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L’Histoire, tout comme la Loi ou la Raison, nous sert d’Idée régulatrice. Elle établit, selon les valeurs canoniques, des échelles entre le grand et le médiocre, le retentissant et l’anecdotique, le fulgurant et l’alenti. Les oeuvres culturelles se présentent devant elle comme les âmes humaines devant Dieu le jour du Jugement dernier : afin que se réalise l’avenir d’une illusion collective. C’est ainsi que des écrivains, célébrés de leur vivant, tombent parfois rapidement de leur piédestal après leur mort, tandis que d’autres, peintres, ayant vécu dans la misère, font post mortem un retour en grâce d’autant plus éclatant qu’il semble mérité ; et des compositions jamais exécutées du temps de leur auteur sont montées au pinacle de l’écriture musicale, pendant que des monuments s’écroulent sans que personne ne songe à en prévenir la ruine. Toutefois, devant l’Histoire, les oeuvres n’arrivent pas telles quelles. Elles sont indissociables d’une forme matérielle (le média singulier de leur réalisation et de leur transmission), d’un lieu de conservation (noble comme une bibliothèque ou bien roturier comme un marché aux puces) et surtout d’une série de jugements et de valeurs qui se confondent vite avec leur devenir historique. Car toute oeuvre participe d’un pluriel de discours ‑ esthétiques, éthiques, sociaux, politiques ‑, tous recueillis en dernière instance par le discours de l’histoire, désignée cette fois avec la minuscule, car il en faut bien une aussi pour accomplir ce que la majuscule idéalise.

De ces discours, une sémiotique de la culture, appelée naguère de leurs voeux par Lotman et Uspensky, récemment invoquée à nouveau par Rastier, cherche à inventorier les unités, à décrire les énoncés normatifs, à envisager les croisements et les boucles dynamiques, à spécifier enfin les rhétoriques pour chaque série d’objets considérés. Il s’en faut beaucoup, cependant, pour que le programme d’une sémiotique de la culture soit en voie d’achèvement. Sur les médias et sur les institutions de mémoire, la sémiotique a négligé de porter son attention. Quand même elle a fini par mettre un peu de substance dans son vin formel, la sémiotique a longtemps maintenu les limites d’analyse de son modèle linguistique. Des mots, elle a dédaigné de savoir qu’ils composent des textes dont la matérialité fait signe (ceci, il est vrai, est en train de s’arranger), mais aussi que ces textes sont façonnés en livres et que ces livres sont rangés en bibliothèques et répertoriés en catalogues. Les matières, on ne le constate que trop, représentent le grand refoulé de la sémiotique. Et, avec les matières, ce sont les pratiques sociales et politiques des objets culturels, en particulier des textes, qui ont été par elle négligées. Malgré la différence des corpus qu’elles traitent, les contributions d’Yves Jeanneret (sur l’émergence d’une culture hypertextuelle) et d’Anne-Marie Christin (sur certaines formes dites « primitives », en l’occurrence idéographiques, de l’écriture) posent chacune très clairement ce problème de l’articulation complexe du substrat matériel de l’écriture et des pratiques herméneutiques et mémorielles qui l’entourent. En même temps, ces deux auteurs nous mettent également en garde contre un trop facile oubli des leçons du passé au nom d’un avenir hypertextuel qui continue à relever autant du « textuel » que de l’« hyper ».

La tâche d’une sémiotique de la culture est pourtant urgente. Car, avec l’avènement des nouveaux médias, quelque chose est en train de modifier profondément, et sans doute radicalement, le rapport de la sémiotique à ses objets. Ne cherchons pas à reprendre ici le débat sur les médias traditionnels et les nouveaux médias, dont l’opposition est bien moins nette qu’on a pu le penser. Mais prenons la peine d’observer ce qui se passe lorsque des objets culturels sont pris en charge par une infrastructure numérique. Ceux-ci ne sont pas seulement « traduits » par la numérisation ‑ transformés aussitôt que dédoublés, adaptés en même temps que le numérique se conforme à leur saisie. Ce qui change notablement, ce sont également les conditions et les modalités de leur mise en disponibilité et, partant, de leur usage. L’article de Dominique Ducard, qui propose une microlecture des transformations que subit la forme (mais aussi le savoir !) encyclopédique lors de sa conversion en numérique, illustre très clairement les enjeux de ce changement.

Un objet culturel traditionnel est un objet dont on sait à quoi il ressemble, où il se trouve, et souvent ce qu’il convient d’en penser. Certes, cela ne dit pas encore ce qu’on fait en pratique de l’objet en question. Après quelque période éventuelle d’oubli et de perte, les remémorations et les réappropriations constituent les processus réguliers par lesquels les objets culturels circulent dans le temps historique : ainsi, notamment, des descriptions savantes et des interprétations philologiques, qui constituent les processus spécifiques par lesquels les intellectuels se remémorent et s’approprient des objets culturels. Tout se passe comme si l’Histoire, tel un grand sujet collectif, léguait devant notaire (l’institution) et dans les formes réglementaires (le média) un patrimoine que la société reçoit en héritage. En retour de cet héritage culturel, les intellectuels établissent le catalogue (autre média) et en évaluent la valeur (nouvelle disposition dans le lieu de mémoire), contribuant ainsi eux-mêmes à la succession historique dont ils n’ont en somme reçu le patrimoine, comme tout un chacun, qu’en viager.

Or, la numérisation ne s’apparente nullement ni à une remémoration ni à une réappropriation. À tout le moins, assimiler son action aux processus traditionnels de réception historique des biens culturels bouleverserait considérablement la nature même de ce qui constitue un héritage culturel. Dans le cas de la numérisation, il n’est pratiquement pas possible de dissocier le média et le lieu de conservation. Pour pasticher McLuhan, il faudrait dire que le média est le lieu de conservation des objets culturels numérisés. La numérisation fournit pour l’objet à la fois, et presque en même temps, une forme nouvelle et une procédure d’accès. De ce fait, la numérisation n’est pas tant liée à un héritage qu’à une archive. L’archive est en effet le mode selon lequel les objets culturels sont produits par la numérisation : elle est matière, mais une matière préformée et formatrice, capable de recouvrir l’ensemble des biens qu’elle absorbe, au point d’escamoter bientôt tout autre trace de ces biens. La numérisation représente ainsi la forme même du dicible à archiver.

Si l’héritage et l’archive constituent, l’un et l’autre, des modes de transmission des objets culturels dans l’espace social, tout, en théorie comme en pratique, les oppose. Tantôt l’Histoire y est prise à sa fin, c’est-à-dire à la fois comme une finalité et comme un achèvement, tantôt au contraire elle est à l’origine des choses dans le temps. Un héritage nous lie au passé : il pointe un avant qui est transmis et qui demande à être reçu (senti, connu, décrit, interprété). L’archive, en revanche, est tournée vers le futur : c’est l’intervention par laquelle des objets jugés nécessaires aujourd’hui sont regardés aussi comme indispensables à demain. Bien que tout héritage se fasse en fonction d’une archive et que toute archive remodèle à son tour un héritage, leur distinction théorique n’a jamais cessé d’être soutenue par la répartition effective de leurs fonctions respectives dans l’espace social. Or, c’est cette répartition que la numérisation vient fragiliser. Depuis le passé, rien ne se conserve par la numérisation qui ne soit directement et impérativement décisif pour le futur. L’exposé de Herman Parret, qui brosse un tableau historique et philosophique, de Platon à Foucault, des théories de la mémoire et de l’archive, s’inquiète justement, à la fin de son argumentation, des effets pervers, tant pour l’archive que pour la mémoire elle-même, du « tout-numérique », qui menace plus qu’il n’étaye l’acte créateur de l’oubli et de la mémoire confondus.

Le sémioticien devant la société

Reposant de manière aiguë la question de l’inscription des traces mémorielles, la numérisation des objets culturels, qu’analysent la plupart des contributions à ce dossier, a tout de suite suscité, et continue du reste à produire, des interprétations fort divergentes, les unes optimistes et utopiques, les autres sceptiques, pessimistes, voire apocalyptiques. Ou bien, en effet, on considère que la numérisation, en court-circuitant les agencements traditionnels, annonce une accélération du temps historique qui profite à la société de communication de notre village global ; ou bien, au contraire, on s’inquiète de voir que l’héritage culturel subit aujourd’hui des oublis et des pertes irrémédiables, parce que les chemins de remémorations et de réappropriations n’existent plus, le média numérique se révélant être un mauvais lieu de mémoire. Toutefois, ces divergences ne doivent pas faire écran à une transformation autrement plus importante et sans doute plus difficile à interpréter. La numérisation semble être douée d’une force à la fois technique et sociale, qui est en train de modifier non seulement le mode d’accès aux objets du savoir, mais également la position des sujets qui cherchent à les étudier.

Ces transformations font naître inévitablement des questions relatives à des sujets aussi divers que le « canon » culturel ou les techniques de conservation. Un peu partout dans le monde, des discussions s’entament sur le contenu de ce qu’il convient d’archiver et sur les meilleures formes de le faire. Pour une société, le choix de ce qu’on juge utile, pertinent ou nécessaire de conserver, de transmettre, de reprendre, à la limite de transformer, est d’une portée capitale sur l’autodéfinition d’une culture. De la même façon, le fait d’opter pour telle technologie, plutôt que pour telle(s) autre(s), a des conséquences qui dépassent le seul niveau technologique. La durée de vie des plates-formes informatiques, leur compatibilité avec d’autres systèmes, à commencer par celle avec les versions sans cesse renouvelées et remaniées de leur propre système, ou encore les possibilités inégales des systèmes respectifs pour la distribution et l’utilisation par l’usager spécialisé et non spécialisé, se voient au coeur de bien des controverses, pour l’instant plus développées et plus vives en Amérique du Nord qu’en Europe (mais pas pour autant absentes du vieux continent).

Le présent dossier a préféré aborder la question sous un angle légèrement différent. En effet, il n’importe pas seulement d’interpréter la numérisation, mais bien de savoir quelle position adopter à son endroit (l’article de Jan Baetens, qui porte lui aussi sur les tensions entre l’ancien et le nouveau dans les rapports intermédiatiques, donne plusieurs exemples de ces querelles d’interprétation). Et comme ceci se passe dans une réelle urgence, l’intellectuel ne peut y demeurer indifférent. Si, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’intellectuel est, à l’égard des objets culturels, surtout en charge de connaissances spéculatives ‑ descriptives, analytiques, critiques ‑, l’intellectuel de l’ère de la numérisation doit être aussi, et peut-être avant tout, un gestionnaire de ces mêmes objets, intervenant simultanément sur le plan technique et sur le plan politique (social, économique, législatif). La tâche qu’il se donne est désormais celle de construire le présent et le futur. À moyen terme, il y va de sa propre survie.

Pour le sémioticien, plus que pour tout autre, ce qui se joue dans la numérisation est primordial. Et cela pour deux raisons. La première tient évidemment aux objets. Jusqu’à quel point le sémioticien peut-il décrire et interpréter les objets numérisés ? Ceux-ci émergent à peine, à grand-peine, de leur archive. Suffit-il d’anticiper la conversion de cette archive en héritage pour maintenir et qualifier une posture analytique a posteriori ? N’y a-t-il pas lieu, au contraire, que le sémioticien se fasse l’instigateur même de l’héritage culturel, en intervenant dans les choix qui procèdent à la conformation numérique et à la transmission des objets culturels ? Le cas échéant, le discours sémiotique est appelé à devenir un faire, soucieux d’applications techniques et pragmatiques. Dans cette perspective, une sémiotique de la culture doit porter sur la numérisation un regard prospectif : évaluer les qualités sémiotiques du média, prévoir des dynamiques d’intermédialité, inventer de nouvelles possibilités d’accès aux objets, proposer des remédiations, etc.

Mais cette mutation resterait de l’ordre du voeu pieux, ou d’une exigence exorbitante, si elle n’était pas rendue possible par le mode de fonctionnement même du sémioticien. Voici plus de quarante ans que la disciplinarisation de la sémiotique demeure en suspens, et peut-être le demeurera-t-elle à jamais. L’intense et incessante activité épistémologique dont elle conserve le témoignage ainsi que le déploiement continu de ses pratiques d’analyse ont rendu impossible sa clôture dans de quelconques limites. Bien au contraire, il semble que, dans la durée, la sémiotique soit devenue un lieu d’interdisciplinarité : des paradigmes extrêmement éloignés les uns des autres s’y confrontent utilement. De ce fait, la sémiotique est également un excellent observatoire des intérêts conflictuels, sinon fluctuants, que la société accorde aux savoirs. Quant aux sémioticiens, s’il en existe (plaisanterie connue), leur rôle évolue non moins rapidement : empêchés de s’entendre sur une méthodologie et une terminologie propres, ils sont à même d’intervenir comme les médiateurs qualifiés de tout lieu interdisciplinaire. Encore faut-il qu’ils réussissent à capter les problèmes qui, par leur actualité, réclament un tel dialogisme des connaissances. C’est là une autre raison, tout aussi importante que la première, pour que les sémioticiens prennent à bras le corps les problèmes posés par la numérisation. Et, assurément, les entrées en dialogue que les sémioticiens suscitent, depuis quelques années, avec les spécialistes des études culturelles, des gender studies, des sciences de la communication, du marketing et du design, manifestent avec éloquence leur intérêt grandissant pour les configurations matérielles des objets qui sont les leurs et pour les implications sociales de leur présentation. Cette dimension sociale n’est nullement absente, au contraire, des expériences contemporaines du monde de l’art, lui-même, on le sait, multiplement affecté par l’émergence du numérique, comme le montre bien la contribution de Stefania Caliandro. Son article sur les images de synthèse et l’art vidéo est complété par celui d’Anne Beyaert sur l’image « crénelée » (un des effets possibles de la pixellisation), qui élargit le domaine de l’art à celui de l’image en général. Tant Caliandro que Beyaert insistent toutefois sur la nécessité de penser ces nouvelles formes en termes de stratégies énonciatives ; c’est-à-dire que, à l’instar de tous les autres participants à ce dossier, elles prolongent la description minutieuse des nouvelles formes sémiotiques par une analyse non moins détaillée des enjeux de leur emploi (ou, plus exactement sans doute, de leurs emplois au pluriel).

On aura compris, espérons-nous, l’intention qui anime ce dossier de Protée, qui se penche moins sur les aspects techniques de l’archivage numérique que sur ses conditions sémiotiques, ses enjeux sociaux et ses effets sur les objets culturels. En transformant tant l’objet que le sujet, c’est-à-dire le regard porté sur l’objet, la numérisation vise en effet des transformations épistémiques dans l’ordre des connaissances, en même temps qu’elle répond à des demandes sociales à l’égard de ces connaissances et qu’elle modifie des pratiques intellectuelles et artistiques. Il faut attendre du regard critique, qui est porté sur la numérisation dans le présent dossier, qu’il permette de renouer le dialogue entre sémiotique et politique, entre analyse herméneutique, faire technologique et action sociale. Ce dialogue ne peut pas aller dans un sens seulement : sans la dimension politique, économique, sociale, la sémiotique glisse dangereusement sur la pente d’une spéculation sans épreuve ni enjeu ; à défaut de la dimension herméneutique qu’apporte la sémiotique, la démarche actuelle de l’intellectuel engagé risque de se muer en celle d’un aveugle technocrate.