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En 1979, le philosophe François Dagognet publiait un ouvrage intitulé Mémoire pour l’avenir. Vers une méthodologie de l’informatique. Il y procédait, à partir d’études allant de la naissance des écritures à la muséographie en passant par les formalismes scientifiques, à un examen de ce qu’il considérait comme une nouvelle discipline définie par une trilogie d’opérations : recueillir (ou ramasser, recenser), conserver, exploiter (ou traiter, transformer). En décrivant et analysant la formation et la fonction des systèmes de notation symbolique, des procédures de classification et des techniques de codage, il mettait l’accent sur la transformation des savoirs et la métamorphose de la « mémoire matérielle » de la culture. Je citerai un extrait de la conclusion de cet essai qui, vingt-cinq ans plus tard, prend une signification plus vive.

En somme, notre Essai plaide en faveur d’une intense et immense « mémoire culturelle » qui aujourd’hui déborde le circuit de la tradition « Livre, bibliothèques, interprétations », qui se dépose dans des réseaux de communication à la fois chargés, mais rapides et illimités. Extension et compréhension ne se séparent plus. Nombre, vitesse et précision tombent, arrivent ensemble. Or, ce « stockage », mieux ce « Thésaurus » (le trésor) non seulement nous sauve de l’amnésie (il n’est plus possible de rassembler les savoirs, et encore moins de contrôler le flot des publications et des écritures indispensables) non seulement permet donc aux individus comme aux Nations d’avancer (on sait l’importance sans précédent des Institutions documentaires qui assurent l’autonomie, la suprématie, sans lesquelles ni la recherche en général ni la liberté politique ne demeurent possibles) ‑ mais surtout cette « Mise en mémoire » s’opère par le biais d’équipements matériels informatiques.

Dagognet, 1979 : 129

En appliquant cette réflexion au « trésor » qu’est une encyclopédie électronique, je voudrais montrer, par quelques remarques, que l’hypermnésie matérielle de la mémoire externe et artificielle s’accompagne d’un certain nombre d’oublis et de disparitions, historiographiques et symboliques, dans la pratique des textes. Mon propos s’étaye d’un enseignement de méthodologie de la recherche documentaire et de la lecture-écriture, à l’aide des technologies informatiques, et vise notamment à contrer les effets que je vais signaler[2]. Je ferai s’entrecroiser la description du dispositif structurel et fonctionnel, des commentaires issus de l’observation des usages et la lecture interprétative de discours où se dessinent des représentations communes.

La trilogie des opérations qui définit, selon Dagognet, ces « super-outils » d’une « méta-intelligence extérieure concrétisée », aujourd’hui disponible dans le monde virtuel de la communication et de la transmission ‑ si l’on s’accorde avec Régis Debray pour dire que la première se fait dans l’espace et la seconde dans le temps ‑, correspond à ce qu’est, depuis ses origines, la démarche encyclopédique, qui visait à rassembler et à recenser, à classer et à ordonner par une codification systématique, à rendre accessible et à diffuser les documents de la connaissance (latin documentum : ce qui sert à instruire ; au xiie siècle : enseignement). Cette entreprise est liée à l’histoire culturelle et politique des bibliothèques et à l’activité des hommes du savoir, investis de la mission d’organiser et de mettre en forme les connaissances nécessaires à la formation et à l’éducation. Le livre des livres qu’est une encyclopédie est le produit historique de l’intense travail de gloses, de compilation, de réduction et de contraction, d’indexation et de catalogage qui a été engendré par la collecte, toujours plus ample au cours de l’évolution des savoirs, des écrits[3]. Si l’on a coutume de présenter comme les premières formes d’encyclopédie les listes établies en Mésopotamie ancienne (dès la fin du ive siècle ACN) à des fins mnémotechniques, notamment pour faciliter les apprentissages des scribes ‑ catalogues de noms et répertoires de signes alignés en colonnes et distribués selon des critères formels, sémantiques ou en référence aux usages de ce qu’ils désignent ‑, les grandes sommes du savoir ont été conçues selon des systèmes de représentation du monde (religieux, humaniste, scientifique). Avec l’avènement de la figure du savant moderne et le souci de développer la connaissance pour elle-même, en la dégageant de sa subordination à l’ordre divin ou à l’hégémonie de l’autorité politique, l’encyclopédie est devenue, selon la définition qu’en donne le lexicographe A. Rey :

[…] un discours fondamentalement didactique, discours qui peut être suivi, et alors soumis à une organisation interne souvent hiérarchique, ou bien tronçonné, et alors ordonné selon des critères sémantiques ou formels, ce discours étant destiné à procurer, à l’intérieur d’une culture et à l’intention d’une catégorie d’utilisateurs, un ensemble d’informations lié à un univers de textes et proposant une image (ou des images compatibles) d’un corpus de connaissances, concernant les choses et/ou le langage qui en parle ; ce discours, enfin assume la forme matérielle d’un livre ou d’une série homogène de livres, mais peut se concevoir sous la forme d’une banque de données consultable.

Rey, 1982 : 9

Ainsi, sous-tendue par une organisation raisonnée des connaissances, l’encyclopédie se présente généralement comme un discours discontinu et dont les unités de nomenclature renvoient à une structure méthodique et hiérarchisée de notions. Les entrées servent de descripteurs, analogues à ceux des langages documentaires, et sont liées à des classifications de domaines et des réseaux de concepts. L’encyclopédie est aussi, conformément à l’étymologie grecque (egkykliospaideia : instruction embrassant tout le cycle du savoir), un auxiliaire didactique pour l’éducation à la circulation dans l’univers des représentations de la connaissance humaine.

Pour évoquer les changements induits par les technologies informatiques sur la consultation et la manipulation des documents (en me limitant aux textes), je prendrai le cas particulier de la version électronique d’une grande encyclopédie de référence en France, que j’examinerai en décrivant sa présentation et son mode de fonctionnement : l’Encyclopaedia Universalis (désormais EU), héritière affirmée de la tradition qu’inaugura le siècle des Lumières. On trouve ainsi en exergue dans tous les volumes de l’Universalis cette citation de Diderot :

Je distingue deux moyens de cultiver les sciences : l’un d’augmenter la masse des connaissances par des découvertes ; et c’est ainsi qu’on mérite le nom d’inventeur ; l’autre de rapprocher les découvertes et de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés, et que chacun participe, selon sa portée, à la lumière de son siècle [...].

Diderot, 1986 : 43

Le texte encyclopédique, souvent considéré comme un simple véhicule d’informations, est de ceux qui subissent, avec une pratique documentaire liée à des usages scolaires et universitaires, de nombreux avatars du fait de sa conversion en numérique. Je voudrais signaler ici quelques conséquences de ce changement d’état, où les procédures d’utilisation sont liées à la configuration matérielle et fonctionnelle de l’objet, en quatre caractères significatifs.

L’abstraction

Dans un essai sur les mutations de l’écrit, Ivan Illich (1991) s’inquiétait de voir, avec l’informatique, apparaître pour disparaître aussi vite un fantôme de texte détaché de la culture du livre. La technique de l’imprimerie par caractères mobiles avait déjà dissocié l’image du texte, reproduit mécaniquement, de la forme matérielle de la page écrite et enluminée de la copie manuscrite, en mettant l’ouvrage sous le régime des éditions successives. L’histoire de la philologie est ainsi liée à l’étude formelle et comparative des textes attachés à des supports identifiables et authentifiables. La numérisation en mode texte (à distinguer de la numérisation en mode image dans un projet d’archivage) conduit à toutes les modifications possibles de l’apparence iconographique (mise en page, architecture visuelle) au gré des transports et des feuilles de style créés par l’utilisateur (la mise en forme après l’exportation d’un document en traitement de texte est d’ailleurs recommandée dans la notice de l’EU, signalant de ce fait le passage obligé d’un espace textuel à l’autre : de la page-écran à la page imprimée). C’est en ce sens que l’on a pu parler de « dématérialisation » pour désigner ce processus d’abstraction, permis par le code, qui n’est pas sans incidence sur les effets d’interprétation. Pensons par exemple à la valeur sémantique de la division en paragraphes et à la sémiotisation des alinéas ou d’autres signes que l’on ne peut plus appeler typographiques. La numérisation joue ainsi un rôle d’abstracteur, ce terme évoquant l’abstracteur de quintessence qu’est l’alchimiste extrayant la partie la plus subtile d’un corps physique, à ceci près que la subtilité renvoie ici à ce qu’Illich imagine « comme les signaux d’un vaisseau fantôme », dont l’évanescence à l’écran est, selon lui, la métaphore de la déperdition de la culture du texte livresque et la réduction du sens à l’information.

La fragmentation

Le dictionnaire, de langue ou encyclopédique, est le modèle type de ce que Daniel Oster[4]  nomme les « oeuvres fragmentaires par définition », distinctes de celles où le fragment s’interprète selon une visée philosophique ou esthétique. L’ouvrage encyclopédique est, comme le définissait A. Rey, de l’ordre du discours discontinu, fractionné en unités dont l’assemblage donne l’image d’un savoir global, général ou spécialisé. Au cours de l’histoire, les grands projets encyclopédiques ont été confrontés au choix de l’organisation thématique ou alphabétique. Les encyclopédistes et philosophes des Lumières adoptèrent, pour des raisons pratiques (sans négliger le jeu de détournement de la censure que cela permettait) mais aussi en référence à la « raison graphique » (J. Goody), l’ordre arbitraire de l’alphabet pour présenter les éléments du « système des connaissances humaines » dans leur Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1er volume paru en 1751). L’EU a suivi, avec d’autres, ce principe. L’agencement alphabétique des articles défait l’architecture conceptuelle de la totalité encyclopédique que les renvois recomposent partiellement en reliant des unités en sous-ensembles, selon des paramètres de cohérence disciplinaire, thématique ou notionnelle.

L’encyclopédie publiée par Diderot et d’Alembert avait son image de l’ensemble du savoir dans la figuration, empruntée à Francis Bacon (Novum Organum, 1620), d’une arborescence des champs de l’intellect sous la faculté hégémonique de l’entendement subdivisée en mémoire, raison et imagination. L’EU a, dans sa version livresque, son Thésaurus de notions dans lequel sont indexés tous les articles du Corpus. Ce thésaurus-index, qui propose plus de 50 000 entrées organisées alphabétiquement, est le produit du système d’indexation qui regroupe et distribue les références auxquelles renvoient les mots-clés. S’y ajoute un ensemble de notices qui répondent à des questions du type « Qu’est-ce que... ? » et qui constituent autant d’articles d’un dictionnaire interne.

Cette structuration analytique commande la méthode de requête, en passant par le thesaurus-index dans les versions électroniques, mais elle est cachée et ignorée du lecteur, d’autant plus qu’elle peut être maintenant doublée d’une extension sur Internet par couplage de moteurs de recherche. Le choix explicite entre une requête par l’index et une requête en texte intégral (détection de la chaîne de caractères) pouvait initier, dans les premières versions, le lecteur à la logique interne. Cette option est maintenant neutralisée ‑ les résultats s’affichent selon les deux modes combinés ‑ et l’alternative est de procéder en recherche simple (de fait par l’index) ou avancé, c’est-à-dire avec les opérateurs booléens (et, ou, sauf, près de), donc en plein texte. La possibilité de convoquer une série de corrélats à partir d’un article, de mener une investigation dans les guides de lecture, qui proposent des répertoires de concepts par discipline, l’affichage d’un sommaire par grands domaines du savoir signalé aujourd’hui sur la page d’accueil comme « l’arbre Universalis » (classification hiérarchisée par arborescence)[5], ne contrebalancent pas le sentiment d’une poursuite aléatoire et sans fin d’adjonctions, de mises en correspondances ou de liaisons supplémentaires. Le caractère tout à la fois « déceptif » et inchoatif de toute requête est amplifié par la disparition de l’instrument de classification, des repères que sont dans les volumes les synthèses, schémas et tableaux de relations ‑ même s’il subsiste, dans certaines versions informatiques, quelques graphes conceptuels malcommodes ‑, que les concepteurs élaboraient dans l’esprit utopique d’une totalité fictive mais pensable.

C’est ainsi que, dans la première édition de l’EU (1968), était évoqué ce souhait de donner en complément à l’index, soumis à la « loi de linéarité » par des « enchaînements de renvois successifs ou en série », quelque deux cents tableaux synoptiques permettant de reconstituer « les fils dont a été tissée la matière » de l’ouvrage[6]. Cette ambition a été revue pour donner lieu à quinze « tableaux de relations », sortes d’« archipels de concepts », qui sont des graphes fléchés (selon trois modalités et quatre types de relations)[7] à vocation heuristique, des diagrammes de possibles voies d’accès à des cheminements complexes pour un lecteur curieux et imaginatif. On peut douter du fonctionnement effectif d’un tel modèle épistémologique, adressé à un lecteur idéal, mais on retient le souci d’une méthode à suivre et l’invitation à une navigation qui se souvienne de la dynamique conceptuelle qui est sous-jacente à la « texture du savoir » et qui est à prendre, selon l’intention des auteurs, non comme la représentation figurative d’une « géographie mentale » mais avec « pour seule fin l’“ activation ” des données qui l’informent et qu’elle informe »[8].

Aujourd’hui, la méthodologie obéit aux lois du calcul automatique ou est soumise au fait de l’homonymie (ou plus précisément l’homographie : le terme utilisé pour la requête pouvant correspondre à des notions diverses et hétérogènes), avec un « parasitage » évident mais aussi, il est vrai, des occasions de découvertes inédites. La figure parcellaire de l’encyclopédie se double ainsi de la figure du maillage d’une totalité, désormais impossible à appréhender. Il faudrait ajouter, à ce fonctionnement générique, le positionnement du texte sur un bloc découpé au gré de la présence d’un terme quand on interroge en plein texte, et compter, dans une pratique de montage, avec l’intense activité d’extraction et de recombinaison, par un assemblage aménagé des morceaux ou par une recomposition plus élaborée. Les utilisateurs se trouvent alors à réinventer librement le geste des compilateurs, celui des auteurs de recueils de lieux communs de la Renaissance, analogues à des « bibliothèques portables », ou encore celui des écrivains qui se constituaient, avec des cahiers où ils recopiaient des extraits d’oeuvres lues, des sortes de « bibliothèques manuscrites »[9].

L’homogénéisation

Comme la réduction par fragmentation, l’homogénéisation est un processus qui produit du mélange par disparition de caractères différentiels et spécifiques. La numérisation et les modalités fonctionnelles de consultation entraînent des effacements qui relèvent d’ordres distincts, mais qui tendent tous à uniformiser les textes et à abolir la stratification des niveaux sémiotiques. Ainsi, dans la publication classique, la distribution des articles dans des volumes appartenant pour les uns au Corpus, pour les autres aux Thésaurus-index ou encore au Symposium (depuis 1980, avec un volume sur Les Savoirs et un autre sur Les Enjeux) dépend de règles génériques constitutives. C’est ainsi que les notices déjà signalées correspondent à des définitions ou à des explications devant servir à lever les difficultés liées à une terminologie spécialisée, à introduire un sujet ou à donner une information complète sur un point précis. Les articles du Corpus sont la substance même de l’ouvrage et sont conçus, majoritairement, comme de petits essais censés faire un état des lieux de la connaissance acquise sur le sujet traité par un spécialiste du domaine. Ils étaient accompagnés, dans les premières éditions, de textes courts, rédigés et signés par des auteurs dont le point de vue divergeait de celui de l’auteur principal. Une icône de deux épées croisées signifiait le débat engagé et soulignait l’aspect problématique de la connaissance. Les textes réunis dans les deux volumes du Symposium concernant Les Enjeux (1990) sont écrits par « quelques-uns des meilleurs esprits de notre temps », nous indique Jacques Bersani, qui fut longtemps directeur de la publication. Il définit ainsi l’objectif de ces essais majeurs répartis en huit grands chapitres :

En une sorte de « table ronde », de « banquet » à la mode platonicienne, l’Encyclopédie procède à son propre examen. Après l’exposé du savoir, la critique du savoir. Après le savoir constitué, le savoir se constituant.

Extrait de « Au lecteur »

Il faut également mentionner la parution annuelle d’un Universalia qui dresse un bilan de l’actualité culturelle, économique, politique et scientifique et la publication, à l’occasion de la révision complète de l’édition, du Supplément, « sorte de microcosme où se reflète le macrocosme qu’est l’Encyclopaedia Universalis » (ibid.). Si l’actualisation permanente est un atout de la version en ligne (par la mise à disposition d’articles inédits), la partie critique et les parutions annuelles n’ont pas été associées au contenu de la version informatisée (en ligne ou sur cédérom) et tous les autres textes s’affichent à un seul niveau de requête, sans spécification, en tant que références.

La confusion produite par la décision de reconduire, sans changement, ce que l’on considère comme de grands textes, notamment à la suite de la disparition de leurs auteurs (par exemple l’article « Théorie du texte » de Roland Barthes, de 1973), d’une édition à l’autre sans mention de la date de publication initiale, est accrue par l’absence d’indications historiques, sauf à dire que la référence est celle de telle version (le cédérom en est à sa neuvième au rythme maintenant régulier d’une version par année) ou que la page a été consultée tel jour sur la Toile. L’historicité culturelle est ainsi recouverte par la périodicité du marché de l’édition électronique et le calendrier des accès au réseau.

J’inclurai dans l’homogénéisation un autre effet induit par l’interface. L’utilisateur a la possibilité d’afficher les sources bibliographiques d’un article et les nom et titre de son auteur dans une fenêtre, mais ces indications ne sont plus intégrées dans le document lui-même, de sorte que l’impression ou l’exportation véhiculent du texte anonyme. Ce phénomène élémentaire participe à l’effacement de l’autorité de la signature. La tendance, chez les utilisateurs, est à la reprise de passages dans leur littéralité ou presque, en citation ou non, sans mention de l’origine énonciative. Le nivellement, par juxtaposition des boutons ou sélection dans un menu déroulant, et l’élimination du paratexte ramènent les textes d’auteurs, à côté des articles de rédacteurs, au seul plan de l’information et de la documentation. On pourrait dire que l’impersonnalité de l’énonciation, gage d’objectivité de formulations transportables et répétables, participe d’un genre garant en lui-même de la vérité et dont l’autorité est en quelque sorte autonyme. Ceci vaut en effet pour les dictionnaires, de langue ou encyclopédique, mais il faut rappeler que l’histoire de l’encyclopédisme contemporain, de tradition nationale, s’est fondée sur une politique de grands auteurs : les savants du temps présent.

La juxtaposition

Le rêve des encyclopédistes est de créer un enchaînement des connaissances par un ordre méthodique qui donne sens à l’inévitable variété de l’inventaire. Revenons encore à la grande encyclopédie de Diderot et d’Alembert et au discours préliminaire où ce dernier avertit que « Le système général des sciences et des arts est une espèce de labyrinthe, de chemin tortueux où l’esprit s’engage sans trop connaître la route qu’il doit tenir » (Pons, dans Diderot, 1986 : 111). La progression d’un objet de connaissance à un autre y est décrite comme une exploration où se succèdent les avancées et les reculs, avec des détours et des écarts, en allant d’espérance en désespoir d’aboutir complètement, pour un esprit qui

[...] fait sur chacun de ces objets, à différents intervalles et comme par secousses, une suite d’opérations dont la discontinuité est un effet nécessaire de la génération même de ses idées.

Ibid.

L’idéal de l’encyclopédiste est alors de placer le philosophe « au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé », d’où il puisse voir les unités et les ensembles, discerner les rapports et les chemins de traverse comme sur « une espèce de mappemonde ». Sans le surplomb philosophique, il reste encore aujourd’hui, à en croire les témoignages d’auteurs, la découverte qui, pour l’un, « fait du parcours des pages une véritable aventure intellectuelle […] entre la conscience aiguë de mon ignorance et l’éblouissement produit par des paysages qui s’ouvrent sans cesse »[10], ou, pour un autre, la satisfaction de l’exploration d’un secteur associée à « l’attente diffuse d’un enrichissement à venir » qui le transforme en « Sisyphe heureux »[11].

Au-delà du style publicitaire de ces formules, l’on retrouve cette idée centrale, qui régit les modes de consultation et de circulation dans l’EU, de « parcours du savoir », présentés comme autant de voies d’accès à des mondes définis par des catégories diverses : disciplinaires, thématiques, chronologiques, géographiques, techniques (entretiens audio, vidéos, animations), ou par des types de documents (article, photo, dessin, extrait musical, tableau, carte, etc.), génériques (genres littéraires, picturaux, musicaux, etc.), nominatifs (noms propres, titres). À l’intérieur de chaque monde, la sélection des entrées est fondée sur des répertoires et des classifications. Chaque unité de découpage est à la croisée de plusieurs autres, de nature variable, qui se mêlent et interfèrent par différentes connexions. La variété sémiotique des documents et la disparité des critères, avec la possibilité de prendre un sujet par plusieurs points, composent l’image de la mosaïque. L’édition informatique conduit à l’accomplissement technique de la parcellisation et de la contiguïté par une juxtaposition que la culture du lecteur doit motiver. L’écriture d’une encyclopédie électronique entièrement nouvelle impliquerait, comme l’affirme un responsable de la Britannica, que l’on veille à la cohérence des articles entre eux, qui d’« entités autonomes » deviennent « membres d’une famille » à l’intérieur du corpus qui en est le contexte général[12].

Les grands projets d’encyclopédies générales ont été confrontés à cette nécessité de contrer l’accumulation et l’addition par la mise en relation. Souci manifesté lors du lancement, en 1933, de l’entreprise éditoriale de L’Encyclopédie française, dirigée par l’historien Lucien Febvre. Dans son appel, l’initiateur du projet, alors ministre de l’Éducation nationale, déclare :

Nous ne voulons pratiquer ni l’érudition quantitative pour les besoins d’une mnémotechnie universelle, ni cette sorte de compilation qui consiste, selon le dire de Montesquieu, à plaquer, dans un ensemble, des lambeaux d’ouvrages « comme des pièces de gazon dans un parterre ».

Et il ajoute ensuite : « Ce qui importe, c’est la liaison permanente, l’esprit qui règle ses propres avancements »[13]. L’autre question, attenante à celle-ci, est celle de la signification de l’acte du lecteur et aussi de l’interprétation du « tour d’horizon », selon l’expression de L. Febvre, auquel conduit un parcours encyclopédique. Tout, dans la conception, depuis le plan annoncé jusqu’aux modalités de publication en cahiers, en passant par des consignes de rédaction ou la forme didactique des articles, visait alors à maintenir un point de vue que l’on peut qualifier d’épistémologique et dont la devise était « Faire connaître ? Non. Faire comprendre ». Cette encyclopédie « problématique » voulait être une oeuvre d’enseignement, non de « renseignements », et trouver sa place dans l’histoire de ces livres qui sont, dit encore L. Febvre, les « reposoirs de l’humaine inquiétude ». Histoire qui va, selon le panorama sommaire que fait l’auteur, des « siècles des certitudes divines » au « temps des certitudes laïques », puis à « l’ère des certitudes sommaires », et se termine par une aspiration à une « savante incertitude »[14]. Raymond Queneau reprendra le mot d’ordre quand il sera amené, en 1954, à diriger l’encyclopédie thématique de la collection de La Pléiade. Son voeu le plus cher : « apprendre à apprendre », c’est-à-dire « savoir ignorer, ne pas refuser la nouveauté, ne pas s’opposer à la recherche »[15].

Ces appels historiques ont-ils aujourd’hui des chances d’être entendus par les éditeurs et l’utopie qui les soutient peut-elle faire réfléchir les concepteurs ? L’évolution de l’Encyclopaedia Universalis, depuis sa première édition électronique en 1995, qui n’était qu’une numérisation des volumes du Corpus, couplée avec les fonctionnalités de la recherche informatisée (sans images, cartes ou graphiques), jusqu’à la version 9 en 2003, orientée par un modèle de la multiplicité des accès, de la collection et d’un maillage toujours plus serré, montre une face bifide, entre l’idéal livresque des premiers temps et, avec l’assistance d’une technologie performante, les sirènes toujours plus séduisantes du multimédia. La figure du lecteur, tout aussi idéal, a changé de visage. L’écrivain Gilles Quinsat, s’inquiétant des conséquences de « la circulation mondialisée des signes à l’intérieur d’une mémoire elle-même muable » (Quinsat, 1998 : 990), se demande si le lecteur à venir n’aura pas les traits de l’homme sans qualités :

Il n’est rien qu’il considère comme ferme, aucune personne, aucun ordre ; parce que nos connaissances peuvent se modifier chaque jour, il ne croit à aucune liaison, et chaque chose ne garde sa valeur que jusqu’au prochain acte de la création, comme un visage auquel on parle et qui s’altère avec les mots.

Musil, 1973 : 231

La fiction ne peut tenir lieu de réflexion, mais elle peut l’éveiller dans sa mise en scène du sens. Elle nous indique, dans la relation spéculaire que le lecteur établit avec ce nouveau miroir du monde présenté par la fée informatique, qu’il faut introduire une pédagogie, une façon de voir ‑ la sémiotique y aurait peut-être son mot à dire ‑, pour cultiver cette intelligence (inter-legere) des rapports qui prépare une conscience plus réfléchie et plus critique. Il s’agirait, comme le suggère un critique optimiste, de l’ « invention d’une éloquence relative des surfaces » (Longuet, 1998 : 1101), pour apprendre à circuler dans un espace aux ressources infinies, qui peut tenir autant du cabinet de curiosités que de l’exposition universelle.