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Les titres de la trilogie nordique de Mohammed Dib sont envisagés ici non pas comme des entités quasiment autonomes, délivrant des promesses sémantiques plus ou moins engageantes lors du premier face à face entre lecteur et texte, mais dans le rapport complexe noué entre le titre et l’oeuvre. Cette voie, qui ne part pas des titres mais associe oeuvre singulière, créée dans un environnement culturel particulier, et titre effectivement donné, interdit la construction d’une combinatoire calculant par avance les différents types de rapports imaginables entre titre et texte. Dans cette perspective, on peut considérer que le plein sens du titre ne se conquiert au contraire qu’au terme d’un parcours interprétatif établi à partir de l’ensemble du texte et de son contexte de production et d’interprétation. Ce parcours, qui s’accomplit de l’oeuvre vers le titre et intègre au final le titre comme une part de l’oeuvre, est en quelque sorte le pendant du premier parcours interprétatif, où le titre annonce et modalise en partie le texte à lire. Ce chemin peut paraître quelque peu décevant puisque l’on semble ôter au titre son pouvoir évocateur et sa force propre de conviction. On peut répondre, pragmatiquement, que bien souvent le titre vient après coup et couronne l’oeuvre d’abord créée. Plus fondamentalement, cette démarche veut simplement insister sur le fait que le titre n’est, d’une certaine façon, par nature, jamais seul, mais toujours en position de résonner à partir d’un autre objet ; objet visé donc, plutôt qu’objet source, puis objet intégré enfin, indissociable de l’oeuvre qu’il désigne. Et s’il résonne, fait écho au texte dans une intimité extrême, c’est d’une manière sémantique complexe, profonde, qui reste à articuler, entre molécule ou complexe sémique, sur le modèle de la sémantique textuelle de Rastier (2001), et configuration sémiotique bâtie, sur le modèle des propositions phénoménologiques et tensives de Fontanille et Zilberberg (1998).

Mohammed Dib, l’un des très grands écrivains algériens de langue française, est en général plus connu pour sa prophétique trilogie algérienne (La Grande Maison, L’Incendie, Le Métier à tisser), poids de l’histoire oblige, que pour la trilogie nordique, objet de notre analyse, qui comprend : Les Terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Ève et Neiges de marbre. Cette partie de l’oeuvre du romancier algérien, publiée entre 1985 et 1990, dont la rédaction est liée à son séjour en Finlande, présente pourtant un intérêt littéraire, une créativité langagière et romanesque très singulière et quelques énigmes titrologiques. Lisons, pour situer brièvement la tonalité de cette oeuvre, ces quelques mots portés en quatrième de couverture du premier roman de la trilogie, intitulé Les Terrasses d’Orsol :

On peut songer au Rivage des Syrtes. Mais le roman de Dib recèle plus de folie, et plus d’inquiétude aussi que la grande fable de Gracq. On y est pris par le charme, par le pouvoir d’évocations radieuses, par le tragique éclatant d’une disparition : identité, mémoire. Il serait temps, enfin, de consacrer la permanence d’un talent.[1]

Pour ce qui concerne les titres, la trilogie nordique de Dib pose deux questions. La première relève de l’intratextualité. Comme pour toute trilogie – sachant que la désignation « trilogie nordique », tout comme d’ailleurs celle de « trilogie algérienne », apparaît non pas sur les romans eux-mêmes, mais dans les critiques et entretiens réalisés sur ces oeuvres –, on est en droit d’interroger, d’une part, le rapport tout/partie et, d’autre part, le rapport partie/partie. Ce qui revient à se demander quelle homogénéité particulière est à lire dans les trois titres de la trilogie, quels liens sont à établir entre Les Terrasses d’Orsol, Le Sommeil d’Ève et Neiges de marbre et en quoi ces trois titres composent un ensemble perceptible comme totalité. L’argument sous-jacent repose sur le fait que ces trois titres, dès lors qu’ils sont associés en une trilogie, font nécessairement histoire et doivent donc tisser à un niveau sémantique plus ou moins idiolectal une trame isotopique. L’isotopie, on en conviendra, semble pour le moins complexe, puisqu’il paraît difficile d’identifier en première lecture une quelconque isotopie générique, et donc un fond sémantique commun. Il y a bien, pourtant, un parfum sémantique à chercher sur le versant des isotopies spécifiques, que l’on propose dès maintenant de caractériser comme « parfum tensif », pour reprendre l’expression de Greimas et Fontanille, écho du style tensif de l’ensemble de l’oeuvre. Sans que l’on cherche absolument à intégrer sémantique textuelle (Rastier) et sémiotique tensive (Fontanille et Zilberberg), il nous semble que les outils développés par la sémiotique tensive, associés à ceux de la sémantique textuelle, sont à même de saisir ce qui fait identité de sens dans les titres de la trilogie, à la lumière de l’oeuvre prise dans son ensemble.

La seconde question, complémentaire, relève en quelque sorte à la fois de l’intertextualité et de l’interculturalité. Ces textes, ces titres sont en même temps tout à fait familiers et relativement étrangers. Ils exploitent une langue commune, le français, raison de la familiarité qu’éprouve le lecteur francophone, mais convoquent des textes sources et une culture parfois éloignés de sa formation, susceptibles de perturber le long fleuve tranquille de l’interprétation des titres tout autant que des textes. Or, Mohammed Dib a pris, précisément, une position très ferme sur la notion de sphère culturelle dans L’ Arbre à dires, ouvrage de réflexion sur l’identité et l’écriture écrit peu après la trilogie nordique. Il énonce cette sentence aussi simple que difficile à contester :

Quand bien même le sens de telle oeuvre ne nous semblerait pas, au prix d’un certain effort de réflexion, impossible à saisir, ce résultat ne saurait être atteint pleinement, et vérifié, sans l’usage d’un code de lecture, dont il nous faut encore posséder la clé.

Cette clé nous est fournie avec nos cultures – le mot culture étant pris dans son acception large de formation de la personnalité dans une société donnée – sous les espèces d’un système de référence. Seul ce dernier est à même de nous ouvrir le sens d’une oeuvre, et de toute oeuvre, à condition que l’oeuvre en question relève de notre aire de culture.

1998 : 15

Le cas des écrivains maghrébins d’expression française illustre parfaitement cette problématique : le lecteur français entend quelque chose résonner dans sa langue, directement, sans la médiation d’une traduction, qui doit pourtant être considéré comme autre, comme comportant une différence radicale, à ne pas oublier. Toujours en termes simples, Dib rappelle qu’« un système de référence utilisé hors de son champ d’application pousse l’esprit de jugement sur des voies aventureuses » (ibid.). L’avertissement est lancé aux sémioticiens, littéraires, et autres praticiens des textes : attention au poids des afférences sociolectales ! De manière un peu provocatrice, Dib poursuit en affirmant que la culture n’est pas non plus une place forte infranchissable : si lui, Mohammed Dib, est parvenu à assimiler le français et une partie de la culture française, le lecteur, ou le critique, doit bien être capable de faire le voyage inverse. « Alors, ajoute-il, sera passé le temps où la préférence joue uniquement en faveur des oeuvres-documents à toile de fond ethnographique, voire folklorique » (ibid. : 17). S’il lance l’avertissement, Dib jette aussi, dans ce texte fondamental que constitue L’ Arbre à dires, les linéaments d’une grille de lecture culturelle des oeuvres de la littérature algérienne, et plus encore, nous semble-t-il, de sa propre oeuvre. Cette grille de lecture, une fois construite sémiotiquement, c’est-à-dire une fois identifiées les strates où elle intervient, ajoute un puissant filtre à l’interprétation du parfum sémantique et tensif des titres de la trilogie ; elle leur fixe une adresse et les ancre un peu plus dans la spécificité de l’oeuvre et de son contexte.

Notre recherche sur le rapport du titre à l’oeuvre, ou plus exactement de l’oeuvre au titre, se limite volontairement à l’étude relativement systématique du poids de la grille de lecture dibienne, implicite dans L’Arbre à dires sur l’interprétation sémantique des titres de la trilogie nordique. Nous considérons que c’est là la première étape pour saisir ce qui fait oeuvre dans le texte dibien, ce qui fait son homogénéité et sa spécificité.

Sémiotique dibienne : la loi de l’atlal

À partir de L’ Arbre à dires, et plus précisément de l’ensemble intitulé Le Retour d’Abraham, on peut ainsi construire, en reprenant les termes de Dib, une grille de référence culturelle. Cette grille est bien évidemment imparfaite, souffrant potentiellement de son manque d’exhaustivité, et il est en effet loisible d’avancer bien d’autres traits venant troubler ou éclairer la compréhension des textes algériens et plus particulièrement des textes de Dib. Mais il s’agit avant tout de montrer avec quelle force l’intertexte dibien colore l’interprétation des titres. Il faudra donc suivre et subir ce parcours d’herméneutique dibienne avant de faire retour aux titres. La grille de Dib repose sur quatre éléments fondamentaux : la présence du désert ; la pratique du signe ; la loi de l’exil ; le problème du père. Les deux premiers éléments relèvent globalement de la problématique du signe dans ses versions les plus modernes et les deux autres, de la problématique générale de l’énonciation et de la narrativité. Nous accorderons une plus grande importance aux deux premiers critères car ce sont eux qui font peser sur les titres le déterminisme le plus surprenant.

Selon Dib, la première référence incontournable pour les auteurs et lecteurs algériens dans L’ Arbre à dires est le désert, ce désert qui, géographiquement, envahit véritablement l’Algérie[2]. Et, « même s’ils l’ignorent, même s’ils l’oublient, il est là et non pas qu’à leur porte mais en eux, dans la sombre crypte de leur psyché » (ibid. : 18). Ce désert est, pour Dib, le « lieu de la négation de l’histoire », « lieu de toutes les naissances et de toutes les régressions » ; c’est un espace anhistorique, un espace qui contrarie la temporalité, de deux manières distinctes :

L’ Algérien porte le désert en lui et avec lui. Il est ce désert où non seulement tout indice de remembrance s’évanouit, mais où de surcroît tout nouvel élément propre à composer une mémoire échoue à s’implanter.

Ibid.

Pour le passé, il est donc une mémoire sans fond, l’empire de l’éternel et, en même temps, dans l’instant présent, il constitue l’empire de l’éphémère, le lieu où les événements ne peuvent pas faire date. En d’autres termes, le désert produit une sorte d’absorption de l’événement ponctuel, de mise à mal de l’unité par l’étendue désertique. Dans cette étendue n’a cours que l’effacement : « L’effacement, effet d’une intolérance à tout ce qui transgresse et ambitionne de laisser une trace, produit aussi le désert » (ibid.).

La deuxième référence, tout aussi fondamentale pour aborder l’imaginaire dibien que ce « désert constitutif qui, à la lettre, absorbe un pays », tout aussi indispensable pour une « lecture de nos oeuvres », écrit Mohammed Dib (ibid. : 37), est le signe. Désert et signe sont deux références qui jouent de conserve dans la textualité :

Le désert s’affiche en page blanche qu’une nostalgie du signe consume, et le signe à son tour s’y laisse prendre avec la conscience que, jalouse de sa blancheur, cette page l’aspirera, l’avalera en même temps qu’il s’y inscrira, ou guère longtemps après. Et plus du tout de signe, d’écriture. L’unique, le grand espoir sera que d’improbables traces (atlal) en subsistent.

Ibid.

Ce signes, ces atlal, ce sont les « tatouages incisés sur le front et les mains », les « symboles peints à l’entrée des maisons », « les marques imprimées à même le pain fait chez soi ; présages lus dans la moindre apparence du perceptible », mais aussi les « saintes calligraphies courant sur les murs des édifices religieux à défaut d’iconographie » (ibid. : 38).

Dib développe également dans ce même essai une théorie sémiotique où il oppose le signe auditif, où le texte est entendu comme lecture, récitation, comme le Coran[3], au signe visuel, où le texte est d’abord lu, la disparition du premier signe au fil de la lecture s’opposant à la permanence du second reçu par l’ouïe. Dib a ce jugement définitif :

L’écoute agit en réalité comme le vrai vecteur du signe. La matrice sur laquelle s’inscrit celui-ci et se donne authentiquement à voir, c’est bien l’oreille qui, en tant qu’oeil du coeur, dispose de la mémoire véridique. L’ouïe, ou le sens clairvoyant grâce à quoi le signe fait sens.

Ibid. : 39

Ce mot « clairvoyant » se rencontre également dans Le Sommeil d’Ève, à même les notes du personnage principal, Faïna, qui écrit : « Le lit sur lequel j’ai compris, enfant, que Dieu est une odeur clairvoyante, m’est devenu un objet sacré, plus sacré qu’une icône » (2003a : 58). Ces deux occurrences permettent de construire le système d’opposition suivant :

Désert et signe dessinent une théorie sémiotique complexe, portée par une tradition, qui renvoie à une pensée où le signe est réunion non seulement d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu, mais aussi d’une surface d’inscription, d’un fond, sur lequel se détache une empreinte, une forme, une figure (Fontanille, 2004). Le désert est le fond, la surface d’inscription, l’étendue qui piège, absorbe et dissout toute intensité. Les signes, les empreintes, sont voués à disparaître dans l’étendue. Dans ce mouvement constant d’absorption, il n’y a de place ni pour le point, ni pour l’événement, ni pour le souvenir, ni pour la date. À cet effritement ne peut répondre, si l’on suit Dib, que le signe clairvoyant, qui résiste, parvient à faire événement, parce qu’il ne se dépose pas, mais suit nécessairement le corps.

L’autre référence présente dans L’ Arbre à dires, et qui trouvera à se manifester d’une manière ou d’une autre dans les récits algériens, est l’exil. Cet exil est bien sûr d’abord géographique, spatial, et implique alors nécessairement une disjonction, et plus encore une non-conjonction, source de dysfonctionnement axiologique. L’exil est aussi une impasse temporelle car l’exilé est toujours tourné soit vers le passé et la terre perdue, soit vers le futur et le retour espéré et en général impossible, ou toujours différé. L’exil est enfin psychologique et cognitif :

Pourtant il est bien vrai que débarquant dans une culture dont par définition je ne détiens pas la clé, je suis condamné à en voir l’esprit, sinon la lettre m’échapper. Là précisément est ce qui caractérise l’exil, qui en fait un cauchemar, le marque au sceau de toutes les amertumes ;

Dib, 1998 : 26

et tout autant sémiotique : sa « signification profonde gît dans cette fermeture du sens sur quoi, migrant, je bute » (ibid.). L’exil, sous toutes ses formes, pourra se traduire par de très nombreux investissements sémiotiques. Le rapport disjonction/conjonction trouvera bien entendu sa traduction au niveau narratif, mais aussi, peut-on imaginer, au niveau énonciatif, par la scission plus ou moins radicale entre les différents points de vue et les différentes prises en charge de la parole.

Enfin, la dernière référence pour une grille de lecture algérienne est la quête du père. Dib fait de cette quête l’un des grands principes explicatifs de la situation qu’a connue l’Algérie pendant les années noires et une préoccupation majeure, consciente ou inconsciente, des Algériens :

La quête du père nourrit aujourd’hui leur inquiétude et leur fantasme – ce père qu’ils n’ont pas eu à tuer, les diverses colonisations d’une Histoire proche et lointaine s’étant chargées de le faire et de réduire ainsi les fils à un orphelinage généralisé, ou à une forme de bâtardise par confiscation de l’image paternelle.

Ibid. : 73

À l’Indépendance, les fils se sont réveillés, mais n’ont pu que s’instituer eux-mêmes en pères et recouvrir les « pouvoirs reconnus à la paternité, y compris le pouvoir de disposer de la vie des siens ». Dib ajoute : « de représentation bénie qu’elle était, elle a viré à sa propre caricature et la voilà, parodie maléfique, qui n’est plus forte que de la barbarie des origines ». C’est ainsi que la référence paternelle

[…] tire irréversiblement des limbes la reproduction, l’icône du premier père : Abraham, celui qui, de toute son autorité et sa cruauté archaïque, a promis le sacrifice de son enfant.

Ibid. : 74

La figure d’Abraham est donc en position de destinateur, mais un destinateur problématique, difficile à identifier ou soumis lui-même à véridiction, à sanction, figure de l’excès et du doute.

Parfum tensif des oeuvres et des titres

Nous recherchons à présent une cohérence unissant les trois titres de la trilogie, qui s’enracine dans la sémiotique dibienne, principalement dans le signe de l’atlal, et dans sa mise en oeuvre spécifique au sein de chacun des textes. Les Terrasses d’Orsol, premier texte de la trilogie, oscille entre merveilleux gracquien et fantastique kafkaïen qui vont s’atténuant dans les deux autres romans. C’est pour Charles Bonn, grand spécialiste de Dib, un « récit d’un au-delà du sens, d’un au-delà de l’espace balisé d’avant l’ultime passage » (1988 : 216). Néanmoins, preuve de la continuité de l’homogénéité de l’oeuvre et du style de Dib, on peut noter que ce roman a été écrit, mais laissé inachevé et non publié, dans les années 1940, c’est-à-dire avant la trilogie algérienne.

Ce roman étonnant raconte l’histoire du héros narrateur Eid, professeur à l’université d’Orsol, qui mène une vie ordinaire auprès de sa famille jusqu’à ce qu’il soit désigné pour une improbable mission d’espionnage dans la ville de Jarbher. Encouragé par son médecin, le héros, supposé souffrir de « la maladie des maladies », accepte sa mission, laissant ainsi, à Orsol, sa femme Eïda et sa fille Elma.

À Jarbher, Eid adresse consciencieusement des rapports, concernant Orsol, à ses supérieurs sans jamais recevoir une quelconque réponse. Ce silence marque une rupture radicale avec le pays natal renforcée par la séparation du héros d’avec sa femme quelques jours après son installation dans cette ville. Dans le même temps, Eid se met à voir ce que personne d’autre que lui ne voit : dans la ville, des fosses immondes où semblent ramper de hideuses créatures. Cette vision des fosses devient obsession, renforcée par leur invisibilité apparente pour les autres habitants. La dernière partie rompt avec cet univers hanté : Eid est invité à un voyage sur une île, un au-delà délirant où il contracte une nouvelle obsession, l’amour d’Aelle. La fin du roman est une errance hallucinée dans la ville, sans Aelle.

L’indice de l’atlal dibien le plus évident dans ce texte foisonnant réside dans l’énigme des fosses aux créatures :

Les hideuses créatures ne se signalent pas davantage ni plus vite au coup d’oeil que je donne, dès mon arrivée, au refuge où elles sont, à n’en pas douter, devraient se trouver, mais terrées. Perplexe, je demeure un long moment à épier. Et puis elles commencent à sortir, les unes après les autres. Les unes après les autres, mais elles ne sortent pas – d’où que ce soit – elles ont tout le temps été là, elles ont simplement commencé à se mouvoir. Si l’on peut dire, car elles le font de si faible, si lente, si misérable façon que tout leur labeur serait susceptible de passer pour une hallucination.

Dib, 2002 : 49

Le lent travail d’émergence des formes, qui s’animent et se fondent de nouveau dans la roche, convoque en effet directement la semiosis dibienne, comme tentative de remontée en surface, de démarcation d’un signe, d’une forme, qui échoue ou n’est perceptible que par le personnage, et toujours sur le mode du doute. Il n’y a pas d’enveloppe, de surface d’inscription étendue ici, mais une profondeur, une faille. L’exil et le rôle du destinateur sont également à l’oeuvre : l’exil, très concrètement, l’est comme séparation géographique, mais aussi en tant qu’exil cognitif du personnage, confronté à la ville folle de Jarbher ; la fonction du destinateur l’est sous la forme d’un destinateur aveugle, dans tous les sens du terme : en position de destinateur-manipulateur, il impose sa loi au personnage, toujours en attente d’un courrier lui annonçant ce qu’il doit faire ; en position de judicateur cognitif, il refuse de voir ce que le sujet croit voir et donc ne devrait pas voir.

Le titre fait-il écho à ce curieux atlal, qui revient régulièrement dans le roman ? Considérons d’abord que l’unité d’analyse des titres, pertinente d’un point de vue sémantique, est à la fois le sémème, signifié du morphème, et la sémie, signifié de la lexie dans la terminologie de Rastier. L’un n’interdit bien évidemment pas l’autre, mais la seule prise en compte des sémies interdirait de saisir tous les effets de sens potentiellement portés par les titres, et leur juste résonance avec les fondements interprétatifs de l’ensemble de l’oeuvre. Il semble de plus que l’une des clés sémantiques des titres réside dans le fait que l’on doit non pas se limiter au signifiant écrit, mais étendre l’analyse à toutes les polysémies produites par le signifiant oral. Ainsi Or sera-t-il entendu comme signifiant du signifié /or/ aussi bien que du signifié /à l’extérieur de/.

La première isotopie, générique, est celle de l’/urbanisme/, dont le sème est commun à terrasse et à Orsol, pour autant que l’on considère Orsol, ainsi qu’y invite la structure syntaxico-sémantique, comme un nom de ville. Le roman l’atteste, cette isotopie constitue le fond sémantique de l’impression référentielle dominant l’ensemble du roman, bel et bien situé dans deux villes qui jouent un rôle absolument fondamental. Par dissimilation, on obtient l’opposition sémantique, structurante dans le roman, entre /haut/ versus /bas/ ou plus exactement entre /surface/ versus /profondeur/. Cette opposition est extraite, d’une part, à partir de l’opposition entre terrasse (/en haut/, /en surface/) et sol (/en bas/) par dissimilation et, d’autre part, au sein même de Orsol entre /Hors/ et /sol/. Se dégage également l’opposition entre /intérieur/ versus /extérieur/, ou encore entre /fermé/ versus /ouvert/. Le parcours menant à cette afférence peut se formuler comme suit : Orsol contient /or/ et /solaire/, comme l’éclat d’un extérieur ensoleillé ; associée aux terrasses, qui possèdent les deux sèmes /intérieur/ et /extérieur/ en tant que lieu de médiation, de transition entre l’extension et un point fixe ou un intérieur, se déploie très nettement l’opposition /intérieur/ versus /extérieur/. En outre, l’opposition entre /terrestre/ et /aérien/, /solaire/ se superpose à cette première division de l’espace. Enfin, la connaissance de l’oeuvre conduit à former, à partir du titre, les oppositions entre /mouvement ascendant/ versus /mouvement descendant/ et entre /inchoatif/ ou /duratif/ versus /terminatif/. En effet, le mouvement descendant impliqué par terrass-, compris comme /mettre à terre/, /anéantir/, est en tension avec le mouvement ascendant imprimé par Orsol, interprétable comme /émergence, sortie du sol/. Et alors que /terrassé/ mène à la fin, à l’immobilité mortifère, l’/émergence/ est, par définition, en train d’avoir lieu. Au total, on retient trois grands types d’opposition actualisés dans Les Terrasses d’Orsol : /haut/ versus /bas/ ; /intérieur/, /terrestre/ versus /extérieur/, /aérien/ ; /mouvement ascendant inchoatif/ versus /mouvement descendant terminatif/.

La tension entre les deux mouvements renvoie très directement à l’instable signe dibien : le mouvement ascendant, de constitution, est menacé, et plus encore dominé par le mouvement descendant, équivalant à l’anéantissement, à la dilution dans l’étendue terrestre. On retiendra également la tension aspectuelle, moins directement perceptible, entre duratif et inchoatif. L’ensemble laisse apercevoir le dispositif tensif responsable d’un éventuel parfum tensif exprimé par les titres et les textes. Mouvement duratif et mouvement terminatif ont destin lié, corrélé, puisque le développement de l’un se fait nécessairement aux dépens du développement de l’autre. Le mouvement inchoatif d’Orsol est à situer du côté de l’intensité, de l’éclat de l’air et de l’or, alors que les terrasses convoquent l’atonie minérale. Le titre ajoute une complexité que le texte confirmera. Les terrasses sont à la croisée de deux types de tensions : de la profondeur vers la surface et de la surface vers son extérieur, cette extériorité étant valorisée positivement. L’ouverture vers l’extérieur correspond d’ailleurs, dans le roman, aux seuls moments vécus euphoriquement par le personnage qui rencontre l’amour dans une improbable île au large de Jarbher.

Le mouvement amorcé se poursuit avec Le Sommeil d’Ève. Dans cet ouvrage, Dib met en scène Faïna, mariée avec Oleg, qui rencontre Solh, traducteur. S’ensuit une brève histoire d’amour entre Solh et Faïna, qui se déroule d’abord dans le pays nordique de Faïna, puis en France, pays de Solh. Les amants sont séparés lorsque Faïna repart dans son pays pour accoucher d’Alexis (Lex), l’enfant qu’elle a conçu avec son mari, Oleg. Dans ce pays froid, loin de Solh, elle va sombrer lentement dans la folie, jusqu’à son internement dans un hôpital psychiatrique. À sa sortie de l’hôpital, elle retourne en France, où elle retrouve Solh qui va tenter de la sortir du mutisme dans lequel elle s’est murée. Le roman comporte deux parties composées comme des notes sans datation. Dans la première partie, « Mon nom est Faïna », l’héroïne fait partager sa descente aux enfers, l’histoire de sa séparation en Finlande, la naissance de son fils et son internement. Dans la seconde partie, « Mon nom est Solh », le personnage masculin raconte le long travail auprès de Faïna, sa présence auprès d’elle, en France, jusqu’à la rémission, la sortie de la folie et le nouveau départ de Faïna en Finlande.

Tout d’abord, les sèmes présents dans le titre participent des isotopies génériques assurant la thématique principale : les sèmes /inconscience/ et /non actif/ inhérents à « sommeil » sont à l’unisson de la folie de Faïna et /la maternité/ de l’Ève renvoie explicitement à son rôle de mère. Mais on entend aussi une nouvelle fois l’atlal dibien dans les isotopies construites par les deux noms du titre. Le Sommeil d’Ève, c’est la mise en sommeil, la neutralisation de l’Ève, triplement inchoative : en tant que première femme, en tant que mère donnant naissance et en tant que source du désir. À cette inchoativité répond, par dissimilation, la durativité, certes temporaire, du sommeil en tant qu’état et sa terminativité, implicite, liée à la cessation d’activité. D’un côté, l’inchoativité, l’émergence, l’énergie de la création, de la vie et du désir ; de l’autre, une force antagoniste de négation, d’atonisation, de dilution de l’intensité dans l’étendue durative du sommeil. On aura reconnu, dans cette tension, le signe dibien où l’emporte toujours la dilution de l’étendue désertique sur l’énergie ponctuelle du signe émergent, de l’événement qui ne peut naître et durer. Le désert est du nord, les étendues neigeuses, mais le signe dibien demeure inchangé dans sa structure tensive qui met en tension tonicité et extension et fait l’emporter l’étendue. Ajoutons, pour ce qui concerne les deux autres fondements de la sémiotique dibienne, que l’exil est bien apparent : celui d’un sujet contraint de demeurer dans un état qui nie profondément sa nature première, ici la mise en sommeil, la neutralisation d’une Ève créatrice. L’exil s’incarne donc d’abord dans son versant psychologique.

Le rôle du destinateur, s’il n’est explicité dans le titre que par l’isotopie biblique reliant « Ève » et « Abraham », est en revanche très présent dans le roman lui-même. À titre d’indication, ce rôle est largement représenté par le loup, un loup protéiforme dont on livrera seulement les trois facettes les plus évidentes. En premier lieu, c’est le loup sensuel, du désir, omniprésent, à la fois le désir de « Solh le loup » et celui d’« Ève la louve », qui possède des « yeux phosphorescents, effectivement de louve » (2003a : 193). Le texte de Dib reprend d’ailleurs explicitement, dans le titre de chapitre intitulé « La fiancée du loup », le roman finlandais mettant en scène une jeune femme séduite et possédée par le loup, esprit sensuel de la forêt (Kallas, 1990). Et Faïna de même, presque tout aussi littéralement, devient une louve amoureuse : « alors qu’un matin c’est arrivé, j’ai hurlé comme une louve qui appelle un loup » (Dib, 2003a : 86). Intervient aussi le loup physique de la terreur et de la vengeance, à l’occasion d’un bref et très intense passage décrivant Solh en Algérie, pendant la guerre, devenu malgré lui un loup. Enfant, pendant ce que l’on suppose être la guerre d’Algérie, il a pris le maquis à la suite de la descente d’une patrouille française dans son village ; la patrouille, au bout de longues heures de terreur, laissera partir les enfants. Il va devenir le plus cruel des maquisards, décimer des familles de son propre pays, jusqu’à se faire exclure :

C’étaient de vrais hommes, de vrais soldats, aguerris, rien à dire. Mais à compter de ce moment, j’étais devenu leur bête noire. Une bête dont ils avaient à l’évidence peur, en plus.

Ibid. : 130

Apparaît enfin le loup psychique du rêve. De très longues descriptions de rêves, visitant aussi bien les nuits de Solh que celles de Faïna, convoquent en effet un autre intertexte incontournable : la psychanalyse freudienne et le célèbre récit de cure de l’homme aux loups, dont la culpabilité par rapport au père est l’élément central. Les scènes de rêves, avec leur figurativité débridée, sont par ailleurs tout à fait propices à l’expression du signe dibien. Ainsi, pour exemple, ce rêve de Sohl :

Bien que fugace, un passage cohérent en émerge. Je nous voyais courir, Faïna et moi, tout nus, puis nous engouffrer dans un hangar, un vaste hall sans caractère ni destination bien définis. Nous y avions trouvé refuge pour notre nudité, encore qu’elle ne nous gênât pas beaucoup, nous la considérions comme une chose plutôt naturelle, et même réjouissante. Mais elle pouvait en gêner d’autres. Et là l’idée m’était venue de revêtir Faïna de mon corps comme d’une cape et de la prier d’aller à son tour me chercher de quoi me couvrir.

Ibid. : 119

Se font entendre sans doute le désir et la culpabilité, ainsi que l’incarnation dans la peau du loup grâce à l’image de ce « corps comme une cape », mais aussi un pur atlal dibien que l’on retrouve plusieurs fois dans le roman. Le corps de Sohl, devenu cape, non seulement cache mais, plus profondément et plus en accord avec le parfum tensif de ce roman, enveloppe et fait disparaître. L’éclat et l’intensité impossibles de la nudité sont niés, aplanis par l’étendue enveloppante du corps de Solh. On retrouve ce motif de l’enveloppe qui cache, traité de manière plus complexe, dans un passage très significatif :

C’était là-bas, dans son pays, un jour d’hiver. La neige avait effacé la campagne autour de sa maison. Nous sommes tout de même sortis, elle et moi, nous y perdre. D’autres que nous parcouraient, noirs funambules, soit à pied, soit à skis, la blancheur égale, étale. À un moment donné, l’un de ces spectres nous a croisés. Le manque d’expression que je lui ai trouvé était saisissant et m’a inspiré ce commentaire :
« Il porte comme masque la seule figure en sa possession. C’est curieux. Qu’est-ce qui peut bien se cacher derrière ? »
Et j’ai demandé à Faïna, là-dessus :
« Fais-moi voir ton visage. »
Elle, au lieu de se tourner vers moi, ignorant ma question, vivement elle a plongé sa figure dans cette neige où se prenaient nos bottes. Elle m’a ensuite montré l’empreinte qu’elle y avait laissée puis, tout en souriant – je ne voyais pas son sourire, il était dans la voix – mais toujours sans me regarder, elle a dit :
« Mon visage. Le voilà. »
Ce masque de neige, aux yeux clos et à l’air béant, elle le porte aujourd’hui, à Méricourt, à même la peau. C’est la même peau de neige granulée, infestée du même vide sous la face cachée du masque. Elle l’avait préparé là-bas, comme on prépare un mauvais coup. Mais contre elle-même. Un mauvais coup qu’elle aurait préparé contre elle-même.

2003a : 140

Le mécanisme tensif exploité par Dib déploie ici trois fois sa syntaxe particulière. Premier temps, le paysage vide, blanc, parcouru par des funambules, contamine le visage, efface les marques d’expression du visage et devient un masque. Deuxième temps, deuxième mouvement, descendant cette fois, le visage s’inscrit littéralement dans l’étendue neigeuse. Ultime manifestation de l’atlal, l’empreinte laissée dans la neige, dans son pays, Faïna la porte aujourd’hui à Méricourt : « C’est la même peau de neige granulée, infestée du même vide sous la face cachée du masque ».

Neiges de marbre achève le mouvement de la trilogie nordique. Dans ce texte, Mohammed Dib met en scène une nouvelle fois un homme du sud, traducteur, et une femme du froid qui s’aiment puis se séparent. Entre ces deux personnages, il y a Lyyl, leur fille, que le père narrateur va perdre peu à peu, linguistiquement et culturellement, au début de l’oeuvre, lorsqu’il réside encore dans le pays de sa femme, puis enfin, géographiquement, dans la dernière partie du roman, après que le narrateur est rentré dans son pays. Dans cette dernière oeuvre, la thématique de la relation est interrogée frontalement et le père est mis en position de ne pouvoir exprimer et vivre sa paternité. On trouve donc ici, de manière très explicite, une nouvelle occurrence de l’exil vécu par le père, avec la séparation géographique et affective. De nouveau, on assiste à la dilution de l’événement dans une étendue délétère. L’événement qui tente de prendre corps, qui se déploie puis est perdu, est constitué par la présence de la fille pour le père et l’intimité des échanges entre eux. L’intensité passe par les paroles inventées, échangées entre le père et sa fille contre l’étendue, la neige, la distance géographique et culturelle. À la fin du livre, le narrateur, dans un pays situé loin de sa fille du nord, notera :

Le facteur apporte chaque jour des lettres, sauf celle qu’on espère. La neige elle-même donne l’impression de n’être pas loin, elle n’a jamais quitté tout à fait l’air, toujours présente, comme certaines qu’on croit avoir oubliées pendant qu’on pense à autre chose. Subtil, erre ce parfum de neige. Un jour, le temps tournera la tête et montrera sa face blanche : face de neige à l’inaltérable blancheur, face de l’absolu. Toute la neige, toute l’étendue.

2003b : 220-221

Les premières neiges de la couverture évoquent cette fois directement les neiges du pays de Lyyl. Mais la qualification marmoréenne vient immédiatement troubler la première interprétation climatologique et géographique. La formule « Neiges de marbre » est en effet tout aussi productive que le « sommeil d’Ève » ou les « terrasses d’Orsol », et tout aussi inscrite dans la logique dibienne. Le choc sémantique entre les deux termes semble pourtant d’une autre nature, moins violente – la neige et le marbre oeuvrant en quelque sorte dans le même sens, alors que la surface luttait contre les profondeurs dans Les Terrasses d’Orsol et l’inchoativité affrontait la terminativité dans Le Sommeil d’Ève. Il y a pourtant, de la neige au marbre, un ensemble de différences qui crée un effet de sens extrêmement cohérent et institue le marbre en superlatif de la neige.

Commençons par l’isotopie, spécifique, qui démarque le fonctionnement de ce titre des deux premiers et permet de faire aboutir le mouvement d’ensemble de la trilogie : neige et marbre recouvrent, enveloppent, immobilisent, étreignent. Les deux sémèmes ont en commun la fonction d’étendue, d’enveloppe, exténuant toute forme d’intensité et de vie, que l’on sait à présent caractéristique de l’esthétique de l’auteur. Il n’y a même plus, en ce cas, au terme du parcours de la trilogie, de mention de ce qui pourrait faire signe. L’histoire entre le père et la fille a eu lieu et elle n’est racontée que d’un point de vue terminatif. On peut ajouter, pour ce qui concerne les points de comparaison, que, à partir de cette première isotopie de l’/enveloppe/, se propage un sème, du marbre (devenu dalle mortuaire) à la neige, extrêmement dysphorique : de la /mort/ du marbre à la /non-vie/ de la neige. Enfin, pour les isotopies spécifiques, la /blancheur/, inhérente à « neige », colore identiquement le /marbre/. Mais les deux termes ne jouent pas que de conserve. Ils entretiennent en plus un réseau de nettes différences. D’un point de vue aspectuel, ils s’opposent par leur durée : si les deux sont enveloppes, l’une demeure relativement temporaire, puisque la neige peut fondre, alors que l’autre a pour vocation naturelle de recouvrir pour « l’éternité ». Dans le registre du tempo, bien présent dans les deux sémèmes, la neige est lenteur, dans sa chute ou sa fonte (à l’exception des avalanches !) et le marbre, arrêt définitif, immobilité. Par ailleurs, à la douceur des neiges s’oppose radicalement la dureté minérale. Si les deux termes produisent un mouvement comparable de recouvrement et de négation, le second terme fonctionne comme amplification du mouvement amorcé par le premier ; il le redouble, le parachève pour aboutir à une immobilité absolue. Nous avons avancé, de manière trop radicale, que le signe semblait s’absenter du titre dans ce dernier roman. L’atlal est en fait rendu présent plus subtilement que par sa simple négation : il existe comme différentiel entre deux négations, la seconde (le marbre) étant plus forte que la première (la neige), pour respecter la logique et le devenir de l’atlal.

Logique titrologique de la trilogie nordique

À partir de ce dernier titre, il est à présent possible de déployer la logique tensive des titres de la trilogie à la lumière des oeuvres et de la grille de lecture dibienne. Signe et désert ont d’emblée été associés aux composantes fondamentales des schématisations tensives élaborées par Jacques Fontanille et Claude Zilberberg[4]. L’intensité a pris la mesure de la force mise en oeuvre dans l’émergence du signe et s’est manifestée sémantiquement dans l’inchoativité, la naissance, l’extraction ou l’intimité des échanges, alors que l’étendue est apparue comme surface, mouvement descendant, temps de la folie, distance géographique, distance culturelle, étendue neigeuse, puis tombeau de marbre. Le dernier titre a par ailleurs bien montré la nature essentiellement différentielle du signe dibien, qui invite à faire figurer nos deux valencestensives sur une même courbe de corrélation inverse, orientée vers la décadence, comme semble l’indiquer la logique de la trilogie.

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Au fil de la trilogie nordique, les titres dessinent une courbe résolument orientée vers la défaite du signe et son absorption définitive par toutes sortes d’étendues. Les Terrasses d’Orsol (1) enregistre la lutte entre deux mouvements antagonistes, l’un ascendant l’autre descendant, le second se définissant déjà en partie non pas comme simple mouvement orienté mais comme négation du premier. Avec le deuxième titre, Le Sommeil d’Ève (2), il n’y a plus deux mouvements symétriques opposés mais déjà l’extension durative, horizontale du sommeil qui nie la triple inchoativité d’Ève. Enfin, Neiges de marbre (3) semble résoudre le mouvement dans une confrontation entre deux étendues dotées d’un plus ou moins fort pouvoir de recouvrement. Ce sont trois rapports différents entre signe et désert, trois variations sur l’étendue à entendre dans les oeuvres et les titres de la trilogie nordique de Mohammed Dib comme un identique parfum tensif.

Au chapitre titrologique, il faut noter tout d’abord, sans surprise, que les trois titres de la trilogie fonctionnent de manière homogène. Sans présumer des complémentarités ou de l’hétérogénéité éventuelle exploitables par les titres d’une trilogie, on peut penser que, dans toute trilogie, à l’instar des trois volumes de l’oeuvre nordique de Mohammed Dib, se dessine une isotopie interprétative plus ou moins facile à entendre et à expliciter. Point clé de notre propos, cette présomption d’isotopie interprétative dans les titres se traduit logiquement par la nécessité de les aborder en suivant une logique herméneutique allant de l’oeuvre aux titres et des titres aux titres lorsqu’il s’agit d’une oeuvre en plusieurs volets. Reste envisageable, bien entendu, de faire le calcul des possibles rapports, logiques et sémantiques, entre titre et texte de l’oeuvre, mais sans que ce calcul ne nous dise rien des unités sémantiques pertinentes pour construire le sens des titres. Enfin, le couple conceptuel vedette de la sémiotique tensive, énigmatique quand il semble flotter dans un hors-texte phénoménologique sans corrélat sémantique identifiable, montre ici que, précisément, sa généralité peut lui permettre de se mettre au service des parcours herméneutiques les plus spécifiques : en traduisant l’atlal dibien dans une forme à la fois reproductible et déformable, susceptible de raconter, dans les titres, et une histoire et un motif obsédant.