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Les plans narratif et discursif du récit L’Hiver de force de Réjean Ducharme reposent sur un tissage serré de phénomènes d’hybridations génériques[1]. Nous en avons relevé plusieurs : il s’agit essentiellement de formes non littéraires, brèves ou fragmentaires, empruntées pour la plupart aux discours du savoir et de la culture (livresque et de masse). Ainsi s’entrecroisent commentaires psychanalytiques, interviews, notes infrapaginales, extraits de films et de chansons, explications scientifiques, slogans, énumérations de chants d’oiseaux, manchettes de revues et de journaux, commentaires métadiscursifs, proverbes et sentences. Le texte ducharmien met également à contribution le genre épistolaire, la doxa et un ensemble de discours à tendance normative (prêche, conseil, recette pour vaincre l’angoisse), cette liste n’étant pas forcément exhaustive.

Par-delà une telle construction, aussi complexe qu’hétérogène, la désignation même du tissu textuel comme « récit » n’est pas sans susciter un certain nombre d’interrogations chez le théoricien préoccupé de la question des genres. Quels sont les traits spécifiques de ce genre particulier ? Comment s’écarte-t-il des formes du roman ? Fait-il appel à d’autres traits génériques que l’hybridation, comme la différenciation et la transposition ? Si oui, quels en sont les modes de fonctionnement sur les plans de la forme et du contenu ?

Publié chez Gallimard en 1973, L’Hiver de force correspond à cette période de renouvellement du roman québécois qui s’inscrit dans la foulée des recherches formelles du Nouveau Roman français et du « nouveau » Nouveau Roman. Faisant tabula rasa des canons du genre, ces mouvements littéraires avaient ouvert la voie à toutes les potentialités discursives et narratives des univers de représentation. D’ailleurs, comme un clin d’œil au lecteur averti et à la faveur d’un jeu de mots, le narrateur du récit ducharmien n’est pas sans parodier l’écriture propre au mouvement Tel Quel[2]. S’il construit de manière concertée les conditions de sa réception en encodant son « message » fictif dans une conception contemporaine et avant-gardiste de l’écriture comme autoréflexivité, dont il parodie par ailleurs les procédés, L’Hiver de force n’est pas sans s’adresser à un autre type de lecteur, moins au fait des mouvements littéraires, davantage proche des conditions socio-économiques, modestes et difficiles, des personnages qu’il met en scène. Et l’on peut se demander, à cet égard, comment il a réussi à percer à la fois en France et au Québec, pays régis par des codes culturels différents, même si la langue d’usage est le français. Et là encore, la réception du texte ne peut que soulever un certain nombre d’interrogations, le lecteur français demeurant susceptible de buter sur les subtilités stylistiques et expressives de la langue orale d’ici. D’un registre affectif très chargé, celle-ci n’est-elle pas issue des strates profondes de la socio-histoire du Québec ? Au-delà du « pittoresque », mot qui traduirait une visée réductrice de l’œuvre en quelque sorte, le problème de la lisibilité se pose donc en regard de l’altérité lectorale.

Quant au lecteur contemporain, comment s’y retrouve-t-il ? En vertu de quels repères est-il concerné par un récit qui s’inspire de l’idéologie de la contre-culture ? Phénomène sociologique mondial et plus particulièrement nord-américain, la contre-culture a exercé une influence sur plusieurs sphères de l’activité humaine, pédagogique, philosophique, anthropologique, sociologique et artistique[3]. Sans pouvoir répondre à de telles questions qui, touchant aux aspects de la réception, exigeraient une enquête d’envergure appuyée sur une méthodologie éprouvée, nous avancerons cependant l’idée que L’Hiver de force demeure une œuvre éminemment actuelle dans la mesure où ses principaux acteurs, André et Nicole Ferron, rejoignent, par les conditions précaires d’une existence tout à la fois morose, conflictuelle et contestataire, tous les laissés-pour-compte de l’économie néolibérale (les sans-abri, sans emploi ou sans avenir). Celle-ci entraîne des conséquences néfastes pour la qualité de vie et, allons plus loin, pour la survie du paradigme humain, pour reprendre une expression d’Edgar Morin[4].

Dans le présent contexte de l’effondrement des valeurs sociales, L’Hiver de force apparaît comme une œuvre forte, dotée de ce pouvoir prophétique des grandes réalisations artistiques. Et précisément parce que l’Histoire repose sur la réduplication infinie de ses schèmes organisateurs, une telle valeur anticipatrice repose sur les capacités synthétiques du récit. Et nous approchons ici d’un des sens que peut prendre l’attribut générique « récit » : qui dit synthèse dit aussi économie structurelle (et non pas simplification) des composantes narratives et capacité à transposer un phénomène complexe dans un univers de représentation accessible et universel. Complexité des données fondamentales et éclatement de la forme donc, le récit naît de la transposition d’un même phénomène dans toutes ses composantes historique, sociologique, anthropologique et culturelle. Et nous ajouterons, par référence au concept de l’effet-personnage théorisé par Vincent Jouve, psychologique et psychanalytique[5].

L’Hiver de force proposant un univers de représentation faisant appel à des universaux, il reste à déterminer comment ils sont transposés dans la fiction, et, par conséquent, comment celle-ci en arrive à négocier différemment son rapport au genre. Nous chercherons à préciser cela à la faveur d’un examen attentif des richesses signifiantes de l’œuvre ducharmienne, en distinguant, pour les besoins de la démonstration, les plans narratorial, discursif et thématique, tout en nous préoccupant de l’instance de la réception. Après avoir circonscrit les divers paradoxes de L’Hiver de force, nous procéderons à l’analyse des effets de sens engendrés par la complexité de l’instance de la première personne du pluriel, en regard des composantes fantasmatiques du récit et du traitement réservé au langage. Une étude des composantes axiologiques permettra ensuite de saisir les différentes stratifications du récit. Elle sera suivie d’une interrogation sur la signification accordée au signifiant d’un titre anaphorique, La Flore laurentienne. Enfin, nous identifierons les phénomènes de différenciation et de transposition et nous chercherons à les définir en les étayant sur les avancées de nos analyses.

Les paradoxes du récit

L’Hiver de force met en scène plusieurs personnages masculins et féminins reliés deux à deux sur l’axe de la sexualité : André et Nicole Ferron, Petit Pois et Roger Degrandpré, Laïnou et Pierre Dogan. Les informations relatives à chacun de ces personnages sont disséminées dans la trame du récit selon la linéarité du processus lectoral, ce qui vient appuyer la vraisemblance du récit. Ainsi que l’écrit Jouve : « l’imprévisibilité relative du personnage l’accrédite comme vivant. Il se construit dans la durée comme l’être humain dans le temps »[6].

Tous les personnages ne reçoivent toutefois pas le même traitement : la figure de Petit Pois apparaît répondre plus que toute autre au schéma de l’attente du lecteur. Son prénom (Catherine), son patronyme (Marchand) et son histoire familiale ne sont révélés que tardivement. Adulée d’André et Nicole, elle témoigne d’une plus grande immaturité qu’eux : instable émotivement, d’un comportement imprévisible, tantôt irritable, tantôt affectueuse, elle se joue de leurs sentiments tout en sombrant dans la déchéance. Ses alibis sont la cocaïne, le haschich, l’alcool et les « valiums », tous consommés sans retenue. Aussi est-elle la figure la plus chargée sur les plans affectif et pulsionnel. Quant à l’investissement amoureux d’André et Nicole à son égard, il apparaît obsessif puisqu’il engage tout leur parcours narratif et repose sur un objectif de conquête inconditionnel. Ils demeurent suspendus aux allées et venues de l’actrice de cinéma, leur « Toune », qui fait d’abord une tournée au Lac Saint-Jean, se rend ensuite à Toronto, puis à Cannes où son dernier film a été promu. Son absence troue l’existence des protagonistes d’un mal-être insurmontable.

Pris dans l’imaginaire d’une relation fusionnelle à l’autre, ils sont présentés eux-mêmes comme un être symbiotique :

C’est là qu’elle (Petit Pois) part à rire […] que ses lèvres saisissent vivement nos bouches et qu’éclatent ces gros baisers qui continuent de faire bourdonner nos oreilles et de réchauffer nos cœurs si longtemps glacés.

HF, p. 22[7]

Même origine (le comté de Maskinongé), même père (un cultivateur tout droit sorti du roman du terroir)[8], même formation (les beaux-arts), même métier (correcteurs d’épreuves à la pige), même facilité à jouer avec les mots (ils se disent « petits calembourgeois ») (HF, p. 62), même dépendance à l’alcool. Tous ces traits concourent à créer un être fictif homogène sur fond de singularité. Alors qu’ils se posent comme figures du récit sur le plan discursif (leurs dialogues faisant appel à la corrélation de subjectivité, « je » versus « tu »[9]), ne s’abolissent-ils pas pourtant progressivement comme « sujets » existentiels tout au long de leur quête de « rien » ?

Quant à l’instance de discours de la première personne du pluriel (« nous »), elle apparaît dès l’état initial et se maintient tout au long du récit jusqu’à la finale. Elle est associée au psycho-récit qui, selon Dorrit Cohn[10], sert à traduire les pensées, les états d’âme, les affects et les pulsions des personnages. Dans le récit qui nous intéresse, ce pronom « nous » désigne un être fictif pour le moins incongru, d’une familière étrangeté[11], dont la complexité pose problème. Scindé sur le plan discursif (les scènes dialoguées), ressemblant sur le plan thématique (le motif de la gémellité), il est doté du trait de l’unicité sur le plan narratif. Comment, dans de telles conditions énonciatives, le récit en arrive-t-il à sauvegarder l’illusion référentielle ?

Deux autres problèmes s’interposent dans le processus d’élucidation du sens. D’abord, les figures d’André et Nicole sont corrélées sur l’axe de la parentalité, ce qui inscrit en creux le motif de l’inceste. Ensuite, le procès de la séduction pervertit la Loi qui fonde toute société occidentale, la quête de l’objet ne reposant plus sur une relation à deux, mais à trois partenaires sur l’horizon des échanges amoureux.

Ainsi qu’on peut le constater, le récit ducharmien subvertit le genre romanesque sur plus d’un plan : accrocs à la vraisemblance, faille discursive, déconstruction des héros (marqués par la négativité), inscription en creux de valeurs déliquescentes[12]. Pourtant, le processus d’identification aux personnages qui noue tout contrat de lecture se trouve renforcé par la voix narrative, ce « nous » dont les effets de sens sont multiples.

Instances discursives et effets de sens

Un simulacre discursif identifie d’emblée André comme étant le narrateur du récit, lequel se propose de « tout noter avec [sa] belle écriture » (HF, p. 15). L’analyse du procès de l’énonciation infère toutefois un processus beaucoup plus complexe que celui d’un journal intime ou d’une autobiographie, genres caractérisés par l’instance de la première personne et le déroulement linéaire de l’histoire.

En plus de se référer aux héros gémellisés (« nous » = « moi », André + « elle », Nicole), la première personne du pluriel, instance de la « personne amplifiée » selon Benveniste, inclut dans son paysage narratif l’instance lectrice (« nous » = « nous », les protagonistes + « toi », lecteur). Or, Jouve répartit le processus lectoral entre trois instances autonomes mais complémentaires, le lectant, le lisant et le lu : la première correspond à la participation du lecteur au processus herméneutique d’intelligibilité du texte ; la seconde à sa propension à se laisser piéger par l’illusion référentielle ; la troisième à sa complicité inconsciente avec l’univers pulsionnel véhiculé par la fiction. Polyvalente, la participation des instances lectorales demeure pourtant tributaire du montage fictionnel, qui peut mobiliser davantage l’une que l’autre. De plus, l’identification du lecteur à l’univers de la fiction est proportionnelle à la connaissance de la complexité intérieure des personnages. Pour produire un tel effet de vie, l’instance de la première personne s’avère la plus performante sur le plan discursif car, ainsi que l’écrit encore Jouve, « le point de vue de l’énonciation est un point de passage obligé entre le point de vue du lecteur et celui des personnages »[13]. À plus forte raison, dirons-nous, lorsqu’elle se trouve renforcée par la pluralisation narratoriale. Ainsi, la gémellité exploitée par l’univers du récit réduplie l’identification fusionnelle à l’autre sur les plans de la narration et de la réception. De plus, ce pronom anaphorique « nous » alterne dans le récit avec son substitut dans la langue familière, soit la troisième personne « on ». Toutefois, au fur et à mesure que progresse le récit et que s’accentue la déception amoureuse, un « je » vient se substituer de façon intermittente au « nous » : il ne s’agit pas alors du « je » de la corrélation de subjectivité des scènes dialoguées (sur les plans discursif et thématique), mais de la voix d’André qui émerge progressivement alors qu’il se pose comme sujet du fantasme (nous y reviendrons).

Il convient aussi de remarquer que, dans L’Hiver de force, l’instance discursive « nous » sert d’embrayeur à un procès d’énonciation fortement marqué par la négativité[14]. Rejet de toutes les idéologies, neutralisation de toutes les valeurs : les protagonistes ne sont-ils pas engagés irrémédiablement dans une quête du néant ? Le récit s’ouvre donc sur un autre paradoxe : affirmant avec force leur quête du « rien », les héros contrecarrent logiquement tout parcours narratif.

D’inspiration nietzschéenne et sartrienne sur fond de parodie, les figures d’André et Nicole évoluent à partir d’un anti-projet existentiel qui consiste à assumer et à relater les différentes étapes de leur dépouillement artistique, économique et professionnel[15]. Se décrivant comme des artistes ratés, en ayant recours à une série d’adjectifs évaluatifs négativement axiologisés[16] : « des dératés », des « jaloux, laids, sales, niaiseux, téteux » (HF, p. 73), ils vendent les objets qui meublent leur modeste appartement du Plateau Mont-Royal, dont ils ne peuvent plus payer le loyer, et s’aliènent toute possibilité d’emploi comme correcteurs d’épreuves (cf. deuxième partie du récit). Ils passent leurs journées dans le parc Lyndon-Johnson du quartier aisé d’Outremont, devant la maison de Catherine (Petit Pois) dont ils surveillent les allées et venues, flânent dans des bars où ils s’enivrent jusqu’à l’excès, ou se réfugient dans ce non moins riche Notre-Dame-de-Grâce, chez une Laïnou dépressive et d’humeur morose (cf. troisième partie).

À un premier niveau de lecture, le pronom « nous » semble donc conséquent par rapport à l’anti-programme narratif sur lequel s’est déjà penchée la critique : il englobe deux personnages sémantiquement investis sur le double plan existentiel (négativiste) et amoureux (éprouvé). Mais cette instance semble aussi trouver sa motivation discursive dans le détournement de la censure. Davantage qu’une anaphorisation du couple André et Nicole, lequel persiste et se maintient sur les plans thématique et discursif, il sert à désigner sur le plan narratorial un être fortement marqué par le registre pulsionnel. Ainsi que le notait un étudiant, il ne s’agit plus des personnages d’André et de Nicole, mais d’une autre entité énonciative : « Andrénicole ». La symbiose des deux figures constituerait donc l’indice d’une régression pré-œdipienne, antérieure à la position du sujet par rapport à la coupure du signe linguistique[17]. La Gestalt primordiale, écrit Lacan, est le lieu où le « je » se forme à partir du « moi » du narcissisme primaire, source de toutes les aliénations subséquentes[18].

Les activités ludiques d’André et Nicole sont à leur immaturité psychique ce que les stratifications narratives sont au pulsionnel mortifère. Aussi faut-il considérer L’Hiver de force non comme un roman de l’âge adulte[19], mais comme une fiction anti-romanesque servant d’appui à la réitération incessante de l’angoisse de l’Infans face au vide, au creux, à la béance originaire. Tous les univers de Ducharme se logent à telle enseigne existentielle, sombre, douloureuse, d’une tristesse insondable, mais dans L’Hiver de force les figures évoluent plus que toute autre dans un procès véridictoire qui se déploie sur le mode de « l’être » et « ne l’être pas ». Sur le plan thématique, elles apparaissent comme des simulacres de héros de l’âge adulte ; sur le plan fantasmatique, elles se réduisent à cet être pulsionnel déjà évoqué, passant par le relais du « nous » fusionnel (« Andrénicole »), pris dans le triple procès de la dévoration[20], de la scène primitive et de la séduction. Une telle dimension tripartite du fantasme permet de redéployer les acteurs du récit selon la logique de l’inconscient.

Composantes fantasmatiques et traitement du langage

La fonction du subterfuge énonciatif apparaît plus clairement lorsqu’on envisage le récit sous l’angle fantasmatique. En regard du sujet désirant, le fantasme sert à colmater la brèche ouverte par l’absence de fondement de la loi symbolique, le protégeant ainsi du réel terrifiant de la pulsion de mort. Pour le lecteur, il sert d’écran à la charge inconsciente véhiculée par l’appareil fictif. S’abritant derrière le paravent diégétique, le « lu » peut s’investir pleinement dans des figures ou des situations qu’il jugerait autrement irrecevables.

Prisonniers d’une position passive, c’est en témoins privilégiés, curieux et jaloux qu’André et Nicole écoutent les confidences de Petit Pois relativement à ses aventures sexuelles[21], en amis désabusés et désintéressés, celles de Laïnou[22]. La pulsion mobilisée par la scène primitive n’engage pas alors la vue, comme dans l’exemple de Freud[23], mais l’ouïe. En effet, l’instance de discours (le « nous ») fait souvent référence à la métonymie de l’oreille, cet arc tendu vers la divulgation des secrets de l’autre :

Moins dix, moins cinq. Nos oreilles se tendent, forcent, vibrent, se mettent à prédire, mentir. Dans leur impatience atroce d’entendre le téléphone sonner, nous les avons vues sauter du temps, aller écouter dans des secondes et des minutes à venir. […] Nous sommes tout ouïe, ouïe des pieds à la tête, et ça grandit, s’amplifie. Ce n’est plus nous qui allons et venons entre le fauteuil rouge et le hyde-a-bed, c’est quatre oreilles qui nous ont dévorés.

HF, p. 45-46[24]

Et c’est dans un langage irrévérencieux que Catherine (Petit Pois) avoue tromper l’homme avec qui elle habite (Roger Degrandpré), avoir des aventures secrètes, aimer séduire les hommes dans les bars en compagnie de sa mère (Poulette), n’être en fin de compte qu’une « p’lote » et l’assumer (HF, p. 242).

Le choix des noms des personnages s’avère souvent motivé chez Ducharme[25]. Aussi n’est-il pas indifférent que le sobriquet « la Toune » se réfère dans la culture populaire des années 1970 au Québec à une mélodie à la mode, une « toune ». Un critique l’a déjà noté[26], mais nous y voyons de surcroît l’illustration de l’importance de la dimension auditive dans le procès énonciatif. Corrélée à la pulsion invoquante[27], l’image de l’oreille tendue de l’Infans vers la demande injonctive de l’Autre trouve des équivalents sur le plan de la forme de l’expression. Le discours des protagonistes procède en effet de l’oralité et se nourrit du pulsionnel dans ses manifestations les plus primitives. Le meilleur exemple est peut-être cette formule, combien expressive, utilisée par les protagonistes pour traduire leurs frustrations : « Fuck! Qui manchent da marde ! » (HF, p. 52). Souvent scatologique[28] chez Ducharme, la langue québécoise populaire est la mieux habilitée à rendre compte de la triple dimension pulsionnelle, affective et passionnelle du parcours des protagonistes. André, Nicole, Laïnou en font grand usage, surtout lorsque leur cœur est meurtri par les déceptions sur le plan amoureux. Les dialogues s’organisent alors sous forme de chassés-croisés, André et Nicole soutenant Laïnou dans ses périodes de grande déprime et inversement. Se faisant les confidents l’un de l’autre (les uns des autres), ils remplissent une autre fonction du langage que l’on peut qualifier de cathartique. Mais l’on ne saurait oublier que le récit s’adresse par ricochet au « tu » du lecteur, ce « lisant » piégé par l’illusion référentielle, amené à vivre par conséquent une relation transférentielle par personnages interposés.

Chez le personnage de Catherine (Petit Pois), le sevrage de l’alcool, des drogues hallucinogènes et des barbituriques sert le plus souvent d’embrayeur à des litanies pour le moins triviales mais d’une grande qualité expressive. Dans le procès discursif, aucune axiologie négative ne vient « condamner » ce registre langagier, bien au contraire. De même, André et Nicole font de la langue le prétexte de leurs fêtes intimes, disant le plus de mal possible des autres tout en multipliant les calembours, alors que des parenthèses d’origine narratoriale viennent souvent redoubler les effets ludiques de leurs échanges, en les parodiant ou en les subvertissant. Entrant dans l’univers de Ducharme, nous participons à une célébration de la langue maternelle, de « lalangue » dirait Lacan, jouissive, labile, festive. Les jeux de mots fusent de toutes parts, davantage issus des processus primaires que de la secondarité (par référence à la logique de l’inconscient et à la première topique freudienne). Ainsi, une polyphonie discursive se fait « entendre », court-circuitant l’analyse du procès de l’énonciation. Le « lectant », l’instance critique, se voit souvent obligé de s’interroger sur le sens ou sur la véritable provenance du procès d’énonciation, alors que le « lu » participe de ce phénomène de co-jouissance, dont parle ailleurs Monique Plaza[29], prenant plaisir à cette langue jubilatoire et triomphante dans ses trouvailles souvent audacieuses. Célébrations de l’oralité dans ses replis les plus primitifs, les scènes dialoguées de L’Hiver de force se prêtent bien à une adaptation théâtrale[30]. En outre, comme chez d’autres auteurs québécois de la même période[31], la langue jouissive passe par le relais de la subversion de la religion, de ses officiant(e)s et/ou de ses objets de culte. Sacrilège et sacrificielle, elle correspond à l’effondrement des valeurs de la période de la Révolution tranquille.

Langue festive, disions-nous, qui se manifeste sur le plan discursif dans les scènes dialoguées où l’entité symbiotique « Andrénicole » se trouve clivée en deux personnages apparemment crédibles, André et Nicole. Prenons soin de noter, toutefois, que la figure de la sœur se trouve pourvue sur le plan thématique des attributs du frère : tout comme lui, elle fume des cigares, se saoule à la bière, au rhum et au Bloody Mary, parle « cru », apprend à conduire l’automobile (à la place d’André qui, lui, refuse de toucher à « […] cet instrument puant, étouffant et asphyxiant d’aliénation » ; HF, p. 129), tombe amoureuse d’une femme (Petit Pois), dort dans le lit de Laïnou.

Nombreuses sont les scènes d’amour connotées sexuellement : entre André, Nicole et Laïnou[32] ; entre André et Nicole[33] ; entre André, Nicole et Petit Pois[34]. Scènes voilées, puis de plus en plus explicites dans la quatrième partie du récit. Les allusions descriptives à ces corps jouissants, dont les membres s’entremêlent pour former une sorte de continuum indistinct, sont à considérer comme des mises en abyme de ce qui se joue à un niveau plus profond, soit le fantasme de la scène primitive, où le « lu » participe au-delà de l’ouïe (cf. supra) à ce qui est « vu » : en suggérant, le narrateur ne fait-il pas voir ?

Plus fondamentalement et de manière régressive, l’entité « Andrénicole » jouit du fantasme de dévoration. La métonymie de l’oreille (cf. citation ci-dessus, HF, p. 45-46) vient inscrire en creux l’issue mortifère et cannibalique de l’amour symbiotique, c’est-à-dire sans aucune forme de médiation entre le même et l’autre. Comme pour L’Avalée des avalés[35], c’est en regard du premier temps du stade du miroir qu’il convient de chercher le sens de la plainte adressée par la voix du récit au « lectant » et au « lu », tout en déjouant les défenses du « lisant ». Plainte qui infère l’angoisse de mort chez un être fictif confronté au chaos originel, tellement proche du pulsionnel qu’aucune barrière, aucun interdit, ne protège de la jouissance impossible[36]. Quant au fantasme de séduction, il se manifeste par l’intermédiaire de la figure de Catherine (Petit Pois). Servant de support à l’idéologie de la contre-culture, dans sa double dimension de libération sexuelle et de libéralisation des stupéfiants, ce personnage-embrayeur est corrélé au thème de la déstabilisation des valeurs sociales. Dans la quatrième partie, André réagit violemment, malgré le désir avoué qu’il entretient pour elle[37], à une tentative explicite de séduction (HF, p. 267-268). Ce faisant, il se l’aliène une fois de plus et plonge derechef dans un désespoir sans fond, entraînant avec lui Nicole, son double fictif.

Composantes sociologiques, idéologiques et axiologiques du récit

Le paysage urbain dessiné par Ducharme est implacable. À l’avant-plan, sont marquées à gros traits de crayon noir l’autodestruction des êtres et l’impasse d’une couche sociale assujettie à l’idéologie de la contre-culture. Se profile à l’arrière-plan un projet politique peu convaincant dans la mesure où son représentant fictif, Roger Degrandpré, propose un agir axiologisé négativement par le discours (en dépit de sa particule nobiliaire) : faiblesse de tempérament, patronage, amoralité, opportunisme. Le génie de Ducharme réside dans la qualité synthétique des quelques passages qui mettent en scène ce représentant fictif d’un parti souverainiste et chef des « preux chevaliers de la survivance française ! » (HF, p. 71). Qui plus est, Degrandpré se trouve déprécié implicitement par le récit de par son affiliation au personnage décadent de l’actrice de cinéma, cette « Toune » tout droit sortie des « cartoons » (HF, p. 179), qui parle comme les hommes de chantiers et se fait une gloire de se prostituer. Le discours de celle-ci à propos de celui-là s’avère d’ailleurs souvent très dépréciatif : elle considère en effet ce « géant » qui cherche « à décoloniser le Québec » (HF, p. 44) comme un « [c]on élitiste fédéraste dégoûtant » (HF, p. 227).

Il ressort des remarques précédentes que le défaitisme assumé sur le plan de la fiction par les figures d’André et Nicole Ferron constitue la première strate axiologique du récit. C’est la plus apparente, la plus lisible et la plus négativement marquée. La seconde est celle de l’hédonisme, faisant du plaisir immédiat son souverain bien. Tous les personnages y adhèrent de manière effrénée avant de sombrer dans son envers, la déchéance physique et morale[38]. Une autre couche, plus profonde, apparaît de façon indicielle tout au long de l’intrigue, celle de la domination de l’économie par des capitaux étrangers. Idéologie de l’assimilation indexée par les noms des bars, des denrées alimentaires, des appareils électroménagers, des sociétés commerciales, lesquels témoignent tous de l’hégémonie anglo-américaine. Par dérision, les protagonistes réagissent en francisant les appellations des grandes sociétés commerciales (La « Si Belle », HF, p. 241), ou en se moquant carrément des représentants fictifs de la classe dominante, qui fréquentent « l’Accroc » :

Sur la terrasse, on est bien placé pour passer des remarques désobligeantes politiques engagées sur les passants, des étudiants de chez Sir George pour la plupart, des adolescents longs et pâles de Pointe-Claire et Baie d’Urfé qui viennent sous nos nez apprendre à nous polytechniaiser, sciencessocialiéner, hautesétuliser et marketyriser dans la langue des hot dogs et des milk shakes.

HF, p. 192

L’invention verbale mime ainsi la construction lexématique des langues étrangères, mettant en abyme le code de la représentation du récit, qui se veut aussi une critique sociale, acide et décapante.

Enfin, se donne à lire l’axiologie de la perte, véhiculée par la nécessité où se trouvent André et Nicole d’avoir à liquider contre des sommes dérisoires des biens essentiels à la gestion de leur quotidien, ou leur servant de repères identitaires. Et pour comble d’ironie, les figures de l’immigrant prennent souvent le pas sur eux, faisant preuve d’une plus grande débrouillardise financière. Ainsi, l’idéologie de l’assimilation est-elle consolidée par le récit qui fait de ses deux anti-héros des victimes de petits commerçants douteux, émigrants mal intégrés à leur société d’accueil, qui parlent de façon très approximative la langue du colonisateur. Malgré leur position précaire, les deux acolytes se rient de la situation en ayant recours à la langue comme seule arme de combat. Traduisant littéralement les bribes de phrases à la syntaxe douteuse de leur propriétaire lithuanien ou de leur receleur grec, ne témoignent-ils pas d’une attitude altière qui rend possible le renversement des valeurs posées par la thématisation du récit ?

Le réel n’est pas édifiant dans L’Hiver de force. L’auteur ne renonce pourtant pas à le transposer dans un récit pittoresque fait d’un mélange insolite de doléances pathétiques et de scènes loufoques. L’humour, l’ironie, les sarcasmes permettent une mise à distance des composantes tragiques de l’existence et une déconstruction des valeurs sur fond de dérision. Une tonalité tantôt sombre, tantôt joviale se donne à entendre par alternances régulières. Les composantes fantasmatiques nouées à même le fil discursif servent d’écran protecteur au sujet de l’énonciation, aux personnages et au lecteur. En posant la noire « quhébétude » (HF, p. 68), la langue du récit remet en scène le désespoir de cette nation mort-née dont parle abondamment la littérature sacrificielle et dont le meilleur représentant est sans doute Nelligan[39].

Une flore en guise de viatique

À la fin, André et Nicole se retrouvent seuls, à l’île Bizard, sur le Lac-des-deux-Montagnes. Catherine les a quittés, les laissant à leur désarroi. Ils ont toujours sous le bras leur Flore laurentienne, qui les a accompagnés tout au long de leur périple. Fermant la boucle programmatique du titre (« l’hiver de force (comme la camisole) », HF, p. 283), la finale agit comme une réduplication du code du récit et oblige à une analyse rétrospective[40]. Or, on se rend compte qu’à points nommés les deux héros lisent leur traité de botanique favori dans sa linéarité, tout comme le lecteur lit le récit de la première à la dernière page ; à l’image aussi des correcteurs d’épreuves (qu’ils sont) à la recherche de fautes ou de coquilles. Déformation professionnelle oblige, l’avancée dans la lecture de Marie-Victorin n’est-elle pas considérée par André comme « une production » (HF, p. 156) ?

Sur le plan thématique, sont redistribués tout au long du récit les motifs floraux : des œillets offerts à deux reprises par Catherine à André et Nicole (HF, p. 78, 155) ; un plant de pissenlits (HF, p. 199) et un crocus trouvés dans le parc Lyndon-Johnson (HF, p. 206, 207, 212) plantés dans une boîte de conserve et déposés sur le seuil de sa porte ; des « houppes des pissenlits » sur lesquelles ils soufflent « comme la fille du dictionnaire Larousse (HF, p. 240) ; des ancolies pourpres, des bermudiennes et des iris découverts sur le chemin du village à l’île Bizard (HF, p. 254-255). Puis, dans une des scènes peut-être les plus émouvantes du récit, un amoncellement de fleurs sauvages sur le corps nu de l’artiste « gelée » par la coke et les somnifères, étendue, comme morte, sous un arbre. André et Nicole jouent alors la carte de la tendresse et de l’amour naïf, comme s’ils n’avaient jamais assumé le rôle de « chiens battus » (HF, p. 171), rampant aux pieds de leur Toune bien-aimée. Comme si tout pouvait recommencer avec des fleurs[41]. Ainsi, dans l’exploration fictive des motifs floraux réside peut-être le sens indexé par la récurrence du titre Flore laurentienne : une fleur, au cœur du patrimoine culturel, dont la survie préserve de tout le reste. Comme la poésie. Comme la fine fleur du langage. Et l’on constate que les deux correcteurs d’épreuves à la pige sont passés maîtres, à la fin du récit, dans la manipulation du langage de la botanique : « épervière, érigéron, gaillet, muguet, brassica, rorripa » (HF, p. 278). Le traité du Frère Marie-Victorin passe alors du statut d’objet-valeur à une modification formelle, s’inscrivant non plus dans la thématique mais dans la narrativité énonciative.

Le récit avait débuté avec la fin de l’hiver ; il n’aura duré que le temps d’un printemps. Le retour de l’hiver (à la place de l’été, « le 21 juin 1971 ») introduit une faille dans l’écoulement des saisons. Façon de poser que la vie est derrière eux : nos deux anti-héros ont-ils basculé dans la folie ou bien se sont-ils suicidés ? L’Hiver de force se clôt sur l’ambiguïté de cette ellipse narrative, l’issue demeurant incertaine aux yeux du lectant :

Puis qu’est-ce qu’on va faire [après le départ ultime de Petit Pois] ? On va retourner à Montréal sur le pouce avec notre Flore laurentienne sous le bras. On va partir tout à l’heure. Puis personne ne va vouloir nous embarquer à cause de la noirceur. Puis, demain, 21 juin 1971, l’hiver va commencer, une dernière fois, une fois pour toutes, l’hiver de force (comme la camisole), la saison où on reste enfermé dans sa chambre parce qu’on est vieux et qu’on a peur d’attraper du mal dehors, on qu’on sait qu’on ne peut plus rien attraper du tout dehors, mais ça revient au même.

HF, p. 282-283 ; c’est nous qui soulignons

Modulations génériques : différenciation, transposition

Au terme de notre analyse, il convient de revenir sur les modulations génériques de L’Hiver de force et d’essayer de saisir comment ce texte négocie de manière spécifique son rapport au genre. Avait été posée comme prémisse une combinaison de plusieurs traits génériques hétérogènes, regroupés sous la notion d’hybridation : diverses manifestations dans le corps textuel ont été indiquées au départ. Ce phénomène s’avérant caractéristique de l’écriture ducharmienne, nous en avons reconnu d’emblée la « signature » pour ensuite poser l’hypothèse d’autres modulations génériques, telles la différenciation et la transposition. Avant de pouvoir statuer sur l’existence de ces traits, il a fallu toutefois approfondir l’analyse des composantes narratoriale, discursive, thématique et lectorale du récit. Procéder inversement, soit en cherchant à contraindre le texte ducharmien à entrer dans le parement de la théorie, n’aurait-il pas eu pour conséquence d’en aplanir la spécificité et l’originalité ? Renonçant à avoir recours à une « camisole de force », nous avons plutôt opté pour une écoute « flottante » permettant de déceler les éléments signifiants qui structurent le récit sur les plans de la forme et de la substance (de l’expression et du contenu, au sens de Hjelmslev).

En dernière instance, il appert que l’écriture de L’Hiver de force procède par combinaison de plusieurs modulations génériques, que nous pouvons hiérarchiser comme suit (du plan de la manifestation à la couche plus profonde du texte) : hybridation, différenciation, transposition. La première de ces trois modulations est la plus apparente, et l’instance lectorale en saisit in media res les modes de fonctionnement. C’est à ce niveau, sans doute, que le texte réussit à charmer le lecteur (le lisant, le lectant) et à arrimer le contrat de lecture sur le « plaisir du texte », pour reprendre l’expression consacrée de Barthes.

La seconde modulation, la différenciation, demande qu’on s’y attarde un peu plus, car moins évidente que la première. L’état initial, comme il a été dit, identifie le personnage-narrateur, André, comme celui qui se charge d’écrire au jour le jour le « journal » des événements, graves ou anodins, sérieux ou ludiques, dans la vie des deux protagonistes. Or, ce « je » écrivant court-circuite les règles de l’écriture intime, ayant recours au pronom « nous ». Une telle dérivation a pour effet de donner naissance à un genre nouveau : le journal à la première personne du pluriel, espèce rare dans les annales littéraires. S’il fait songer au « vous » de La Modification (Butor) ou au « vous » de L’Homme qui dort (Pérec), il s’en distingue néanmoins par une textilité nouée à même la complexité discursive : accentuation parodique, charge affective, tonalité douloureuse ou bouffonne. La « voix » du récit passe souvent sans solution de continuité de l’un à l’autre de ces registres, comme pour mieux dissimuler ou vaincre l’angoisse qui travaille le sujet narratorial en arrière-fond.

Qualifié d’incongru et de familièrement étrange, ce « nous » du récit fait jouer par ailleurs sur le plan thématique un couple d’amoureux, le frère et la sœur « amarantes parentes », lui-même follement épris d’une figure axiologisée négativement (Catherine / Petit Pois / la Toune) par les différentes stratifications dialogiques du récit, générées à partir d’André, de Nicole, de Laïnou (nom formé par anagrammatisation des deux autres). De même, la thématisation vient corroborer ce qui est posé dans le discours : la toxicomanie de Catherine, sa déroute après le Festival de Cannes, ses conversations téléphoniques malveillantes ou grossières, sa tentative de suicide à l’île Bizard sont autant d’épisodes qui valorisent par contraste nos deux anti-héros qui, eux, logent dans la « zone des feuillus tolérants ». Indéfectible, leur patience révèle aussi l’aberration d’une passion logée à l’enseigne du désir d’une Autre toute-puissante et mortifère. André et Nicole ne s’y abolissent-ils pas entièrement comme sujets ?

Ainsi, nous commençons à entrevoir comment le texte ducharmien construit progressivement son rapport subversif au genre romanesque : transposant dans un « récit » (peu défini à l’époque) un événement existentiel – le coup de foudre, l’amore, l’amour à mort –, il met en scène un personnage symbiotique, familièrement inquiétant. Celui-ci ne rejoint-il pas une problématique que tout lecteur québécois saura reconnaître à son insu, celle d’une société marquée par la défaillance de ses figures symboliques et l’absence de ses repères identitaires ? Aussi l’entité fusionnelle « Andrénicole » est-elle porteuse de la signifiance du texte, redéployant sur le mode spéculaire la symbiose originaire à l’autre et la prise du sujet dans les rets du fantasme. On comprend que, à partir de telles composantes, le récit ducharmien se révèle éminemment chargé de sens (sur fond de non-sens), sa polyphonie discursive venant masquer comme pour mieux l’exacerber la dimension pathémique du récit.

Et nous rejoignons un des sens accordés à la transposition, soit une série de permutations signifiantes, lisibles selon le degré de clairvoyance ou d’aveuglement du lectant, du lisant ou du lu. Un être fusionnel masquant le véritable sujet de l’énonciation, un récit mimant de façon peu ou prou vraisemblable ce qui se joue dans la sphère du fantasme, un manque-à-être dont la déraison individuelle trouve des résonances dans l’aliénation collective : ces données, le fonctionnement cryptique du récit ne permet pas de les percevoir à la première, voire à la seconde lecture… Car le sens de « transposer » signifie que l’on effectue un changement de forme et de contenu en faisant passer dans un autre domaine (Petit Robert). Partant, le texte ducharmien en arrive à créer un genre particulier mu par des effets d’étrangeté à la fois inquiétants et familiers parce que puisés à même la fantasmatique d’une collectivité meurtrie par le sentiment de la perte et les aberrations de l’Histoire. Et la synchronie du récit, l’ancrage de ses personnages dans la période de la contre-culture illustrent à la manière d’un exemplum le parcours figuratif du peuple québécois dans sa dimension diachronique. Car transposer, n’est-ce pas aussi faire passer ailleurs, déplacer, transférer ?

Si L’Hiver de force rejoint à travers le temps les lecteurs d’ici, il faut en imputer les raisons au phénomène de la relation transférentielle à l’œuvre, cette forme de la transposition littéraire qui inclut l’instance lectorale (le lu) et son propre investissement inconscient marqué par la demande d’amour, par la dépendance à l’autre. Quant à l’altérité lectorale, il resterait à faire l’étude des mécanismes qui font que ce récit répond aussi aux exigences de l’Autre, cet arrimage du sujet écrivant – et parallèlement du sujet lisant et du sujet lectant – à l’ordre déterminant du symbolique et du langage.