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Au terme de leur ouvrage collectif paru en mars 2001, Enjeux des genres dans les écritures contemporaines, où ils montrent la présente instabilité des frontières entre les genres et invitent dès lors, non pas à élaborer de nouvelles typologies, mais à décrire la dynamique de ces relations intergénériques, Robert Dion, Frances Fortier et Élisabeth Haghebaert proposent un modèle qui distingue trois types de processus parmi ces multiples phénomènes d’interaction générique : la différenciation, l’hybridation et la transposition. Ce premier travail ayant surtout porté sur cette « combinatoire » ou ce « métissage » qui définit l’hybridation, tenue pour l’une des caractéristiques majeures de la littérature contemporaine, il s’est alors agi d’étudier de plus près le processus dit de transposition, défini comme « la reprise de traits génériques caractéristiques d’un genre donné dans des œuvres où ils semblent plus inattendus » (2001b : 353-354) : tel est donc l’objet de cette livraison de Protée. Or, entre-temps avait paru à Lille, dans la Revue des Sciences Humaines, un article où je tâchais d’esquisser une « poétique de la transposition » (2001). Il a alors paru intéressant de confronter nos points de vue sur le sujet, mais sommes-nous bien sûrs, sous le même vocable, de parler de la même chose ? Indépendamment de ses divers emplois dans différents champs du savoir (musique, mathématiques, imprimerie, photographie...), et pour s’en tenir aux seules études littéraires, ce terme de transposition est loin d’être univoque. Dans tous les cas, cependant, l’idée est celle d’un transfert d’un plan à un autre, ce passage d’un domaine à un autre impliquant généralement une modification des éléments déplacés. Ainsi définie à la fois comme un emprunt[1] et un écart (Ricœur, 1985 : 26-27), la transposition peut désigner, selon les points de vue :

  1. Pour la rhétorique : Un transfert tropologique (métaphore, métonymie...). Cf. Aristote (1952 : 1457b), Genette (1992 : 41-42), Ricœur (1985 : 24), Durand (1992 : 484).

  2. Pour la poétique : 

    1. Un changement de mode, c’est-à-dire de médium : adaptation scénique ou cinématographique d’un roman, transformation d’une comédie en opéra (Rousset, 1990 : 129), « transposition de l’iconique au verbal » (ibid. : 153-188)[2]. Genette désigne ce type de « transposition » sous le nom de « transmodalisation intermodale » (1982 : 396, 404) ;

    2. le passage d’un genre à un autre : – soit globalement, telle la réécriture des chansons de geste en romans de chevalerie, ou de l’Odyssée en roman (Joyce) ; – soit partiellement, l’autobiographie à la troisième personne, par exemple, reprenant un procédé en principe[3] réservé au roman et à la biographie[4] ;

    3. des changements de registre (de tonalité), « du savant au ludique, du comique au tragique, etc. » (Dion, Fortier et Haghebaert, 2001b : 354 ; cf. Bergson, 1947 : 91-98 et Genette, 1999 : 279-280) ;

    4. toutes sortes de transformations formelles et thématiques d’un texte à l’autre (Genette, 1992)[5], notamment :

      • les déplacements du théâtre de l’action[6] ou translation (ibid. : 292, 432 ; Flaubert, 1922-1925 : vol. ii, 112) ;

      • les changements d’époque ; Genette appelle transpositiondiégétique ou transdiégétisation (1992 : 420) ces glissements spatio-temporels ;

      • la modification des événements, dite transposition pragmatique (ibid. : 418).

  3. Pour la théorie de la fiction : le glissement d’un domaine de validité à un autre, notamment le fait de passer du plan de l’existence à son expression (Cohn parle de « transposition de l’expérience dans le langage » [2001 : 54]) ou d’un monde à un autre (au sens où les philosophes, depuis Leibniz, puis les logiciens opposent le monde réel aux mondes possibles), soit, pour l’essentiel : – l’insertion de la fiction dans la non-fiction ; – le transfert du non-fictif dans la fiction.

Cette dernière conception de la transposition, notons-le, n’est pas réservée aux théoriciens de la fiction. C’est en effet l’un des usages les plus communs du terme de transposition que de référer à l’introduction de données référentielles dans les textes fictionnels. À l’instar de Céline – « Transposez ou c’est la mort ! » (préface à Guignol’s band I) –, le verbe transposer, surtout employé absolument, désigne le plus souvent sous la plume des écrivains eux-mêmes le processus par lequel ils font entrer dans leurs fictions des éléments tirés de la réalité et en particulier de leur vécu, avec les inévitables transformations qu’implique ce transfert (L. Daudet, 1923 ; Mauriac, 1984 : 152 ; Green, 1975 : 1074 et 1081, 1977 : 127 ; Aragon, 1973 : 72, 1972 : 88 ; Malraux, 1976 : 74 ; Robbe-Grillet, 1984 : 194 ; Doubrovsky, 1988 : 73). Cette acception du mot transposition n’étant pas moins courante chez les critiques, à toutes époques (de Fallois, 1973 : 50 ; Tadié, 1971 : 17 ; Nettelbeck, 1976 ; Mercier, 1984 : 1584 ; Godard, 1985 ; Puech, 1985 : 299 ; Lejeune, 1986 : 60 ; Kristeva, 1994 : 126-127), que dans la langue (le dictionnaire lui consacre une entrée propre[7] ), surtout dans l’expression « transposition romanesque », c’est dans ce sens-là que j’ai proposé une « poétique de la transposition » qui entend décrire les processus d’inscription de soi et les transmutations du matériau empirique à l’œuvre dans l’écriture romanesque (2001). Cette transposition conçue comme le transfert de données référentielles, en particulier autobiographiques, dans l’univers du roman, n’est générique qu’en second lieu, car il s’agit d’étudier comment on passe d’un monde à un autre (du monde référentiel au monde fictionnel) plutôt que d’un genre à un autre. Dans ses recherches sur la dynamique intergénérique, l’équipe du Centre de recherche en littérature québécoise (CRELIQ) intègre toutefois cette version de la transposition comme « changement de domaine de validité », pour citer Fortier et Saint-Gelais, qui en donnent comme exemple l’« intrusion de la fiction dans le biographique » (2002)[8]. Pour rapprocher davantage encore nos points de vue, je me propose ici de revenir sur cette question générale de la transposition du vécu dans le roman en l’abordant sous un angle générique. Mon propos portera moins sur l’intrusion du fictif dans le biographique, dossier désormais fort bien documenté, que sur le processus inverse : l’intrusion du biographique[9] dans la fiction. Face à la présente hégémonie (au moins dans le discours universitaire) de l’autofiction, genre exemplaire de la dérive du biographique vers la fiction, je m’emploierai donc à réhabiliter la notion symétrique de roman autobiographique, à laquelle on a voulu ces derniers temps nier toute pertinence. Où l’on verra que le privilège critique présentement accordé à l’autofiction, loin de se réduire à un débat terminologique, relève d’un fictionnalisme qui se refuse à penser l’hybridité du roman : entendons par là, non sa polyphonie ou son impureté générique – le roman comme « dépotoir » de tous les autres genres (Quignard, 1990 : 72), héritier de la satire ménippée, etc. –, toutes choses bien connues depuis Bakhtine (1970 et 1978), mais l’hybridité ontologique de toute fiction, à cheval entre deux mondes.

Fiction/non-fiction : la politique des barbelés

Ce n’est pas un hasard si cette notion d’hybridité se retrouve au cœur des recherches sur la transposition, que l’on ait en vue les relations intergénériques ou la question des rapports de la fiction au réel. Dans les deux cas, en effet, nous sommes en présence de frontières dont il s’agit de savoir si elles peuvent être franchies, et à quelles conditions. La métaphore biologique de l’hybridité des styles ou des genres, qui date des Romantiques (Hugo, 1976 : 219), suggère un accouplement contre nature, un croisement qui passe outre la barrière des espèces. Si la génétique informe ainsi la réflexion générique, l’image des frontières s’entend aussi plus littéralement, avec ses connotations territoriales. L’un des traits les plus saillants du postmodernisme, admet-on désormais, est d’abolir les frontières entre les discours, d’effacer en particulier la démarcation entre le littéraire et le non-littéraire (Lüsebrink, 2001 : 117 ; Paterson, 2001 : 87), dessinant ainsi un « espace ouvert » (Dion, Fortier et Haghebaert, 2001b : 355). Mais cet openfield offert à notre liberté de mouvement n’agrée pas à tous et il faut compter avec l’administration des douanes. Le dernier ouvrage de Dorrit Cohn, qui montre toute l’actualité du problème, a ainsi pour but, au nom de la poétique, de rétablir les frontières (entre les genres, les discours, le fictionnel et le non fictionnel) que les postmodernes « ont eu la prétention d’effacer » (2001 : 8)[10]. Aux rhétoriciens et autres poéticiens soucieux de délimitations claires, il arrive alors de parler de « fraude » ou de « contrebande », même si c’est parfois ironiquement (Darrieussecq, 1996 : 372)[11]. Tandis que Lejeune va jusqu’à se caricaturer en « garde champêtre vérifiant des papiers d’identité » (1986 : 69), dans Fiction et Diction, dont tout l’effort vise à circonscrire les champs respectifs du fictif (fiction) et du non fictif (diction), du littéraire et du non-littéraire, Genette écrit quant à lui que les « fausses autofictions [...] ne sont “ fictions ” que pour la douane » (1991 : 86-87).

Ces métaphores filées ne sont pas si anodines qu’elles en ont l’air. Pavel, lui-même immigré roumain en France puis aux États-Unis, combine – non sans provocation – l’image du métissage et celle des barrières frontalières pour caractériser sous les noms de ségrégationniste et d’intégrationniste deux positions critiques antinomiques relativement à la question générale de la référentialité de la fiction. Pavel est résolument intégrationniste : il n’y a pas pour lui de frontière infranchissable entre la fiction et la non-fiction. Dans La Comédie humaine, par exemple, on croise des personnages dont chacun sait bien qu’ils ont existé : Benjamin Constant, Louis xviii, Napoléon..., transfuges du monde réel que Pavel (1988 : 41), après Parsons (1980), appelle justement des migrants, par opposition aux autochtones, qui sont chez eux dans la fiction : déplacement (transfert, transposition) d’un monde à l’autre, comme il y a des déplacements de populations.

Cette position, qui revient à reconnaître des degrés entre l’univers référentiel (qui est) et l’univers de la fiction (qui n’est pas), Pavel la qualifie de tolérance ontologique. Mais d’aucuns – les ségrégationnistes – sont moins ouverts, qui tiennent pour la pureté de la fiction, où ne saurait entrer aucun élément étranger (c’est-à-dire d’origine référentielle). Ce refus d’admettre tout passage d’un domaine à l’autre, c’est-à-dire toute hybridation, s’est longtemps observé sur le plan générique : si les classiques méprisaient le roman, ce n’est pas seulement qu’il fût sans règles, c’est aussi qu’il s’agissait d’un « bâtard » (Chénetier, 1988 : 15-16). Il reste que la transgression des limites génériques ne fait aujourd’hui plus guère débat, se confondant avec la modernité littéraire – d’où, d’ailleurs, la présente hégémonie du roman dans nos sociétés démocratiques. Mais cette tolérance générale quant aux frontières entre les genres ne se retrouve nullement quand il s’agit d’établir une ligne de barbelés entre la fiction et la non-fiction : voici alors que se dressent, de toutes parts, les chevaux de frise ségrégationnistes face au cheval de Troie des intégrationnistes.

Il semble en effet que notre postmodernité, sur ce terrain, soit restée campée sur les positions des modernes, décidés par-dessus tout à se garder du biographisme positiviste des précédentes générations, lesquelles s’employaient à identifier derrière chaque élément romanesque quelque source réelle, quelque « modèle » qui en donnerait la « clef » (Adam, 1952 ; Germain, 1953). À la vieille école, l’immanentisme de la « Nouvelle Critique » devait d’ailleurs porter deux coups, déniant au roman, univers autonome purement verbal, à la fois toute dimension autobiographique[12] – le narrateur s’installant à la place de l’auteur assassiné (Barthes, 1984 ; Foucault, 1969) – et toute portée référentielle[13].

Le résultat de cette politique d’apartheid[14] et du tabou antiréférentiel des formalistes demeure l’incapacité à penser l’hétérogénéité – l’impureté – de la fiction. L’embarras de Genette à cet égard est paradigmatique : lui qui n’avait pas été le dernier à dénoncer, en son temps, l’auteur comme une « illusion biographique » (1976 : 156), persiste à tenir la fiction pour un sanctuaire. Genette a beau dénoncer « l’étroitesse insupportable de la position » (1991 : 20) selon laquelle une « frontière infranchissable [...] sépare la narration fictionnelle de l’énoncé de réalité » (Hamburger, 1957 : 208), et concéder que « le “ discours de fiction ” est en fait un patchwork, ou un amalgame plus ou moins homogénéisé, d’éléments empruntés pour la plupart à la réalité » (Genette, 1991 : 59-60)[15], il n’en maintient pas moins le dogme d’une intransitivité de la fiction (37). Dans la perspective d’une séparation des discours (et des univers) informée conjointement par la narratologie, la théorie des actes de langage (Searle) et la philosophie analytique (Goodman), Genette écrit que le texte de fiction dénote un x fictif même lorsqu’il décrit un y réel. À supposer par exemple qu’Illiers soit le « modèle » réel de Combray, ce réel est « fictionnalisé » (59-60), c’est-à-dire qu’il change radicalement de nature. Il en va de même de ces personnages historiques que Parsons appelle des immigrants : 

Le texte de fiction ne conduit à aucune réalité extratextuelle, chaque emprunt qu’il fait (constamment) à la réalité (« Sherlock Holmes habitait 221 B Baker Street » [...]) se transforme en élément de fiction, comme Napoléon dans Guerre et Paix ou Rouen dans Madame Bovary.

Genette, 1991 : 37[16]

En vérité, il y a là un coup de force, sinon une pétition de principe, le caractère fictionnel de Rouen dans Madame Bovary n’étant aucunement démontré, mais seulement postulé[17]. Citant l’incipit de L’Éducation sentimentale, Genette admet en effet que « la fictionnalité » de la Ville-de-Montereau, « probablement fidèle à quelque réalité empirique », « n’est nullement une évidence logique ou sémantique » mais plutôt une convention, qui veut que cet énoncé vaille pour fictionnel (57) – et de renvoyer une nouvelle fois, sur ce point, à la philosophie américaine (Urmson, 1976). Ce purisme hyperfictionnaliste, qui maintient la fiction sous vide d’air, dans une bulle hermétique, et sur lequel même des poéticiens ont pu ironiser[18], conduit ainsi Genette à faire d’À la recherche du temps perdu, roman autobiographique s’il en est, « une pure fiction » (1976 : 61), « quelle que soit la relation entre le contenu de ce récit et la biographie, “ la vie et les opinions ” de son auteur » (Genette, 1991 : 45). Il est vrai que Genette insiste ailleurs (j’y reviendrai) pour faire de la Recherche une autofiction, soulignant par là sa « mixité » générique (1992 : 293, 1987a et b : 278-279, 1999 : 32-33)[19]. Quitte à anticiper un peu, notons que cette question apparaît assurément moins confuse à partir du moment où l’on admet que l’énoncé de réalité et l’énoncé de fiction ne s’excluent pas forcément l’un l’autre. Contrairement à la position ségrégationniste selon laquelle « la fiction [...] n’est pas une question de degré » (Cohn, 2001 : 61), je soutiens en effet qu’entre le récit le plus factuel et la fiction la plus débridée il existe toute une gamme de référentialité, et que celle-ci doit donc se penser en termes de degrés et non de « tout ou rien »[20]. De même que la transposition générique est faite de « glissements » (Dion, Fortier et Haghebaert, 2001a : 18), de même la transposition romanesque est graduelle (un roman pouvant être, selon les cas, plus ou moins autobiographique) et impose qu’on rende compte des rapports de la fiction au réel suivant un modèle transitionnel.

J’ai noté plus haut que la tolérance générique n’a pas forcément pour corollaire une semblable tolérance sur le plan ontologique. Faire preuve de souplesse vis-à-vis des classifications rhétoriciennes n’empêche pas de tenir, avec une rigidité opiniâtre, pour l’axiomatique antiréférentielle, ce paradoxe suggérant que la dichotomie pavelienne entre ségrégationnistes et intégrationnistes est moins manichéenne qu’on pourrait le croire. De cette distribution assez retorse des termes du débat et de ses acteurs témoigne encore la version soft de ce fictionnalisme dont Genette, à son corps défendant, vient d’incarner ci-dessus la version hard. Cette fois, on veut bien convenir que les cloisons du fictif et du non fictif ne sont pas étanches et que l’un peut par conséquent contaminer l’autre, mais, curieusement, la voie ainsi ouverte se révèle à sens unique : car on s’est surtout employé, ces dernières années, à souligner, voire à dénoncer, l’immixtion de la fiction dans les genres narratifs dont elle est en principe exclue – histoire, autobiographie (Bourdieu, 1986), biographie... –, sans s’interroger avec la même fougue sur le processus inverse : la transposition romanesque d’un vécu, l’insertion de données empiriques dans l’univers de la fiction. Cette position intermédiaire est notamment le fait du déconstructivisme poststructuraliste, qui tend à faire basculer dans la fiction toutes sortes de discours (Cohn, 2001 : 7). Si on considère, par exemple, à propos du statut générique de la Recherche, que « la distinction entre fiction et autobiographie [...] est indécidable » (de Man, 1979 : 921) – indécidable qui est d’ailleurs devenu l’un des lieux communs d’une certaine critique actuelle –, c’est en fin de compte pour ajouter que le « je » proustien est constitutivement vide de tout sens référentiel (Barthes, 1984 : 318). Le résultat est qu’on a par la suite beaucoup traité de la fictionnalité de l’autobiographie (Eakin, 1985 et 1992 ; Calle-Gruber et Rothe, 1989 ; Buisine et Dodille, 1991 ; Viart, 2001), mais qu’on ne s’est guère intéressé à la dimension autobiographique du roman. D’où la vogue du concept d’autofiction, dont le principal intérêt est en effet de mettre en évidence l’inévitable processus de fictionnalisation à l’œuvre dans tout récit de soi (Darrieussecq[21], 1996, après Doubrovsky, 1988, 1991 et 1993), ce néo-panfictionnalisme plus ou moins masqué étant finalement conduit à sacrifier à ladite autofiction la notion même de roman autobiographique.

Le roman autobiographique, « fléau du discours critique » ?

À la tête de ce combat livré contre ce qu’on appelait naguère le « roman personnel », nous trouvons notamment Jacques Lecarme[22]. L’une des convictions les plus fortes de Lecarme est en effet de considérer l’expression de « roman autobiographique » – appliquée, par exemple à L’Éducation sentimentale, comme une notion « absurde » (1998), véritable « fléau du discours critique », qu’il rêve d’« éradiquer » et dont il espère « l’extinction prochaine » (Lecarme et Lecarme-Tabone, 1997 : 24). Une telle vigueur dans l’attaque mérite assurément examen. Pour Lecarme, il faut distinguer d’un côté le roman et de l’autre l’autobiographie, l’intervalle étant rempli par ce qu’il appelle « l’espace autofiction » (1997a). Cette position, qui fait droit à une « population nomade de textes » que la poétique taxinomique aurait du mal à penser, semble devoir ranger son défenseur parmi les partisans d’une « transition graduelle » entre les énoncés fictifs et non fictifs, suivant le modèle intégrationniste. Or rien n’est moins sûr. Se référant explicitement à Pavel, Lecarme semble plutôt se rallier aux « ségrégationnistes, pour qui le genre autobiographique a sa légitimité et son autonomie », le tort des intégrationnistes étant selon lui de voir dans « toute autobiographie [...] une manière de fiction » (1993 : 232-233), c’est-à-dire de donner dans le « panfictionnalisme » (242)[23]. S’il défend ce « récit hybride » (234) qu’est l’autofiction et admet son pacte équivoque (242), en spécialiste de l’autobiographie Lecarme reste inflexible sur le principe de non-contradiction (l’univocité) des pactes : le tort du roman autobiographique est d’être une notion « contradictoire » (1997a), un récit comme L’Amant de Duras, au statut indécis, devant être lu « soit comme un roman soit comme une autobiographie » (Lecarme et Lecarme-Tabone, 1997 : 25). Au fond, la tolérance générique (l’autofiction, genre intermédiaire) se heurte ici à une intolérance ontologique de type ségrégationniste, qui maintient une fracture radicale entre la fiction et la non-fiction. C’est pourquoi Cohn tient elle aussi pour intenable l’hypothèse d’un roman autobiographique : 

[...] Les récits à la première personne ne sont en général ni écrits ni lus comme des demi-autobiographies ou des demi-romans ; ils sont proposés et reçus soit comme l’un soit comme l’autre [...].

2001 : 60

Du reste, ajoutent Lecarme et Lecarme-Tabone, qu’est-ce que la vérité d’un roman, « fiction sans référent » ? Comment admettre qu’« une vérité quelconque sur la personne de l’auteur [puisse] émaner d’un roman » ? Une fois banni le roman autobiographique, sur la base de ces lieux communs formalistes, il ne reste plus alors, en toute logique, qu’à déclarer zone interdite l’« espace autobiographique » qu’avait défini Lejeune (1975 : 41-43, 165-172) et qui « impliquerait dans l’œuvre de tel ou tel auteur des interférences entre l’autobiographie et le roman », conduisant à lire « sur le mode autobiographique des fictions avouées » (Lecarme et Lecarme-Tabone, 1997 : 34). Comme si sa véhémence n’y suffisait pas, Lecarme recourt enfin, pour nous convaincre, à ce qui ressemble à un argument d’autorité en assurant – mais sans références – que Lejeune lui-même n’est pas moins hostile au roman autobiographique, dont il aurait montré « toute la vanité il y a belle lurette » (1997a). Ce serait notamment « l’un des grands mérites » de la fameuse « définition inaugurale » de l’autobiographie par Lejeune que d’avoir permis « de réfuter, sinon d’éradiquer le redoutable “ roman autobiographique ” » (Lecarme et Lecarme-Tabone, 1997 : 23-24). Or si Lejeune, en 1975, trouve dommageable, sur le plan du « vocabulaire », l’expression « roman autobiographique », « trop proche du mot “ autobiographie ” » (36), il n’en récuse ni la réalité ni le concept, en donnant même une définition (25). Dans ses travaux ultérieurs, et jusqu’aux plus récents, il ne m’apparaît pas non plus qu’il se soit raidi sur ce point, continuant à parler de « roman autobiographique » (1986 : 24), d’« espace autobiographique » (1993 : 42, etc.) et de « roman personnel », objet sur la construction duquel, indique-t-il avec son enthousiasme habituel, « il y aurait une étude épistémologique à faire » (1998 : 20).

Si je tiens pour ma part à sauver de cet ostracisme la notion de roman autobiographique, c’est qu’il est par excellence le genre où s’exercent les processus de transfert fictionnel des données de l’existence. Roman « personnel » et transposition du vécu sont indissociables, on ne saurait admettre l’un sans l’autre, et c’est donc dans l’intérêt de la seconde que je vais m’attacher à montrer la légitimité du premier. Auparavant, il faut toutefois souligner que les enjeux de ce débat ne sont pas strictement scientifiques et qu’ils dépassent le seul cadre universitaire. La controverse à rebondissements sur l’autofiction n’est pas seulement l’affaire de savants – logiciens, narratologues, théoriciens de l’art et autres philosophes du langage. Lecarme se place d’ailleurs volontiers sur le terrain plus ouvert de la vie culturelle, débattant avec les journalistes et les écrivains. Le problème n’est plus alors de déterminer le statut pragmatique des discours feints versus factuels, ou les critères formels propres à classer les genres narratifs au regard de leur mode de référentialité (comme chez Cohn, 2001 : 35-63, par exemple), mais de décider, entre la littérature d’imagination et la veine autobiographique, laquelle des deux est la plus légitime et doit prévaloir sur l’autre : la discussion se déplace du plan théorique au plan axiologique – sinon idéologique – des valeurs, prenant du même coup un tour plus polémique.

Il est assez piquant que cette controverse sur le privilège à accorder ou non, en matière littéraire, à la fiction ait opposé, entre autres, Lecarme (1997b : 37) et Genette (1999 : 30-33), le premier accusant le second de mépriser l’autobiographie, comme s’il ne pouvait « y avoir de vraie littérature en dehors de la fiction » (1997a). Et Genette de s’étonner, en retour, de ce sentiment de persécution qui voit surgir de tous côtés « l’hydre anti-autobiographique », comme l’appelle Lecarme dans un collectif lui-même intitulé L’Autobiographie en procès (Lejeune, 1997) et suivi de Pour l’autobiographie (Lejeune, 1998). On n’aura garde, bien sûr, de s’engager dans cette discussion passablement oiseuse sur la valeur comparée de l’autobiographie et du roman – discussion dont on peut du reste rappeler qu’elle ne date pas d’hier, remontant au moins, comme on sait, à Thibaudet (1922), sinon à Brunetière (1888) –, pour lui préférer une question à mon sens plus pertinente (en tant qu’elle met en jeu la transposition), celle de la place du biographique dans le roman. Le roman est-il oui ou non œuvre d’imagination ? Et à supposer que le romancier s’inspire de son vécu (au lieu d’imaginer), dans quelle mesure doit-il réélaborer ce matériau, le transformer ? Bref, peut-on ou non romancer ?

Ce débat-là non plus n’est pas neuf, qui renvoie au vieux thème de l’impersonnalité en art, mais il a resurgi depuis une quinzaine d’années avec une acuité nouvelle, due à l’expansion manifeste du biographique dans nos lettres, sous toutes ses formes. D’un côté, il y a ceux qui considèrent, pour le déplorer, que la fiction continue à jouir de tous les prestiges[24]. À l’instar de Lecarme dénonçant ce qu’il pense être « l’empire exclusif du roman » (1997a), C. Donner, dans un manifeste au titre sans ambiguïté (Contre l’imagination, 1998), s’est ainsi attaqué aux travestissements qu’on s’obstine selon lui à réclamer de l’écrivain. Avec l’imagination, dont le « poison infeste la littérature » (9), c’est du même coup la transposition romanesque qui est visée, car Donner ironise à la fois sur les auteurs qui, plongeant « dans leur propre aventure » pour nourrir leur récit, s’empressent de s’en détacher (15), et sur une certaine critique pour laquelle c’est cet écart biographique qui donnerait son prix au roman : 

Les romans sont peuplés de ces pauvres hères qu’on essaie tant bien que mal de récupérer, de « rattacher à leur auteur » [...] : tel personnage [...], d’où vient-il, qu’était-il « en réalité ». On estime alors la grandeur d’une œuvre à la distance que l’auteur a su mettre entre lui et ses livres. Par l’étude de cette distorsion, on croit évaluer le travail de l’écrivain [...].

62-63

À dire vrai, Donner me semble se battre contre des moulins et être en retard d’une guerre. Car il n’est plus personne aujourd’hui pour contester qu’un romancier écrive avec ce qu’Annie Ernaux appelle sa « réalité personnelle » (1993 : 220). Les tenants d’un art impersonnel ayant depuis longtemps rendu les armes, l’autobiographisme ambiant (diagnostiqué par Lejeune dès 1980 : 315) ne trouve plus face à lui que quelques intellectuels d’autant plus amers qu’ils sont isolés[25]. Ceux-ci n’entendent pourtant pas contester la légitimité de l’autobiographie (comme genre), ni même l’inspiration manifestement autobiographique de la plupart des romans actuels, qui est un fait, mais déplorent seulement la littéralité de cette écriture de soi, et s’agacent de la vulgarité, ce grand dépoitraillage que rien ne vient transcender (Aragon appelle les « contempteurs » du roman des « espèces de nudistes » [1972 : 150]). Comment taxer Kundera d’« anti-autobiographisme primaire » (Lecarme, 1993 : 233) quand il constate simplement qu’il est difficile au romancier d’aujourd’hui de disparaître derrière son œuvre (1986 : 191-192), reconnaît que l’écrivain construit son texte avec les morceaux de sa vie (1986 : 180 ; 1993 : 308), mais qu’un roman ne saurait pour autant se réduire à une confession de l’auteur (1986 : 43), ni la littérature aux platitudes de l’aveu et du témoignage graphomane (1979, 1993 : 173) ? Du roman, la visée référentielle n’est pas niée, Kundera soulignant sa valeur phénoménologique et existentielle (1986 : 50-63), mais si la transposition est bien un transfert du monde référentiel vers la fiction, elle doit demeurer un transfert et un écart. C’est cet écart que Kundera défend, l’imagination transformant ce que le « romancier puise bon gré mal gré dans sa vie » (1993 : 308)[26].

Ce n’est pas seulement dans la production littéraire que le biographique a défait l’empire du romanesque, c’est aussi sur le terrain idéologique : le discours dominant a changé. Nous vivons aujourd’hui toutes les conséquences du séisme de 1984, quand parut L’Amant et que Robbe-Grillet, avec son sens inégalable des formules médiatiques – « je n’ai jamais parlé d’autre chose que de moi » (1984 : 10) –, décréta l’hégémonie de l’ego, donnant le mot d’ordre d’une nouvelle époque. Car cette boutade fut aussi une trahison, un passage à l’ennemi ; l’abandon de la modernité pour la postmodernité, comme on l’a souvent dit ; mais aussi, du même coup, abdication de la littérature lettrée devant la culture de masse[27]. Non pas que Robbe-Grillet soit devenu du jour au lendemain plus facile à lire, ni qu’il ait été dès l’origine admis au sein des belles-lettres – tant s’en faut. Mais voici qu’avec Duras il franchissait la ligne invisible, sinon intangible, qui jusqu’alors séparait la fiction de la non-fiction. À l’époque où l’on ne parlait pas encore d’« auteur implicite », les écrivains, à défaut de toujours y croire, jugeaient malgré tout nécessaire à leur dignité de fustiger ce que Flaubert appelle « la rumination perpétuelle de sa propre personnalité » (1922-1925 : i, 438), et de proscrire, comme dit Balzac, toute « promiscuité » du « personnel » et du « fictif » (1978 : 915)[28]. Du temps des modernes, les néo-romanciers et les néo-universitaires avaient ensuite fondé leur alliance objective sur la fameuse dissociation de l’auteur et du narrateur. Mais, à présent, les écrivains trahissaient les clercs pour les médias, eux-mêmes relais d’une curiosité sociale grandissante pour la personne de l’auteur[29]. Bientôt celui-ci serait partout, à la télévision comme dans son texte – et dans son texte parce qu’à la télévision, comme l’a montré Lejeune dès 1980 (1980 : 315 ; 1986 : 87-99). Ainsi s’annonçait notre littérature du « moi, je » où désormais « il faut confondre le narrateur et l’écrivain » (C. Angot)[30].

Le collapsus était double, qui instaura une double confusion, générique et ontologique : confusion des genres, quand un roman (L’Amant) peut être lu comme une autobiographie ; confusion des mondes, quand la demande biographique réduit la fiction à la non-fiction – au vécu. Rien de moins « ségrégationniste », en somme, que la culture postmoderne.

En définitive, la controverse actuelle sur les droits respectifs de l’imagination et de l’autobiographique dans le roman ne serait pas si vive si elle n’était qu’esthétique. Mais elle a aussi une dimension idéologique et éthique[31]. Idéologique, on vient de le voir, en ce qu’elle oppose les « masses » à une « élite » de plus en plus restreinte et volontiers tenue pour réactionnaire. Éthique, enfin, parce que le règne présent de l’antifiction, avec sa propension au déboutonnage, apparaît comme une désublimation (Petit, 1999), où le sublime en question est à la fois d’ordre stylistique et psychanalytique. Est-ce un hasard si l’on parle depuis peu, sans rire, de « pulsion autobiographique »[32], comme si l’écriture était tout entière livrée aux forces incontrôlées de l’instinct ? Or, transposer, c’est en principe transmuer son expérience, c’est, sinon toujours la transfigurer, du moins la styliser en l’éclairant sous le « rayon spécial » de la fiction, c’est l’arracher au prosaïsme des jours ordinaires pour lui donner un relief inaccoutumé, celui, au choix, du romanesque, du lyrique, du fantastique, du légendaire, de l’élégie, du cocasse, etc. Sans ce « travestissement de l’écriture par le chant », comme Aragon appelle la transposition (1971 : 585) – Nabokov parle de pouvoir d’enchantement : shamantsvo –, un art cantonné dans le « monadisme » du sujet « menace à tout instant de basculer dans l’immonde » (Mattéi, 1999 : 207). « Des caractères réels qu’il a copiés », il faut qu’un auteur, dit Balzac, fasse des « personnages épiques » qui « en relèvent la vulgarité » ; sans quoi, « il n’y aurait plus ni art ni littérature », seulement « le vrai dans sa pureté » – « horrible » et « ignoble » (1976 : 964). Et de fait, la présente soumission à l’autobiographique, observe Marc Petit, donne dans le nombrilisme, le ressassement de l’œdipe, voire le « hard-crade », cette variante à la mode d’un naturalisme plus vivant que jamais – autant de traits qui définissent un nouveau kitsch (Petit, 1999)[33].

Genèse du roman : notules

Les enjeux généraux du débat sur la place de la fiction dans le roman et sur l’exigence de transposition ainsi rappelés, il est temps d’en venir à la question de la pertinence théorique de la notion de roman autobiographique, dont la légitimité me semble pouvoir être établie sur le double plan de la genèse des textes et de leur réception, c’est-à-dire aussi bien dans les faits (quant à la pratique créatrice) qu’en droit (dans la perspective contractuelle des pactes).

Le premier point, qui est le plus facile à établir, souligne combien il est fréquent que les écrivains s’inspirent de leur vécu, quand bien même ils écrivent des œuvres statutairement tenues pour fictionnelles, comme le roman. Pour reconnaître cette insertion du biographique dans le roman, il faut commencer par admettre que les transferts du monde référentiel vers le monde de la fiction sont monnaie courante, qu’il s’agisse du décor du roman (géographie), de ses personnages (prosopographie) ou des événements eux-mêmes (plan dramatique[34]). De façon générale, l’inspiration du romancier est ainsi fondée sur des données empiriques, sur les lieux, les gens qu’il a connus et tout ce que Mauriac appelle « cette immense réserve d’images et de souvenirs que la vie a accumulés en lui » (1984 : 100). En ce sens-là, tous les romans sont « personnels », sauf ceux qui sont de facture industrielle[35]. Mais le roman autobiographique ne commence qu’à partir du moment où l’auteur fait le récit plus ou moins romancé d’événements tirés de sa propre vie.

Pour se convaincre qu’un tel processus n’est pas exceptionnel, qui voit le romancier emprunter à son vécu dont la fiction remodèle ensuite le matériau par une dynamique qui est précisément celle de la transposition, peut-on s’en rapporter aux témoignages des écrivains eux-mêmes ? Malgré une tendance générale à la dénégation qui s’explique par le souci de ne point se livrer[36] et par le préjugé favorable dont a longtemps joui l’imagination, leurs aveux en la matière abondent[37] et sont d’autant plus dignes de foi qu’ils ne paraissent guère, en l’occurrence, dictés par quelque stratégie d’auteur qui impliquerait qu’on les entende à rebours. Cela est encore plus vrai des néo-romanciers, guère soupçonnables de tentation autobiographique, et qui pourtant n’avaient pas attendu les tonitruantes déclarations du Robbe-Grillet de 1984 pour affirmer que l’écrivain parle toujours de soi, même s’il n’abuse plus personne « à débiter parcimonieusement des parcelles de lui-même » entre les personnages (Sarraute, 1987 : 71-72), ces personnages construits, « qu’il le veuille ou non, le sache ou non, à partir des éléments de sa propre vie » (Butor, 1992 : 74).

Du côté de la critique, d’autre part, la notion de roman autobiographique apparaît-elle si aberrante ? Pour les tenants de l’ancien biographisme hérité du xixe siècle, évidemment pas, puisque tout son travail d’enquête – on le lui a assez reproché – consistait justement à ramener la fiction à ses sources réelles[38]. Mais les textualistes eux-mêmes, quand bien même ils maintenaient par principe l’absolu de la fiction et sa vacuité référentielle, n’ont pu aller jusqu’à étendre la validité de cet axiome jusqu’au niveau de la genèse textuelle. Même s’ils n’en conviennent que du bout des lèvres, nos anciens modernes ne contestent plus qu’il entre des données autobiographiques dans l’élaboration d’un roman. On voit ainsi Grivel, théoricien s’il en fut de l’illusion référentielle (1973), assurer à présent qu’il y a de l’autobiographique à la base de toute écriture, et qu’à partir de ce fonds « infragénérique » on « peut en rester à l’autobiographique ou bien choisir d’aller au-delà, vers des supports fictionnels (que nous appelons romans, récits, nouvelles, etc.) » (dans Calle-Gruber et Rothe, 1989 : 237) ; en somme, avant d’être un écart, la fiction est un transfert. Quant à Genette, s’il oppose l’autobiographie à « la pure fiction », c’est pour se reprendre aussitôt, ajoutant à la dite fiction des guillemets, un point d’interrogation et cette note : 

Ce point d’interrogation tient au fait, évident pour tous, que toute fiction comporte, et se nourrit, d’innombrables éléments de « réalité » – entre autres autobiographiques, comme les critiques en mal de copie, et plus encore les interviewers en peine de questions, ne se lassent pas de le soupçonner.

1999 : 33

On met forcément quelque mauvaise humeur à reconnaître qu’on a nié l’évidence, aussi est-ce encore dans une note qu’il est question « des traits autobiographiques de la Recherche », définis comme les points « commun[s] à Proust et à Marcel »[39] (1999 : 293). Et c’est toujours en bas de page et petits caractères que Cohn admet « que toute fiction est autobiographique » à des degrés divers (2001 : 53). Ce qui justifie de rejeter ces concessions au biographisme dans le paratexte du métatexte, c’est, il est vrai, qu’elles sont marginales par rapport aux bases épistémologiques du formalisme et à la perspective critique habituellement adoptée par le poéticien. Introduisant des « données extra-textuelles » dans son commentaire de Proust pour réfuter une analyse de Riffaterre [Riffaterre, 1990] (car on trouve toujours plus formaliste que soi), Genette, sans prendre parti dans « le débat [...] entre genèse et structure », conclut sur la nécessité, pour le critique, d’indiquer si son approche est « structurale ou génétique, si elle porte sur le texte brut ou sur son procès d’élaboration » (1999 : 294-296). Bien que la poétique se soit définie dès l’origine, avec Todorov, comme une approche « interne » de la littérature, elle ne s’est en effet que rarement appuyée sur la génétique des textes (qui lui est d’ailleurs postérieure), sans doute parce que celle-ci s’en tient aux œuvres particulières, alors que l’objectif déclaré du poéticien est « l’établissement de lois générales » et non « la description de l’œuvre singulière ». Ce vœu d’abstraction de la poétique, qui entendait se préoccuper « de la littérature possible » plus que de « la littérature réelle » (Todorov, 1973 : 18-20), l’a conduite à négliger l’étude des avant-textes alors même qu’elle se voulait la science de « tout ce qui a trait à la création et à la composition » (Valéry, 1945 : 291, cité par Todorov, 1973 : 20) des œuvres littéraires[40]. D’où le recours au terme de poïétique, discipline encore virtuelle dont le but serait justement d’étudier la dynamique de la genèse littéraire, comme la génétique, mais avec l’ambition d’établir, comme la poétique, les « lois générales qui président à la naissance de chaque œuvre » – celles de la transposition, par exemple[41].

Ce serait bien sûr à une telle discipline, en définitive, de prendre la mesure des emprunts autobiographiques dans la genèse du roman et, au-delà de la simple « évidence » dont parle Genette, de montrer qu’il y a là un processus effectif, sinon majeur, de la dynamique créatrice. En attendant, telle note de régie – « Félicie + une certaine Marie + une autre vieille servante d’Illiers = Françoise »[42] – et, de façon générale, un simple examen des matériaux (brouillons, esquisses, carnets...) rendus accessibles grâce aux éditions critiques et aux dossiers génétiques que nous devons à la philologie littéraire suffisent à nous renseigner, en dehors de toute « illusion biographique », sur la réalité de cette pratique d’écriture.

Ainsi la légitimité de la notion de roman autobiographique peut-elle être établie, pour commencer, du point de vue de sa genèse. En termes narratologiques, cette apparente entorse à l’axiomatique fictionnaliste pourrait alors se formuler sur la base d’une distinction entre fictif et fictionnel, la fictionnalité relevant d’une pragmatique fondée sur l’énonciation (pactes génériques), tandis que le jugement de « fictivité » implique la prise en compte du monde référentiel. Par exemple, un roman historique comme les Mémoires d’Hadrien relève certes du fictionnel (la signature de Yourcenar ainsi que les Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien » joints au texte interdisant d’y voir une autobiographie authentique qui aurait été rédigée par l’empereur lui-même), mais la longue Note où l’auteur énumère ses sources et affirme sa « fidélité aux faits » souligne en même temps combien ce récit s’attache à être véridique. En somme, tout n’est pas forcément fictif dans le fictionnel : on voit ici combien cette dichotomie du fictionnel et du fictif, pour n’être pas nouvelle (cf. Riffaterre, 1990 : 1 ; Pavel, 1992 : 18), n’en est pas moins essentielle à la résolution des problèmes ici discutés. Lejeune a du reste montré depuis longtemps, à propos de l’autobiographie, la nécessaire dissociation du contrat et de son contenu[43]  : ce n’est pas parce que l’autobiographie repose sur un pacte de non-fictionnalité que pour autant tout y soit véridique (non fictif). Inversement, nous dirons que le pacte fictionnel du roman n’implique pas pour autant que tout, sur le fond, y soit fictif (romans historiques, autobiographiques, fidèles sans être exacts...)[44]. On peut dire, en d’autres termes, qu’il y a des fictions véridiques : 

Une fiction autobiographique peut se trouver « exacte », le personnage ressemblant à l’auteur ; une autobiographie peut être « inexacte », le personnage présenté différant de l’auteur : ce sont là questions de fait [...], – qui ne changent rien aux questions de droit, c’est-à-dire au type de contrat passé entre l’auteur et le lecteur.

Lejeune, 1975 : 26

En fondant la fictionnalité du récit sur la dissociation de l’auteur et du narrateur, Genette peut ajouter, de même, que « la véridicité éventuelle du récit n’interdit » nullement « le diagnostic de fictionnalité », lequel demeure valide « quelle que soit la teneur (véridique ou non) du récit, ou, si l’on préfère, quel que soit le caractère, fictif ou non, de l’histoire ». En somme, selon Genette, qui se réfère à B. Herrnstein Smith, le récit est fictionnel à partir du moment où sa narration (« l’acte de rapporter les événements, l’acte de décrire des personnes et de se référer à des lieux » [Smith, 1978 : 29]) est fictive, mais il n’est fictif que si l’histoire rapportée l’est aussi (Genette, 1991 : 81-83). Cette position orthodoxe est aussi, on l’a noté, celle de Cohn, qui y introduit toutefois quelque souplesse, peut-être sous l’influence de son « ami » Pavel (2001 : 10) : partant d’un exemple que nous avons déjà rencontré chez Genette, l’incipit de L’Éducation sentimentale, elle indique en effet que « le caractère non référentiel de la fiction n’implique pas qu’elle ne puisse pas se rapporter au monde réel, extérieur au texte, mais uniquement qu’elle ne se rapporte pas obligatoirement à lui », ni « exclusivement à lui » (31)[45].

Fragilités de la poétique contractuelle

Si la pertinence de la notion de roman autobiographique peut donc bien être établie dans les faits, en considérant la genèse des textes et le degré de fidélité référentielle du récit, il paraît plus délicat de l’établir aussi en droit, c’est-à-dire dans la perspective contractuelle des pactes. C’est de ce point de vue que la contradiction entre le substantif, roman, et l’épithète, autobiographique, semble la plus insupportable à Lecarme, les deux pactes, romanesque et autobiographique, devant en principe s’exclure (cf. Godard, 1985 : 376 ; Cohn, 2001 : 60). Peut-être est-ce d’ailleurs surtout l’adjectif qui indispose ? Lejeune avait d’emblée noté que « “ roman autobiographique ” est trop proche du mot “ autobiographie ” » pour ne pas être source de confusions (1975 : 36 ; 1986 : 19). Autobiographique peut en effet renvoyer soit à l’autobiographie comme genre, soit, plus largement, à l’autobiographique comme matériau. C’est pour lever cette équivoque que Lecarme estime nécessaire de s’en tenir à la première acception, la plus étroite. Pour lui, « tous les romans » qu’on « s’obstine à nommer autobiographiques » le sont « par une contradiction dans les termes », car « il suffit que le nom de l’auteur et le nom du protagoniste diffèrent pour que nous soyons dans le roman pur et simple » (1993 : 236). Aussi vaudrait-il mieux parler, à tout prendre, de « roman personnel » (Lecarme et Lecarme-Tabone, 1997 : 24 ; Lejeune, 1975 : 14). Mais outre le fait que cette appellation semble réservée à des récits homodiégétiques (Lejeune, 1975 : 25) – ce que ne sont pas, tant s’en faut, tous les romans autobiographiques (L’Éducation sentimentale, La Voie royale, Un barrage contre le Pacifique...) –, dans l’expression courante de roman autobiographique, le mot autobiographique n’a jamais voulu dire : « qui concerne l’autobiographie (en tant que genre) », mais : « qui renvoie à la vie de l’auteur », et c’est dans ce sens-là qu’on peut désigner Le Mystère Frontenac, par exemple, comme le « roman le plus autobiographique » de Mauriac (Le Gendre, 1999).

En vérité, cette crispation terminologique participe d’une vigilance de poéticien vis-à-vis des étiquettes génériques et des discriminations contractuelles. Or il n’est pas sûr que la fameuse distinction du pacte romanesque et du pacte autobiographique soit si intangible (pas plus que l’antinomie toute théorique du factuel et du fictionnel). Il n’est certes pas question ici de nier la pertinence du concept narratologique de pacte, qui s’est notamment avéré si lumineux pour l’identification générique de l’autobiographie. Chacun s’accorde en outre aujourd’hui pour penser que les phénomènes actuels d’hybridation ou de transposition entre les genres – processus qui ne sont d’ailleurs pas nouveaux – n’impliquent pas de renoncer à délimiter des catégories génériques distinctes. Sans remettre en cause ce que Lejeune a appelé lui-même, avec ironie, son « jardin à la française » (1993 : 5), il n’en reste pas moins nécessaire de souligner, après d’autres, les fragilités de cette poétique contractuelle. Car au fond, aucune des parties contractantes ne semble vraiment tenue par ce fameux pacte, ni l’auteur, ni le lecteur. Au premier, il arrive souvent, on l’a vu, de faire le contraire de ce qu’il dit, d’appeler « autofiction » la plus littérale des autobiographies et « roman » l’histoire à peine romancée de sa vie. Peut-être plus retors encore, l’habitude s’est prise – surtout depuis 1984, mais c’était déjà le cas de Proust (cf. Muller, 1965 : 159-163 ; Tadié, 1986 : 17-30 et 61-68) et Céline (Godard, 1985 : 376-377 et 411sq.) – de proposer, selon les circonstances ou les endroits, deux pactes différents pour un même texte. La version la plus courante de cette ambiguïté contractuelle consiste, pour l’écrivain, à émettre dans les médias des réserves sur la nature du pacte suggéré par l’appareil textuel, en somme de contredire par l’épitexte ce que dit son péritexte[46]. S’il ne va pas toujours jusqu’à l’encourager, comme Montherlant ou Malraux (Godard, 1985 : 426-430), d’ordinaire l’auteur interviewé cautionne une lecture autobiographique de son livre en concédant du moins que celui dont parle son prétendu « roman », c’est bien lui (Lejeune, 1986 : 38-53, 87-99 ; Knapp-Tepperberg, 1989 ; Ernaux, 1993 : 220). Quant au lecteur, il ne participe pas moins à l’effritement du pacte qu’on lui avait fait souscrire : après le parasitage illocutoire, la déroute perlocutoire. Car ces signaux textuels (titre, collection, entrée en matière, noms de l’auteur et du protagoniste...) qui définissent le pacte, romanesque (« voici une histoire imaginaire ») ou autobiographique (« voici mon histoire et elle est authentique »), ne font jamais que proposer un mode de lecture et viser un type de réception, dont rien ne garantit qu’ils seront effectivement respectés (Lejeune, 1986 : 22 ; Genette, 1991 : 60).

Cette tendance largement répandue à lire le roman comme s’il s’agissait d’une autobiographie[47], en confondant le héros avec l’auteur[48], a été souvent dénoncée sous le nom d’« illusion (auto)biographique », variante de l’« illusion référentielle », mais avant de la dénoncer, il convient d’en rendre compte. Cette lecture autobiographique du roman importe d’autant plus à notre sujet qu’elle corrobore sur le plan pragmatique la légitimité déjà reconnue sur le plan génétique au roman autobiographique. Comme le note Lecarme lui-même, cette notion repose en effet, pour une part, sur « une corrélation que perçoit le lecteur entre l’histoire narrée dans le roman et ce qu’il sait – ou croit savoir – de la vie de l’auteur » (Lecarme et Lecarme-Tabone, 1997 : 24 ; Lejeune, 1975 : 24-25). Mais pourquoi le poéticien devrait-il déclarer « malsaine » (Calle-Gruber, 1989 : 188) cette réception autobiographique du roman et la présenter comme une maladie honteuse – Lejeune : « Le lecteur moderne me paraît regrettablement infesté du soupçon biographique. [...] Il veut tout lire comme de la biographie ou de l’autobiographie » (1989 : 236)[49] –, au lieu de tenter de l’expliquer ? Si l’on admet que le « biographique » (et donc, aussi bien, « l’autobiographique ») est à la fois une matière – un vécu, en tant qu’il est rapporté – et un effet, pourquoi s’en tenir, pour cerner le roman autobiographique, à son seul coefficient référentiel, sans prendre en compte cet « effet biographique » – où l’on verra d’ailleurs moins une « modalité énonciative » (Viart, 2001 : 24) qu’un mode de réception du récit ? Du reste, une lecture autobiographique du roman peut à la limite se passer d’informations sur la vie de l’auteur – cas de figure, il est vrai, de plus en plus rare[50] –, Lejeune ayant noté que le soupçon suffit (1975 : 25) et Grivel allant jusqu’à écrire (à propos de Dumas !) que « tout récit que je fais passe immédiatement pour mon vécu authentique » (Grivel, 1989 : 206-207)[51].

Plaisir de l’effraction

Le pacte romanesque a changé. Il fut un temps – disons le xviiie siècle – où le topos liminaire du « je dis vrai » était un indice de fiction ; à présent, il suffit d’affirmer qu’on invente, il suffit d’écrire un roman pour donner à penser qu’on dit vrai. Mais si c’est le vrai qui l’intéresse, le lecteur ne va-t-il pas préférer l’autobiographie au roman le plus autobiographique ? Cela n’est pas sûr. Doubrovsky a bien noté l’avantage d’un roman où tout soit vrai (genre que les Américains appellent faction ou factual fiction :  Stone, 1982 et Davis, 1983), qui est de « “ faire coup double ” (vis-à-vis du lecteur) [...]. Le récit de vie, suscitant l’intérêt accordé à la référentialité, sera remanié, retravaillé, en vue d’inspirer l’attirance ressentie pour le romanesque » (Doubrovsky, 1993 : 214). Or ce qui est dit ici de l’autofiction vaut aussi, mutatis mutandis, pour le roman autobiographique. Pour Donner, lire un roman en se demandant ce qui est « véritablement arrivé à l’auteur », reconstituer les pistes qu’il a brouillées, c’est perdre son temps (1998 : 58-59). Mais si c’était là au contraire l’un des plus vifs plaisirs du lecteur, que ce « frémissement » qui l’émeut quand il a l’impression d’avoir affaire à un « roman-confidence » (Nourissier, 1993 : 224) ? Sans retomber dans le débat insoluble des mérites comparés de l’autobiographie et du roman, on peut néanmoins suggérer que, du point de vue de la réception, il tourne à l’avantage du roman autobiographique, parce que celui-ci ajoute aux scintillements de la fiction l’intensité du vécu, suscitant un mode de lecture spécifique qui ne consiste pas forcément à prendre le texte pour un pur et simple témoignage. Loin de s’imaginer que l’auteur raconte tout bonnement sa vie, le lecteur d’un roman autobiographique n’ignore pas que ce vécu qu’il entrevoit a été romancé et l’admet fort bien – en quoi il se montre moins rigide que la théorie littéraire[52]. Cette manière d’aborder le genre dont nous parlons pour ce qu’il est, sans le confondre avec une autobiographie, engendre dès lors un plaisir particulier, de l’ordre de l’effraction : tandis que le roman ordinaire, discours « non sérieux », n’engage que lui-même[53], sa variante autobiographique a le tremblé d’un passé existentiel d’autant plus émouvant qu’il ne s’étale pas, ne s’exprimant que par allusions ou par mégarde ; c’est là aussi sa valeur par rapport à l’autobiographie, dont l’auteur a mis tous ses papiers en ordre (et qui nous garantit qu’il n’a pas écarté les plus gênants ?), tandis qu’avec le roman autobiographique nous avons l’impression d’entrer chez lui en son absence. Alors le lecteur se prend pour un limier, il s’efforce de traquer le vrai derrière l’écran fictionnel, de deviner la personne de l’auteur derrière le masque de ses personnages. Il y a certes du détective dans cette façon de lire, mais quand les deux tiers des romans sont des romans policiers, on peut se demander si le mode de lecture qu’ils commandent n’est pas archétypal de toute lecture romanesque. Est-ce un hasard, après tout, si le premier critique à s’être intéressé au roman, Sainte-Beuve, a travaillé dans cette direction, menant sur le terrain cette enquête que le lecteur ordinaire se contente d’esquisser ou de mimer dans l’espace ludique de sa lecture[54] ?

Il y a chez Aragon, théoricien du fameux « mentir-vrai » (1980), une réflexion d’une richesse exceptionnelle sur le roman autobiographique et les phénomènes généraux de la transposition. Dans un roman que j’ai déjà cité, Blanche ou l’oubli, lui-même explicitement autobiographique, il y a notamment de fort belles pages où le narrateur médite sur deux illustres romans autobiographiques, Hypérion de Hölderlin et L’Éducation sentimentale de Flaubert, Aragon suggérant que nous ne serions pas également épris de Diotima et de Mme Arnoux si nous les pensions purement fictives, si nous ignorions tout de Suzette Gontard et Elisa Schlésinger :

[...] Mme Arnoux, c’est pour nous démontré, nous ne voulons même pas en douter, on l’a prouvé, on n’y reviendra plus, c’est bien Elisa Foucault, femme de l’éditeur de musique Maurice Schlésinger, sujet allemand. C’est de cette femme réelle que depuis près d’un siècle nous sommes amoureux.

Aragon, 1972 : 89

Et le narrateur-lecteur d’évoquer son enquête, sur les personnes, sur les lieux – « dans la rue Richelieu, je ne peux m’empêcher de chercher où était le magasin Schlésinger » (90) –, sur les dates – « il est à remarquer que, si pour tous les personnages et pour les faits romanesques, l’auteur a introduit un léger décalage des années, le fils de Mme Arnoux a l’âge de celui de Mme Schlésinger » (105), etc.

Si la notion contestée de roman autobiographique peut donc être légitimée du double point de vue de sa genèse et de sa réception, dans les faits comme en droit, il resterait, pour en établir toute la justesse, à réfuter certains contresens qui ont souvent joué contre elle. L’erreur la plus commune serait de tenir la vie de l’auteur pour la vérité de la fiction. À cet égard, je me contenterai de rappeler que l’antinomie du réel et du fictif ne recouvre nullement celle du vrai et du faux. Du côté de la réalité, il y a un sujet, dont la vérité est incertaine, cette ontologie problématique étant au cœur de toute la pensée contemporaine du moi (psychanalyse, phénoménologie, sociologie...)[55]. Mais si le réel ne constitue pas une vérité a priori, alors la fiction peut produire sur le réel une vérité a posteriori. C’est là tout le paradoxe de la fiction : non seulement elle n’est pas réductible à un mensonge, mais elle est susceptible de livrer une vérité indépendante de l’exactitude référentielle, où il s’agit de « comprendre [...] ce qui est par ce qui n’est pas » (Aragon, 1971 : 592). De cette fonction herméneutique de la fiction, dont l’œuvre de Ricœur (1983-1985, 1990) est l’expression théorique la plus accomplie, la transposition est sans doute la condition même, « soulignant par cette image altérée la réalité même de ma vie » (Aragon, 1971 : 585).

Une autre erreur assez commune, moins théorique que méthodologique, serait d’espérer discriminer, dans un roman autobiographique donné, ce qui y relève du vécu et ce qui a été inventé, de tenter en somme de reconstituer le puzzle réel dont les fragments ont été dispersés et entremêlés dans la fiction. Certes, en procédant ainsi, on ferait sa part à l’imagination créatrice, évitant par là de traduire systématiquement la poésie romanesque en prose référentielle[56] ; et il est vrai aussi que cette confrontation du monde fictionnel et du monde réel doit bien être entreprise si l’on veut comprendre les lois de la transposition. Mais eu égard à la complexité des processus de transposition, on ne saurait venir à bout d’une telle reconstitution. Proust, évoquant la mystérieuse fusion qui aboutit à un personnage, l’avait déjà noté (1987-1989 : iv, 482, 864). Aragon, avec plus de rudesse, parle d’un projet « enfantin » (1971 : 594) : si le trop connu « Mme Bovary, c’est moi » est « le pont-aux-ânes des cons », c’est que la genèse textuelle, dans ses détails, est indiscernable, et on ne saurait du reste tout expliquer par des intentions de composition (« je ne sais quel calcul, quel désir de contraste ») ; nos personnages ont beau être des « monstres à notre semblance », ils n’en sont pas moins « d’origine inconnue » : « Où donc croyez-vous qu’il les a trouvés, Flaubert, les Mangeurs-de-choses-immondes [de Salammbô]. Croyez-vous que c’est à Carthage ? ou bien à Croisset, dans sa maison de famille ? » (Aragon, 1972 : 252-253).

Autofiction ou roman autobiographique ?

Reste l’épineuse question de l’autofiction. La place nous manque pour le long examen que mériterait cette notion, mais il faut pourtant y revenir succinctement, car il n’est que trop visible que c’est elle qui, aujourd’hui, fait écran au roman autobiographique. L’autofiction ne serait-elle que le nom à la mode du vieux roman autobiographique[57] ?

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a de quoi se perdre dans le maquis autofictionnel. Un seul exemple : Genette affirme que c’est à lui que le mot doit sa fortune (1999 : 31-32), après qu’il l’eut emprunté à Doubrovsky (1977) pour l’appliquer à la Recherche (1992 : 293) mais en lui donnant sa propre définition, ce qui l’a conduit ensuite à contester la pertinence de la notion elle-même, distinguant, on s’en souvient, de fausses et de vraies autofictions... (1991 : 86-87). Par ailleurs, entendu dans un sens large comme « mise en fiction de la vie personnelle », « l’espace autofiction », comme l’appelle Lecarme (1997a), empiète sur le territoire du roman autobiographique, allant d’« une autobiographie qui ne veut pas dire son nom à une fiction qui ne veut pas se détacher de son auteur » (Lejeune, 2002 : 23).

Ce qui a d’emblée rendu les choses bien confuses[58], c’est que l’auteur du néologisme, Doubrovsky, a lui-même varié sur le sens qu’il convenait de lui donner. La première version, il est vrai, n’était guère tenable, qui empruntait à l’autobiographie le principe de l’identité onomastique (A=N=P) et énonçait un pacte fictionnel, tout en demeurant strictement véridique. Fils ne romance pas, comme si son plan marketing, dit plaisamment Darrieussecq, était de vendre de l’autobiographie sous couvert de roman (1997)[59], et c’est en ce sens que ce livre n’est une autofiction que pour la douane (Genette). L’appellation d’autofiction ne devient donc intelligible qu’à partir du moment où l’auteur donne effectivement dans la fiction et s’invente tout en maintenant la triple identité onomastique, comme Céline à partir de Féerie pour une autre fois I (Godard, 1985 : 295-301). Comme pour l’autobiographie (Lejeune, 1986 : 37-72), le critère onomastique est ici décisif. Même si l’autofiction est généralement sous-titrée « roman », ce qui définit son pacte, peu importe, à la limite, l’affichage générique, qui peut faire défaut ou être hésitant : Les Mots sont-ils un récit d’enfance ou « une espèce de roman aussi » (Sartre, 1976 : 146) ? Du moment que l’expérience est récrite dans le sens de la fiction, par un auteur qui est à la fois le narrateur et le personnage, alors, dit Doubrovsky, nous sommes dans l’autofiction (1991).

Comme le suggère Doubrovsky (1988 : 74), l’autofiction ainsi définie apparaît comme l’inverse du roman autobiographique, puisqu’on a, d’un côté, une autobiographie romancée, de l’autre un roman (plus ou moins) véridique : 

[...] On pourrait dire que le roman autobiographique consiste à raconter des événements personnels sous le couvert de personnages imaginaires, tandis que l’autofiction ferait vivre des événements fictifs – ou pour le moins fantasmés – à des personnages « réels », même nom, même adresse.

Montremy, 2002 : 62

Également fondés sur un pacte fictionnel et sur la fictionnalisation d’une matière autobiographique, les deux genres sont, on le voit, fort proches et il n’est donc pas surprenant qu’on les confonde souvent. Mais si on veut les distinguer en toute rigueur poéticienne, alors il faut se fonder sur le critère onomastique (Doubrovsky, 1979 : 100). Vu sous cet angle, le domaine de l’autofiction se restreint alors au profit du roman autobiographique. À la lumière des noms propres, bien des textes cités comme des autofictions se révèlent ainsi relever du roman autobiographique : Livret de famille de Modiano (le nom de l’auteur n’apparaissant pas dans le texte), L’Année de l’amour de Nizon (autofiction déclarée[60], mais au je anonyme), Le Premier Homme d’Albert Camus et bien sûr la Recherche, dont Genette ne peut faire une autofiction qu’en escamotant le critère onomastique (car enfin le narrateur ne s’appelle pas Marcel), etc.

L’exemple de Proust, celui d’un protagoniste anonyme, souligne, il est vrai, les écueils du critère onomastique, que Lecarme, tout en le maintenant comme « pierre de touche » (1993 : 243), juge « parfois bien léger » (237) (certes, mais sans lui tout devient confus). Parmi les cas problématiques, figurent tous les avatars de l’anonymat – réduction à l’initiale, prénom sans patronyme, mention du vrai nom d’un auteur à pseudonyme –, qui dessinent une zone incertaine où le nom propre affleure sans apparaître. Lecarme hésite sur le statut générique de ces textes « indécidables », qu’il incline toutefois à verser dans la catégorie des autofictions « au sens large ». Mais à partir du moment où la triple identité nominale fait défaut, rien n’empêche, dans bien des cas, de parler de roman autobiographique, qu’il s’agisse de L’Amant (dont l’héroïne est sans nom), de la Recherche (dont le fameux « Mon chéri Marcel » [1987-1989 : iii, 583, 663] est un indice invitant à une lecture autobiographique de ce qui reste un roman), de Remise de peine de Modiano (« récit » où l’on a Patrick mais pas Modiano), de La Fête des pères de Nourissier (où le recours à l’abréviation, « Monsieur N. », ne fait que reprendre un vieux procédé d’illusion romanesque).

Traitant de la Recherche comme d’un cas d’indétermination générique, Lejeune notait que l’anonymat du narrateur-personnage s’y double d’une absence de pacte romanesque (1975 : 29). Mais c’était sous-estimer la valeur des indices onomastiques dans leur ensemble. Quand on parle du nom propre comme critère générique, il convient en effet de considérer non seulement les trois instances (A, N, P), mais les noms de tous les personnages et les toponymes (Godard, 1985 : 299-300). Ce qui permet d’affirmer sans réserve que la Recherche est un roman, c’est que le nom de Charlus, entre autres, n’a jamais été porté et qu’il n’existe nulle part de localités du nom de Balbec ou de Tansonville[61]. Dans l’autofiction, tout peut être faux, sauf le nom principal. Dans le roman autobiographique, au contraire, tout peut être vrai, sauf les noms. La loi d’airain du roman autobiographique, c’est de changer les noms[62] (mais s’il ne change que les noms, il n’est plus qu’un roman à clés)[63].

Avec le nom propre, nous voici revenus à la problématique référentielle. Or, l’intérêt d’un débat sur les domaines respectifs de l’autofiction et du roman autobiographique n’est pas seulement, on l’aura compris, d’ordre générique. Tant mieux d’ailleurs si demeure sur ce terrain une zone d’incertitude, car c’est la valeur d’un modèle générique fondé sur le concept d’hybridité que de penser ces transitions d’une catégorie à l’autre. Mais ce que montre en définitive ce détour par la transposition du vécu dans la fiction, c’est que la frontière entre la fiction et la non-fiction n’est pas moins graduelle : l’autofiction invente plus que l’autobiographie (qui invente aussi), tandis que le roman autobiographique est celui qui invente moins que d’autres ; aussi sa différence avec le roman en général n’est-elle pas de nature, mais de degré ; et lui-même présente toutes les nuances de dégradés ou, si l’on préfère (pour prolonger par la géographie la métaphore spatiale qu’appelle le terme de transposition), de dénivelés. Mais on se gardera bien sûr de voir dans ces courbes de niveaux autant d’étapes vers l’ascension du Parnasse.