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On dira plutôt que les sujets d’état sont par définition des sujets inquiets et les sujets de faire, des sujets velléitaires.

Greimas, 1983 : 102[1]

Avant-propos : une tendance historique et un objectif tendancieux

Dans cet article, nous voudrions traiter la portée épistémologique de la théorie des modalités, et en particulier de la théorie de la modalisation de l’être au sein de la sémiotique de l’« École de Paris ». La théorie des modalités apparaît dans la sémiotique de Greimas notamment dans les deux Du sens : le premier (1970) pose les bases de la théorie des actants et de la séquence narrative, qui comprend nécessairement une phase pour l’acquisition de la « compétence » et des « modalités du faire » ; le second généralise la théorie modale et, ce faisant, aborde les « modalités de l’être », qui n’ont plus grand-chose à voir avec la narrativité – ou qui, du moins à partir de la narrativité même, ouvrent de tout autres horizons. Notre point focal sera donc l’essai « De la modalisation de l’être » qui occupe une place centrale dans Du sens II, en prolongement des développements sur la syntaxe narrative et actantielle du premier Du sens, celui-ci étant en quelque sorte évalué ici dans la perspective de celui-là.

Il ne sera pas ici question de la théorie des modalités en elle-même, mais de ses enjeux métathéoriques, de son implication épistémologique et de l’ajustement (sinon des changements) qu’elle a entraîné au sein de l’économie générale de la théorie greimassienne et, finalement, de ses ramifications dans l’actualité de la recherche sémiotique telle que nous la concevons. En hommage à la méthode de Greimas, nous adopterons donc un point de vue rétrospectif : nous essaierons de montrer comment nous pouvons identifier le moment d’installation essentiel (les prémisses contractuelles) dans la théorie sémiotique de l’actant et des modalités, au cours des années 1970. C’est donc dans une perspective historique que nous proposons une relecture des textes de Greimas parus dans Du sens et Du sens II, à la lumière des exigences et des intérêts actuels que sont l’esthésie et les passions.

Toutefois, il faut bien voir dès maintenant qu’esthésie et passions ne sont pas de simples thèmes de recherche, participant d’un regard disciplinaire sur la corporalité et ses états. Esthésie et passions incarnent, pour ainsi dire, des enjeux plus généraux : des perspectives théoriques bien précises et des prises de position au sein de la discipline elle-même (qu’on pourra envisager, tour à tour, sous les intitulés « sémiotique tensive », « sémiotique du discours en acte », « sémiotique des pratiques », etc.). En somme, c’est une tendance historique très importante qui, à nos yeux, s’ouvre avec les modalisations de l’être et que nous allons retracer et expliquer ici. Qu’à son tour toute lecture historique soit toujours tendancieuse par définition, c’est une évidence que nous reconnaissons dans le propos d’un grand contemporain de Saussure (et d’Husserl), car « toujours elle rapprochera ce qui est inégal, elle généralisera pour rendre équivalent » (Nietzsche, 1993 : 229)[2] … Mais « du reste je déteste tout ce qui ne fait que m’instruire, sans augmenter mon activité ou l’animer directement » (ibid. : 217)[3].

Ce faisant, c’est un « goût » – le goût qui nous fait juger une question intéressante et une autre banale – que nous exprimons, d’entrée de jeu, pour que notre relecture de Greimas soit, certes, tendancieuse, mais de la manière la plus sereine possible. Ainsi, si en relisant Greimas à travers le thème de l’esthésie, nous arrivons sur un terrain déjà occupé[4], nous voudrions nous différencier de nos voisins au moins par un tout autre style : faire de la sémiotique en revendiquant directement ce qui nous intéresse ; et revendiquer ces intérêts, ces goûts, non dans les préalables d’une critique forcément négative et amère, bref dysphorique, mais dans la pratique disciplinaire elle-même. Aussi à la « critique » préférons-nous l’« essai ». Et, à l’« interprétation » (ce que Greimas voulait dire dans ses oeuvres), nous préférons la « pratique » (ce que l’on peut faire avec les oeuvres de Greimas). En somme, si notre rapide essai se pose face à la lenteur de la sémiotique « impressionniste » (ou sémiotique impressive, contagieuse, suggestive, existentialiste, etc.) – celle qui s’attarde notamment sur ce qui, dans De l’imperfection, peut paraître impressionnant (1987)[5] –, ce sera pour essayer une autre allure et pour prendre un tout autre parti.

Cet essai pratiquera une sémiotique dans laquelle la rupture la plus intéressante chez Greimas se situe bien avant De l’imperfection, notamment entre les deux Du sens : entre les deux moments de la théorie des modalités, entre l’étude des « rôles » actantiels du premier Du sens et l’étude des « tumultes » et des « arrangements » modaux de Du sens II. Sans doute, dans cette perspective, cette rupture est-elle moins facile à repérer ; mais, à notre goût, elle n’en sera que plus saisissante.

1. De la modalisation de l’être : pour une théorie de la « réalisation » problématique

Aujourd’hui, nous voyons bien comment et combien la théorie des modalités dans sa forme la plus achevée, à savoir avec les modalisations de l’être, constitue la vraie innovation de la théorie de Greimas dans le développement de sa sémantique structurale. Jusque-là, celle-ci s’était centrée sur l’analyse des récits, en suivant Propp et Lévi-Strauss – en modélisant, certes non sans une remarquable « inventivité », respectivement les structures sémio-narratives de surface (ou anthropomorphes) et les structures sémio-narratives profondes (ou élémentaires). Mais cette démarche, inspirée par l’anthropologie structurale, portant sur les structures sémio-narratives, a suscité une pratique sémiotique conçue comme une recherche des universaux langagiers. La « subjectivité » y figure « comme une sorte d’entonnoir, où on verse les structures et d’où sort le discours »[6], selon les mots mêmes de Greimas. Dans cette première phase, la sémiotique est encore franchement une sémantique structurale, qui s’occupe essentiellement de récits simples où la dimension de la quête des objets de valeur est centrale et linéaire. Quant à sa méthode, d’un côté, elle obéit à une logique de reconstruction par présupposition, qui part donc de la fin du récit ; de l’autre, elle est parfaitement conforme à l’épistémè de la théorie, qui s’intéresse aux conditions de la signification. De toute évidence, méthode et théorie révèlent, ou du moins impliquent et pratiquent, une conception très particulière des faits de langage : les faits de langage sont considérés comme des positivités absolues, des objectivités, voire de simples données[7].

Dans l’étude approfondie des modalités, une tout autre approche du sens et de la semiosis peut voir le jour, être légitimée et poursuivie. En effet, la « logique » y est « doublée », et donc sémiotisée. Il est maintenant question, dit Greimas, de « logiques subjectives, décrivant et réglementant les modalisations des sujets, et [de] logiques objectives, traitant des modes d’existence des objets-énoncés » (DS II : 79). C’est ici que, selon nous, la délogicisation et l’antipositivisme méthodique de la sémiotique débutent enfin. À ce moment-là, Greimas se soucie de souligner à maintes reprises qu’une « sémiotique modale » ne saurait être confondue avec une « logique modale »[8] : cette dernière s’intéresse aux simples prédications en soi, aux conditions de leur signification, alors que la sémiotique étudie la variation existentielle ou factitive de l’acte de prédication. Autrement dit, elle s’intéresse à l’effet sujet/objet dans la prédication. Aussi, les faits du langage, voire la réalité (en tant que) sémiotique, sont-ils éminemment problématisés au lieu d’être donnés au départ comme des positivités.

Le déplacement conceptuel opéré par la modalisation de l’être par rapport à la schématisation des structures sémio-narratives peut être résumé et retracé dans les termes suivants. Premièrement, on prendra comme point de départ l’acte-prédication (le « faire »), mais on l’étudiera dans les modes d’existence par lesquels il prend son sens (autrement dit, le faire vaudra en tant que « faire-être »). Deuxièmement, et par conséquent, on aura un « être » source, en amont (l’« être du faire »), et un « être » cible, en aval (« être de l’être »). Bref, on étudiera l’existence sémiotique en tant que possibilité de variation et de modalisation d’un « être qui fait » en amont, donc d’une subjectivité énonçante, et d’un « être qui est fait » en aval, donc d’une objectivité énoncée.

C’est pourquoi, à partir de la sémiotique modale de Greimas, deux voies se dessinent : (a) Les « logiques subjectives » :

[...] le sujet de faire se présente comme un agent, comme un élément actif, cumulant en lui toutes les potentialités du faire [variétés factitives de l’acte de prédication] ; le sujet d’état, au contraire, apparaît comme un patient, il recueille toutes les excitations du monde, inscrites dans les objets qui l’environnent [variétés existentielles].

DS II : 97

En particulier, le champ de la variation existentielle ouvre, évidemment, une théorie des

[...] « passions » [qui] semblent pousser actuellement les recherches sémiotiques vers la constitution d’une sorte de psycho-sémiotique, alors qu’on voit mal les logiciens s’y aventurer de leur plein gré.

DS II : 98

Nous reviendrons sur ces logiques, qui constituent la matière de cet article. Explicitons pour le moment qu’il s’agit là d’une problématisation nouvelle de la schématisation narrative, grâce à la thématisation de l’« être du faire ». L’étude de l’« être du faire » permet à Greimas une approche franchement sémiotique de la subjectivité, considérée avant tout comme lieu de l’installation, de la variabilité et finalement du jugement d’une « compétence »[9]. C’est pourquoi la sémiotique greimassienne pourra alors tirer le plus grand parti des théories linguistiques de l’énonciation et devenir une sémiotique du discours.

(b) Les « logiques objectives » : la modalisation de l’être permet aussi une prise en compte rigoureuse des objets sémiotiques. Il s’agit, dans ce cas, de l’étude de l’« être de l’être », à savoir d’une sémiotique « traitant des modes d’existence des objets-énoncés » (DS II : 79). La formulation est très importante en raison de son anti-positivisme épistémologique, à partir duquel on pourra enfin développer une théorie du discours. On y explicite, en effet, que l’objectivité ne vaut qu’impliquée dans les produits d’une activité énonciative (les « objets-énoncés »), et que la réalité (en tant que) sémiotique ne vaut elle-même que grâce à sa surdétermination modale (les « modes d’existence »). Par conséquent, si, d’un côté, les logiques subjectives donnaient accès à une théorie de la passion, comme nous allons le voir par la suite, de l’autre, les logiques objectives ouvrent le problème de la cognition. La cognition, en effet, est le lieu où les objets de la perception et de l’énonciation reçoivent leurs « modes d’existence », c’est-à-dire leur signification modale.

Nous ne pourrons ici aborder ce deuxième aspect de la question, bien qu’il soit tout à fait transversal aux questions de l’action et de la passion. Remarquons seulement, dans la perspective de ce qui va suivre, qu’à partir de la théorie des modalités Greimas opère l’instanciation, sinon l’incarnation du sujet épistémique. Autrement dit, il dé-positivise la pratique sémiotique : celle-ci n’est plus une évidence, une stabilité objective sur laquelle s’appuyer – et c’est pourquoi il faut l’étudier ! Greimas est très explicite lorsqu’il aborde la « communication » :

[...] la familiarité que [le sémioticien] entretenait avec les sujets « en papier », ceux qu’il rencontrait dans les textes, le forçait à affirmer que les sujets en situation de communication n’étaient pas neutres, mais dotés, au contraire, d’une compétence modale variable.

DS II : 115

(Nous soulignons les deux questions-clés : la question, entrouverte, du sujet pratique, d’une sémiotique situationnelle, et la question de la possibilité de variation, qui nous intéresse éminemment ici.)[10]

À partir de l’ouverture aux logiques subjectives/objectives, deux conséquences, voire deux perspectives, nous paraissent ici essentielles par rapport à l’économie de la théorie greimassienne – et dont le développement intitulé « De la modalisation de l’être » est le soubassement : (1) la reprise problématique de la sémantique configurationnelle par la complexification tensive, par la localisation instable du sens dans un espace, l’« espace thymique », dans un champ de présence ; (2) conséquemment, la question de l’instanciation du sens (la variation du sujet/objet), pour laquelle Greimas propose une solution esthésique et passionnelle.

1.1 Une nouvelle théorie du discours : la tensivité (et les affects)

Pour la sémantique structurale greimassienne, il s’agira tout d’abord, à partir de la théorie modale, de retracer le sens des discours non seulement dans leurs isotopies, mais surtout dans la mise en variation des isotopies elles-mêmes, dans la rupture entre les isotopies ou dans les relais inter-isotopiques[11]. Jusque-là, avec le dessin des structures sémio-narratives de surface, la théorie avait relevé le « spectacle simple »[12] qui produit la signification : l’énonciation met en scène les « rôles » prévus par la structure interactantielle[13]. Mais, avec la perspective ouverte par l’étude des modalités de l’être, il n’en va pas exactement de même. Dans un passage décisif, Greimas écrit : 

[...] un sujet (d’état) possède une existence modale susceptible d’être à tout instant perturbée, soumise aux transformations opérées soit par lui-même en tant qu’acteur (sujet de faire), soit par d’autres acteurs (sujets de faire) de la même mise en scène.

DS II : 100

C’est dire que dorénavant, dans l’étude du sens, il faudra distinguer entre une scène, la configuration interactantielle, et un événement, la perturbation, la défiguration de la scène, si l’on ose dire, et sa reconfiguration. Autrement dit, il faut marquer la différence et la tension entre l’existence sémiotique programmée, d’un côté, et sa déprogrammation et remodalisation, de l’autre. C’est en ces termes que, désormais, il faudra étudier le sens : en un dialogue, une tension fluctuant entre « scène » et « événement », entre programmation et déprogrammation, entre figuration et refiguration « en acte ».

Ainsi s’ouvre la voie d’une sémiotique de l’événement, qui n’est rien de plus que l’issue d’une théorie de l’instabilité et du réarrangement sémiotiques. La théorie passe, en effet, d’une sémantique à unités discrètes et isotopiques à une sémiotique tensive et « tumultueuse » (c’est-à-dire où il est question du « tumulte modal », selon les termes mêmes de Greimas ; DS II : 102). Prenons l’une des toutes premières applications que Greimas a faite de sa théorie des modalités de l’être dans cette nouvelle perspective. En traitant de la colère, il écrit :

[...] il n’empêche que se pose la question de la patience du patient : à quel moment peut-on dire que le patient commence à « s’impatienter », qu’il se trouve « à bout de sa patience » ? Le problème ainsi posé est celui de l’introduction du discontinu dans la durée, de la segmentation, en tranches, de la vie passionnelle qui nous paraît, dans sa quotidienneté, comme un ondoiement de tensions et de détentes, des malaises et des aises.

DS II : 232

Nous voici, avec la mise en oeuvre concrète de l’analyse modale de l’être des actants, en pleine sémiotique tensive. La suite du passage dit en outre ceci :

Deux cas – l’un ordinaire, l’autre exceptionnel – susceptibles de rendre compte de cette intrusion nous viennent à l’esprit : celui où le sujet patient se trouve en syncrétisme avec le sujet cognitif instruit du déroulement du PN du sujet de faire et de l’éventuel échéancier de ce programme ; celui où la tension – qui caractérise l’attente patiente –, surdéterminée par la catégorie de l’intensité, devient excessive, bien plus, intolérable et provoque le savoir sur la non-réalisation du PN du sujet de faire.

Ibid.

On voit très clairement ici comment l’étude des modalités permet à Greimas de problématiser la réalisation du programme, ou, plus précisément, d’en articuler le caractère problématique, aléatoire, à peine conditionné et soumis à l’événement (l’« intrusion », écrit-il). D’où, obligatoirement, le point de vue tensif :

En effet, qu’il s’agisse de l’« être du faire », de la compétence pragmatique du sujet se disposant à agir [logiques subjectives], ou de l’«être de l’être», de la compétence cognitive qui l’habilite à porter des jugements sur des objets-énoncés sur le monde [logiques objectives], l’«être» ou l’«état» dont nous parlons dans les deux cas se présente à nous intuitivement comme une instance potentielle où se situe l’ensemble des préalables du faire et de l’être. Cette instance, d’autre part, apparaît, pour employer le terme de G. Guillaume, comme le lieu de « tension » s’établissant entre le point zéro et le point où se réalise le faire ou l’être, l’état tendu.

DS II : 76

Greimas propose donc de concevoir l’« être » ou l’« existence » sémiotiques non pas comme une fonction hjelmslévienne ou un concept formel, mais comme un espace modal : un espace discriminé par ses transitions modales (du virtuel au réel, et ici-même, chez Greimas, dédié au « potentiel ») ou, mieux encore, puisqu’il est « instancié », un champ d’existence modulée. Cet espace, ou ce champ, si l’on préfère, est donc doté : (1) d’une certaine distance entre deux potentiels (« zéro/un », qui constitue ce que nous avons appelé la variabilité modale) ; (2) d’un parcours qui peut couvrir cette distance, et qui seul a le pouvoir de faire signifier cette distance en tant que telle (ce qui constitue l’« intentionnalité »).

La question de l’« espace modal », lieu « instancié » des « potentiels », mérite quelques précisions. D’abord, il faut remarquer que, depuis Du sens, la conception phénoménologique du sens en tant que direction, voire en tant qu’« intentionnalité », n’est pas du tout étrangère à Greimas[14]. Ensuite, dans Du sens II, l’« intentionnalité » réapparaît en deux temps. Le premier moment est celui de la théorie de la valeur. À côté d’une valeur « linguistique », « descriptive », Greimas relève la nécessité d’une conception « existentielle » de la valeur : la valeur qui relie le sujet et son objet (ce qui définit la prédication ou, mieux, l’« énoncé élémentaire ») « peut se définir comme relation orientée engendrant ses deux termes-aboutissants » (DS II : 23)[15]. Nous reviendrons sur cette question de la valeur.

Le second moment, le seul où Greimas parle explicitement d’intentionnalité, est celui de la définition existentielle des modalités du faire et de l’être. On explique alors que les modalités qui induisent une variation existentielle, « les modalités de faire, régiss[e]nt les relations intentionnelles » (DS II : 96). Mais, en ce qui concerne l’existence sémiotique en tant que champ tensif et donc intentionnel, ce n’est pas tout. Car si, d’un côté, l’instance active, l’instance subjectale (l’instance-source) du champ est dotée d’une intentionnalité, de l’autre, ce qui suspend ou du moins problématise la « réalisation » de cette instance, c’est une autre instance, une instance objectale (l’instance-cible), dotée de « résistance ». C’est encore ce qui est proposé dans cet essai, où l’on envisage l’opposition sémiotique des « possibilités de réalisation [des sujets] aux résistances propres des objets » (DS II : 100).

Voilà en somme pourquoi, une fois l’espace modal ouvert, la signification tiendrait moins (ou aussi bien) à une identification isotopique, à la constance d’une configuration redondante, qu’à un jeu d’attentes et de détentes, de parcours « velléitaires » et de distances « inquiétantes »[16]. Parce que, considérée de la sorte, la signification se joue entre subjectalités (ou subjectivation) et objectalités (ou phénoménalité). Par là, on voit bien le renouveau exceptionnel apporté par la théorie des modalités au sein de la sémiotique greimassienne, qui, ainsi, pour recourir à des formules rapides et cavalières, de sémantique structurale devient sémiotique du discours proprement dite et, de sémiotique binaire et discrète, devient potentiellement sémiotique tensive et sémiotique des modulations du continu existentiel.

1.2 Une nouvelle philosophie du langage : la thymie (et l’esthésie)

Comme nous venons de l’expliquer, la théorie des modalités sémiotiques pose un espace, un champ d’« existence [qui est] susceptible d’être à tout instant perturbé, soumis aux transformations » (DS II : 100). C’est dire que l’existence est affectée : elle est mise en tension et en variation, engendrant ainsi des événements affectifs, outre qu’un certain ajustement, pour provisoire qu’il soit, du couplage « sujet/objet » se produit en fonction du « sens » de ces mêmes événements.

C’est une nouvelle perspective, dont le statut épistémologique est explicitement pris en compte par l’essai « De la modalisation de l’être ». Dans cet essai, les bases de la théorie sémiotique sont remises en question par la thématisation du rapport entre corporalité et signification. En effet, comme on le sait déjà, cet essai introduit la notion de thymie pour fonder la théorie des modalités. Avec la thymie, la semiosis est par définition affaire de relation sensible entre des corps et leur environnement. Ce qui veut dire que toute signification prend valeur par les variations des corps en situation.

On protestera que la corporalité et même la proprioceptivité étaient déjà présentes et explicites dans Sémantique structurale. Certes, mais là il n’était nullement question du champ d’affection ou des affects du champ qui nous intéressent principalement ici même[17]. Nous l’avons vu, Sémantique structurale tout comme Du Sens s’en tenaient strictement à la « scène » interactantielle, et non encore à sa variabilité constitutive, à l’« événement ». Or, il en va tout autrement dans l’étude de la modalisation de l’être. La tactique greimassienne consiste, à ce moment-là, à poser qu’il n’y a de semiosis que par une valorisation et une modalisation d’états « descriptifs » et que, vice-versa, les états descriptifs ne font sens que sous une valorisation modale ou existentielle. C’est seulement par là que la signification advient et qu’elle devient « axiologie ». C’est par là que la « valeur » linguistique, descriptive – pure différence sans matière –, acquiert une substance : lorsqu’elle devient valeur existentielle[18].

Or, en quoi consiste cette valorisation des états « descriptifs », cette institution d’une « axiologie existentielle » ? Elle consiste en la variation thymique, la modulation proprioceptive. Il s’agit en effet du « fonctionnement » thymique, de l’effet de sens de l’« animation »,

[de] la manière dont tout être vivant, inscrit dans un milieu, « se sent » lui-même et réagit à son environnement, un être vivant étant considéré comme « un système d’attractions et de répulsions ».

DS II : 93

On a donc là le fonctionnement élémentaire de ce même champ de présence qu’on invoquait en expliquant la dynamique tensive de l’« espace modal ». Seulement, l’espace modal, dit Greimas, est une conversion à un niveau plus superficiel de l’« espace thymique », qui anime le « niveau profond » du parcours génératif de la signification. En effet, Greimas pose la proprioception au « niveau profond » : là où, toujours, « un terme sémique [sera] surdéterminé par un terme thymique » (DS II : 94). C’est pourquoi, sans le corps en situation, en variation avec l’environnement, toute configuration sémique n’est que simple « valeur descriptive – ou linguistique – au sens saussurien de “ valeur ” » (DS II : 93) : pure « taxinomie », et signification vide.

Pour reformuler le problème en des termes essentiels, cela signifie qu’une simple configuration sémique ne suffit pas à produire une sémiose. Elle n’est qu’un fragment de répertoire, une simple préfiguration. Encore faut-il que la « valeur descriptive » soit mise en situation, qu’elle s’incarne pour qu’elle devienne « valeur axiologique », valeur au sens propre, intentionnelle, valeur qui « vaut quelque chose ». Toute configuration se doit d’être « inscrite dans un milieu », dans un espace situationnel, et, par là, d’être « surdéterminée » et imprimée[19] par une interaction corporelle. Si bien que toute configuration n’a de sens que si elle est mise en variation. Toute préfiguration s’actualise par une défiguration ; le sens ne se réalise autrement qu’en reconfiguration : c’est ce que nous évoquions déjà au début de cet article avec le thème de la programmation narrative et de la déprogrammation événementielle.

Dans cette perspective, Lotman et Bakhtine apparaissent enfin à l’horizon. Nous ne faisons que mettre en évidence les voies par lesquelles le modèle du sens en tant que communication pourrait être entièrement remplacé par le modèle du sens en tant que transformation. Cela faisait certainement partie depuis toujours des voeux du projet de Greimas ; mais il fallait parvenir à la théorie des modalités de Du sens II pour réaliser ce qui était en germe dès les premières pages de Du sens. La théorie des modalités ne peut que mettre en crise le modèle de la communication. Cela non seulement parce que, comme nous le rappelaient les propos cités plus haut, les « sujets de papier » ne sont plus guère tenables et qu’il leur faut retrouver un corps sensible, mais aussi parce que, du coup, la structure est par définition événementielle et transformationnelle : tout programme interagit avec un contre-programme et il est contraint, en quelque sorte, à se déprogrammer et à se reprogrammer.

Le sens ne se réalise donc pas par la simple exécution d’un répertoire préfiguré, par une performance obéissant au déploiement d’une compétence préalable et fermée. Tout l’enjeu inhérent à une compétence « ouverte » et non programmée réside précisément dans la complication du jeu interactantiel : la scène, la configuration interactantielle, est le théâtre d’une série d’événements, en somme de « défigurations » ; la réalisation des valeurs programmées est éminemment problématique ; les configurations, les existences et leur signification deviennent instables, c’est-à-dire, comme l’écrit Greimas lui-même, « susceptible[s] d’être à tout instant perturbée[s], soumise[s] aux transformations » (DS II : 100).

Mais avant d’en arriver là, il a été nécessaire de poser un « postulat épistémologique » (DS II : 95). C’est justement le postulat selon lequel l’« espace modal », le terrain de jeu des configurations actantielles, serait la « conversion superficielle, anthropomorphe » de l’« espace thymique ». « La modalisation se présente alors comme le résultat d’une série de sous-articulations signifiantes de la masse thymique amorphe » (ibid.). « Amorphe » dans la mesure où, quant à elle, la thymie est pur mouvement de variation, instabilité constante, en absence de configuration interactantielle et d’existence modale.

En somme, nous retrouvons, dans cette conversion – une des rares conversions du parcours génératif qui ait jamais été explicitée dans le détail par Greimas lui-même –, une structure tensive remarquable : en profondeur (la thymie) et en surface (la modalité), la même substance se trouve articulée de deux manières différentes. (a) En profondeur (l’espace thymique), l’articulation est faible et inconsistante (voir la masse « amorphe »), mais l’intensité de la polarisation axiologique (euphorie/dysphorie) est puissante, et donc fortement distinctive ; (b) en surface (l’espace modal), les articulations sont nombreuses, explicites et ramifiées pour former une sémantique et une typologie modales sophistiquées, mais l’intensité de la polarisation axiologique s’en trouve du même coup délayée, divisée, ambiguë et parfois indécidable… Telles sont les conditions de passage de la « thymie » à la « modalisation passionnelle » de l’être.

C’est pourquoi, dans cette conversion, le sens n’est pas même, à la limite, « direction » ou simple transformation. Le sens s’ouvre à un réseau de parcours plus ou moins actualisables, plus ou moins fiables, dont il serait, en quelque sorte, ce qui doit être géré et produit dans ce lieu même de tensions et accidents. C’est pourquoi, finalement, le problème de l’esthésie (1) est directement relié à la question de l’imperfection (2) et, par là, à la nécessité de l’issue passionnelle (3) : l’ouverture de l’espace thymique, la variabilité du sens en situation (1), devient l’ouverture constituante de l’espace modal, de l’irrésolution des structures anthropomorphes et des structures figurativo-actantielles (2) ; cela appelle la stabilisation, même provisoire, d’un « effet de sens » concernant le corps et son identité fluctuante (3).

2. La voie de l’imperfection et la « solution » passionnelle

Dans la philosophie du langage impliquée par la théorie modale, selon laquelle le sens est tension et accident, transformations et avatars, il devient nécessaire de dialectiser la gestion du sens : la signification sémiotique réside alors dans les événements mêmes de cette « gestion du sens ». Le passage d’une sémiotique des systèmes en communication à une sémiotique des procès de production de sens naît, en effet, chez Greimas, du problème essentiel de la possibilité d’une figuration stabilisante et trouve là tout son enjeu.

Analytiquement, le problème de « la possibilité d’une figuration stabilisante » est double. D’un côté, il y a la question du « possible » : elle est ouverte par la théorie de l’espace modal, qui suspend et problématise la réalisation du système, se focalise donc sur les procès en devenir, et qui a recours à l’épistémè tensive. Nous avons essayé de le montrer. Mais, d’un autre côté, il y a la question de la « figuration », à laquelle nous avons seulement fait allusion jusqu’à présent : elle concerne la problématisation et la définition des sujets énonçants et des objets-énoncés.

Eu égard à cette dernière question, le déplacement théorique que Greimas a effectué après Du sens II, notamment la réflexion qu’il a développée dans De l’imperfection, n’est alors pas si étonnant qu’il pourrait paraître au premier abord, particulièrement à tous ceux qui se laissent facilement abuser par la différence de « style » de ce dernier livre. De l’imperfection développe la problématique esthésique qui, comme nous venons de le voir, était déjà la base même de la théorie modale étendue. L’« imperfection » n’est rien d’autre que l’objet théorique de ce point de vue sur le procès, de cette mise en question de la « réalisation » du système axiologique. Est « imparfaite », par définition, une sémiose en acte, puisque le système axiologique peut y être saisi avant sa réalisation et dans ses autres modes d’existence.

Dans cette perspective, l’intérêt d’une réflexion sur l’« imperfection » ne sera pas la thématisation d’une émergence du sens, l’« auroralité » qui a beaucoup frappé les premiers lecteurs et pose pour l’épistémè sémiotique peut-être plus de problèmes qu’elle n’en résout. Pour commencer, l’intérêt se situera plutôt pour nous du côté de la mise en variation de la signification : il s’agit alors du sens en tant qu’avatar de la figuration ; et il en va dans ce cas de l’identité du sujet et de l’objet, à travers un parcours instable et peu prévisible. En somme, l’intérêt de la voie de l’« imperfection » est qu’elle implique à moyen terme la thématisation probable de l’émotion : il est question ici de la variation en acte de la situation interactantielle, de la variation vécue, en tant qu’expérience sensible – bref de la secousse défigurantetelle qu’on l’éprouve.

À partir de là, l’intérêt portera, deuxièmement, sur la nécessité d’une nouvelle stabilisation de la « scène », d’une reconfiguration qui s’identifie à la nouvelle situation interactantielle. Il faut pour cela passer de l’émotion aux passions, il faut dégager des passions-effet de sens, des passions qui fonctionnent comme des « icônes » dans lesquelles les émotions viennent se glisser pour être reconnaissables, saisissables, autrement signifiantes et, somme toute, plus rassurantes.

Une fois que la théorie modale, avec ses tensions prises à vif, a mis au premier plan le soubassement indexical du sens, il faut évidemment parvenir ensuite à une solution iconisante, qui fait au moins provisoirement retomber la tension discursive et redonne à la dimension cognitive et culturelle le pas sur la pure corporalité et la « phorie » existentielle. Dès le début, cette pseudo-histoire du champ modal, depuis les premières formulations narratives et actantielles jusqu’aux formulations tensives et esthésiques, est posée comme une histoire de figuration, de défiguration et de refiguration.

Le « moment d’iconisation » est un moment de stabilisation, et donc de refiguration ; il peut prendre la forme du « schéma pathémique canonique » (SPC)[20], ou encore la forme des « schémas tensifs » du discours, qui sont eux-mêmes susceptibles de se combiner pour former des séquences du précédent SPC[21]. Peu importe, ce qui apparaît très clairement à cette occasion, c’est que, dans cette phase théorique, les schémas canoniques sont non plus des « universaux » culturels qui déclinent le « sens de la vie » en général[22], mais des « produits » de « stabilisation » : des produits provisoires, des stabilisations contestables et relatives ; des moments, en somme, d’un processus dialectique plus vaste et d’une toute autre dynamique que celle de la syntaxe narrative ; la syntaxe des émotions et des passions-effets de sens, en effet, se confond alors avec la syntaxe du discours.

Dans Du Sens, se constituaient et se figeaient les formules canoniques d’un sens culturel qui se prenait pour « le sens en général », l’« absolu structural » du sens, alors que, dans Du sens II, se préparaient les bouillons de culture et les marmites de sorcières du sens « relatif », « local », « en émergence », « vivant » et « en acte », de la signification prenant forme, se fixant, puis se défaisant et se défigurant, pour à nouveau se stabiliser encore autrement, etc.

Un peu de vie dans les formes : ce n’était pas de trop...