Corps de l’article

La pratique sémiotique n’a de cesse de démontrer la possible appréhension des objets culturels en tant qu’ensembles signifiants par la reconnaissance des valeurs investies dans leur matérialité même, un système de valeurs où se noue étroitement la relation entre le sujet et l’objet, où l’objet passe à l’état d’objet de valeur, où le sujet se fait possiblement utilisateur en actualisant les trajets que lui offre « l’utilisabilité » de l’objet. Roland Barthes (1967), déjà, dans sa tentative de construction de la sémiologie, décortique des objets culturels. À travers le langage, et notamment dans le rapport signifiant/signifié, l’objet se dote de signification, pénètre dans la sphère axiologique pour devenir un système de représentation. Il prend sens selon l’idée qu’il n’y a de sens quenommé, le non verbal n’étant pour ainsi dire qu’un prétexte au verbal. Tout objet de discours est alors susceptible de devenir signe. À sa façon, A. J. Greimas se saisit des objets culturels, de leurs formes sensibles et de leur signification[1]. Mais la lexicologie n’autorisant pas une compréhension pleine et satisfaisante des phénomènes, il en vient à affirmer que c’est « sous » les signesque les choses se passent. Le signifié ne prend jamais le pas sur le signifiant ; le contenu est intimement lié à l’expression constitutive.

Le plan de l’expression représente ainsi un point de repère essentiel dans la constitution de la signification. En s’attachant à l’objet même, l’approche sémiotique de Jean-Marie Floch (1995) permet de franchir un degré d’analyse supplémentaire. Objet-discours, il est le fruit de la syntagmatisation de figures et motifs épars, qui constituent sa dimensionsémiotique figurative et lui assurent son identification. Le figuratif fait donc référence à tout contenu narratif ayant un correspondant au niveau de l’expression. Cependant, l’objet de sens concret ne se conçoit pas selon la seule dimension figurative, par l’entremise d’une grille de lecture obéissant au relativisme culturel. Tout objet culturel et sensible laisse percevoir avant toute chose sa dimension plastique : une forme qui prend place dans l’espace, qui revendique des modes de présence et qui se déploie sous le regard d’un sujet ; une matière, une couleur et une combinaison des éléments constitutifs qui s’exposent. Le sujet regardeur, pris dans le jeu interprétatif, réalise des homologations a priori entre les deux plans du langage corrélés, expression et contenu.

Mais dans la mesure où l’objet se définit comme une présence sensible, la réification du corps, le seul regard, ne suffit pas à rendre compte de la complexité objectale. Il se révèle néanmoins sous un jour autre, par l’influence du concept de valence, rattaché à la sémiotique tensive développée par Jacques Fontanille et Claude Zilberberg (1998). L’objet se caractérise alors par un déploiement spatio-temporel (étendue) et une énergie (intensité), qui prennent sens par la position même du corps propre du sujet percevant qui instaure, dès lors, la relation sémiotique. La tension perceptible qui s’installe entre le sujet et l’objet implique le recentrage sur la présence sensible du corps, qui perçoit, éprouve et interagit directement dans l’émergence de la signification. De son côté, l’objet, production de sens et de sensations, s’offre dans une autonomie discursive affirmée, proposant, dévoilant, cachant parfois ses dimensions propres, ce qui le caractérise. Il s’agit donc non plus seulement de le mettre au coeur d’une rhétorique telle que Barthes l’envisage (ce que l’objet veut dire à travers sa lexicalisation), ni, selon Greimas, de convertir au plan du contenu linguistique ce référent extra-linguistique (ce que l’objet veut dire à travers une grille de lecture projetée), ni, à la manière de Floch, de le considérer comme un agencement figuratif de ses parties constituantes articulant, après une homologation semi-symbolique, sens plastique et valeurs (ce que l’objet veut dire à travers sa plasticité), mais aussi de le penser, comme Fontanille le propose, en termes d’interaction ou d’intercorporéité avec le sujet (ce que l’objet veut faire faire).

Que veut donc nous faire fairele micro-ordinateur – objet quotidien, complexe, multifonctionnel, multiple, en devenir ? Objet d’interfaces, il propose des solutions technologico-fonctionnelles, plastiques et narratives, en même temps qu’il suscite des questions et invite le sujet à aller voir ce qui se cache derrière. Les progrès en matière de micro-informatique sont permanents. La diminution du volume intérieur de l’objet, de ses composants, laisse un nouvel espace d’action à la forme extérieure, qui s’y engouffre et décroît visiblement. Pour autant, le micro-ordinateur offre toujours des usages polyvalents : outil de travail, de communication, de loisirs, de jeux, de création. Et les modèles d’ordinateurs connaissent des formes variées : boîtier surmonté d’un écran, minitour verticale, mini-PC, étroit, en plastique ou en aluminium, neutralité des gris et beiges, disparition par le noir ou affirmation par la couleur. Ces formes constituent autant d’objets de réflexion, l’intervention a posteriori de la sémiotique permettant de donner un point de vue cohérent sur les activités que sont le design, l’ergonomie et la technique. La concurrence commerciale oblige les firmes informatiques à introduire dans leurs objets une valeur différentielle, qu’il s’agit de donner une meilleure visibilité au premier coup d’oeil. Chaque objet développe sa propre identité plastique se rendant à l’occasion énigmatique. Comment l’objet nous aide-t-il à résoudre l’énigme proposée ? Tel est le projet de cette étude.

Chaque ordinateur innovant correspond à un avatar (transformation) possible qui articule, à sa façon, les données technologiques, morphologiques et matérielles du passé et du moment. Le PC met en jeu, du point de vue formel, une tension identitaire entre ses différents avatars. L’identité, mais également la cohérence discursive de l’objet naissent d’une réflexion du discours-objet en construction. De fait, les programmes narratifs d’usage de l’objet sémiotique mettent en place une axiologie à travers le parcours génératif qui schématise l’expérience, en même temps qu’il se déploie à travers un trajet plastique, perspective dynamique. Entre les instances abquo du discours-objet (le continuum /le dispositif tensif) et les instances ad quem (la totalisation et l’isotopie discursive) prend place une instance intermédiaire, qui se voit définie par un jeu actif ou subtil de manipulations, par de petits conflits, noeuds et autres résistances plastiques. C’est à travers cette structure de manipulation (qui renvoie à la tension entre l’oeil, l’esprit et le geste) que l’utilisateur s’inscrit corporellement dans le champ d’exercice de l’objet. Il s’agit donc de caractériser, voire de catégoriser les objets informatiques par leur usage, c’est-à-dire selon une approche a posteriori et non pas a priori, sur leurs seules fonctions. L’étude détaillée et concrète de deux micro-ordinateurs laisse ainsi apparaître un schéma de détermination particulier (une modélisation de l’usage), qui assigne une limite large au domaine d’investigation. Cette typologie n’est dès lors valable que pour le domaine analysé et ne saurait être envisagée comme un modèle prédictif. C’est d’ailleurs l’intérêt du système sémiotique que de travailler à partir du corpus et d’occurrences synchroniques.

Image

1. Le NetVista x40 d’IBM (2000).

-> Voir la liste des figures

L’objet décoratif

Équipé d’un écran plat et d’un boîtier miniaturisé, le NetVista, compact et discret, économise une place non négligeable sur le bureau. Même le clavier et la souris se glissent sous le moniteur lorsqu’ils ne sont pas utilisés. L’écran du NetVista est une dalle insérée dans un rectangle noir aux bords angulaires larges. Le boîtier noir lui sert de socle. L’écran y repose donc tout en s’affirmant, de telle manière qu’il éclipse partiellement le boîtier, non seulement de par sa taille, mais également de par son jaillissement en avant. Cela a pour conséquence que l’écran semble en équilibre entre son propre mouvement en avant et le mouvement en arrière du boîtier/socle. Cet équilibre se trouve renforcé par l’orientation horizontale de l’écran et l’orientation verticale du boîtier. Ces deux orientations (jaillissement en avant versus retrait ; orientation verticale versus orientation horizontale) sont les oppositions sensori-motrices constitutives du NetVista. Elles forment la charpente morphologique à partir de laquelle se mettent en place les diverses configurations plastiques et valeurs figuratives correspondantes. La dalle est encadrée par de larges bords angulaires soulignant à la fois la robustesse de l’écran et l’immobilité morphologique – sa fiabilité et sa disponibilité. Les contours angulaires ont pour fonction d’instaurer une frontière entre la dalle, la surface d’inscription des données informatiques, et l’espace englobant hétérotopique non informatique (le bureau, le salon, etc.). La dalle donne à la fois l’impression d’une disponibilité et d’une irréprochabilité (complétude) invitant l’utilisateur à la contemplation davantage qu’à l’intervention. L’écran cherche à contrecarrer le design futuriste du NetVista dans sa totalité, afin de ne pas tomber dans la recherche d’une esthétique pure susceptible de détourner l’utilisateur des valeurs informatiques constitutives du PC. La discontinuité morphologique est la caractéristique principale du NetVista. Il se présente comme une pluralité d’éléments qui, tout en restant distincts, s’accordent pour former une harmonie achevée et autosuffisante. Le rectangle de l’écran est le seul composant dans le trajet plastique du NetVista qui ne se trouve pas éclipsé par les autres composants : le boîtier/socle éclipse la plateforme ; l’écran éclipse la trappe (qui donne accès aux baies des lecteurs) et le boîtier/socle. Mais ces ellipses sont articulées selon un ordre maîtrisé et s’insèrent dans une unité d’une façon régulière, plan après plan, comme un escalier qui mène assurément et sans détour à l’endroit le plus important de la maison.

L’autonomie morphologique du clavier est redoublée par le fait que l’écran utilise un port FireWire situé sur le boîtier.La /non-obstruction/ qu’offre le design arrondi du clavier s’oppose à la rhétorique du /non-accès/ du design carré de la dalle. La souris noire qu’IBM propose avec le NetVista est une forme polymorphe bombée, qui, par sa nature, est la forme la plus mobile du PC. Elle se heurte aux formes angulaires du boîtier et des contours de l’écran. Elle représente en quelque sorte le satellite qui circule à la périphérie du carré noir statique, par les bords duquel il est constamment repoussé comme la main qui le guide. La souris forme avec le clavier l’espace paratopique du PC, l’espace où s’acquièrent les compétences pragmatiques et cognitives nécessaires pour manipuler le NetVista. La forme de la souris s’insère dans le parcours que l’on peut réorganiser en termes de passages entre les divers espaces de l’énonciation.

Les modalités et les programmes narratifs d’usage (PN)

L’opposition entre la morphologie agoniste de la souris (le dynamisme de son design ouvert et accueillant/bombé) et la morphologie antagoniste des contours de l’écran et du boîtier (la rigidité de son design fermé et repoussant/angulaire) peut être mise en relation, sur le plan du contenu, avec l’opposition /accès/ versus /obstruction/, qui peut être traduite en termes modaux reflétant l’intersubjectivité : la mise en commun des parcours plastiques du PC et du parcours interprétatif de l’utilisateur. En effet, l’ensemble des formes plastiques et des agencements de composants figuratifs du PC présuppose une activité créatrice de la part de l’instance de l’énonciation, qui met en scène ses intentions, la façon souhaitée d’aborder l’ordinateur, et une compétence interprétative de la part de l’énonciataire qui répond aux sollicitations sensorielles.

  1. L’/obstruction/ suggérée par les contours angulaires englobants est la conséquence du /vouloir ne pas faire/ de la part de l’énonciateur, qui cherche à interdire l’accès direct au PC, et du /pouvoir ne pas faire/ de la part de l’énonciataire qui s’abstient donc de l’aborder.

  2. La /non-obstruction/ des formes angulaires arrondies est la conséquence du /vouloir faire/ de la part de l’énonciateur, qui ouvre le champ plastique du PC, et du /ne pas pouvoir ne pas faire/ de la part de l’énonciataire, qui voit les forces antagonistes de la plasticité angulaire baisser la garde, lui facilitant ainsi l’accès.

  3. L’/accès/ de la forme polymorphe résulte du /ne pas vouloir ne pas faire/ de la part de l’énonciateur, qui rend le champ d’exercice du PC accessible à la manipulation de l’énonciataire, et du /pouvoir faire/ de la part de l’énonciataire, qui est maintenant à même de déployer toutes ses connaissances informatiques.

  4. Le /non-accès/ des contours angulaires englobés est la conséquence du /ne pas vouloir faire/ de l’énonciateur, qui protège le champ d’exercice le plus important du PC, la dalle, contre toute intervention de l’extérieur, et du /ne pas pouvoir faire/ de la part de l’énonciateur, qui est frustré dans ses tentatives d’approche.

Nous pouvons isoler les PN d’usage suivants : a) La résistance est le PN d’usage qui se met en place à partir de l’/obstruction/ des contours angulaires englobants et le /non-accès/ des contours angulaires englobés. Le NetVista s’efforce de tenir à distance l’utilisateur et, par là même, de maintenir son intégrité plastique à l’égard de l’intervention. Selon ce PN d’usage, le NetVista se veut une sculpture. Il se conçoit comme un univers parfait où l’agencement plastique ne requiert aucune interprétation, ne suscite aucun sentiment de manque et, par conséquent, aucun investissement sémiotique pour pallier ce manque. b) L’interaction est le PN d’usage, qui s’instaure à partir de la /non-obstruction/ de la forme angulaire arrondie (clavier) et l’/accès/ de la forme polymorphe (souris). Selon cette fonction, le NetVista se veut un interlocuteur qui considère l’utilisateur comme le récepteur de son devenir plastique. L’utilisateur s’actualise et se réalise dans et avec le parcours plastique du PC, notamment à travers les périphériques d’entrée. c) La disponibilité est le PN d’usage qui se met en place à partir de la /non-obstruction/ de la forme angulaire arrondie (clavier) et le /non-accès/ des contours angulaires englobés. Le NetVista se veut un outil informatique susceptible d’être abordé par un utilisateur dont il a rendu possible le parcours plastique d’inscription et le passage des divers lieux (hétérotopique, paratopique et utopique). d) La permission est le PN d’usage qui s’instaure à partir de l’/obstruction/ des contours angulaires englobants et l’/accès/ de la forme polymorphe (souris). Le NetVista se veut un outil informatique qui détermine les modes d’intervention de l’utilisateur. Il n’accepte d’être manipulé que selon ses propres conditions, en respectant l’intégrité et la logique de son parcours plastique.

En mettant le corps au centre de la réflexion[2], la sémiotique tensive s’ouvre à une approche qui prend en considération l’effet de la présence corporelle sur la semiosis elle-même. Celle-ci sera une fonction réglée non plus par la présupposition logique du schéma narratif visant l’intelligibilité après coup ou par l’isomorphisme, mais sur le corps et ses structures sensori-motrices. Il s’ensuit que la détermination des PN d’usage représente le résultat iconique, lexicalisé en méta-termes, d’une corrélation qui s’établit sur la base de la sensori-motricité stabilisant momentanément une zone de conflit entre le flux sensoriel de l’énergie (les intensités des chromatismes) et les seuils respectifs de l’étendue (les diverses morphologies scandant le flux sensoriel) (Fontanille, 1999 : 10). En effet, la sémiotique actuelle cherche à comprendre comment, à partir de l’intervention d’un corps sentant (en l’occurrence : un utilisateur s’inscrivant dans le champ utilisable de l’objet), l’expérience sensorielle se mue en une forme de signification. Cela implique que la sensation peut être le lieu même d’une constitution logique d’un domaine de sens ayant une syntaxe figurative autonome.

Les valeurs de la syntaxe figurative du NetVista naissent à travers le recoupement de deux profondeurs perceptives. D’un côté, on a affaire au déploiement de la dynamique spatio-temporelle des composants figuratifs à travers les seuils d’obstruction et d’accès qui déterminent l’étendue de la saisie (minimale-maximale) ; de l’autre, à l’investissement affectif (atone-tonique) des énergies issues des composants figuratifs. La corrélation graduelle converse des profondeurs de saisie et visée[3] se manifeste par la manière dont les formes angulaires englobantes perdent leur caractère obstructif et atone grâce à l’introduction des formes polymorphes de la souris susceptibles de servir d’ accrochemanuelle dynamique pour l’utilisateur. La corrélation graduelle inverse des profondeurs[4] se manifeste par la manière dont les formes angulaires englobées s’expriment par rapport à la forme angulaire arrondie du clavier. Les formes angulaires englobées sont mises en évidence lors de l’activation de la dalle. Celle-ci absorbe l’attention visuelle de l’utilisateur et sollicite l’investissement affectif au détriment de la mise en évidence de la forme angulaire arrondie du clavier. Dans ce cas, seule sa valeur d’instrument de saisie informatique est mise en avant. La souris, elle, garde non seulement sa dynamique lors de la manipulation, mais également sa tonicité affective. Nous identifions les valeurs suivantes :

  1. L’investissement atone et la saisie minimale correspondant aux formes angulaires englobantes engendrent l’effetde présence du NetVista – la façon dont il se présente à l’utilisateur potentiel dans toute son autonomie et sa prestance. Cette zone représente l’espace diatopique du PC où s’opère le passage des espaces hétérotopiques aux espaces paratopique et utopique.

  2. L’investissement atone et la saisie maximale renvoyant aux formes angulaires englobées engendrent l’interactivité du NetVista – la façon dont il accueille la compétence informatique de l’utilisateur. Cette zone représente l’espace paratopique du PC où s’actualise la compétence informatique.

  3. L’investissement tonique et la saisie minimale répondant aux formes angulaires englobées engendrent l’illusionréférentielle du NetVista – la façon dont il s’offre à l’utilisateur, comme un outil susceptible de produire un monde virtuel. Cette zone représente l’espace utopique du PC où se réalise la compétence informatique cognitive.

  4. L’investissement tonique et la saisie maximale renvoyant à la forme polymorphe engendrent l’inscriptioncorporelle du NetVista – la façon dont il permet à l’utilisateur de faire intégralement partie de son fonctionnement plastique. Cette zone représente l’espace paratopique du PC où s’actualise la compétence pragmatique (la manipulation manuelle dynamique).

L’objet d’usage

Le G-Cube est un mini-PC qui s’inscrit dans le mouvement de miniaturisation de l’informatique, notamment de l’unité centrale. Constitué d’un boîtier, d’une carte mère et d’une alimentation, il faut lui ajouter au minimum un écran, un processeur, de la mémoire, un disque dur pour l’utiliser. Du point de vue plastique, le boîtier en aluminium est équipé de deux panneaux latéraux transparents amovibles, en plexiglas, mettant en valeur l’effet lumineux du voyant DEL bleu, accolé au ventilateur. L’impression générale de robustesse qui se dégage est en partie due au matériau utilisé (l’aluminium au lieu du plastique) et aux nombreuses vis (quatre par côté) ostensibles, qui procurent au boîtier une forte cohésion, ainsi qu’aux formes rectangulaires (bords, baies) qui confèrent une stabilité à l’ensemble. Les vis apparentes indiquent la possibilité de démonter le boîtier pour y installer de nouveaux composants techniques. Les faces externes sont surlignées de bords arrondis en plastique transparent. La face antérieure, qui comporte les diverses prises et baies, se voit ainsi mise en avant, par l’effet d’encastrement créé. Ce mini-PC a la particularité d’être doté d’une poignée non amovible, qui invite à le transporter ou le déplacer, le libérant ainsi des contraintes habituelles de l’ordinateur – son immobilité spatio-temporelle. Mais avec cette indépendance spatio-temporelle à l’aide de la poignée, se greffe une nouvelle contrainte : l’impossibilité d’utiliser le G-Cube comme un meuble, aussi petit soit-il, sur lequel on peut poser des documents, livres, cédérom, etc., tout ce que l’on fait avec un boîtier, ce qui limite évidemment son utilité à sa stricte fonction informatique.

Image

2. Le G-Cube d’Advance (2003).

-> Voir la liste des figures

La rupture du design du boîtier se mesure relativement à la façon dont la morphologie et le chromatisme s’éloignent de ce qui relève de la prototypicalité du PC. Le G-Cube se prête à ce qu’on appelle le réglage (tuning PC) ou sa personnalisation esthétique. À cet effet, les panneaux latéraux transparents et amovibles offrent maintes possibilités, comme l’insertion d’images, espaces de liberté et de création individuelle. La transparence est une qualité appartenant à la fois aux panneaux qui exposent et au matériel qui s’expose et, par là même, se rend disponible pour une évaluation esthétique. La double fonction de la transparence (exposé-exposant) est mise en évidence et en valeur par le voyant DEL bleu. Cette source lumineuse favorise la mise en valeur des diverses pièces techniques, comme de véritables formants plastiques, et permet de dépasser leur seule qualité matérielle en exposantla couleur des fils, les éclats et les jeux d’ombre des composants. Les composants techniques font ainsi partie des composants figuratifs au même titre que la poignée, le boîtier et les panneaux, autant d’actants figuratifs. Le matériel (processeurs, disques durs, câbles des lecteurs, ventilateurs…) ne semble, dès lors, pouvoir échapper à l’esthétisation et autres effets de sens plastiques.

Les parcours plastiques et PN d’usage

Le G-Cube est monocolore : il ne propose que des variations du gris métallique de l’aluminium, rehaussé par la transparence du plexiglas des panneaux latéraux et par les bords en plastique de la face avant, ainsi que par les bords en plastique entourant les ports en façade. Tentons l’inventaire suivant : gris clair argenté/ brillant (les vis, les prises, le plexiglas) ; gris mat (le boîtier : les baies, la face avant, la face arrière, les bords entourant les panneaux latéraux transparents) ; gris foncé (la poignée et la partie supérieure du boîtier, rainurées). Le parcours chromatique qui apparaît à travers les couleurs (brillant-mat-foncé) correspond au parcours fonctionnel (amovible-non amovible/stable-inamovible) où la fonctionnalité informatique des composants diminue au fur et à mesure que leur saturation chromatique augmente. Par la transparence même du G-Cube, on ne saurait parler des couleurs sans prendre en considération l’effet créé par le voyant DEL bleu à l’intérieur du boîtier. Il donne aux composants techniques une profondeur chromatique irisée ; ces derniers puisent dans ce voyant une qualité esthétique insoupçonnée jusqu’alors. Le voyant DEL met en exergue la partie la plus importante et fonctionnelle du G-Cube ; l’espace qui en fait sa particularité et sa force. Nous pouvons mettre en relation le parcours chromatique (irisé-brillant-mat-foncé) avec le parcours fonctionnel (dynamique-amovible-non amovible/stable-inamovible). Deux parcours plastiques sont possibles : 1) la dynamisation qui naît d’un débrayage énonciatif, procédure de négation de l’angularité et du minimalisme propre au design du boîtier, et d’un débrayage énoncif, procédure d’assertion du polymorphisme et de la polyvalence du matériel ; 2) la stabilisation qui naît d’un débrayage énoncif, procédure de négation du polymorphisme et de la polyvalence du matériel (retour à l’angularité), et d’un embrayage énonciatif, procédure d’assertion de la robustesse et de la compacité du boîtier.

Sont envisagés les quatre PN d’usage suivants :

  1. La portabilité correspond à l’articulation de la stabilité du boîtier (la cohésion plastique qu’il procure, la compacité) et l’inamovibilité de la poignée – ou le fait que le G-Cube se veut un mini-PC portable.

  2. Le réglage renvoie à l’articulation de la dynamique du matériel (l’ajout de composants techniques selon les besoins personnels) et l’amovibilité des panneaux latéraux ou la possibilité de personnaliser le G-Cube avec des images.

  3. L’évolutivité répond à l’articulation de la stabilité du boîtier et la dynamique du matériel. C’est la fonction la plus caractéristique du mini-PC.

  4. L’adaptabilité renvoie à l’inamovibilité de la poignée et l’amovibilité des panneaux latéraux. Par l’intermédiaire de cette fonction, le G-Cube se veut le caméléon des mini-PC, à la fois discret, transportable et transformable.

Les valeurs sémiotiques typiques du G-Cube naissent à travers le recoupement de deux profondeurs. Celle de l’évolutivité : le G-Cube est une unité centrale dynamique capable d’augmenter sa puissance et ses capacités informatiques en intégrant des composants techniques supplémentaires. De cette manière, il gagne en étendue ou en portée informatique : il est possible d’installer des composants techniques et des périphériques supplémentaires en fonction des goûts et du budget de chacun. Celle de l’iconicité : le G-Cube est une unité centrale de composants figuratifs capables d’engendrer une apparence spécifique qui l’inclut dans le domaine de la micro-informatique en général et des mini-PC en particulier. La reconnaissance iconique augmente au fur et à mesure que l’agencement des composants se rapproche de l’image prototypique figurative des PC. Ainsi obtenons-nous quatre valeurs typiques figurativisées par quatre composants :

  1. Le boîtier est un composant figuratif avec une iconicité élevée et une évolutivité minimale. Il représente l’élément le plus réfractaire à l’innovation, élément qui inscrit fermement le G-Cube dans le domaine classique des PC. Il correspond aux valeurs de la tradition du design.

  2. La poignée est un composant figuratif avec une iconicité et une évolutivité minimales. En dehors de sa seule fonction pratique, elle n’assure aucune fonction informatique ; elle représente même un élément encombrant pour l’évolutivité. Elle n’ajoute rien au caractère visuel typique des PC. Elle correspond aux valeurs accessoires de l’innovation du design, sous les traits d’un gadget.

  3. Les panneaux latéraux sont des composants figuratifs avec une iconicité élevée et une évolutivité maximale. Ils rendent le G-Cube disponible pour l’intervention de l’utilisateur, tant au sujet du réglage que de la manipulation du matériel. En tant que simples panneaux latéraux, ils font partie du design traditionnel, mais en tant que panneaux latéraux transparents amovibles, ils font partie de l’innovation du design ouvrant le mini-PC à maintes possibilités esthétiques.

  4. Le matériel est un élément figuratif avec une iconicité minimale et une évolutivité maximale. Ses composants techniques permettent d’exploiter la puissance et les capacités du G-Cube, mais ne font pas encore l’objet d’une réelle innovation du design ; leur aspect visuel reste abscons, technique.

Vers la modélisation du design de l’objet informatique

Nous avons abordé le design des micro-ordinateurs, d’une part, selon le parcours génératif propre à la sémiotique greimassienne des années 1960-80, visant à dégager une schématisation narrative d’une sémiotique-objet, conçue comme une suite logique de programmes narratifs d’usage et couches de signification ; d’autre part, selon la sémiotique tensive, post-greimassienne, des années 1990-2000, visant à dégager une schématisation tensive, la syntaxe figurative, régulant l’interaction du sensible et de l’intelligible in situ. L’application de ces deux approches à un même objet d’analyse pose évidemment la question de leur interaction en vue de l’établissement de la signification. La première, qui prend comme point de départ une instance ab quo, semble être capable de donner une forme discursive culturellement reconnaissable à la seconde, ad quem, conçue comme un champ de présence pour un corps sentant. Les valeurs typiques des schémas tensifs sont accueillies et conjuguées dans une structure narrative où elles reçoivent une orientation et une charge modale, sans perdre pour autant leur identité plastique ou praxique. Ce processus de fixation et d’alignement syntaxique relève de la modélisation des effets sensoriels en un objet de sens dont l’ensemble des incidences pertinentes peut être traduit en termes méta-discursifs. Nous faisons l’hypothèse que la modélisation du design des micro-ordinateurs est une procédure, appartenant à la praxis énonciative, qui s’analyse selon les valeurs de la factitivité – la manipulation des interfaces par un sujet-utilisateur, susceptible d’articuler la syntaxe figurative et les PN d’usage en des zones tensives d’interaction. Ainsi s’établit une syntaxe de manipulation où les instances ab quo et ad quem se rencontrent dans un même univers de valeurs.

Le substrat où s’exerce la double émergence sémio-plastique de la forme du design de l’objet informatique est un substrat qui naît de la transformation d’un substrat matériel en un substrat formel. Une modification créative apporte une organisation figurative (assemblage et modelage de composants plastiques et technologiques) à un support matériel préparé. Le substrat formel est dès lors un schème médiateur sous-jacent aux deux lectures conflictuelles : une lecture socialisée, qui lexicalise le sensible et les formants plastiques par l’intermédiaire de la projection d’une grille sémantique qui sert de code de reconnaissance ; une lecture sensorielle, qui transforme le sensible et les formants plastiques en un discours esthétique à travers une stabilisation et une mise en correspondance progressives des saisies impressive et molaire. Le substrat formel comporte une référence à l’intention de l’usage et, alternativement, à l’intention de l’objet de tenir un discours sensoriel autonome. L’intention de l’usage (hétéronomie) relève de la mise en place d’un système paradigmatique correspondant aux diverses fonctions de l’objet, telles que les a prévues l’instance de l’énonciation. Ces fonctions apparaissent à travers une logique cognitive aboutissant à des programmes narratifs qui véhiculent des méta-valeurs conflictuelles. Il s’agit de la dimension stratégique énonciative de l’objet, de la découverte d’un système de structures sémio-narratives qui sous-tend l’univers de sens. L’intention d’autonomie relève de la mise en place d’une syntaxe figurative syntagmatique, du procès, qui émerge à travers l’organisation aspectuelle des correspondances plastiques. Il s’agit de la dimension sensible et sensori-motrice de l’objet, phénoménologie de la présence, du devenir plastique énoncif produisant un sens alternatif selon une logique de sensation. Le procès concerne les relations syntagmatiques, l’axe de la combinaison sur lequel les unités plastiques sont liées les unes aux autres selon une relation du type et…et. C’est la relation de présupposition réciproque, unilatérale, d’inclusion en vue d’un déploiement figuratif énoncif. Le système concerne les relations paradigmatiques, l’axe de sélection et d’exclusion en faveur de l’actualisation d’une valeur sémionarrative, qui virtualise toutes les autres. Le système s’occupe de la mise en place d’une structure polémique constituée de relations du type ou… ou entre programmes narratifs énonciatifs qui sont mutuellement en relation d’opposition et de complémentarité. L’interaction du procès et du système nous offre l’occasion de nous interroger sur la manière dont l’objet se modélise, a fortiori sur la façon dont il porte un regard méta-sémiotique sur son fonctionnement et son univers de sens. Il s’agit alors de déterminer la façon dont le devenir plastique énoncif se trouve articulé avec des PN énonciatifs d’usage. L’articulation est le lieu privilégié de la modélisation de l’objet, dans la mesure où elle instaure une relation, une hiérarchie et une mise en réseau entre les composants techniques et les formants plastiques. L’articulation s’analyse en termes de connecteurs plastiques, qui négocient le procès et le système à travers des débrayages et embrayages énoncifs ou énonciatifs. Cette négociation de nature sensori-motrice se comprend comme une mise en tension et relève à la fois de la dimension rhétorique de l’objet (ce qu’ilveut exprimer / l’esthétique, le style) et de sa dimension factitive (ce qu’il veut nous faire faire / les PN d’usage).

Les débrayages factitifs

Les objets analysés sont des objets d’interaction, qui mettent en évidence des interfaces de manipulation permettant à l’utilisateur de s’inscrire corporellement dans les parcours plastiques, afin de réaliser les PN d’usage. Il est nécessaire alors de prendre en considération, outre les formants strictement plastiques relevant de la dimension rhétorique de l’objet, les formants praxiques qui accueillent les manipulations et relèvent de la dimension factitive de l’objet.

Les méta-manipulations du NetVista cherchent à contrôler leur réalisation, à travers non pas les débrayages/embrayages factifs des diverses interfaces de manipulation, mais à travers les débrayages factifs des espaces diatopique, paratopique et utopique, à partir d’un débrayage factitif constitutif : l’établissement de contours qui englobent le champ de l’ordinateur et le séparent des lieux environnants. La mise en place des parcours factitifs coïncide avec celle des parcours topiques : la dimension rhétorique domine la dimension factitive et la syntaxe figurative s’impose aux PN d’usage en syntagmatisant le système paradigmatique. Le NetVista s’affirme comme une véritable sculpture, absorbant la factitivité dans un discours esthétique. Les méta-manipulations du G-Cube visent leur concrétisation à travers des débrayages/embrayages factifs, qui sont à considérer comme de véritables interventions manuelles de la part de l’utilisateur, interventions augmentant la puissance et la portée informatique de l’ordinateur (installation du matériel), interventions de l’aspect visuel de l’ordinateur (voyants DEL et installation d’images sur les panneaux latéraux) et de ses déplacements (transport). D’un côté, les PN d’usage contrôlent la syntaxe figurative, dans la mesure où les interventions permettent de changer la mise en place des formants plastiques et celle des valeurs figuratives. Mais, d’un autre côté, la syntaxe figurative d’origine (la présence minimale de formants plastiques de base) empêche les PN d’usage de s’imposer à leur guise. Ceux-ci sont obligés d’emprunter, au moins partiellement, les parcours plastiques préconçus afin de se réaliser : l’utilisateur est invité à ignorer l’inertie suggérée par le nom du G-Cube (le cubique) (/ne pas faire ne pas faire/). Ce dernier offre ensuite, à partir des contraintes plastiques, un premier lieu d’intervention (/faire faire/), sous la forme des panneaux latéraux amovibles (débrayage factif), qui donnent la possibilité à l’utilisateur de se consacrer au réglage. L’accès au matériel lui permet de faire évoluer (débrayages factifs) le PC et de l’adapter à ses besoins personnels. Finalement, la poignée inamovible ramène l’utilisateur aux contraintes plastiques (embrayage factitif) d’un ordinateur qui ne cède pas totalement son intégrité figurative aux caprices de l’intervention (l’impossibilité d’accéder au matériel par la partie supérieure : /ne pas faire faire/). Le G-Cube décourage toute tentative de déconstruction ou de recyclage informatique exagéré (/faire ne pas faire/). Sa dimension rhétorique cherche à contrôler, à travers une forte cohésion plastique (parallélisme entre catégories homo- et hétéro-catégoriques), la pression que la dimension factitive exerce sur elle. Cela fait du G-Cube un ordinateur dont la factitivité est contenue par la plasticité et vice versa, mais sans que cette cohabitation ne mène à une surcharge sur le plan de la saisie. Le G-Cube cherche, au contraire, à rassurer l’utilisateur par rapport à sa complexité. En offrant une solidité morphologique et des parcours factitifs non ambigus, le mini-PC se veut un produit accessible à l’utilisateur grand public.

La syntaxe de la manipulation : les valeurs typiques de la factitivité

Loin d’être une simple relation hyperotaxique entre deux énoncés de faire (faire ensorte que l’autre fasse), le lieu d’exercice de la factitivité doit être interprété comme une communication contractuelle entre deux instances de l’énonciation dotées d’un faire persuasif et d’un faire interprétatif, l’une responsable de la mise en place des PN d’usage, l’autre de leur réalisation[5]. L’instance du faire interprétatif ne peut être réduite à un simple regard générique, à une grandeur spatio-temporelle a priori. Elle doit être conçue à la fois comme l’instance réceptrice d’une intensité liée à l’étendue plastique d’un champ d’exercice et l’instance organisatrice susceptible d’orienter et ordonner les diverses occurrences plastiques au gré des manipulations. D’un côté, prend place la catégorisation de la plasticité, soit l’établissement d’une syntaxe figurative par un interprétant corporellement impliqué, qui organise synchroniquement la sensorialité en valeurs positionnelles typiques ; de l’autre, un interprétant qui est également temporellement impliqué, soit un opérateur de choix qui sélectionne (par embrayage/débrayage factifs) un aspect et le réalise aux dépens des autres. Se dessinent alors au sein de la plasticité des parcours qui transforment les diverses interfaces de manipulation et leurs emplacements plastiques en des dispositifs opérationnels, en un style de manipulation issu d’un seul centre déictique, capable de donner une identité factitive spécifique à l’ordinateur.

La syntaxe de la manipulation, que nous allons élaborer ici, est le résultat d’une inscription corporelle temporelle dans les parcours plastiques de la factitivité. Cette inscription se décline, premièrement, selon un mouvement purement spatio-temporel, incomplet et en devenir, accompagné d’une temporalité chronologique. Ce mouvement de manipulation linéaire se poursuit parallèlement à une étendue ou une grandeur morphologique et peut se comprendre comme la trajectoire plastique le long de laquelle l’action se meut. Deuxièmement, selon une activité téléologique considérant la factitivité par rapport non pas à son déroulement spatio-temporel, mais à l’engendrement sémiotique d’un PN d’usage à travers ses modes d’existence. Ce n’est pas un mouvement spatio-temporel proprement dit, dans la mesure où, dans l’activité téléologique, la fin est inhérente à l’être de l’activité : elle est en acte, présente tout au long de l’existence du programme narratif, que cette existence soit potentialisée, virtualisée, actualisée ou réalisée. En effet, la manipulation se déroule dans le temps en ce qu’elle est déterminée essentiellement par la temporalité chronologique : elle est à considérer comme un mouvement sensori-moteur se traduisant en débrayages factifs. La manipulation se déroule également dans le temps, non pas au sens propre du terme, sous la forme d’un devenir à travers des strates discursives, mais au sens imaginaire, sous la forme d’un devenir sémiotique à travers des couches de sens. Selon cette seconde acception, la manipulation n’est alors pas mesurée par le temps chronologique, même si son être est dans le temps et que l’on peut déterminer un temps pendant lequel elle est (l’actuel, le réalisé), et un temps où elle n’est plus ou pas encore (le virtuel, le potentiel). La manipulation en tant qu’activité téléologique, destinée à l’achèvement d’un PN, n’est pas une activité dans le temps comme l’est la manipulation en tant que mouvement cinétique. Ce sont des réalités différentes en ce qu’il s’agit, d’une part, de réaliser une fin qui requiert un certain laps de temps pour être atteint et, d’autre part, d’accomplir une activité qui a en elle-même une fin et qui se déroule dans un arc de temps fermé sur lui-même.

La syntaxe de la manipulation s’obtient par le recoupement de deux dimensions sensori-motrices temporelles. La sensori-motricité cinétique correspond au devenir de la manipulation, dans le temps extérieur, directement lié à l’inscription corporelle de l’utilisateur dans les formants plastiques praxiques de l’ordinateur. L’utilisateur exerce un contrôle linéaire, qui se traduit en un mouvement spatio-temporel local solidaire des divers débrayages factifs, survenant dans le champ de l’ordinateur : la manipulation prend ainsi la forme d’un parcours plastique. La sensori-motricité téléologique correspond à l’activité de la manipulation, dans le temps intérieur, propre à l’imaginaire et à la mémoire discursive de l’utilisateur. Il s’agit du temps de la concrétisation sémiotique d’un PN d’usage, de l’iconisation de la factitivité. La sensori-motricité téléologique impose un contrôle non linéaire, garantissant un degré permanent de stabilité au substrat formel, pour en faire un champ d’exercice où les divers modes d’existence peuvent être accueillis et où se déroule leur manifestation : la manipulation prend la forme d’une fonction (PN d’usage). Le déploiement cinétique de la sensori-motricité concerne la façon dont la manipulation s’inscrit dans la plasticité. L’axe de ce déploiement/saisie s’exerce entre une position minimale et maximale. La position minimale renvoie à une manipulation peu expansive, qui se restreint au strict nécessaire : la mise en marche de l’ordinateur, l’utilisation du clavier, de la souris et des lecteurs. La position maximale renvoie à une manipulation extensive, qui met en jeu, outre les manipulations minimales, des manipulations supplémentaires comme l’usage de capots et de trappes, le réglage, l’installation de matériel, la connexion de périphériques annexes, bref, l’élaboration d’un parcours praxique optimal. Le déploiement téléologique de la sensori-motricité concerne la façon dont la manipulation accomplit le processus d’iconisation – la façon dont elle rend présente une fonction. L’axe de ce déploiement/visée s’exerce entre une présence sensible minimale et une présence maximale iconique. Dans la présence minimale, l’existence du PN d’usage est activée sous une forme encore mal articulée, impressive, mais suffisamment évidente pour que l’utilisateur soit sensibilisé au parcours sémiotique que cette présence engendre possiblement. Dans la présence maximale, l’existence du PN d’usage est activée comme une icône, une fonction informatique pleinement reconnue et réalisée.

Moyennant le recoupement des axes de la saisie et de la visée, on obtient quatre valeurs typiques de la syntaxe de la manipulation. Chacune représente la manière dont la praxis énonciative cherche à intégrer les PN d’usage et la syntaxe figurative dans un seul modèle de manipulation, où les formants plastiques des ordinateurs et leurs possibles parcours factitifs sont articulés, au plan du contenu, comme des valeurs praxiques méta-discursives, qui fixent la plasticité en des modes d’usage culturellement reconnaissables.

  1. Le recoupement de la sensori-motricité cinétique, dans son déploiement minimal, avec la sensori-motricité téléologique sensible, dans sa forme impressive, correspond à la manipulation intuitive. L’utilisateur distingue dans une première approche les interfaces de manipulation, qui lui semblent intuitivement importantes pour exploiter l’ordinateur. C’est également à ce moment-là qu’il découvre l’existence des lecteurs, la « connectique », les composants périphériques et leur activation. Il opère un premier inventaire, selon le mode sémiotique de la discrétisation. En s’inscrivant corporellement dans le champ spatio-temporel de l’ordinateur, il discerne les zones d’interaction et observe la façon dont elles réagissent à ses premières manipulations sans qu’il n’arrive à établir un parcours de manipulation.

  2. Le recoupement de la sensori-motricité cinétique maximale avec la sensori-motricité téléologique sensible renvoie à la manipulation méthodique. L’utilisateur cherche à ordonner, à travers des embrayages/débrayages factitifs, les diverses zones d’interaction de façon à établir, selon le mode sémiotique de l’intégration, un trajet de manipulation. L’inscription corporelle gestuelle est mise en réseau de part en part de l’ordinateur. La manipulation est alors non plus le fruit du hasard, mais le résultat d’une expérience répétée transformée en méthode. Ainsi se dégage une logique d’interaction, qui fait du support formel de l’ordinateur un objet d’usage structuré dont le déploiement factitif modalise le sujet du faire afin de le sensibiliser à l’existence des divers PN d’usage.

  3. Le recoupement de la sensori-motricité cinétique minimale avec la sensori-motricité téléologique iconique répond à la manipulation incisive. L’utilisateur réalise instantanément un PN d’usage en déployant une seule forme de manipulation. Par l’intermédiaire d’un seul geste décisif, le dispositif plastique se voit changé, comme l’usage de l’ordinateur dans son entier ; on choisit de transporter l’ordinateur à l’aide d’une poignée, d’ajouter du matériel ou des effets visuels (G-Cube). L’intervention gestuelle change, selon le mode sémiotique de la concentration, privilégiant un seul composant ou formant plastique, non seulement l’aspect esthétique, mais également le parcours factitif de l’ordinateur.

  4. Le recoupement de la sensori-motricité cinétique maximale avec la sensori-motricité téléologique iconique renvoie à la manipulation intégrale. Pendant qu’il est effectivement en interaction avec l’ordinateur, l’utilisateur maintient en activité un maximum de formants praxiques, afin de réaliser le PN d’usage le plus étendu possible en portée informatique. À cet effet, non seulement il établit une structure de trajets plastiques spatio-temporellement stabilisés, mais investit également ces trajets iconiquement, de sorte qu’ils se concrétisent en une fonction optimisée. L’utilisateur va donc au bout de la capacité informatique en effectuant toute une série de manipulations intégrées selon le mode sémiotique de l’unification. Les formants et composants factitifs sont subordonnés à la réalisation du PN, de manière à ce qu’ils perdent leur identité praxique au profit de l’établissement d’une seule unité d’usage (méta-manipulation). Le schème ci-dessus résume enfin nos analyses.

Image

-> Voir la liste des figures

Pour conclure, insistons sur le fait que le sujet, agentif, est engagé dans le processus de mise à l’épreuve du fait esthétique, de la matière et de l’énergie à l’oeuvre dans l’objet – une mise à l’épreuve de la capacité d’interprétation (sensori-motrice) du sujet. Tout objet engage son existence physique au-delà de sa fonctionnalité immédiate, signalant ainsi quelque chose de plus que l’on peut saisir dans son élan proprement esthétique. Il s’agit finalement d’enclencher l’expérience technique de l’objet comme expérience esthétique, puis comme expérience sémiotique : de l’impact visuel (l’apparence) au point de vue (la facette et l’exposition particulières de l’objet), de l’identification sensible à la sensori-motricité, voire à la qualification par le sujet.