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Tout a l’air normal, tout a l’air sain, tout a l’air significatif, mais, sous l’abri vacillant du mot, talisman naïf, gris-gris biscornu, vois, un chaos horrifiant transparaît, apparaît : tout a l’air normal, tout aura l’air normal, mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s’agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais.

Georges Perec, La Disparition, p. 31-32

L’histoire des Récits d’Ellis Island s’inscrit dans une série de disparitions. Disparition des vestiges d’Ellis Island (aujourd’hui restaurés en musée) que Georges Perec et Robert Bober visitèrent en 1978 et en 1979 pour tourner leur film ; disparition, dans le premier album publié en 1980, des différentes graphies du nom d’Île des larmes donné à Ellis Island « dans toutes les langues d’Europe »[1] ; disparition, en 1982, de Georges Perec. L’album qui nous occupe, publié chez P.O.L. en 1994 sous l’orchestration de Robert Bober, porte avec lui toutes ces disparitions ; il répare les oublis et les bourdes – pour ne pas dire les « bourdons » – liés aux aléas de l’aventure éditoriale[2]. Les lecteurs de La Disparition de Perec savent que les bourdons, qui passent souvent inaperçus, peuvent devenir le lieu même d’un « ça a disparu » littéral[3], mais, justement, l’expérience de la disparition se matérialise dans l’expérience de l’aveuglement et la découverte de l’omission de la lettre. Il en va souvent de même avec la photographie. Dans W ou le Souvenir d’enfance, les photos décrites, dénombrées, détaillées, scrutées ne sont jamais montrées. Dans cette absence, une lacune mémorielle se donne à voir. Seule la photo d’« une porte de bois condamnée au-dessus de laquelle l’inscription coiffure dames était encore à peu près lisible »[4] figure sur la page couverture de l’édition originale de W, image forclose d’un « anéantissement une fois pour toutes » (W : 63), celui de la rue Vilin « aux trois quarts détruite » (W : 71), où Perec vécut enfant.

Comme la rue Vilin, les décombres d’Ellis Island sont quelconques et uniques puisque l’histoire des migrations et l’autobiographie se nouent sous le signe de la coupure et de la disparition. Coupure d’une filiation, disparition, sous les restes du site, de « ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours » (REI : 37) bref, disparition de la mémoire. La disparition du lieu recoupe ce que la description minutieuse des pièces mises à sac et la traque forcenée des traces, y compris photographiques, ne peuvent « raviver », mais l’album devient aussi le lieu fabuleux d’un possible, ré-insufflant dans son espace clos l’errance et l’espoir.

L’album feuilleté

L’album part de la séparation entre image et texte pour instaurer un mode de lecture entrecoupé où l’attention du lecteur se déplace sans cesse entre ce qui la capte ici et ce qui la distrait là, entre image, légende, citation et texte. Cet entrecoupement se donne ici plus comme un mode de liaison désynchronisé, en décalage, que comme une cassure radicale. La liste des bateaux transatlantiques vient presque compléter une image bleutée estompée dont la légende, en lettres manuscrites, dit : « À bord du Pennland (Red Star Line) (1893) » ; la photographie sans légende, cadrée et en couleurs, de salles en ruine renvoie au texte de Perec sur l’indifférence des restes du passé dans un cadrage distinct, l’un sur la page de gauche, l’autre sur la page de droite. Pour aller de l’un à l’autre, il faut traverser l’espace blanc qui vient entrecouper le texte lui-même, dont les césures sont (surtout dans le dernier paragraphe) graphiquement sensibles (visibles). La cassure ou le vide ne sont pas absents de l’album, mais ils s’inscrivent dans une série d’espacements où texte, image et page s’entrecoupent et s’entrouvrent.

Le geste de feuilleter les pages qui, dans la première partie du film[5], revient trois fois, participe de la « médialité » de l’album. Le feuilletage permet, grâce au format relativement large des feuilles, de faire l’expérience de l’espacement. Les pages que l’on tourne détournent ou surprennent nos attentes, elles cassent les automatismes : impossible de lire le texte en ignorant les photos ou de ne regarder que les photos sans au moins traverser le texte. Feuilleter l’album, c’est s’ouvrir au déplacement des frontières intermédiales dans la temporalité du geste, c’est éprouver la banalité du médium en deçà de son évidence, dans un espacement lent (celui du feuilletage) qui, du geste le plus pauvre, le plus quotidien, révèle l’expérience singulière.

L’album entre mémoire et Histoire

L’album feuilleté convoque immédiatement une mémoire confusément liée à l’enfance. On pourrait y voir un album de famille de substitution, la désuétude du médium matérialisant la mélancolie du passé. Il réveille la mémoire des photos classées et légendées qui fixent à l’encre et aux cristaux d’argent une mémoire familiale rassurante. Les Récits d’Ellis Island berceraient le désir nostalgique d’une mémoire légendaire dont les émigrants seraient les figures imaginaires.

Mais un autre album se fait jour dans l’album, plus proche du manuel d’histoire celui-là. Texte et images là-dessus concordent : les chiffres et les dates montrent qu’il y a eu travail d’archives. L’alternance de documents anciens et de photographies récentes (en couleurs dans les deux premières parties de l’album) matérialise l’écart temporel entre Ellis Island et ses décombres. Historiquement parlant, cela permet un double régime de preuves : d’une part, les documents et les archives, d’autre part, le lieu en ruine dont Bober et Perec sont les témoins directs.

De là, un discours critique se met en place, qui consiste à dénoncer le mythe de l’Amérique comme terre d’accueil et de liberté. Dans le jeu oblique des répétitions, on comprend que ce n’est pas seulement la Porte d’or qui s’est petit à petit refermée avec le resserrement des lois sur l’immigration, mais aussi le mythe d’une nation « généreuse » : à ces « rebuts misérables » (REI : 11, 65), à ces « masses entassées assoiffées d’air pur » (REI : 65) que la statue de la Liberté invite (REI : 11) et amène à « s’entasser » dans les dortoirs « sans fenêtres » (REI, 12) des navires, il ne reste plus, enfin arrivés à New York, « qu’à s’entasser à dix dans les taudis sans fenêtres » (REI : 69). Cette vision misérabiliste n’est peut-être pas représentative de la mémoire nationale américaine, mais elle fait apparaître, d’un entassement à l’autre, la violence qu’il y a à rassembler les immigrants dans un melting-pot indistinct. Les restes informes se métamorphosent sans cesse dans le texte, désignant ici les émigrants, là les « monceaux de meubles », les « piles de matelas », les « amoncellements d’oreillers crevés » (REI, 54), « l’entassement hétéroclite », « amas de grilles », « tas de vieux projecteurs », « n’importe quoi » (REI : 53). Les restes du « lieu-dépotoir » (REI : 56) et les rebuts de l’humanité se renvoient l’un l’autre dans une même Histoire à jeter[6].

Le passage par Ellis Island est en lui-même exemplaire de cette Histoire : dans l’« usine » (REI : 10) où l’on baptisait « des Américains à la pelle » (REI : 56), changer de nom était perdre son nom, c’était fabriquer, à partir de l’oubli et de l’incompréhension, une nouvelle identité. Perec révèle, par l’accumulation des documents et des anecdotes, le visage inhumain, policier, du centre d’Ellis Island, faisant de la prison, qu’il deviendra pendant la Deuxième Guerre mondiale sa « vocation implicite » (REI : 11). La transformation expéditive de l’émigrant en immigrant est aussi le point de départ d’une réflexion politique large sur l’émigration des peuples qui cherchent refuge. Il s’agit bien de faire une Histoire politiquement engagée qui, entre Paris et New York, déplace les certitudes nationales tant de l’Amérique que de l’Europe[7]. Mais il y a aussi autre chose : les restes de l’Histoire révèlent une faille de la mémoire que la fouille des restes ne comble en rien : « sous la tranquillité factice de ces photographies figées une fois pour toutes dans l’évidence trompeuse de leur noir et blanc, comment reconnaître ce lieu ? » (REI : 37). Demander comment reconnaître Ellis Island sous les documents et les traces, c’est demander comment retrouver la mémoire au lieu même de l’oubli systématique, de l’oubli fabriqué « à la pelle », et reconnaître que les archives, les preuves noir sur blanc que « ça a été »[8], ne restituent pas cette mémoire, mais contribuent plutôt à en produire l’illusion, preuves accablantes de notre amnésie « enregistrée ».

L’élan qui pousse Robert Bober et Georges Perec vers Ellis Island est inextricablement lié à une « mémoire potentielle » (REI : 55), mais qu’en va-t-il de cette potentialité ? Plus qu’un devenir, c’est d’abord un revenir qu’elle engage, une errance fantomatique, l’espoir désespéré de retrouver là – ruine parmi les ruines, « ombre au milieu de leurs ombres » (W : 63) – le lieu de l’absence de lieu, le dépotoir dépositaire d’une disparition sans restes. L’apparition fugitive, dans le film, de la porte close du 24 rue Vilin sur une page de l’album feuilleté par Perec, indique bien l’ancrage autobiographique de ces récits. De même, dans l’album de P.O.L, la légende « À bord du Pennland (Red Star line) (1893) » (REI : 27) constitue un indice pour les lecteurs de W ou le Souvenir d’enfance : ils savent que la Croix rouge est liée à la séparation définitive de Perec et de sa mère en 1942[9]. La jeune fille à bord du Pennland aurait pu être cette mère que Perec « ne voi[t] pas [...] vieillir » (W : 51), mais le fil fragile de ce conditionnel passé n’ouvre pas vraiment au devenir : il revient plutôt sur ce qui a manqué d’avoir lieu et sur le manque lui-même, cristallisé dans l’évanouissement du quotidien.

Une grande nostalgie se dégage de l’album d’Ellis Island, dans lequel l’arrachement au sol natal des milliers d’émigrants recoupe pour Perec la non-transmission de la mémoire juive ; mémoire enracinée non pas dans une terre, mais dans une tradition. Dans les « manières de manger, de danser, de chanter », dans « ces gestes que l’on retrouve sans les avoir vraiment appris » et « les souvenirs de berceuse » (REI : 60) qui caractérisent la judéité de Robert Bober, l’expérience quotidienne apparaît justement comme cet usage de la mémoire qui manque à Perec comme à Ellis Island : « les souvenirs de cordes à linge » que retiennent encore ses murs (REI : 44) sont un appel qui semble rester sans réponse. La mémoire s’est délitée dans les ruines qui s’ouvrent non seulement sur des salles vides, mais sur le vide des traces : « comment s’écoulaient ces heures et ces jours, comment faisaient tous ces gens pour se nourrir, se laver, se coucher, s’habiller ? » (REI : 40), demande Perec. « Cela ne veut rien dire de vouloir faire parler les images » (REI : 41), car elles témoignent justement de la disparition de la mémoire, de la coupure entre eux et nous.

On ne saurait penser la déterritorialisation de l’album sans penser aussi au déracinement d’une forme de mémoire ancrée dans la tradition. Aux migrations massives correspond une rupture mémorielle « sans retour » (REI : 9), dont un des potentiels serait justement celui, obsédant, du revenir. Toutefois, ce retour n’est pas un retour aux sources, aux « racines », mais un retour au transit, au passage d’un monde à l’autre, qui trouve, dans la clôture quasi insulaire de l’album, son devenir migratoire.

Passer

L’album est ce « lieu sans lieu » qui reconduit, dans son parcours fragmentaire et discontinu, le sens de la perte. Entre le ferry d’Ellis Island qui débarque ses passagers et l’épave qu’il est devenu, trente-cinq pages plus loin, la perte de la mémoire se matérialise et migre dans une esthétique qui rend sensible, dans l’espacement des contrastes, l’espace pourtant indistinct de la disparition. C’est en passant par l’album qu’Ellis Island devient le lieu exemplaire du non-lieu. Nommer le non-lieu, l’identifier, raconter le passage, c’est donner lieu à une mémoire potentielle étonnamment disponible.

Le mode de lecture du feuilletage permet de sortir de la quête obsessionnelle des traces du passé et de tracer, du même coup, une tangente imaginaire à même l’oubli ainsi creusé. Le devenir mobilisé dans une lecture fragmentaire tient à une forme de perception distraite, ouverte à la rêverie et aux déplacements de la mémoire dans l’image. Cela, Perec le sait : les anecdotes de changement de noms sont, écrit-il, « trop belles pour être vraies », mais ce sont elles qui frappent notre imagination. De même, la vision erronée de Karl Rossmann qui, dans L’Amérique de Kafka, découvre, au bout du bras tendu de la statue de la Liberté, non pas le flambeau mais le glaive, serait plus juste qu’une perception exacte, car elle montre une violence autrement invisible. Mémoire et imagination fusent dans l’image (et le récit) dont le déport fantasmatique stimule la métamorphose du lieu.

C’est, du reste, au rythme de la statue de la Liberté que se ponctuent les deux premières parties de l’album. La première illustration, qui ouvre « l’Île des larmes », fait ressortir le faisceau lumineux du flambeau qui, avec la lune, illumine l’obscurité : le lecteur est en face d’une statue idéalisée, retouchée, qui brille comme un phare dans la nuit et le force à lever les yeux. La deuxième image, dernière photo de « Description d’un chemin », montre la statue de la Liberté au loin, en contre-jour, au-dessus des contours du ferry et d’une grappe d’immigrants dont on distingue la masse et les ombres. Cette masse, vue de dos, renvoie aux photos des foules déjà vues de face ou de profil, prêtes à s’embarquer pour l’Amérique, entassées sur le pont des navires. De la première à la seconde partie de l’album, le lecteur accompagne cette foule depuis l’espoir idéalisé d’un avenir « rayonnant » jusqu’au halo crépusculaire de l’ultime traversée (d’Ellis Island au port de New York). Le lecteur entre pour ainsi dire de plain-pied dans le parcours de l’espoir et de l’errance, mais il demeure sur le rivage d’Ellis au moment de franchir le dernier pas. Il n’aura, lui, pas quitté l’île.

L’album d’Ellis Island isole ainsi, dans l’histoire des migrations, le moment du passage dont il reconduit le récit dans sa trajectoire successive finalement suspendue. Pourtant, les récits ne s’arrêtent pas là. Ils s’ouvrent sur une troisième partie intitulée « Album » qui, à partir des photos de Lewis Hine et de leur légende, reprend l’histoire depuis le débarquement (REI : 72) jusqu’à l’épreuve finale de l’échange des monnaies étrangères en dollars (REI : 91).

Entre les deux premières parties et la troisième, la photo d’une lingère fait la transition. Sa coloration bleutée la recouvre du nimbe du rêve, pour la détacher, dirait-on, des cristaux du temps. Et elle regarde ailleurs, la lingère, tournant la tête de côté alors qu’elle s’apprête à passer un seuil. Réponse muette aux « souvenirs de cordes à linge » évoqués par Perec, on ne sait trop si elle invite le lecteur à la suivre ou si elle le laisse derrière un grillage fantomatique. Un étrange mouvement s’opère entre le corps tourné vers l’avant et le regard fixé latéralement sur une présence hors-champ. La photo s’arrête sur le passage et opère un renversement temporel qui place le lecteur derrière cette femme drapée, comme sortie d’un tableau de Vermeer. Il est sur le seuil, sur le point d’entrer, la lingère le devance, lui montre l’exemple. Entrer dans l’album avec elle, c’est détacher les photos de l’histoire américaine, c’est passer du lieu historique d’Ellis Island à l’espace d’un possible, passer du récit successif du passage à sa distraction exemplaire.

Parallèlement au récit qui prend forme, un imaginaire se détache donc de façon non successive, il « point », selon l’expression de R. Barthes. Au cheminement progressif correspond le surgissement intempestif de l’image qui impose une présence concrète, singulière, en deçà de l’ordre historique ou narratif. Il ne s’agit pas de mettre l’ordre en miettes, mais plutôt de faire travailler, au carrefour d’une double convention – celle de l’album de famille et celle du manuel d’histoire –, ce qui résiste au récit tant historique que familial. Par contraste avec les paroles des témoins soigneusement recueillies dans la dernière partie des Récits d’Ellis Island, la série des photographies en noir et blanc qui compose « l’Album » frappe par son silence. Sans doute cette lecture est-elle influencée par le film, dans lequel la voix off de Perec et la voix in du guide font ressortir les visages photographiés sur lesquels la caméra s’arrête sans commentaire ; mais, dans l’Album, l’apparition au premier plan des photos de Lewis Hine, simplement sous-titrées, met en évidence le blanc des pages et la subite absence de texte. Un récit presque sans paroles recommence, d’où certains sujets se détachent : « famille d’immigrants italiens », « Jeune Juive russe », etc. Les légendes relient ces photos à l’univers d’Ellis Island, où les photographes venaient chercher le « pittoresque »[10], mais les sujets photographiques excèdent tout ancrage représentatif, depuis les types ethniques jusqu’aux types familiaux qui reviennent. Ce qui point alors, c’est plutôt l’éloquence muette des regards, des visages singuliers et sans attaches. « Cela ne sert à rien de faire parler les images », en effet, et l’album, justement, impose ses icônes en silence, comme si le silence réintroduisait une distance incommensurable là où la présence d’une silhouette « crève l’écran » de la page. Il fait apparaître la matérialité de l’absence et du révolu qui définit le discours de l’Histoire et que l’Histoire tend à faire disparaître dans son discours : l’album ne fait pas parler « les témoins muets »[11] de l’Histoire, il les convoque dans la matérialité photographique de leur silence, il fait de ce silence le lieu d’une altérité radicale qui nous regarde. La mort trouve là son espace vif qui, loin de seulement s’enfermer dans le tombeau en ruine, ouvre elle aussi au devenir.

Car la mort, le sens poignant de l’éphémère et du révolu, prend, dans les trois premières parties des Récits d’Ellis Island, différents visages qui en appellent à une irréductibilité sans nom. Des silhouettes individuelles se distinguent des « masses entassées », mais leur présence dépasse la logique des statistiques historiques sans jamais se retrouver sous l’étiquette d’un nom propre. Elles font surgir, dans l’écart entre leur anonymat et leur absolue singularité, une inquiétante dérive, une inadéquation diffuse, une résistance. Les légendes manuscrites qui, parfois, les situent, ne nomment jamais les visages qui, ici ou là, se détachent. Une intime étrangeté frappe chacun de ces visages : l’identité qu’ils portent en eux-mêmes sort de l’Histoire, aussi anonymes et disponibles dans leur singularité qu’un corps ou une voix. L’écriture manuscrite de Georges Perec rejoint l’incognito des émigrants : qu’on la reconnaisse ou non, son empreinte personnelle conserve elle aussi son potentiel anonyme. Dans l’image déjà vue (autre topos) d’une jeune fille lisant à bord du Pennland, perce un devenir suspendu entre la date de 1893 et l’infini d’une contemplation distraite. Sa silhouette n’est pas tant celle d’une mère possible que l’incarnation même d’une promesse passagère, d’un a-venir saisi en pleine traversée, jeune fille lisant l’esprit ailleurs, apparition éphémère saisie dans le geste familier de la page qu’on tourne.

Altérations : la voix, l’album, le témoignage

La mise à distance de l’archive dans l’album ne relève pas d’une lecture esthétisante soucieuse de soustraire ces récits à l’Histoire ou d’en neutraliser l’enjeu politique. Elle rend compte, au contraire, d’une éthique du témoignage indissociable de la « poésie » de l’album. L’ensemble des Récits d’Ellis Island est gouverné par l’impératif du témoignage : le livre se termine par la transcription d’entrevues avec « ceux qui ont vécu cette aventure » (REI : 103) de l’immigration. La valeur de ces transcriptions tient autant – sinon plus – à la précarité des témoins (« La plus jeune a aujourd’hui soixante-et-onze ans » ; REI : 103) qu’à la qualité intrinsèque des souvenirs. Comme Ellis Island, ceux qui y sont passés sont amenés à disparaître ; de leur expérience vécue, Perec et Bober veulent conserver un reste, mais ce reste ne comble pas plus les lacunes de l’Histoire que la visite des ruines : sa relative pauvreté[12] rejoint au contraire celle des traces.

La posture décalée de Georges Perec, qui revient à Ellis Island sans y être jamais venu, directement ou par antécédents, recoupe la posture du narrateur qui ouvre la fiction de W : « Un lecteur attentif comprendra […] que dans le témoignage que je m’apprête à faire, je fus témoin, et non acteur. Je ne suis pas le héros de mon histoire » (W : 14). Mais ce que le lecteur attentif comprend aussi, c’est qu’un tel témoignage est, dans W, rigoureusement exclu : hors personne, hors lieu et même hors récit. Le témoin ne peut se mettre à parler qu’en perdant sa voix propre (le je disparaît complètement de la deuxième partie), en passant par une parenthèse et des points de suspension[13]. La description impersonnelle de l’île de W prend le relais et « le récit de mon voyage » annoncé (W : 13) disparaît en chemin : le témoignage perd le fil de son récit, W apparaît là où s’escamotent l’histoire et la parole du témoin[14]. Une sorte de chiasme s’instaure entre « ce monde englouti » (W : 14), qu’annonce le témoin dans la première partie, et l’engloutissement du témoin dans la deuxième, comme si le monde et le témoin ne pouvaient coexister, comme si le témoin ne pouvait être présent au monde dont il témoigne : c’est toujours « après » qu’il émerge, et c’est de cette discordance, de ce « reste », qu’il fait entendre une voix absente à elle-même, décalée. W se clôt, dans l’avant-dernier chapitre, sur l’évocation des vestiges de l’île et de leur témoin à venir : « Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides longues et grises » (W : 220). L’album Récits d’Ellis Island semble reprendre l’histoire là où W la suspend : le lieu sur lequel Perec revient serait le lieu du témoignage devenu enfin possible.

« [O]n ne témoigne pas de l’intérieur de la mort, il n’y a pas de voix pour l’extinction des voix […] », écrit Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz[15]. L’impossibilité de témoigner – la lacune qui gît au coeur de tout témoignage – constitue, selon lui, cette parole déchirée, intimement « coupée » et « à la limite du dicible » (REI : 56), qui se traduit, dans W, par une absence de voix et une impasse dans la narration. Si le « passage » de la voix redevient possible avec Ellis Island, c’est peut-être que le témoignage se confronte, partant, à son altération. Là où le récit de W relève d’une intime coupure, l’album mobilise les traces lacunaires entre des temps et des médias décalés ; cela ouvre sur un dialogue rêveur qui dépasse la quête des traces ou le récit neutralisé d’un « ça a été » : l’alternance entre le texte et les images permet de traverser les « pièces vides longues et grises », de passer de l’extérieur à l’intérieur de l’île, de la mémoire collective à la mémoire intime, de cheminer entre un avant et un après sans figer l’ancrage temporel des récits. À la rupture centrale de W, qui inscrit la correspondance oblique entre l’autobiographie et la fiction sous le signe d’une cassure[16], correspond, dans l’album, une esthétique du passage que non seulement les migrations thématisent, mais que le montage texte/documents/photos démultiplie et matérialise « en effet ».

Que les ruines d’Ellis Island ne soient pas directement liées à l’histoire de Perec n’invalide pas le témoignage, mais le reprend au point névralgique de l’altération qui l’instaure comme parole toujours étrangère, toujours émigrée. Ainsi peut-on comprendre, au-delà de l’histoire des migrations, l’errance des récits d’Ellis Island : le lieu déplacé est bien celui du témoignage, le seul « possible ». L’album accomplit le témoignage comme dérive et dérivation, le témoignage comme deuil du témoignage intégral. En cela, Perec impose une éthique, celle de l’altération justement, qu’on ne saurait évacuer au nom d’une vérité historique « objective ».

« Je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent » (REI : 59), écrit Perec, nommant ainsi l’étrangeté intérieure liée pour lui au fait d’être juif. Cette affirmation déborde l’autobiographique et l’histoire d’un peuple sans rien perdre de sa singularité. La poésie qui point dans l’écriture plate, factuelle, de Perec n’est pas dissociable du témoignage qui non seulement tend vers un « déjà-dit », un « déjà-là », mais qui fait aussi advenir autre chose. Les ruines, l’île, la terre promise ou la traversée des eaux sont des lieux communs, voire (pour les deux derniers exemples) des mythes qui excèdent tout ancrage historique et engagent un imaginaire collectif protéiforme. En outre, une force incantatoire émane des allitérations, des assonances et des nombreuses figures de répétition. Une lente mélopée se fait entendre jusque dans l’énoncé de la coupure (« je ne parle pas la langue que mes parents parlèrent ») dont la banalité apparente recouvre un alexandrin et un babil enfantin[17]. Cette voix poétique, qui fait sourdre dans la parole articulé une parole altérée, trouve dans l’esthétique de l’album, dans les images photographiques qui touchent à la mort comme au « vif du vivant »[18], un espace où le silence lui-même apparaît. Là où la voix introduit dans la langue la trace acoustique d’un murmure intimement lié à l’enfance ou d’un chant relié à une ancienne mémoire[19], l’album présente des images qui touchent à une mémoire visuelle irréductible au langage. La trace n’est plus ici la simple preuve d’un « ça a été », elle est aussi une trace mnésique, générique autant qu’indicielle[20], dans le sens où elle renvoie à des genres du discours (poème, babil, chant), eux-mêmes empreints d’oralité (d’où l’importance des rimes et du rythme internes[21]), et génère dans la langue, par la langue, une stratification mémorielle intermédiale. L’imaginaire collectif, la mémoire du babil ou de l’incantation et la disponibilité silencieuse des photos naissent, dans l’album, de l’alternance texte/image, de la dérive des lieux historiques aux lieux communs et de l’implication du chant dans la glose. Leur apparition « point » entre les lignes comme on dit, entre les pages, dans une ouverture fugitive à ce qui échappe à l’Histoire au sein même de l’Histoire, à la parole au sein même de la parole, à l’archive au sein même de l’archive.

Mémoire, médiation, migrations

Les migrations massives entre l’Europe et l’Amérique concentrent dans le temps et dans l’espace l’ensemble des mouvements migratoires propres à notre modernité : migrations de la campagne vers les villes et migrations du vieux monde vers le nouveau se trouvent réunies à Ellis Island. Au tournant des années 1980, quand Bober et Perec entreprennent de réaliser leur film, l’apparition des lieux de mémoire coïncide, explique Pierre Nora, avec la disparition des « milieux de la mémoire »[22] que l’effondrement des collectivités rurales traditionnelles stigmatise. La multiplication des modes matériels d’enregistrement va de pair avec l’arrachement de la mémoire à ses usages spontanés, intégrés, transmis. Les Récits d’Ellis Island rendent d’autant mieux compte du déracinement de la mémoire qu’ils montrent en quoi migration et violence (politique et économique) sont liées, mais ils entretiennent avec la matérialité des traces un rapport ambigu : d’un côté, ils montrent l’anéantissement de ces traces, leur vide mémoriel ; de l’autre, ils s’appuient sur les archives et les photos pour faire d’Ellis Island le lieu de la disparition de la mémoire et du lieu.

À une mémoire transmise, intégrée dans les usages, correspondrait une mémoire hétérogène, extérieure et en partie inassimilable, liée aux migrations des peuples, au croisement des cultures, à la production accélérée des médias comme des déchets. La désuétude de l’album, son esthétique vieillotte ont l’intérêt de nous garder d’une croyance naïve dans le média dernier cri et dans l’hybridation sans frontières. Elle nous invite à repenser la déterritorialisation de la mémoire et de ses « milieux » en termes tensionnels qui engagent la possibilité d’une médiation ou, au contraire, ruinent l’ordre symbolique d’une reconnaissance. Ce n’est pas seulement parce que le médium conjoint images et textes qu’il parvient à médiatiser une mémoire éclatée ; il ne suffit pas de faire un quelconque montage multimédia pour tracer ce que Perec nomme « des chemins » et relancer telle singularité dans l’orbe de l’expérience collective. Ce qui prend dans l’album, ce qui « point », c’est le parcours oblique entre Histoire et récit familial emporté dans une même dérive mémorielle qui, sobrement, entraîne tout ancrage, fût-il fantasmatique, vers l’anonymat du devenir. Par là, l’album matérialise les migrations tout en leur donnant une portée symbolique. Ellis Island trouve, dans l’album, une forme de médiation constitutive. Les diverses strates mémorielles (histoires, images, traces) y sont articulées dans un espacement constant sans qu’un récit unifié se dégage de l’ensemble. Ni concordant ni discordant, ni successif ni synchronique, l’album circonscrit la discontinuité mémorielle et ses multiples modes d’apparition ; il ressaisit Ellis Island dans sa pluralité et en fait apparaître le devenir migratoire. Entre le retour obsessionnel sur les traces d’une mémoire disparue et la distraction rêveuse se dessine une ouverture fugitive où se condensent et se déplacent des mythes, des lieux communs, des voix et des images qui, avec la passagère inconnue, la lingère ou la statue de la Liberté illuminée dans la nuit, relancent l’expérience de la migration et du passage dans le cheminement lent d’une lecture traversière[23].