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Les origines d’une allégorie politique

« Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant » , écrivait Rimbaud (1946 : 170) comme en écho au noir prophétisme des Fusées de Baudelaire : « le monde va finir » (1999 : 665). Si le progrès n’annonce rien qui vaille, précise Walter Benjamin au lendemain du pacte germano-soviétique de 1939, c’est que l’histoire ne connaît encore que les paysages ravagés de la catastrophe. À l’heure des plus grands périls, quand le rêve communiste et le cauchemar national-socialiste ne font qu’un, l’urgence d’une « organisation du pessimisme » (2000a : 132), dont Benjamin avait pris conscience dix ans plus tôt au contact du surréalisme, trouve dans ses célèbres thèses sur le concept d’histoire sa figure allégorique.

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

2000c : 434[1]

Plus encore qu’à Baudelaire qui décrivait la croyance au progrès comme une « extase de gobe-mouches » (1951 : 1033) ou à Georges Sorel qui s’y opposait en l’associant à « l’idéologie des vainqueurs » (1947 : 8), la plupart des exégètes estiment à raison que l’allégorie des ruines du progrès renvoie à un double héritage où se conjoignent un matérialisme historique capable de remettre la dialectique hégélienne sur ses pieds et une théologie juive articulant mémoire et espérance. De même que, selon la première thèse sur le concept d’histoire de Benjamin, la théologie est le nain bossu qui anime la marionnette du matérialisme historique, le messianisme se cache, dans l’allégorie des ruines du progrès, derrière une philosophie de l’histoire restituée à son principe saturnien. On se souviendra que, suivant la phénoménologie hégélienne, le regard rétrospectif que nous portons sur le passé ne distingue a priori que le « spectacle lointain de la masse confuse des ruines » par lequel « l’histoire nous apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des états et la vertu des individus » (Hegel, 1965 : 102-103)[2]. Cependant Hegel a tôt fait de condamner ces « réflexions sentimentales » pour exiger de l’historien qu’il s’élève au-dessus de ces « sublimités vides et stériles » (1965 : 103-104) et reconnaisse que la négativité n’est qu’un moment du procès téléologique au cours duquel l’Esprit se manifeste et s’actualise dans la matière du monde. Or l’Ange de l’histoire renverse la perspective : ce n’est plus la perception immédiate des ruines qui masque à la conscience la loi inflexible des progrès de l’Esprit, c’est bien au contraire le fantasme téléologique d’une humanité progressant d’époque en époque qui fait écran à cette négativité sans relève dans laquelle s’ancre la véritable espérance messianique. Gershom Scholem expliquait à cet égard que ni la Bible ni les prophètes ne pensaient la rédemption comme le résultat d’un développement historique selon le modèle des Lumières :

Leur optimisme, leur espérance n’étaient pas dirigés vers ce que l’histoire peut apporter mais vers ce qui surgira de ses ruines et se révélera ainsi, après la fin de l’histoire, à la fin des temps.

1974 : 33

Chez Benjamin, ce sont ainsi les cadavres des vaincus et les ruines produites par la marche du progrès qui conservent la mémoire prophétique d’une rédemption en mesure d’interrompre le cours catastrophique de l’histoire. Les images de rêve, qui seules peuvent réveiller du sommeil progressiste, sont à trouver dans ce que la destruction de la tradition semble avoir privé d’avenir.

Toutefois, une telle recension des sources philosophiques et théologiques de l’allégorie benjaminienne passe sous silence une influence littéraire essentielle à sa genèse. On sait que les thèses sur le concept d’histoire devaient constituer l’armature théorique d’une archéologie critique du xixe siècle français, non à la manière d’une méthodologie imposée de l’extérieur aux objets de l’historien, mais comme une constellation de pensée déjà inscrite dans les artefacts consignés et réfléchis par le Livre des passages. Justement, l’allégorie des ruines du progrès reprend et déplace un topos de la réflexion romantique, qui trouve des expressions dans la poésie de Vigny, Lamartine ou Hugo et qui, après les démolitions entreprises par Haussmann, deviendra un véritable lieu commun de l’imaginaire littéraire de l’époque. C’est le thème d’une destruction future de la ville de Paris, qui renvoie aux ruines prospectives déjà présentes chez Du Bellay et Diderot[3]. L’allégorie benjaminienne rappelle en outre certains des premiers récits d’anticipation publiés en France dans lesquels revient le même chronotope : Alfred Franklin, en 1875, en offre sans doute la manifestation la plus éclatante avec Les Ruines de Paris en 4875, mais on le trouvait déjà en 1771 dans L’An 2440. Rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier et en 1805 dans Le Dernier Homme de Jean-Baptiste Cousin de Grainville. Benjamin consacre à ce thème un amas de notes et de citations dans les cahiers préparatoires du Livre des passages et en propose une interprétation succincte, qui porte à première vue la marque d’un marxisme orthodoxe : « [l]es rêveries sur le déclin de Paris […] traduisent la conscience obscure de ce que la croissance des villes s’accompagne de celle des moyens qui permettent de les raser » (2002 : 122). Selon la logique de la camera obscura par laquelle Benjamin interprète les fantasmagories du siècle bourgeois, les ruines prospectives expriment, d’une part, l’hégémonie de l’idéologie du progrès, qui suppose une conscience temporelle orientée vers l’avenir, et témoignent, d’autre part, comme en une image inversée, d’une frayeur quasi archaïque devant un développement industriel capable de réduire la métropole en une nouvelle Pompéi. Les récits d’anticipation présentant les ruines futures de Paris, bien qu’ils ne soient ni commentés ni même évoqués dans ce qui nous reste du Livre des passages, à l’exception de Paris depuis ses origines jusqu’à l’an 3000 de Léo Claretie, permettent d’éclairer la critique de l’idéologie progressiste chez Benjamin et de reconnaître la mémoire culturelle dont elle est chargée. Il y a en effet tout lieu de croire que les uchronies futuristes du xixe siècle français en forment l’intertexte lointain et qu’elles sont dépositaires de l’une de ses principales significations politiques.

Les ruines prospectives de la « littérature futuriste »

Si la croyance en une « perfectibilité continue et indéfinie de l’homme » devient dominante deux décennies avant la Révolution, comme le soutenait Tocqueville (1998 : 278), et que Louis Sébastien Mercier fait paraître en 1771 la première utopie progressiste, il faut néanmoins attendre le début de la monarchie de Juillet pour que soit établie une corrélation entre l’émergence de l’idéologie du progrès et l’invention du récit d’anticipation moderne. En 1834, Félix Bodin publie un ouvrage intitulé Le Roman de l’avenir, situé à mi-chemin entre la critique littéraire et la fiction spéculative. L’intrigue se déroulant au xxe siècle se trouve enchâssée entre une préface, une introduction et un post-scriptum qui définissent, selon ses propres termes, « la poétique du genre » (1834 : 28)[4]. Bodin y revendique la légitimité du roman d’anticipation, qu’il nomme par un néologisme « littérature futuriste », et en explique l’apparition en se référant à « l’idée de la perfectibilité fondée sur l’histoire » qui aurait remplacé depuis un demi-siècle « la croyance en une dégénérescence progressive de l’humanité »[5]. Parce que « l’opinion philosophique » a transposé « l’âge d’or du passé dans l’avenir », il importe selon lui de « sortir de ce passé si triste sur lequel nous vivons en littérature » et de défendre « l’épopée de l’avenir » qui, par la représentation d’« un merveilleux tout vraisemblable », saura « hâter les progrès de l’humanité ». Parmi les oeuvres qui ont préparé cette littérature futuriste, Bodin évoque notamment L’An 2440 de Mercier et Le Dernier Homme de Jean-Baptiste Cousin de Grainville, deux oeuvres dont les préfigurations de l’avenir ont ceci en commun qu’elles prophétisent l’ensevelissement de la capitale française sous ses ruines.

Dans L’An 2440, Mercier décrit Paris comme l’Atlantide du futur capable de réaliser les idéaux d’émancipation des Lumières. Après avoir entendu les critiques sévères d’un Anglais à l’endroit de la capitale française, le narrateur s’endort pour la nuit et sombre dans un rêve où lui apparaît Paris au troisième millénaire. Au terme d’une visite des principales institutions publiques et juste avant que son réveil ne vienne interrompre son songe, il se rend aux ruines du Palais de Versailles, dont il s’enchante puisqu’elles témoignent de l’écroulement de l’absolutisme royal. Parmi les décombres, il rencontre l’âme errante de Louis xiv, qui lui donne la clé de la scène de ruines qu’il contemple avec délectation.

Ici a coulé un fleuve de larmes pour composer ces bassins dont il ne reste aucun vestige. Voilà ce qui subsiste de ce colosse qu’un million de mains ont élevé avec tant d’efforts douloureux. Ce palais péchait par ses fondements ; il était l’image de la grandeur de celui qui l’a bâti. Les rois, ses successeurs, ont été obligés de fuir, de peur d’être écrasés. Puissent ces ruines crier à tous les souverains que ceux qui abusent d’une puissance momentanée ne font que dévoiler leur faiblesse à la génération suivante…

Mercier, 1999 : 293-294

Comme en une préfiguration de la dialectique hégélienne, Mercier voit à l’oeuvre la négativité du temps historique qui abat une à une les manifestations du pouvoir despotique pour avancer vers un futur éclairé et maître de lui-même. Les ruines de Versailles lui révèlent une dialectique où le pouvoir, une fois sa force maximale atteinte, s’aliène lui-même pour donner jour à ce qui le reversera et relancera ainsi la course de l’humanité vers une justice à venir. Mais l’« Épître dédicatoire à l’an 2440 », qui ouvre l’uchronie de Mercier, présente sous un jour plus sombre cette négativité progressiste, puisque sa puissance paraît capable de se renverser en une violence aveugle à la distinction du bien et du mal, confondant dans ses ravages les défenseurs de la liberté et les tyrans.

Auguste et respectable année, qui doit amener la félicité sur la terre ; toi, hélas ! que je n’ai vu qu’en songe, quand tu viendras à jaillir du sein de l’éternité, ceux qui verront ton soleil fouleront aux pieds mes cendres et celles de trente générations successivement éteintes et disparues dans le profond abîme de la mort. Les rois qui sont aujourd’hui assis sur des trônes ne seront plus ; leur postérité ne sera plus ; et toi, tu jugeras ces monarques et les écrivains qui vivaient soumis à leur puissance. […] Que ne puis-je te voir autrement qu’en songe, année si désirée et que mes voeux appellent ! Hâte-toi ! Viens éclairer le bonheur du monde ! Mais que dis-je ? Délivré des prestiges d’un sommeil favorable, je crains, hélas ! je crains que ton soleil ne vienne un jour à luire tristement sur un informe amas de cendres et de ruines !

Ibid. : 25-26

L’apôtre de la perfectibilité manifeste dès l’ouverture de son récit son inquiétude devant une accélération de l’histoire dont il ne sait ce qu’elle laissera debout et ce qu’elle réduira en poussière, comme si l’enthousiasme du progrès se doublait d’une irréductible angoisse de la perte. Il lui apparaît que la négativité pourrait détruire jusqu’à la mémoire de ceux qui ont espéré la fin de la tyrannie et de l’injustice. Par cette inquiétude face au temps historique de la modernité, l’uchronie de Mercier illustre exemplairement l’antinomie originaire d’un avenir espéré qui peut tout à la fois mettre un terme à l’obscurantisme et révéler la vanité de ceux qui croyaient participer à l’émancipation d’une humanité éclairée.

Trois décennies après Mercier, en 1805, Grainville publie Le Dernier Homme, une épopée futuriste que Jules Michelet, 70 ans plus tard, considérera comme l’allégorie de « l’âme même du temps » (1982 : 503-510). Le Dernier Homme commence, exactement comme chez Volney, près des ruines de Palmyre, où le narrateur entre dans la caverne de la mort où personne avant lui n’avait pu pénétrer. Devant « les éclats d’une horloge brisée », un esprit céleste lui permet de contempler « la scène qui terminera les destins de l’univers », scène qui l’émeut, remarque-t-il, comme « un voyageur qui découvre, sous des amas de ronces, le dernier débris d’une ville célèbre » (Grainville, 1805, t. I : 5, 6 et 10). Il y apprend comment un certain Omégare, dernier descendant des rois de France sur une terre devenue stérile, devra refuser de se reproduire pour que s’accomplisse le plan divin d’une destruction du monde. Après avoir abandonné la jeune Sydérie avec laquelle il pensait un temps pouvoir régénérer la race humaine, Omégare revient au pays de ses ancêtres et, sur les rives desséchées de la Seine, reconnaît les signes avant-coureurs de la résurrection des morts. Les tombeaux s’ouvrent dans les campagnes autour de Paris, où « les ruines mêmes ont péri » (ibid., t. II : 86), à l’exception d’une édifiante statue de Napoléon sauvée in extremis de la destruction.

Ce lieu n’est qu’un désert, un vaste champ de poussière, le séjour de la mort et du silence. Omégare jette les yeux sur cette triste étendue, et n’y voyant que des cendres entassées, il dit tout ému : Sont-ce là les restes de cette ville superbe dont les moindres mouvements agitaient les deux mondes ? Je n’y trouve pas une ruine, une seule pierre sur laquelle je puisse verser mes larmes ; et moi je craindrais de voir périr la terre, ce tombeau de l’homme et de ses établissements !

Ibid. : 85

C’est dans ce désert qu’est devenue la capitale française qu’Omégare s’éteint, et avec lui, toute l’humanité. L’esprit céleste exhorte le narrateur à transmettre à ses contemporains l’histoire de l’avenir – « histoire digne d’être racontée » – et à célébrer avec eux le dernier homme parce que celui-ci « manquera d’une postérité qui le connaisse et l’admire » : « Je veux qu’avant de naître, il vive dans la mémoire » (ibid., t. I : 7 ; je souligne). Par une singulière inversion de la doctrine de l’historia magistra vitae, Grainville situe dans un futur éloigné l’exemplum que les hommes doivent se remémorer pour y conformer leur conduite, comme si c’était désormais l’avenir, mais un avenir catastrophique, qui éclairait le présent. Antinomie, encore une fois, où l’avenir obsède une mémoire qui y cherche des schèmes d’action et qui y découvre pourtant, avec plus de radicalité encore que chez Mercier, la négativité destructrice du temps historique. Car les leçons de l’histoire sont ici celles de ses ruines, comme si la force d’altération du temps – en soi capable du meilleur et du pire – n’annonçait plus qu’une catastrophe qu’il fallait commémorer avant même qu’elle n’advienne. Étrange désorientation temporelle par laquelle le présent de l’histoire, détaché de son passé et happé par le futur, semble condamné à porter le deuil de sa propre espérance.

Ces ruines prospectives de Paris dans certains des premiers récits d’anticipation de la littérature française rappellent avec force que l’évolution des discours progressistes, depuis le xviiie siècle, est inséparable de l’angoisse de la perte qui leur est contemporaine et qui s’ancre dans une conscience aiguë de l’historicité des régimes de vérité, des systèmes de valeurs et des pratiques politiques[6]. C’est que la poétique du progrès suppose les avancées répétées d’une humanité capable de devenir maîtresse d’elle-même en se délestant des erreurs du passé et en abandonnant ses modes de vie et ses schèmes de pensée antérieurs. Il appartient en cela à l’optimisme progressiste d’engendrer son contraire sous la forme d’une crainte sourde devant l’érosion de la mémoire culturelle et les ravages qui peuvent en découler. C’est sans doute pourquoi le lieu d’énonciation de l’uchronie futuriste, ici représenté par la Ville lumière, paraît d’ores et déjà voué à la ruine. La projection narrative vers le futur interroge avec inquiétude ce qui restera du présent quand il sera devenu passé. La réflexion sur l’usage des temps verbaux dans le récit d’anticipation, que l’on trouve dans l’introduction du Roman de l’avenir de Félix Bodin, est révélatrice à cet égard. Bien que son intrigue se déroule au xxe siècle, Bodin situe le présent de son énonciation plus loin en aval de manière à

raconter toutes ces choses futures au présent ou au passé, comme si le roman lui-même avait été écrit et publié dans deux cents ans d’ici, comme s’il s’adressait au public qui existera dans ce temps-là.

1834 : 56

Une telle convention narrative montre bien comment le présent de l’énonciation se voit oblitéré par une narration futuriste qui l’indexe à un moment appartenant désormais au passé. Par là, la poétique du progrès donne paradoxalement à se souvenir de ce qui est sous le mode de ce qui ne sera plus ou du moins ne subsistera que comme traces. Là où la doctrine des leçons de l’histoire tendait à présentifier le passé et à le transmettre comme exemplum, l’anticipation progressiste passéifie le présent et le relègue, pour ainsi dire, aux oubliettes d’une mémoire précaire. Quand l’historia magistra vitae éclairait le présent par la mémoire vive de l’autrefois, l’anticipation progressiste obscurcit l’aujourd’hui en lui donnant, avant même qu’il ne s’offre à l’expérience, la forme d’un souvenir mis en danger. Benjamin écrivait que « la croyance au progrès semble autant relever de la pensée mythique que la représentation de l’éternel retour » (2002 : 144), précisément parce que le présent de celui qui raconte l’avenir, même sous le mode de la fiction, se ramène à « quelque chose qui s’est déjà déroulé dans la nuit immémoriale des temps antérieurs » (ibib. : 141). Dans cette perspective, les ruines prospectives de Paris constituent une figure condensatrice qui illustre à la fois le futurisme du régime moderne d’historicité et l’impuissance d’un présent médusé par un avenir face auquel il est toujours déjà passé.

Le progrès comme pétrification du présent

Ces ruines prospectives renforcent le constat d’un appauvrissement de l’expérience que Benjamin a défendu dans ses lectures de la poésie baudelairienne en s’inspirant notamment de la philosophie bergsonienne du temps.

La théorie de la mémoire telle qu’elle a été développée dans Matière et Mémoire se rattache à un type d’expérience qui, au cours du xixe siècle, a subi des atteintes profondes. Bergson tend, grâce à la catégorie de la mémoire, à restaurer le concept d’une expérience authentique.

2003 : 316

C’est dire que Benjamin historicise radicalement la métaphysique de Bergson et tend à la traduire en une pensée du politique qui, selon lui, vise à répondre à une crise de l’expérience historique[7]. Or la substitution progressiste d’une mémoire d’un passéencore à venir à la perception vive du présent peut être interprétée à la lumière de l’illusion du déjà vu que commentait Bergson dans son célèbre article sur « La fausse reconnaissance et le souvenir du présent » (2003 : 110-152)[8]. Selon l’auteur de Matière et Mémoire, la paramnésie, qui nous laisse croire que nous avons déjà vécu autrefois ce que nous vivons en réalité pour une première fois, constitue une pathologie mémorielle qui éclaire la formation normale du souvenir. La philosophie bergsonienne soutient en effet que chaque présent se dédouble dans la conscience de manière immédiate : « la formation du souvenir n’est jamais postérieure à celle de la perception ; elle en est contemporaine » (2003 : 130). Ainsi, toute expérience temporelle s’effectuerait simultanément sur deux plans : d’une part, le présent serait l’objet d’une perception qui oriente le sujet vers un faisceau d’actions possibles ; d’autre part, le présent serait en même temps l’objet d’un souvenir qui ira bientôt s’inscrire dans la mémoire. L’illusion du déjà vu proviendrait d’une inattention momentanée à la vie par laquelle le sujet se détournerait soudainement du présent comme espace d’action pour ne se concentrer que sur le processus de formation du souvenir qui lui est contemporain. Lors de la fausse reconnaissance, le présent serait saisi dans sa virtualité mémorielle plutôt que dans son actualité perceptive. C’est l’action possible du sujet sur le monde qui s’effacerait un instant de sa conscience au profit du seul « souvenir du présent », ce qui ferait naître en lui le sentiment que ce dont il fait l’expérience est déjà advenu dans le passé.

C’est à partir de la même conception de la mémoire que l’on peut reconstituer une part essentielle de la critique benjaminienne du progrès. L’anticipation progressiste, produisant elle aussi un souvenir du présent, détourne les acteurs de l’histoire de la conscience de l’action et appauvrit l’expérience vive du présent. Le présent est non plus le lieu d’un agir, mais le rêve éveillé de ce qui paraît déjà advenu et qui, dès lors, se réduit à une virtualité mémorielle. La poétique du progrès provoque en effet le souvenir du présent plutôt que sa perception, puisque ce dernier est considéré depuis une perspective future face à laquelle il apparaît sous la forme d’une antériorité impuissante. Le présent comme théâtre d’actions éthiques et politiques s’efface au profit d’un tableau remémoré qui troque l’actualité de la perception pour la virtualité du souvenir. En ce sens, la poétique du progrès produit, tout comme l’historicisme selon Benjamin, une illusion de fausse reconnaissance où le présent, plutôt que d’esquisser la possibilité d’une action sur l’histoire, se transforme en objet d’une diction et d’une fiction rétrospectives. La poétique du progrès construit le présent non pas comme le lieu où le sujet produit l’histoire, mais comme le lieu où l’histoire a toujours déjà produit le sujet. C’est précisément pourquoi le présent s’y expose comme ruines : il est non plus le mouvement par lequel la matière du monde est investie ici et maintenant, mais la manifestation d’un temps historique sans présence, le rêve d’une histoire écrite avant même qu’elle n’advienne et dont il ne reste qu’à décrypter les hiéroglyphes. Passé et avenir échangent leurs rôles jusqu’à retirer aux contemporains la possibilité d’agir sur le présent de l’histoire[9].

Les ruines prospectives de Paris rendent compte du paradoxe inhérent au régime moderne d’historicité. Comme l’a bien montré l’historien allemand Reinhart Koselleck, l’ordre du temps qui s’installe en Europe au déclin des Lumières suppose une érosion de la tradition par laquelle les champs d’expérience hérités du passé et déterminant l’appréhension du présent se dissocient des horizons d’attente par lesquels l’avenir prend forme en un réseau d’images et d’affects. À l’âge de la pensée de la perfectibilité, puis de l’idéologie du progrès, les leçons de l’histoire sont invalidées par un sentiment d’accélération du temps qui oblige continûment à se projeter vers un avenir autre, au point que « le présent se dérobe à toute expérience vécue » :

Car le temps accéléré en soi, c’est-à-dire notre histoire, rétrécit les champs d’expérience, les prive de leur pérennité, et met sans cesse en jeu de nouvelles inconnues, de sorte que face à la complexité même de ces inconnues, le présent se dérobe dans l’inexpérimentable.

Koselleck, 1990 : 32

C’est précisément contre cet appauvrissement d’un présent écartelé entre un passé qui n’est plus et un avenir qui n’est pas encore que voudrait lutter l’Ange de l’histoire. Car l’Ange aux yeux écarquillés, s’il regarde le passé, voudrait d’abord s’attarder au présent, littéralement laisser au présent le temps de s’investir lui-même comme scène du politique, mais la tempête du progrès le pousse vers l’avenir. C’est ce mouvement immaîtrisable, le déportant sans repos, qui produit l’amoncellement des ruines à ses pieds ; c’est cette poussée orageuse vers le futur qui ne laisse à aucun présent la chance de se saisir autrement que comme souvenir. L’Ange de l’histoire est porté par le désir de Josué, celui d’« interrompre le cours du monde » (Benjamin, 1996 : 223) pour préserver le présent des ruines sous lesquelles la fascination de l’avenir l’ensevelit à chaque instant. Comme l’écrivait Adorno, « le progrès signifie échapper à la fascination, même à celle du progrès » (1984 : 161). De même chez Benjamin, « le progrès se produit là où il prend fin » (ibid.), c’est-à-dire dans un présent qui saisit l’actualité de sa propre puissance en se dérobant à la fascination futuriste qui tend à le pétrifier. S’il y a bel et bien une éthique de la mémoire chez Benjamin, qui invite à se rappeler les vaincus et à rendre justice à leurs espérances déçues, celle-ci s’articule néanmoins à une politique du présent que la poétique du progrès entrave.

La neuvième thèse sur le concept d’histoire s’inscrit bien sûr dans la continuité de l’Origine du drame baroque allemand, où Benjamin opposait le symbole et l’allégorie en regard de la catégorie du temps :

Alors que dans le symbole, par la sublimation de la chute, le visage transfiguré de la nature se révèle fugitivement dans la lumière du salut, en revanche, dans l’allégorie, c’est la facies hippocratica de l’histoire qui s’offre au spectateur comme paysage primitif pétrifié.

2000a : 178

Les ruines du progrès, telles que les voit l’Ange de l’histoire, constituent bien une allégorie, puisque l’histoire s’y expose en deçà de toute rédemption. Cependant, là où l’étude du Trauerspiel opposait au progrès et à l’enthousiasme des Lumières kantiennes la décadence et la mélancolie du baroque, l’allégorie inspirée de l’Angelus Novus de Klee en montre l’imbrication irréductible : il n’y a pas d’enthousiasme progressiste qui ne témoigne d’une mélancolie devant la facies hippocratica du présent de l’histoire. Et si Benjamin affirme dans Le Livre des passages que « surmonter la notion de “progrès” et surmonter la notion de “période de décadence” ne sont que deux aspects d’une seule et même chose » (2002 : 477), c’est que l’enthousiasme du pas encore et la mélancolie du déjà plus oblitèrent au même titre le présent comme lieu d’une possible interruption du cours du monde. Tous deux réduisent l’actualité du maintenant à la virtualité de l’autrefois et substituent à l’activité du présent la passivité du passé. À ce « souvenir du présent » que provoque l’idéologie du progrès, où la mémoire ne sert plus l’action, Benjamin oppose avec insistance, comme le remarquait Stéphane Mosès, une « intuition politique du présent » (1992 : 151). Et cette attitude, conformément à ce que Baudelaire appelait une « mémoire du présent » dans « Le peintre de la vie moderne », vise à rendre perceptible à nouveau le présent dans « sa qualité essentielle de présent »[10]. Comme l’écrivait Turgot en une formule que Benjamin cite au moins à deux reprises, « nous apercevons les événements trop tard, et la politique a toujours besoin de prévoir, pour ainsi dire, le présent » (Benjamin, 2002 : 496 ; 2003 : 452 ; je souligne). Les ruines du progrès signifient précisément l’oubli de lui-même d’un présent historique qui n’arrive plus à se reconnaître ni à se prévoir comme lieu d’un agir et qui demeure médusé par les sirènes de l’avenir comme si leurs voix lui parvenaient du plus lointain passé.