El Mekki).

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Le xve anniversaire de la Déclaration de Droits de l’Homme (ill. 39), dans un timbre signé El Mekki, est représenté par une femme, dont la chevelure est formée par l’inscription, en français et en arabe : la tête est en forme de globe terrestre, les yeux, les sourcils et le nez sont représentés par une balance et les globes oculaires ayant pour pupilles le symbole de l’ONU à gauche, l’inscription « Unesco » à droite. Pour marquer l’occasion du Congrès du Néo-Destour à Bizerte, le même artiste utilisera à nouveau une pictographie : un bateau formé par les caractères « Benzert » avançant à toute allure, la fumée sortant de sa cheminée formant la légende « Congrès du Néo-Destour » (ill. 40). En effet, seuls les événements ayant une signification réelle pour la Tunisie semblent susciter l’imagination créatrice des artistes : en 1965, un Foyer des Étudiantes est inauguré, fait que signale El Mekki en dessinant une jeune fille lisant (ill. 41). Celle-ci n’est pas voilée, mais son visage est caché par le livre dans lequel elle est absorbée ; qu’implique cette image, sinon qu’en Tunisie la promotion de la femme est toujours une priorité et qu’elle peut être instruite sans pour autant devenir dévergondée ? Le Festival des Arts Populaires à Carthage est marqué par la simple reproduction d’une monnaie punique qui rappelle l’importance de ce site depuis l’Antiquité, et le 10e anniversaire de l’Indépendance, signalé par trois timbres d’El Mekki encore, dont seul celui de 60 m paraît, de prime abord, présenter un intérêt réel (ill. 42) : il s’agit d’une étrange figure dansant, qui tient à la fois de Salvador Dali et d’Arcimboldo. On pourrait s’étonner de cette manière de célébrer ce 10e anniversaire si le peintre n’avait fourni un signe indiciaire qui permet d’interpréter des icônes juxtaposées, aussi diversifiées qu’insolites : sur ce qui paraît être une partition musicale, on peut lire « Promotion de la culture », alors que les deux autres timbres ne portent pas cette inscription. Le premier montre en effet un bonhomme stylisé, souriant, les bras levés, brandissant un drapeau tunisien : il s’agit ici de progrès politique. Le deuxième célèbre le « développement « économique et technologique. En fait, ces trois timbres forment un ensemble : car, dit le troisième timbre, ces progrès politiques et technologiques ne valent que s’ils servent de support à une culture. Est-ce un hasard si les valeurs des timbres (25 m pour le premier, 40 m pour le deuxième, et 60 m pour le troisième) paraissent correspondre à une sorte d’« argument » ?

Illustration 39

Moc 42 : Droits de l’homme.

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Illustration 40

Moc 43 : Congrès du Néo-Destour.

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Illustration 41

Moc 44 : Foyer des étudiants.

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Illustration 42

Moc 44 : 10e anniversaire de l’Indépendance.

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La qualité esthétique de certains timbres des années 1960 et 1970 demeure souvent remarquable malgré la banalité de leur contenu : la série d’instruments de musique de Ben Abdallah (1969) est une véritable collection de petits chefs-d’œuvre de la miniature (ill. 43). À ce propos, il faut aussi noter les très belles reproductions de mosaïques romaines (ill. 44) (1976 et 1992), voire des tableaux de peintres tunisiens, modernes ou moins modernes : on rend hommage ainsi à Yahia, Abdul, Hédi Khayachi, A. Ben Raïs, A. Debbache, Ali Guermassi, ce qui confirme que pendant cette période (1976-1993), la Tunisie est en train de prendre conscience de ses propres traditions picturales. Mais même ces images apparemment purement « esthétiques » peuvent véhiculer un message : la jolie série de « portails » (ill. 45) d’El Mekki (1988) pourrait paraître à première vue simplement « décorative », mais est-ce vraiment le cas ? car en fait la couleur des portails aussi bien que les motifs, fort divers, formés par les clous, sont des signes. La pictographie inaugurée par El Mekki devient d’un usage courant, les peintres Ali Bellagha, Safia Farhat et d’autres continuent de faire ressortir la beauté des costumes et des objets que Ben Abdallah a été le premier à mettre en valeur; même le tapis de Kairouan, objet pourtant fort banal dans ce pays, a été redécouvert par Yosr Jamoussi dans une série de quatre timbres (1993). Simple signe à destination « touristique », pourrait-on dire ? Nous ne le pensons pas : signe plutôt que la tradition continue.

Illustration 43

Moc cahier 2, p. 50 : Instrument de musique.

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Illustration 44

Moc 61 : Méduse.

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Illustration 45

Moc 86 : Portail.

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Conclusion

Il semblerait, néanmoins, que, comme nous l’avons déjà suggéré, à partir d’une certaine époque, l’iconographie du timbre-poste tunisien révèle de plus en plus une volonté d’internationalisation et de modernisation, à la place de cette affirmation d’une identité spécifique qui caractérisait l’ère « postcoloniale », ce qui est un phénomène parfaitement classique, l’Indépendance est déjà chose faite : la Tunisie commence à connaître les différends, les divergences politiques qui sont le propre de tous les pays, surtout de ceux qui sont passés par la phase de « solidarité » nationale qui précède une accession à l’indépendance. Ces divergences d’option politique n’ont rien de spécifiquement tunisien, et en parler ici serait hors de propos.

Notons simplement, d’une part, qu’il y a de nombreux timbres à caractère politique et, d’autre part, que, pour des raisons économiques, la vocation touristique du pays s’affirme. En outre, le timbre commence à être perçu comme un moyen d’éducation à la vie moderne : la santé et la sécurité deviennent des thèmes courants (ill. 46). Le style du timbre devient plus « moderne » : couleurs vives, voire criardes, qui rappellent parfois la bande dessinée, composition moins recherchée, la complexité symbolique cédant la place à une confusion iconique dont on ne saisit pas toujours la portée. Les femmes d’El Mekki changent de style : elles sont souvent du type « pin-up » à l’américaine : (ill. 47-48) (série de la « jeunesse » et du « changement»). Un message sociopolitique est évident, mais est-ce de l’approbation ? de la caricature ? de l’ironie ? un simple constat ? Il est trop tôt pour en juger. De toute manière, comme nous l’avons fait remarquer, les peintres reviennent toujours sur la continuité de la culture de leur pays, même si le message devient moins subtil et d’une iconicité plus plate et simpliste : après tout, un brûle-parfum est un brûle-parfum, et Ben Abdallah le représente tel quel (ill. 49) (1995). Le seul signe indiciaire de ce timbre, « Le verre manuel », nous rappelle que l’artisanat se porte toujours bien, mais l’icône seule ne nous dit rien - comme toutes les icônes. Une iconicité pure permet au peintre de se retirer dans son atelier et de ne pas s’engager. Peut-être est-ce là, d’ailleurs, le « message ». Ce n’était pas le cas au cours de la période dont nous avons choisi d’analyser ici les diverses représentations iconiques. Mais celles-ci ne véhiculeraient pas de signification pour un lecteur qui ne tiendrait pas compte des representamens indiciaires et symboliques qui les accompagnent.

Illustration 46

Moc 56 : Prévention routière.

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Illustration 47

Moc 85 : 7 novembre 1987 (femme nouveau style).

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Illustration 48

Moc 71 : Statut personnel (femme nouveau style).

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Illustration 49

Moc 101 : Brûle-parfum.

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